IL FAUT RELIRE FERDINAND DE SAUSSURE DANS LE TEXTE
Entretien de Laurent Wolf avec Simon BOUQUET
(Entretien paru partiellement dans le journal Le nouveau quotidien, Genève, en 1997)
Simon Bouquet revient aux écrits originaux de Saussure et aux notes de cours de ses étudiants. Il en tire des conclusions d'une grande portée pour l'histoire des idées en linguistique et en philosophie des sciences humaines. Interview. |
Chercheur au département de langues et littératures romanes à
l'université de Berne où il prépare une nouvelle édition des
leçons de linguistique générale de Ferdinand de Saussure,
Simon Bouquet est né à Paris, y a fait ses études de
linguistique et de philosophie et a enseigné à l'université de
Paris X-Nanterre. Il n'en est pas moins un vrai Suisse : sa
mère est zurichoise et son père à demi tessinois. Il vient de
publier aux éditions Payot une "Introduction à la lecture de
Saussure". Il y démontre l'utilité d'un nouvel examen de la
pensée du savant genevois.
Les travaux de Ferdinand de Saussure ont eu une influence
considérable sur le développement de la linguistique. Ils ont
également servi de référence aux sciences humaines de ce
siècle (chez des penseurs comme Claude Lévi-Strauss, Jacques
Lacan ou Roland Barthes, par exemple). Or, la pensée de
Saussure est connue par un ouvrage qui n'est pas de sa main,
le "Cours de linguistique générale", publié par deux de ses
collègues, Charles Bally et Albert Sechehaye. Aujourd'hui,
s'appuyant des textes autographes du linguiste et sur les
notes de cours prises par ses étudiants, Simon Bouquet montre
comment le travail de Bally et Sechehaye a introduit des
distorsions dans le discours même du maître.
Il nous invite, sur la base des textes originaux, tout à la
fois à une nouvelle compréhension de la linguistique
saussurienne et à une réflexion sur l'histoire des idées en
sciences humaines.
Le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, paru en 1916 deux ans après sa mort, a été écrit par Bally et Sechehaye qui étaient ses disciples. Dans la préface d' "Introduction à la lecture de Saussure" (Payot), vous dites que leur version déforme sa pensée.
Le "Cours" de 1916 est une recomposition, sur la base de notes
d'étudiants prises entre 1907 et 1911 lors de trois sessions
de leçons intitulées "linguistique générale". A la mort de
Saussure, quelques uns de ceux qui l'avaient approché, et
notamment ses collègues Bally et Sechehaye bien qu'ils n'aient
pas assisté à ces leçons de linguistique générale, avaient le
pressentiment que quelque chose d'important s'y était passé.
Qu'elles avaient inauguré une nouvelle façon de penser la
science du langage et de projeter l'avenir de cette science.
En même temps, il leur a probablement semblé que la nouveauté
- le génie propre - de la pensée de Saussure ne se reflétait
qu'imparfaitement dans les notes d'étudiants qui constituaient
alors la seule trace de cet événement de pensée (avec quelques
rares autographes). Il ont cédé à la tentation de composer,
sur la base d'énoncés provenant de trois sessions distinctes
de cours, un livre unique, "le" Cours. Bien leur en a pris,
certainement, puisque ce livre a eu le succès et l'influence
qu'on sait.
Mais si, dans la tradition de l'exégèse saussurienne
- initiée, en cette seconde moitié du siècle, par Robert Godel
et Rudolf Engler -, on compare attentivement le "Cours" avec
tous les textes originaux disponibles (comprenant des
autographes et des notes d'étudiants retrouvés depuis 1916),
on s'aperçoit, d'abord, que le "Cours de linguistique
générale" s'éloigne effectivement souvent de la parole de
l'enseignant et, surtout, que la pensée qui apparaît dans les
textes originaux s'avère, au seuil du XXI° siècle, plus
intéressante et plus riche d'enjeux que le texte de 1916. Les
différences apparaissent à plusieurs niveaux. D'une part,
elles concernent des questions fondamentales de la théorie de
la science linguistique (des questions liées notamment aux
notions, reconnues comme saussuriennes, d'arbitraire et de
valeur, mais aussi à des problèmes comme ceux du statut de la
syntaxe ou de l'acte de parole dans une théorie du langage) ;
d'autre part, une différence majeure tient à la logique de
l'argumentation développée sur les trois cours dont témoignent
les cahiers d'étudiants, reconstruite par les auteurs du
"Cours" -je crois qu'il faut dire "les auteurs" plutôt que
"les éditeurs"- selon le canevas d'un cours unique idéal ;
d'une troisième part, on découvre, sous-tendant la réflexion
de Saussure, une "théorie des savoirs" implicite -fortement
mise à mal par Bally et Sechehaye- qui lui fait considérer
distinctement trois champs d'application de cette réflexion :
la théorie d'une science existante (la grammaire comparée),
une spéculation philosophique sur le langage, le programme
d'une science à venir.
Nous reviendrons sur cet aspect de votre livre, d'être une lecture de Saussure organisée par une "théorie des savoirs". Restons sur la question de l'histoire des textes : n'est-il pas curieux que Saussure n'ait pas écrit le "Cours de linguistique générale" ?
Si l'on regarde la production scientifique de Saussure, il n'a quasiment rien publié en dehors de circonstances qui l'y obligeaient. Son fameux "Mémoire sur les système primitif des voyelles dans les langues indo- européennes" -un des ouvrages-clé de la grammaire comparée-, était une thèse universitaire. Ses articles, toujours très brefs, lui étaient imposés par son appartenance la Société de linguistique de Paris ou par la nécessité confraternelle de participer à des volumes de "Mélanges". A côté de cela, c'était un professeur très scrupuleux et dévoué à ses étudiants et un homme préoccupé par une réflexion obstinée, dont témoignent des textes manuscrits fragmentaires, brouillons, aphorismes, -et dont témoignent, tout autant, ses cours.
Sait-on pourquoi il n'a pas plus publié ?
Plus je fréquente les textes, moins je me permets d'avoir d'interprétations à ce sujet. A mon sens, on a trop cherché des interprétations, psychanalytiques ou autres, et trop peu lu les textes. Or il se trouve que ces textes existent, notamment sous forme de notes de cours et d'autographes, et que ce sont des mines d'or. C'est cela qui est intéressant chez Saussure.
Vous avez dit que la pensée de Saussure, lue dans les textes originaux, est aujourd'hui plus riche d'enjeux que le Cours de linguistique générale. De quels enjeux s'agit-il ?
Tout d'abord des enjeux pour l'histoire de la linguistique. Il apparaît clairement que Saussure n'est pas, en linguistique, le père du seul structuralisme. Il a pensé, tout autant, les fondations théoriques des grands courants théoriques postérieurs au structuralisme : grammaire générative, pragmatique, analyse du discours. En bref, le Saussure présenté comme quelque peu "dépassé", par Noam Chomsky notamment, n'est que le Saussure en trompe-l'oeil du "Cours". Pour dire cela encore autrement, les textes originaux préviennent nombre des critiques adressées au "Cours". Et les grands courants de la linguistique contemporaine apparaissent, finalement, beaucoup plus saussuriens qu'ils ne le reconnaissent. Relire Saussure aujourd'hui implique aussi certainement des enjeux pour la pratique linguistique. Là, c'est plus technique et je préfère renvoyer vos lecteurs au dernier chapitre de mon livre, qui ébauche quelques perspectives de ce point de vue. Enfin, une nouvelle lecture de Saussure me semble cruciale, plus largement, pour l'histoire des idées en sciences humaines.
On retrouve à ce propos la "théorie des savoirs" que nous évoquions tout à l'heure.
Tout à fait. L'élaboration saussurienne est un illustration
exemplaire des virtualités des sciences humaines au sein des
savoirs. De fait, le linguiste genevois fait oeuvre de
philosophe des sciences humaines en cela qu'il distingue
clairement trois champs de réflexion.
Premièrement, il pense la théorie d'une science, autrement
dit ce qu'on appelle aujourd'hui une épistémologie. Cette
science, c'est la grammaire comparée, à laquelle il est le
premier à donner une épistémologie stricte : il analyse la
grammaire comparée comme une science galiléenne.
Deuxièmement, il développe une réflexion purement
métaphysique sur le fait du langage, une réflexion inscrite
dans la tradition philosophique et notamment dans la filiation
de la philosophie du XVIII° siècle -et c'est précisément en
cela qu'il articule cette réflexion épistémologique à sa
réflexion métaphysique qu'il opère une révolution au sein de
cette tradition philosophique. Troisièmement (en fait il
s'agit d'une prolongation de sa réflexion métaphysique), il
conçoit la programme -le pari- d'une science à venir. C'est ce
troisième champ de réflexion seul qu'on traduit Bally et
Sechehaye, en le coupant les deux autres qui justifient toute
sa valeur. Les nombreuses citations des textes originaux, dans
mon livre, ont pour but de donner accès à cette articulation
occultée de la construction intellectuelle saussurienne.
De donner accès à une théorie des savoirs ?
Pas directement. C'est plutôt de l'illustration d'une théorie des savoirs appliquée à la linguistique qu'il s'agit. Cette théorie, en elle-même, est très simple. En bref, c'est celle qui veut d'une part que, si les sciences humaines sont des sciences, elles satisfassent à des critères épistémologiques généraux, sans quoi le terme de "science" n'a pas de contenu à leur propos. C'est celle qui veut, d'autre part, que le domaine de la pensée sur l'homme qui ne satisfait pas à ces critères ne puisse être envisagé que comme complémentaire (au sens de la théorie des ensembles) du savoir positif des sciences humaines. Pour désigner ce domaine conceptuel complémentaire, j'emploie le terme de "métaphysique". Je me suis appuyé, pour cette analyse, sur la réflexion épistémologique développée, dans son Introduction à une science du langage (Editions du Seuil, Paris, 1989), par celui qui fut aussi l'un de mes maîtres en linguistique : Jean-Claude Milner.
Il y a donc eu une période où l'on faisait de la science
positive sur les faits humains sans se poser de questions. Il
y a eu ensuite une période où on a revendiqué la positivité
des sciences humaines.
Puis, dans les années 60, on a revendiqué une position
spécifique pour les sciences humaines, en voulant notamment la
fonder sur Saussure.
Votre livre est-il le signe que les choses ont changé et que
la question ne peut plus se poser ainsi ?
Je l'espère. Comme vous le pointez, ce que les textes originaux viennent réfuter, c'est justement une position philosophique qui s'est voulue, un temps, fondée sur la pensée de Saussure ! En tant que théoricien des savoirs (en tant qu'épistémologue et que métaphysicien), Saussure me semble beaucoup plus moderne que ses successeurs. On peut même le qualifier, au regard de philosophie des sciences contemporaine, de visionnaire. D'ailleurs, si sa pensée, à travers le "Cours" a fortement fécondé la linguistique du siècle, elle n'a encore porté que peu de fruits en philosophie et en histoire des sciences -ce qui n'a rien d'étonnant vu le parti pris par Bally et Sechehaye. Dans mon "Introduction à la lecture de Saussure", je me suis attaché précisément à la présenter sous cet angle, ce qui est nouveau dans l'histoire de la critique saussurienne. Mais ce n'est là, vraiment, qu'une introduction et, notamment sur la métaphysique saussurienne de la parole, il resterait beaucoup à dire. Par exemple à souligner sa parenté avec celle de Wittgenstein. Toutefois le plus urgent, à mon sens, c'est de donner plus complètement accès aux textes des leçons genevoises de linguistique générale, y compris à des non-linguistes. C'est pourquoi ma priorité est aujourd'hui de réaliser leur nouvelle édition. Et c'est pourquoi nous avons choisi, avec Gallimard, de faire paraître cette édition dans la Bibliothèque de philosophie.
Bibliographie :
Introduction à la lecture de Saussure de Simon Bouquet, Payot,
Bibliothèque scientifique, Paris, 396 pages.
Cours de linguistique générale, Edition préparée par T. de
Mauro, Payot, Grande bibliothèque, 1995.
Cours de linguistique générale, Edition critique par R. Engler
(deux tomes), Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1968-1974.