Evelyne
BOURION
CNRS / Université Paris 10
SOMMAIRE
1. Recherches à l'aide du logiciel
Hyperbase
2. Recherches dans la base "Balzac"sur
l'Internet
3. Recherches à l'aide des programmes
du Système d'Aide à l'Analyse Sémantique
(SAAS)
Les corpus électroniques et les outils
élaborés pour leur analyse renouvellent la lecture
et l'interprétation des textes. Ils permettent de pratiquer
une lecture non-linéaire, de rassembler des contextes
particuliers pour vérifier des hypothèses, observer
des régularités ou des distorsions. D'autre part,
l'usage de tests statistiques, répandus dans le domaine
de la "statistique lexicale", offre des éléments
pour caractériser un texte, par contraste avec un corpus
constitué selon des critères de langue, genre textuel
et époque, auquel les règles de la "bonne philologie"
autorisent à le comparer. Les différents outils
utilisés ici apportent des éléments sur le
"lexique" de l'oeuvre (Le Père Goriot et La
Comédie Humaine ), la morphologie, et pour la lecture
méthodique : ces éclairages se complètent
et stimulent l'interprétation.
1.
Recherches à l'aide d'Hyperbase
Un mot et ses contextes : apport des concordances
Par segmentation automatique, la machine réunit tous les segments de texte où une forme demandée est présente, sur une ligne (comprenant un nombre de signes fixé à l'avance) et affiche les résultats en mettant en évidence la forme recherchée au milieu de chaque ligne.
On peut donc lire sous forme de concordances tous les exemples du syntagme "l'étudiant" relevés dans la base Balzac du logiciel : on y trouve 113 exemples :
Forme(s) recherchée(s): l'étudiant :
PC 161f| , disait Pauline, est bien mieux que
l'étudiant du numéro sept ! Ses cheveux
blonds |
Qu'apprenons-nous de cette lecture ?
On constate :
a)
- que
"l'étudiant" dans les textes
de ce corpus peut être un groupe nominal ou verbal. Certains
corpus dits "enrichis" ou "étiquetés" comportent
les mentions de catégories grammaticales pour chaque signe
linguistique mais ce n'est pas le cas de ce corpus : on ne peut
donc appliquer une "contrainte de sélection automatique"
pour exclure l'un des types.
la vérification des contextes montre que l'étudiant
est presque toujours un groupe nominal, sauf dans un exemple
de La Rabouilleuse : "en
l'étudiant à toute heure".
b)
- que cette séquencese rencontre principalement dans
Le Père Goriot : sur 113 exemples, 6 seulement
sont attestés dans d'autres œuvres (La Peau de Chagrin,
Les Illusions perdues, Ursule Mirouët, L'Envers de l'Histoire
contemporaine, La Rabouilleuse, Le Cabinet des Antiques ).
c)
- à la lecture des contextes, on comprend également
que cette anaphore désigne de façon massive le
personnage "Eugène de Rastignac" : d'autres éléments
intéressants sur Le Père Goriot et La
Comédie Humaine peuvent être trouvés
dans la comparaison de différents résultats statistiques de
la base Balzac, en ligne sur l'Internet (v. ci-dessous) .
2. Recherches dans la base "Balzac" [3]
Sur l'Internet, aller à l'adresse suivante : http://lolita.unice.fr/~brunet/BALZAC/Balzac.htm
A. Comparaison de concordances : "étudiant" et "l'étudiant" (ci-dessus )
Aller à la lettre "E" et choisissez le vocable "étudiant" :
Une différence de fonctionnalités fait que, dans la base en ligne, on peut afficher les concordances de la forme "étudiant" mais pas du syntagme "l'étudiant" (comme c'est le cas dans certaines versions d'Hyperbase) : la comparaison des contextes sélectionnés dans les deux cas est cependant instructive.
Qu'observe-t-on par rapport aux résultats obtenus avec la séquence " l'étudiant" ?
La demande de concordances de "étudiant" entraîne du bruit parce que la machine sélectionne d'autres exemples où il s'agit du participe présent du verbe "étudier" , en particulier dans l'expression "en étudiant" : mais on observera qu'elle n'est pas employée dans Le Père Goriot, où il s'agit toujours du substantif.
D'autre part, la machine sélectionne des exemples où étudiant est précédé d'un déterminant (un, quel, ce), d'un groupe nominal (un pauvre diable d'étudiant ), ou d'un adjectif : on peut vérifier si l'ensemble des exemples du Père Goriot concerne bien le personnage de Rastignac.
C'est le cas, sauf dans le premier exemple où le sens est générique (" l'étudiant en général, la classe des étudiants") et dans le syntagme l'étudiant en médecine (qui n'est attesté que sept fois) et qui désigne Bianchon (Bianchon n'est désigné qu'une seule fois par l'étudiant, par le narrateur, mais dans un contexte où l'ambiguïté n'est pas possible : "je reviendrai, Bianchon, dit-il (le médecin) à l'étudiant" , dans une scène où Bianchon et le médecin sont au chevet du père Goriot mourant).
Concernant le personnage de Rastignac, des adjectifs comme
pauvre, courageux, naïf, malicieux, malencontreux,
fournissent des éléments sémantiques
pour l'analyse de ce personnage et d'autres personnages aussi
:
* dans quels sens est employé pauvre ?
* est-ce par le narrateur ou d'autres personnages (foyer
énonciatif) ?
* qui le considère comme malencontreux, et
pourquoi ?
D'autres éléments d'interprétation
peuvent être trouvés dans des énoncés
comme : "il est fou, pensa
l'étudiant", "cette promenade fut fatale
à
l'étudiant", "cette opulence étourdissait
l'étudiant
", "
l'étudiant ne soutint pas ce spectacle".
En les replaçant dans le contexte dont ils sont issus,
on peut les étudier sous l'angle du "caractère"
du personnage et de ses rôles, de ses interactions avec
d'autres personnages du roman. De même, on peut par exemple
rapprocher de l'attribut naïf les énoncés
suivants : "je n'en savais rien, madame. Aussi me suis-je
étourdiment ...", "une galanterie moqueuse dont
l'étudiant
fut la dupe", "
l'étudiant commençait à comprendre
qu'il ... ", et de l'adjectif pauvre "
l'étudiant sans argent", "un pauvre diable d'étudiant".
B. Régularités dans une œuvre : utilisation des graphiques
- 1) Dans Listes de graphiques, demander les graphiques de "Eugène" et "Rastignac", puisqu'on sait que dans le Le Père Goriot , le même personnage est évoqué par ces trois désignations. Le graphique "Rastignac" permet de voir dans quels textes de La Comédie Humaine , on retrouve ce personnage.
La comparaison de ces graphiqueset de celui de l'étudiant (ci-dessus) montre que si le narrateur emploie aussi bien Eugène que l'étudiant ou Rastignac pour désigner ce personnage dans Le Père Goriot, Rastignac est la seule désignation sélectionnée par le test comme mot spécifique, caractéristique, pour les autres romans de La Comédie Humaine où il est mis en scène (voir ci-dessous).
Il parait conforme à la "réalité représentée" que le narrateur ne le désigne plus par le syntagme l'étudiant puisque c'est seulement dans Le Père Goriot qu'on le représente arrivant de sa Charente natale pour faire des études de droit à Paris, mais on aurait pu penser que le narrateur emploierait aussi Eugène , or ce n'est pas le cas.
Pour La Peau de Chagrin, Rastignac, seul, est sélectionné par le test statistique et l'on sait que ce roman a été écrit antérieurement au Père Goriot ; mais selon l'axe du temps représenté il se place après "l'entrée dans le monde", qui se déroule dans le chapitre II du Père Goriot , et Rastignac y est déjà décrit comme un dandy du tout-Paris, dans le rôle de l'ambitieux qui est le sien dans La Comédie Humaine.
C'est doncla notion de type chez Balzac qui explique ces différences et on sait que c'est en écrivant Le Père Goriot que Balzac a mis au point sa technique des "personnages reparaissant" ; de plus, il a alors renommé "Eugène de Rastignac" le personnage de La Peau de Chagrin, qu'il avait d'abord nommé "Eugène de Massiac".
On peut comparer l'importance relative de ce personnage pour
la thématique et les schémas narratifs dans les
tableaux des "spécificités" des différents
textes où Rastignac est un mot sélectionné
par le test statistique :
son score le plus important se trouve dans Le Père
Goriot (51), suivi de La Maison Nucingen (score
29), et de L'Interdiction (10), les scores dans les
autres textes étant plus faibles : 4 dans Le Cabinet
des Antiques, 7 pour Splendeurs et Misères des
Courtisanes, 7 dans Une Fille d'Eve, et 6 pour
Le Député d'Arcis.
Aller à Résultats statistiques et là, à "vocabulaire spécifique" de Balzac [5]
Cliquer sur le titre Le Père Goriot
Les résultats sont présentés, selon deux modes, côte à côte :
LE PERE GORIOT
|
|
NOMS PROPRES
|
LISTE ALPHABETIQUE(noms propres + voc.commun) Text.Corp.Écart |
418
434
99 Eugène
|
91624273
10 !
|
VOCABULAIRE COMMUN |
|
On constate que les noms qui désignent les personnages
principaux sont sélectionnés en tête, par
le test statistique, comme étant "spécifiques",
caractéristiques de ce texte :
- noms propres : Eugène et Goriot,
les deux principaux sont en premières positions
- noms communs, étudiant, pensionnaires, père,
vicomtesse , etc.
Les listes alphabétiques permettent de vérifier, parmi les différentes formes possibles d'un mot (selon que le mot est adjectif, substantif, verbe : masculin, féminin, pluriel, singulier, formes verbales), quelles formes sont sélectionnées par le test statistique.
Exemple: le mot "gendre"est sélectionné pour la forme du pluriel, car le père Goriot a deux filles mariées et donc deux gendres, mais "père"et " papa" figurent au singulier seulement.
VOCABULAIRE COMMUN |
On peut vérifier aussi, si tel mot qui pourrait être " synonyme " de tel mot étudié est employé dans le texte et sélectionné par le test statistique.
3. Recherches à l'aide des programmes du Système d'Aide à l'Analyse Sémantique (SAAS) [6]
Lecture méthodique et thématique
Les résultats donnés sur le site "recherche hypertextuelle dans La Comédie Humaine" ont été obtenus en contrastant l'œuvre de Balzac sur le corpus Frantext, un ensemble de textes de différents genres.Des résultats plus précis sont obtenus par les programmes du Système d'Aide à l'Analyse Sémantique (SAAS) : ils contrastent le Père Goriot sur le corpus des textes de même genre, le roman, de 1830 à 1970, corpus extrait de Frantext.
Le test permettant de comparer le vocabulaire d'une œuvre à un corpus de référence, de même genre, en signalant les mots "saillants", renouvelle la recherche sur la thématique des textes. On a choisi d'appliquer le test statistique à différentes parties de texte, le chapitre et le texte entier et ces deux types de sélection donnent des résultats complémentaires.
Les mots sélectionnés en tête par le test statistique sont présentés dans le tableau ci-dessous (où les chiffres correspondent aux scores obtenus).
Chapitre I |
Chapitre II |
Chapitre III |
Chapitre IV |
Tout |
120 vermicellier |
70 kt |
60 pensionnaires |
62 jussienne |
98 étudiant |
94 vicomtesse |
66 étudiant |
47 broum |
44 souscrite |
89 vicomtesse |
66 étudiant |
44 vicomtesse |
39 cagnotte |
41 gendre |
82 vermicellier |
56 froitorama |
29 épouserez |
31 étudiant |
38 séreuse |
64 pensionnaires |
49 pensionnaires |
27 vous |
29 forçat |
35 père |
38 gendres |
45 telet |
24 réussirez |
23 mouchards |
34 soigneraient |
38 père |
45 crottent |
23 mandarin |
21 dit |
34 sinapisme |
36 jussienne |
37 comtesse |
16 gendres |
19 tronche |
33 moxas |
31 froitorama |
34 ro |
15 francs |
18 reculez |
29 lamée |
30 comtesse |
30 pension |
15 mille |
17 vous |
28 étudiant |
30 dit |
28 morganatique |
15 flairé |
17 vermicellier |
24 elles |
28 vous |
28 cor |
14 prévoyante |
17 causeuse |
24 courrons |
25 pension |
24 muséum |
13 rapportez |
16 bagne |
23 vicomtesse |
25 telet |
24 vendraient |
13 chagrins |
16 police |
22 veillât |
25 drûment |
24 gendarmer |
13 écus |
16 excellence |
22 raisonnaient |
25 crottent |
24 empressant |
13 soeurs |
15 veuve |
22 filles |
25 muséum |
22 bouffons |
12 baronne |
15 respectez |
21 bonhomme |
23 bonhomme |
21 pensionnaire |
12 patriarcale |
15 père |
20 bal |
21 broum |
21 escompteur |
12 singeries |
15 muséum |
20 comtesse |
20 souscrite |
20 vermeil |
11 remontons |
14 dînons |
19 liard |
20 filles |
20 notifier |
11 sentirez |
14 - |
17 récompensera |
20 vendraient |
20 galantin |
11 fallût |
14 casé |
17 grabat |
20 bal |
Score statistique des premiers mots sélectionnés dans Le Père Goriot contrasté sur un corpus Roman XIX-XXès.
Les mots qui désignent les personnages principaux sont sélectionnés par le test [7], au niveau d'un ou plusieurs chapitres et/ou de l'ensemble du texte, comme vermicellier, étudiant, père, vicomtesse, comtesse, pensionnaire(s), baronne, filles, soeurs, gendre(s), bonhomme.
Les titres des chapitres qui annoncent leur thématique principale, "Une pension bourgeoise", "L'entrée dans le monde", "Trompe-la-mort", "La mort du père" peuvent être mis en relation avec ces sélections : par exemple des mots comme forçat, mouchard, tronche, bagne, police sont liés au personnage de Vautrin et ne sont sélectionnés que pour le chapitre III. Au chapitre I des jeux de mots parmi les pensionnaires de la pension Vauquer donnent lieu à la saillance de froitorama , quant à telet et ro , formes tronquées pour roitelet et caro (mot italien), ils obtiennent ce score parce qu'ils ne figurent dans aucun autre texte du corpus de référence.
Les différents résultats montrent que pour contraster une oeuvre singulière, il est important de pouvoir appliquer le test à différentes zones de localité, ensemble de l'œuvre et chapitre.
D'autre part, si le corpus de référence est
constitué de textes de même genre textuel, les résultats
sont plus fins, ce qui met en évidence l'importance du
genre textuel : mais quand on contraste un texte sur un corpus
hétérogène, les résultats sont "lissés".
Le respect des textes, qui sont des systèmes pluri-sémiotiques
engendrés dans des pratiques sociales spécifiques,
impose de constituer le corpus auquel on peut les comparer (philologie
électronique). Il faut donc souhaiter une plus vaste
disponibilité de textes en version électronique
fiable, qui permettra de constituer des corpus selon les buts
de la recherche, afin de comparer ce qui est comparable.
Conclusion
De nouveaux types de recherches sur les textes sont d'ores et déjà permis par les nouvelles technologies, même s'il reste beaucoup à faire pour disposer de réelles "stations de travail". Quand on lit les textes en "fragments éclatés", organisés autour des désignations d'un personnage particulier (par exemple) ou pour une autre raison sémantique, on peut trouver des "suppléments de sens" dans les données quantitatives fournies par les traitements informatiques et statistiques. Cette lecture non-linéaire questionne et enrichit l'interprétation des systèmes pluri-sémiotiques complexes que sont les textes.NOTES
[1] Sur ce logiciel voir la notice d' Etienne
Brunet :
Hyperbase.
AVERTISSEMENT
: Ne vous désespérez pas si le lien n'est pas opératoire : ce serveur est souvent
défaillant.
[2] Score statistique, test statistique : Le test statistique de l'écart réduit permet d'avoir des faits chiffrés, des données quantitatives pour caractériser un texte (exemple :Le Père Goriot ) par rapport à l'ensemble dont il fait partie (un sous-corpus de Frantext) ; une formule mathématique calcule, à partir des chiffres du nombre total de mots figurant dans le corpus Frantext (le corpus de référence), du nombre total de mots du texte à contraster (le corpus de travail : Le Père Goriot), quels sont les mots qui sont sur-représentés dans Le Père Goriot (par rapport à la probabilité de se trouver dans ce texte) . A chacun des mots sélectionnés par le test est affecté un chiffre, son score : à partir du score 3, on considère que le mot est sur-représenté, et spécifique à ce texte, pour des raisons de "sens" qu'il faut interpréter.
Test de l'écart réduit : de formule
où p est le rapport du nombre d'occurrences du corpus de travail, au nombre d'occurrences du corpus de référence. L'écart réduit permet d'apprécier la déviation d'une fréquence observée (Fobs.) par rapport à la fréquence théorique (Fthéor.) (Fthéor *p) qu'elle devrait avoir si l'on fait l'hypothèse que les mots se répartissent au hasard dans un texte (plus le score d'écart réduit est élevé, moins la présence s'explique par le hasard).
Principe de la sélection par le test statistique :
[3] La base Balzac, constituée par Etienne Brunet, est une base de données expérimentale qui donne accès provisoire et gratuit à la quasi totalité de la Comédie Humaine .
[4] Bruit: Dans le traitement automatique des documents, des textes, on nomme "bruit" les réponses non pertinentes fournies par la machine. La machine ne reconnait que des "suites de lettres" (ce sont des "caractères" comme dans caractères typographiques, mais au sens informatique, un caractère est une combinaison de chiffres binaires, cf. le code Ascii) ou un signe isolé (!), une lettre isolée (o), précédés et suivis d'un "blanc", ou espace : si on veut pouvoir lui demander "étudiant" en tant que substantif, il faut avoir au préalable mis, sur tous les mots du corpus, des étiquettes, des annotations, où sont précisées les catégories grammaticales (on parle alors de corpus étiqueté, ou enrichi). [5] Dans la fonction "spécificités"
de la Base Balzac sont donnés les résultats du
test statistique de l'écart réduit, qui contraste :
- soit l'ensemble des "mots" de la base Balzac sur le corpus
de référence des textes des XIXè et XXè
siècles de Frantext, la base textuelle
de l'Institut National de La Langue Française : ce sont
les "mots spécifiques" à Balzac, à La
Comédie Humaine (à interpréter en contexte)
- soit les mots de chaque texte de La Comédie
Humaine sur l'ensemble de cette œuvre ("mots spécifiques"
à tel texte)
Les deux sortes de tri apportent des résultats
complémentaires dans l'interprétation des structures
textuelles (pour des résultats de tri statistique effectué
sur le corpus Roman 1830-1970 de Frantext, voir
dans la partie 3
Lecture Méthodique et Thématique
).
[6] Ces programmes ont été mis au point à l'Institut National de la Langue Française par l'auteure et l'informaticien J. Maucourt pour l'étude du corpus Roman XIXè-XXès. de Frantext. Ils ne figurent pas dans l'actuel moteur de recherche de cette base textuelle.
[7] Remarque : Les programmes du SAAS éliminent avant le test statistique les noms propres et les mots de fréquence 1 : c'est pourquoi on ne trouve pas dans ce tableau Eugène ou Rastignac, ni froidorama qui n'est attesté qu'une seule fois.
[8] Froitorama
:
"Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent
les uns après les autres, en se souhaitant mutuellement
le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines
classes parisiennes, un esprit drôlatique dans lequel
la bêtise entre comme élément principal,
et dont le mérite consiste particulièrement dans
le geste ou la prononciation. Cette espèce d'argot varie
continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n'a jamais
un mois d'existence. Un evènement politique, un procès
en cour d'assises, une chanson des rues, les farces d'un acteur,
tout sert à entretenir ce jeu d'esprit qui consiste surtout
à prendre les idées et les mots comme des volants
et à se les renvoyer sur des raquettes. La récente
invention du Diorama, qui portait l'illusion de l'optique à un
plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené
dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler
en rama,
espèce de charge qu'un jeune peintre, habitué de la
pension Vauquer, y avait inoculée.
- Eh bien ! monsieurre
Poiret, dit l'employé au Muséum,
comment va cette petite santérama
? Puis, sans attendre sa réponse :
Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Couture
et à Victorine.
- Allons-nous dinaire
? s'écria Horace Bianchon, un étudiant
en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac est
descendue usque ad talones
.
- Il fait un fameux
froitorama , dit Vautrin. Dérangez-vous
donc, père Goriot ! Que diable ! votre pied prend
toute la gueule du poêle.
- Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi
dites-vous froitorama
? il y a une faute, c'est
froidorama.
- Non, dit l'employé au Muséum, c'est
froitorama, par
la règle : j'ai froit aux pieds."
[9] Telet :
- "Dites-nous votre aventure, demanda Mme Vauquer.
- Hier j'étais au bal chez madame la vicomtesse de
Beauséant, une cousine à moi, qui possède
une maison magnifique, des appartements habillés de soie,
enfin qui nous a donné une fête superbe, où
je me suis amusé comme un roi...
- Telet
, dit Vautrin en interrompant net.
- Monsieur, reprit vivement Eugène, que voulez-vous
dire ?
- Je dis telet
, parce que les roitelets s'amusent beaucoup
plus que les rois.
- C'est vrai : j'aimerais mieux être ce petit oiseau
sans souci que roi, parce que... fit Poiret l'
idémiste.
- Enfin, reprit l'étudiant en lui coupant la parole,
je danse avec une des plus belles femmes du bal, une comtesse
ravissante, la plus délicieuse créature que j'aie
jamais vue. Elle était coiffée avec des fleurs
de pêcher, elle avait au côté le plus beau
bouquet de fleurs, des fleurs naturelles qui embaumaient ; mais,
bah ! il faudrait que vous l'eussiez vue, il est impossible de
peindre une femme animée par la danse. Eh bien ! ce matin
j'ai rencontré cette divine comtesse, sur les neuf heures,
à pied, rue des Grès. Oh ! le cœur m'a battu, je
me figurais...
- Qu'elle venait ici, dit Vautrin en jetant un regard profond
à l'étudiant. Elle allait sans doute chez le
papa Gobseck, un usurier. Si jamais vous fouillez des cœurs
de femmes à Paris, vous y trouverez l'usurier avant l'amant.
Votre comtesse se nomme Anastasie de Restaud, et demeure rue
du Helder. A ce nom, l'étudiant regarda fixement Vautrin.
Le père Goriot leva brusquement la tête, il jeta
sur les deux interlocuteurs un regard lumineux et plein d'inquiétude
qui surprit les pensionnaires.
- Christophe arrivera trop tard, elle y sera donc allée,
s'écria douloureusement Goriot."
[10] Ro :
- "Dites donc, lui cria le comte quand elle rentra, ma chère,
la terre où demeure la famille de monsieur n'est pas
loin de Verteuil, sur la Charente. Le grand-oncle de monsieur
et mon grand-père se connaissaient.
- Enchantée d'être en pays de connaissance,
dit la comtesse distraite.
- Plus que vous ne le croyez, dit à voix basse Eugène.
- Comment ? dit-elle vivement.
- Mais, reprit l'étudiant, je viens de voir sortir
de chez vous un monsieur avec lequel je suis porte à
porte dans la même pension, le père Goriot.
A ce nom enjolivé du mot
père, le comte, qui tisonnait,
jeta les pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent brûlé
les mains, et se leva.
- Monsieur, vous auriez pu dire monsieur Goriot !
s'écria-t-il.
La comtesse pâlit d'abord en voyant l'impatience de
son mari, puis elle rougit, et fut évidemment embarrassée
; elle répondit d'une voix qu'elle voulut rendre naturelle,
et d'un air faussement dégagé : Il est impossible
de connaître quelqu'un que nous aimions mieux ... Elle
s'interrompit, regarda son piano, comme s'il se réveillait
en elle quelque fantaisie, et dit : - Aimez-vous la musique, monsieur
?
- Beaucoup, répondit Eugène devenu rouge et
bêtifié par l'idée confuse qu'il eut d'avoir
commis quelque lourde sottise.
- Chantez-vous ? s'écria-t-elle en s'en allant à
son piano dont elle attaqua vivement toutes les touches en les
remuant depuis l'ut d'en bas jusqu'au fa d'en haut. Rrrrah !
- Non, madame. "
Le comte de Restaud se promenait de long en large.
- C'est dommage, vous êtes privé d'un grand
moyen de succès.
- Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-a-a-a-ro,
non du-bita-re , chanta la comtesse.
En prononçant le nom du père Goriot, Eugène
avait donné un coup de baguette magique, mais dont l'effet
était l'inverse de celui qu'avaient frappé ces
mots : parent de Mme de Beauséant. Il se trouvait dans
la situation d'un homme introduit par faveur chez un amateur de
curiosités, et qui, touchant par mégarde une armoire
pleine de figures sculptées, fait tomber trois ou quatre
têtes mal collées. Il aurait voulu se jeter dans
un gouffre. Le visage de madame de Restaud était sec,
froid, et ses yeux devenus indifférents fuyaient ceux du
malencontreux étudiant."
Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à : evelyne.bourion@free.fr
Mis à jour en mars 2002.