LA NOTION DE TEXTE CHEZ HJELMSLEV

Sémir BADIR
Université de Liège

1. Le désespoir de Hjelmslev

Les commentateurs contemporains commencent de percevoir que le souci épistémologique dans l'oeuvre de Louis Hjelmslev connaît une ampleur qu'il faut prendre en considération. C'est ainsi, par exemple, qu'Ivan Almeida, dans un texte paru ici-même, estime les Prolégomènes à une théorie du langage (1943; cité ici dans la traduction française de 1971) " révolutionnaires sur le plan de l'épistémologie pure ".

Je suis également de cet avis. Si les Principes de grammaire générale (1928) manifestent encore l'ambition d'une grande synthèse méthodologique, bientôt on pourra distinguer dans l'oeuvre de Hjelmslev, d'une part, les travaux du linguiste indo-européaniste, très attaché à la diversité et aux particularités des langues, d'autre part, une recherche en " épistémologie pure ", de plus en plus exubérante malgré les scrupules ex professo qui sont ceux de sa discipline et sans doute aussi, plus généralement, ceux de son époque.

Les Prolégomènes appartiennent à ce second versant d'activité. Si l'on prend garde aux impératifs de sa cohérence interne, on se rend compte que la théorie du langage qui y est préparée rompt avec certains axiomes, parmi les plus fondamentaux, de l'épistémologie logico-mathématique règnant alors à peu près sans partage dans les sciences.

Or, à qui veut bien l'entendre, la visée épistémologique n'est jamais " pure ". Parce qu'elle est vouée à édicter dans leur actualité les conditions de recherches au sein d'une discipline donnée, l'épistémologie est nécessairement liée à la lutte symbolique engagée par les chercheurs dans un champ institué de pratiques et de positions intellectuelles. Et Pierre Bourdieu a bien montré, dans ses Méditations pascaliennes, à quel point les luttes dont l'enjeu se formule en termes épistémologiques peuvent être âpres, en favorisant, institutionnellement comme intellectuellement, les " défenseurs " (du système ancien) vis-à-vis des " attaquants " (promoteurs d'un nouveau système).

Hjelmslev aura été selon moi, au départ d'études linguistiques, mais d'une manière qui les transcende, l'attaquant malgré lui (et malgré le Résumé) d'un système épistémologique daté : le positivisme logicien.

C'est dire, autrement, qu'il y a un " désespoir " hjelmslevien, analogue à celui qui a empêché Saussure de rien publier, consistant dans l'impossibilité de concilier les micro-analyses de la glossématique avec les grands préceptes épistémologiques que ces analyses appellent cependant, fût-ce par défaut.

La notion de texte illustre de façon centrale cette dualité. De fait, les Prolégomènes explicitent deux acceptions nettement distinctes de la notion de texte, sans pourtant mettre le doigt sur ce double emploi. Et si l'une de ces acceptions répond des besoins d'application aux études linguistiques, l'autre a bel et bien un destin épistémologique.


2. Un concept épistémologique

De fait, avec la notion de texte s'ouvre d'abord un souci épistémologique, engageant la glossématique dans le parti d'empirisme. Ce souci n'empêche pas moins Hjelmslev de déclarer immanente sa théorie du langage.

Pour établir l'articulation entre empirisme de l'analyse et immanence de la théorie, il faut avoir en vue que ce n'est pas parce qu'une théorie est établie uniquement en fonction de l'expérience qu'elle est déterminée par les données de l'expérience. Car si tel était le cas, se poserait alors le problème de savoir comment sont déterminées ces données elles-mêmes, en dehors de la théorie qui va en rendre compte. Il faudrait en effet qu'elles fussent prédéterminées pour qu'elles puissent elles-mêmes déterminer quelque chose. On renvoie ainsi la théorie linguistique à une détermination extra-linguistique. Surtout, on outrepasse l'empirisme, puisque cette prédétermination des données de l'expérience échappe à l'expérience elle-même. Le prétendu empirisme qui se développe par ce truchement est imbu, pour Hjelmslev, de métaphysique " réaliste ", en ce sens thomien qu'on dote la réalité d'une détermination " intrinsèque " résultant d'une projection de la subjectivité sur les objets immédiats.

L'empirisme hjelmslevien, au contraire, attaché à l'expérience, et seulement à l'expérience, ne bénéficie pas de cette prédétermination des données. La théorie ne peut pas dès lors être déterminée par les données de l'expérience, bien que dans l'expérience ce soient exclusivement ces données que l'on veut atteindre grâce à la théorie.

Dans le cadre de l'analyse linguistique, les données de l'expérience sont plus particulièrement désignées par Hjelmslev comme des textes :

Les textes ne constituent pas les objets spécifiques de la linguistique, parce qu'il leur manque, précisément, la possibilité d'être déterminés, préalablement à l'analyse, spécifiques à cette analyse. C'est bien à partir d'eux que sont constitués les objets spécifiques de la linguistique, mais cette spécificité ne peut être reconnue qu' a posteriori, une fois l'analyse réalisée.

Hjelmslev appelle ces objets, qui sont a posteriori les objets spécifiques de l'analyse linguistique, mais qui se déduisent exclusivement des textes, des formes linguistiques.

Comme corollaire, il faut distinguer deux types d'objets non formels : ceux qui sont dépendants de la forme et ceux qui ne sont pas dépendants de la forme. Les premiers sont appelés des manifestations, les seconds des réalisations. Les manifestations ouvrent le champ du possible; les réalisations, celui du fait. L'analyse linguistique consiste à rendre compte des faits de langage comme possibles, à partir de leur formalisation.


3. Un concept linguistique

La situation de la notion de texte demeure toutefois ambiguë dans les Prolégomènes, car il est l'équivalent tantôt de la manifestation linguistique tantôt de la réalisation linguistique. Nous l'avons considéré jusqu'à présent comme réalisation, en fonction de certains développements explicites des Prolégomènes, tels encore que :

Mais, plus loin dans les Prolégomènes, Hjelmslev apparente le texte à la syntagmatique, sans se soucier d'établir si cette dernière est ou non réalisée. La définition du texte est alors seulement la définition d'une syntagmatique linguistique, dont la particularité n'est dépendante que d'une propriété de manifestation :

Cette définition, on le voit, est assez éloignée de l'acception de texte comme " donnée d'analyse ". Hjelmslev explique la discrépance en ces termes :

La traduction française masque un élément important de la pensée hjelmslevienne : le texte est une syntagmatique en tant qu'il est soumis à l'analyse. Le texte rassemble alors l'avant et l'après de l'analyse. Avant l'analyse, il est une donnée ; pendant, il est reconnu pour sémiotique, et, dans ce cadre d'analyse, pour une syntagmatique. Le texte est ainsi à la fois une condition et l'un des résultats de l'analyse - l'autre résultat étant la langue, c'est-à-dire, pour Hjelmslev, une paradigmatique.


4. Les niveaux sémiotiques

Plusieurs données théoriques des Prolégomènes doivent être ici avancées pour bien comprendre la portée du double rôle du texte.

Fondamentalement, la syntagmatique s'oppose à la paradigmatique en ce qu'elle est présupposée, et elle seule, par la manifestation. Une manifestation sémiotique est en effet une fonction entre une forme - dite manifestée  - et une substance - manifestante - dans une syntagmatique (ce qui se déduit aisément de la définition de la manifestation et des termes qui la définit : la manifestation est une sélection; une sélection est une détermination entre termes dans un processus ; une détermination est une fonction entre une variable et une constante). Par extension, on pourra parler d'une " manifestation substantielle " de la forme linguistique. Car c'est seulement par la manifestation que la substance joue un rôle dans la description linguistique. La forme, en revanche, peut être décrite en dehors de toute considération pour la manifestation au moyen de la notion d'interdépendance : dans une paradigmatique, certaines fonctions sémiotiques sont des interdépendances, c'est-à-dire des fonctions établies entre deux constantes; ni la manifestation ni la substance n'y interviennent.

Ces interdépendances paradigmatiques fondent notre représentation la plus ordinaire de la langue, considérée dans son intégrité et dans son unité.

Cependant, ce ne sont pas là les seules fonctions dont rend compte l'analyse linguistique. C'est la raison pour laquelle il faut veiller à distinguer très nettement dans les Prolégomènes la langue, qui n'est qu'une paradigmatique, de la sémiotique dénotative, où s'ajoutent les fonctions syntagmatiques. Aussi aurait-on tort de croire que Hjelmslev limite l'analyse linguistique aux fonctions paradigmatiques; il est certain au contraire que sa théorie prévoit également l'analyse des aspects syntagmatiques des faits de parole. Simplement peut-on penser que Hjelmslev a cru bon de réserver le terme de langue à sa représentation la plus usuelle, et d'accorder au texte ce que ce terme désigne généralement pour ses usagers : non pas une " donnée d'analyse ", ce qu'il est nécessairement et avant tout pour le linguiste, mais le produit de la " faculté de langage " (et même, par comparaison avec énoncé, qui aurait pu convenir tout aussi bien, un produit analysé, scolarisé : telles sont sans doute les connotations, liées à l'écriture, qui ont prévalu dans le choix de texte).

Pour quelle raison l'équivoque du texte porte-t-elle à conséquence ? La définition du texte donne à lire que les chaînes syntagmatiques, ou chaînes textuelles, ont la possibilité d'être manifestées. Or, - on vient de le préciser - il n'y a qu'une seule chose qui puisse être dite manifestée : une forme. La contradiction est alors inévitable : si le texte est une forme, il est nécessaire que le système, c'est-à-dire la paradigmatique, en rende compte en tant que telle; le système ne saurait plus dès lors être dégagé du texte, puisque le texte est déjà par lui-même une forme.

Cette contradiction ne fait pourtant qu'affirmer la nécessité de situer exactement le niveau d'appréhension des définitions. On le sait, forme, substance et matière sont des fonctifs interchangeables d'une sémiotique à l'autre. Ainsi le texte est-il une matière, voire une substance, dans l'analyse linguistique; par contre, dans le métalangage de la linguistique, en tant qu'il est susceptible de devenir l'objet d'une métasémiotique du second degré, il est la description d'une forme.

Hjelmslev a été le premier dans le milieu de la linguistique à établir la possibilité théorique de distinguer un niveau d'analyse des données (niveau sémiotique) d'un niveau de description en objets (niveau métasémiotique) ; mais il n'a pas pu dans le même temps, comme cette distinction n'arrive qu'à la fin des Prolégomènes (au chapitre 22, consacré aux sémiotiques connotatives et aux métasémiotiques), éviter tout à fait l'hypostase des formes linguistiques sur les données textuelles, tant sont contraignantes, dans leurs bases épistémiques, les influences de la tradition scientifique et les représentations du sens commun.

La notion de texte est par conséquent, dans les Prolégomènes, ambivalente non par accident mais par contrainte contextuelle. Dans l'hiatus qu'elle occasionne, la notion de texte manifeste ce que j'ai proposé d'appeler le " désespoir " hjelmslevien : celui d'un inévitable compromis entre l'ambition d'une totale cohérence théorique et le souci d'adéquation aux faits ordinairement rapportés dans les études linguistiques. Le texte hjelmslevien témoigne une condition historique, dans tous les sens de l'expression.


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© octobre 1998 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : BADIR, Sémir. La notion de texte chez Hjelmslev. Texto ! octobre 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Dialogues/Debat_Hjelmslev/Badir_Notion.html>. (Consultée le ...).