François Rastier : Votre réflexion cherche à refonder une épistémologie propre à l'Intelligence artificielle, après l'échec notoire du fonctionnalisme.
Vous trouvez cohérente l'affirmation de Newell et Simon que l'informatique est une science de la nature, ce qu'il prolonge par le programme (repris de Laurière) d'une physique des signes. Or c'est (il me semble) une technologie culturelle. En ce sens, la nature à laquelle elle a affaire se réduit à la matière des signes, ou plus exactement à des traces symboliques. La notion de matérialité signifiante reste alors quelque peu énigmatique, tant que l'on ne fait pas une réflexion comme Vico ou Husserl sur la matérialité particulière des artefacts. Mais il faut alors considérer les signes comme une catégorie particulière d'artefacts : artefacts déjà donnés socialement mais configurables individuellement.

Bruno Bachimont : Il faut s'entendre par ce que l'on appelle "informatique". L'informatique possède une indéniable dimension technologique par sa mise en oeuvre dans toutes sortes de contextes. Science du calcul, elle peut devenir la technologie de tout domaine mobilisant des ressources calculatoires. Il n'en demeure pas moins qu'elle recèle un noyau de scientificité, à savoir qu'elle a un objet propre dont elle essaye de formuler les lois de comportement. J'aimerais par conséquent répondre à la remarque en deux moments : le premier affirmant que l'informatique constitue une véritable objectivité, et qu'à ce titre elle est une science ; le second, affirmant que l'opposition science et technologie n'est pas tenable, et que, dans ces conditions et sous certaines réserves, je suis d'accord pour parler de technologies culturelles pour les sciences, si l'on est prêt à reconnaître qu'elles possèdent un fonctionnement technologique particulier.
La nature à laquelle l'informatique a affaire est un niveau d'objectivité. En ce sens, la nature dont il s'agit a autant de réalité que peut en avoir la nature dont s'occupe la mécanique des fluides ou la physique des turbulences ; en soi, ces natures se rapportent à des structures sous-jacentes, si bien que l'on peut convenir que la catégorisation des fluides comme fluides repose sur une convention sociale. D'une certaine manière, ce n'est pas inexact. Mais cette convention n'est pas totalement arbitraire dans la mesure où elle correspond à certains invariants, des objets, dont elle légalise le comportement.
L'informatique s'intéresse aux processus physiques compris comme des processus informationnels : les processus physiques comme exécutant des algorithmes. Ce niveau d'abstraction est autonome dans la mesure où les lois formulées et les propriétés observées sont propres à ce niveau et ne valent pas pour les niveaux sous-jacents : par exemple, la complexité d'un programme est intrinsèque à un programme et ne caractérise pas le hardware qui l'exécute, qui le réalise physiquement, tout comme la vorticité caractérise des fluides sans caractériser les molécules ou particules du fluide.
Si l'on parle de l'informatique comme d'une physique des signes, il s'agit bien sûr des signes au sens de Hilbert et non de Saussure.

François Rastier : Certes !

Bruno Bachimont : Autrement dit, de manière paradoxale, le signe informatique est un signifiant sans signifié, c'est-à-dire il ne signifie rien du tout (bref, un signe qui n'est pas un signifiant puisqu'il ne signifie pas). Il prend sa valeur par le biais des manipulations formelles dont il peut faire l'objet. L'informatique manipule des signes dans la mesure où elle doit disposer de la notion de type : reconnaître que plusieurs occurrences matérielles appartiennent à un même type. Mais, au delà de cette distinction type/token, l'informatique ne fait rien de la notion de signe.
Sur le signe en général, et pas simplement informatique, je suis d'accord avec vous sur le fait qu'ils sont des artefacts culturels dont tout sujet hérite et dont il poursuit l'individuation sans jamais la terminer (c'est ainsi que je comprends "donnés socialement mais configurables individuellement").
C'est pourquoi j'adopterais volontiers, bien que cet aspect ne soit pas traité dans la thèse, une perspective simondonienne pour évoquer le signe et le technique (le signe étant une technique parmi d'autres). En ce sens le technique est le support, la matérialité qui prescrit sans la déterminer l'indivuation (comme processus jamais clos) du sens pour la conscience. Elle mémorise un potientiel d'individuation (le donné socialement) que la conscience, en prenant conscience d'elle même, individue.

François Rastier : Votre point de vue sur la "physique des signes" influe sur l'acception que l'on peut donner à matérielle dans herméneutique matérielle. Vous ne mentionnez guère le projet de Schleieirmacher repris à sa manière par Szondi d'unifier l'herméneutique et la philologie. Or leur entreprise est liée aux textes, non aux calculs. S'il s'agit d'étendre l'herméneutique matérielle à une herméneutique du formel, il conviendrait de problématiser la différence radicale de régime interprétatif qui sépare les langues et les langages, les textes et les calculs.
Votre définition de l'herméneutique matérielle comme "théorie du sens fondée sur la prescription interprétative que véhiculent les outils techniques du sens, les signes", reste me semble-t-il à élaborer, car les signes ne sont pas des outils, tout au plus de moyens (l'entreprise de la sémiotique normative consiste à transformer un milieu en moyens et les moyens en outils).
Ce que vous appelez l'artéfacture est alors simplement la partie de l'herméneutique matérielle où la "matière signifiante" est "le signe ininterprété de l'informatique". Or l'informatique ne traite aucunement de la matière des occurrences, mais bien des types, qui n'ont aucune matérialité. Il s'agit en effet de symboles dont l'interprétation est suspendue. Du moins demeure une ambiguité, puisqu'il s'agit pour vous de passer du formalisme à une herméneutique matérielle "prônant des lois du sens commandées par la matérialité signifiante du domaine".
Enfin, le formel lui-même est défini sinon comme un domaine, du moins comme une région ontologique ("tout comme la médecine ou le droit", dites-vous).

Bruno Bachimont : Effectivement, ma mobilisation d'une notion d'"herméneutique matérielle" est maladroite dans la mesure où elle est présentée ici comme la rencontre d'une interprétation et d'un support matériel, indépendamment du fait qu'elle renvoie à une tradition où elle possède un autre sens.
Néanmoins, il est intéressant de confronter le formel et le textuel. Il me semble, et c'est en cela que consiste, d'une certaine manière, le telos du formalisme, que le calcul est une certaine manière de lire. Le fantasme de toute écriture s'efforçant de contrôler ce qu'elle écrit est une écriture qui s'écrit toute seule, sans auteur, déroulant son texte à la manière dont un système formel automatique peut dérouler ses théorèmes. Les théorèmes d'incomplétude nous apprennent que ce telos reste une idée simplement régulatrice, irréalisable. Mais le programme de Hilbert est une explicitation exemplaire de ce phantasme en prenant l'écriture mathématique comme exemple.
J'ai essayé de distinguer les régimes interprétatifs du textuel et du formel, étant acquis qu'il s'agit dans les deux cas d'écriture. J'ai proposé de voir l'opposition qui les sépare en une opposition entre les supports d'inscription. En effet, l'écriture apparaît comme une spatialisation de la parole, c'est-à-dire de la projection de la succession temporelle de l'énonciation dans l'espace simultané de l'inscription. Or, cet espace simultané donne à voir des structures qui, reposant sur la simultanéité spatiale, sont inaccessibles à l'oreille qui écoute un flux au lieu de regarder un synopsis.
Dès lors, l'écriture donne prise à une manipulation formelle des structures graphiques qui ne dépend que de la forme de ces structures, indépendamment des vécus de significations qu'un lecteur peut avoir lorsqu'il lit et donne du sens aux inscriptions.
L'écriture, en ce sens, s'oppose à la parole. Il semble qu'à ce moment là, il faille parler d'un support pour la parole qui serait celui du corps, et qu'il faille distinguer le corps vivant comme support de l'oralité et du sens "vivant" et la matière inerte comme support de l'écrit et du sens "mort".
Dans ces conditions, on comprend que la parole pose en soi un problème pour la constitution du sens. En effet, la discursivité, le flux temporel linéaire, confèrent à la parole une évanescence qui interdit de voir dans le sonore la condition de constitution du sens avec la parole. Il lui manque un principe spatial de simultanéité qui permette une synthèse (la syn-thèse comme poser ensemble, simultanément, repose nécessairement sur un principe spatial) des différents composants sonores (les matériaux hylétiques de Husserl) en une unité de signification (l'animation intentionnelle husserlienne). Il me semble qu'il faille chercher dans le corps vivant la spatialité permettant à la parole de posséder son principe synthétique puisque le flux sonore s'évanouit dès lors de sa production (les techniques modernes d'enregistrement et de numérisation montrent comment spatialiser le flux sonore et d'introduire de nouvelles possibilités synthétiques pour ces "objets temporels" au sens husserlien). En effet, l'énonciation et l'écoute mobilisent au niveau du sujet son corps propre.
C'est par son corps propre qu'il s'exprime, c'est par son corps propre qu'il mémorise. Notamment, Auroux et Illich rappellent comment les rythmes verbo-moteurs permettent de mémoriser et de réciter dans des ordres divers les corpus sacrés (chez les rabbins par exemple) si bien qu'une délinéarisation du discours est alors possible, et la constitution de structures formelles comme les grammaires peut s'opérer.
Il semble qu'à ce moment là, il faille parler d'un support ou principe spatial pour la parole qui serait celui du corps. Le corps vivant comme support spatial est particulier dans la mesure même où il est vivant : il possède une plasticité et une proximité uniques. Le corps vivant s'oppose par conséquent aux supports inertes, "morts", que l'on retrouve mobilisés dans l'écriture. D'une certaine manière, pour reprendre des thèmes derridiens, la parole renvoie à une écriture corporelle vivante, et l'écriture au sens habituel à une écriture matérielle morte. L'opposition du mort et du vif est l'explicitation de l'opposition de la parole vivante et de l'écriture.

François Rastier : Soit, mais distinguons l'échange conversationnel de la lecture. La lecture vocalisée, la récitation, a fortiori la cantilation sont des rapports avec l'écrit, qui ne mettent pas moins en jeu le corps vivant. En tant que pratique, toute interprétation est active et met en jeu le corps. L'écrit n'est pas simplement un discours gisant.

Bruno Bachimont : La distinction du textuel et du formel renvoie à l'opposition entre les langues naturelles et les langages formels. Le rapport au contenu qui semble échapper aux langages formels, le respect de la forme que semble violer les langues naturelles, reposent sur le fait que le textuel renvoie toujours à une réappropriation du sens par un lecteur qui inscrit en sa chair ce qu'il lit, et que le formel, comme on l'a dit, aurait volontiers tendance à vouloir se passer de lecteur et de réappropriation du sens.
Enfin, l'informatique constitue un support matériel au sens où on l'a vu plus haut : dégageant un niveau d'objectivité, le calcul permet d'inscrire sur un support informatique des rapports calculés qui échappent aux supports classiques comme l'écriture. L'informatique crée une nouvelle classe de support, le support dynamique, qui confère un comportement calculé à des artefacts (les signes informatiques) qui peuvent donner à voir ce qui restait jusque là celé. Il n'est pas exact d'affirmer qu'il n'y a aucune matérialité dans l'informatique : c'est comme si l'on disait que la mécanique des fluides ou la thermodynamique n'étaient pas matérielles puisqu'elles ne traitent pas du niveau corpusculaire et quantique de la matière.
C'est pour cela que l'informatique et le calcul constitue une sphère régionale du sens, et non la sphère formelle dominant toutes les autres régions. Si l'on reconnaît que l'informatique s'occupe du calcul comme processus physique considéré du point de vue informationnel, il devient patent qu'elle ne saurait hériter de l'universalisme de la logique formelle comme théorie de la science, universalisme que l'on trouve encore chez Husserl mais qu'il faut contester.
On peut pas dire que les signes informatiques sont des symboles dont l'interprétation est suspendue : ils sont plutôt soumis à plusieurs régimes interprétatifs qui ne sont pas forcément compatibles entre eux. Ainsi, le signe informatique, au sens de Hilbert, possède une interprétation formelle et calculatoire dans la mesure où il est enrôlé dans un algorithme. A ce niveau, il est interprété. Par ailleurs, le signe peut recevoir une interprétation excédant le cadre informatique s'il correspond à une unité signifiante appartenant à un code sémiotique quelconque. Mais, à ce moment là, son régime sémantique n'est pas contrôlé par son exploitation informatique mais obéit à des contraintes interprétatives ressortissant au code auquel il appartient. Il y a donc un jeu qui s'intalle entre ces différents régimes : ce qui est calculé peut être interprétable dans le code sémiotique. Il peut donc y avoir constitution d'un sens dans le code sémiotique grâce aux assemblages d'unités signifiantes que construit le système informatique. C'est dans ce jeu de la manipulation technique et de l'interprétation sémiotique que prend place la constitution du sens. Goody (et Auroux le reprend à son compte) souligne comment l'écriture a constitué l'espace, à un premier niveau, où un tel jeu pouvait s'installer : la manipulation des signes sur le papier permet de construire des structures sémantiques, appartenant non à l'écriture, mais au sens des unités manipulées, ces structures étant inaccessibles à la seule parole ; il s'agit des structures de listes, de tableau ou de matrice.
L'herméneutique matérielle, dans le sens où j'emploie ce terme, se veut être la pensée philosophique de ce jeu entre calcul et interprétation, manipulation technique et constitution du sens.

François Rastier : Qu'est-ce à présent qu'une ontologie différentielle ? S'il s'agit d'appliquer le principe différentiel à la définition des essences, c'est aller à l'encontre de l'anti-ontologisme de Saussure, repris explicitement par le courant néo-saussurien de l'herméneutique matérielle. Ce serait là un retour en arrière, hors de la linguistique, vers une conceptualisation de sens commun faite de différences spécifiques. En quittant le plan linguistique, la problématique différentielle revient à l'aristotélisme scolastique (fait de différences spécifiques et de genres communs).
Si l'on convient d'ailleurs que les concepts sont des signifiés normés, on peut en dire autant des "objets" qu'ils représentent conventionnellement dans les systèmes à base de connaissance.
La productivité de la problématique différentielle ne réside pas ou pas tant dans la possibilité de structurer des paradigmes que de décrire les variations contextuelles (que précisément l'auteur se propose d'annuler, dans la mesure où l'objectif de la représentation des connaissances se confond avec celui de la construction d'une terminologie).

Bruno Bachimont : Par la notion d'ontologie différentielle, il s'agit de dégager des essences "différentielles" qui ne possèdent pas de réalité ontologique, mais seulement gnoséologique, c'est-à-dire qu'elle dégage une connaissance sur le monde. Le problème fondamental que rencontre toute approche sémantique, c'est qu'elle est soit solipsiste à l'instar de l'approche structurale, soit réaliste naïve l'instar des approches formelles. En prenant les textes pour objet empirique, et la langue comme système théorique, la linguistique différentielle d'inspiration saussurienne ne peut (ni ne veut) poser la question de la connaissance, c'est-à-dire le problème de savoir en quoi ce que l'on dit à un rapport avec ce que l'on fait et ce qui est. Il me semble que votre critique renvoie tout simplement au fait que vous êtes linguiste et que je suis un modélisateur : vous ne vous occupez pas du monde de la langue, et je dois m'occuper du monde à travers ce que m'en dit la langue. N'oublions pas qu'un système à base de connaissances doit faire des inférences (eh oui, informatique, il est aussi logique) qui sont pertinentes pour l'utilisateur par rapport aux actions possibles qu'il peut entreprendre. Si l'on convient, en s'inspirant de Peirce, de définir la connaissance comme action possible, un système à base de connaissances est un système qui doit déboucher sur des actions possibles dans le monde. Par conséquent, un réalisme méthodologique est indispensable, selon lequel nos pensées comme connaissances sont des thèses sur le monde et le réel et commandent de ce fait nos actions. Typiquement, la décision médicale s'inscrit dans ce cadre : faut-il ou non opérer ? Quelles connaissances faut-il considérer pour prendre la décision ? Il est préférable que dans ces contextes, les connaissances motivant la décision reposent sur un principe de réalité.
C'est pourquoi je suis prêt à endosser, localement et méthodologiquement, un manteau tissé de scolastique médiévale (qui n'est pas la tunique rapiécée de la philosophie analytique, Fodor n'est pas Saint Thomas, tant s'en faut), où les essences différentielles renverraient à des natures communes au sens de Duns Scot. C'est ce type de réalisme, non métaphysique car ne permettant pas de construire une ontologie du réel, qu'il faut opposer au réalisme de l'individu hérité de Ockham en logique mathématique et formalisme cognitiviste. Je milite donc pour Duns Scot contre Ockham ...

François Rastier : Comme Peirce ! On retrouve ici le réalisme, nécessaire à la métaphysique épiscopalienne de Peirce, mais selon moi inutile méthodologiquement, voire néfaste théoriquement dans la mesure où il contraint l'interprétation par des préconceptions ontologiques. Mais je ne vous doublerai pas pour autant votre manteau scolastique par un san benito [tunique des condamnés de l'Inquisition, NDLR].

Bruno Bachimont : ... même si le réalisme n'est pas tenable globalement, mais localement, c'est-à-dire que les natures communes sont constamment soumises à la réinterprétation et qu'à chaque instant, elles fonctionnent comme renvoyant à la nature commune des objets puisque c'est sur elles que nous calibrons nos actions et nos objectifs. Mais elles se réinterprètent avec l'évolution des contextes et de nos objectifs.
La sémantique différentielle permet de décrire les variations en contexte : il me semble que, dans une problématique de la connaissance, elle doit servir à décrire l'herméneutique des natures communes, c'est-à-dire leur réinterprétation permanente dont elle font l'objet dans le rapport au monde qu'elle permet par ailleurs de poser. C'est un travail qui n'est pas exposé dans la thèse, et qui reste à faire : il s'agit de décrire l'ontologie différentielle doit évoluer en fonction de son utilisation contextuelle. L'ontologie, tout comme la terminologie, autorise un certain usage normé dont la norme doit évoluer avec l'usage.
Dans la thèse, j'ai problématisé ce problème en opposant sémantique et phénoménologie : le slogan pourrait être qu'il faut phénoménologiser la sémantique (et pas seulement sémantiser la phénoménologie, si on veut adopter une version sémantique des structures phénoménologiques dégagées par Husserl). Autrement dit, il ne suffit pas de dire que le sens se dévoile en contexte, et que la sémantique différentielle permet de décrire les variabilités rencontrées en contexte. Si l'on précise la notion de contexte, on rencontre immanquablement le rapport au monde, qui conditionne les opérations interprétatives même si ces dernières sont en fin de compte la condition de ce rapport au monde. Vous avez souvent souligné que la connaissance n'est pas le problème de la sémantique. S'il faut entendre par là que la vérité, au sens frégéen, n'est pas son problème, je suis d'accord. S'il faut entendre par là que le monde n'est pas son problème, on aboutit à un nominalisme radical (également mis en avant par vous) qui n'est pas tenable en pratique. La sémantique différentielle détermine la signification des unités de manière intralinguistique. Cela permet d'échapper à la métaphysique d'une ontologie que refléterait la langue. Mais c'est confiner la signification au linguistique pur : il faut sortir la sémantique de son splendide isolement.

François Rastier : Cruelle splendeur que de se priver de la "thèse du monde" !
Pour ce qui concerne enfin les rapports avec la sémiotique, il aurait été utile de distinguer systématiquement entre le symbole logique et le signe linguistique, le calcul et le texte. Des affirmations comme "le signifié n'est pas un concept théorique de la sémiotique" sont pour le moins difficiles à admettre sans argumentation. Cela reviendait à retrancher la sémantique (et donc la linguistique) de la sémiotique.
Pour ce qui concerne la sémiotique peircienne, et notamment la théorie de la sémiosis illimitée (il vaudrait mieux la dire indéfinie) on voit mal comment elle se concilierait avec l'entreprise herméneutique (bien que vous assuriez qu'elle l'évoque). La sémiosis illimitée me semble demeurer un concept précritique, dans la mesure où elle est basée sur l'évidence et la passivité de la pensée.
D'une part la théorie peircienne est atomiste et relationnelle : à fondement logique, elle a produit une théorie des signes et non des textes. S'il est vrai que tout signe peut in abstracto renvoyer indéfiniment à d'autres, le problème n'est pas de faire de cette évidence la définition du sens (d'autant plus que chez Peirce tout est signe, l'homme compris), mais de problématiser les limites de ce renvoi, notamment par la médiation des structures textuelles. A quoi l'exigence philologique de l'herméneutique matérielle apporte une contribution éminente, alors que la productivité et l'effectivité du calcul formel va au contraire dans le sens de l'illimitation. C'est là sans doute une des contradictions motrices de l'IA : concilier la productivité des formalismes et les limitations "philologiques"-historiques des applications situées.

Bruno Bachimont : L'affirmation dont il est question ici concernait la sémiotique peircienne pour laquelle il me semble bien que le signifié, au sens sausurrien, n'est pas un concept théorique. Il ne s'agit donc pas d'affirmer que la sémiotique, en général, au delà de Peirce, doive nécessairement ne pas considérer le signifié.
Il me semble que la contradiction que vous soulevez pour l'IA est à la base du projet d'artéfacture que je propose pour faire une "nouvelle IA". C'est précisément parce que la technologie computationnelle est productive qu'elle amène à outrepasser les limitations conventionnelles interprétatives et susciter de nouvelles pratiques interprétatives. La notion de texte, artefact de l'écriture si l'en fut, et la sémantique textuelle dont il fait l'objet, est une conséquence de l'innovation interprétative qu'a suscité la technologie de l'écriture. Par conséquent, je suis d'accord avec le constat, mais il ne s'agit pas d'une contradiction, mais le signe que l'IA est vrai projet (au sens de l'artéfacture bien sûr) : c'est dans cette opposition que gît la possibilité pour l'IA d'être un lieu privilégié de la constitution technique du sens.

François Rastier : Ces questions sont complexes. Quelle que soit la réponse qu'on leur apporte, on peut apprécier l'importance de votre travail par rapport à la situation présente de l'IA.L'IA a été victime du computationnalisme et des objectifs métaphysiques que lui fixait la philosophie fonctionnaliste. Les Traitements automatiques du langage ont été victimes de la conception formaliste des langues issue des grammaires universelles, qui imposait une idéalisation difficile à concilier avec des applications, et proposait des formalismes lourds et inefficaces. L'IA et les TALN sont revenus de ce maximalisme, car c'est pour ces disciplines une question de survie. Les TALN s'orientent vers le traitements spécifiques de gros corpus et abandonnent la représentation de connaissances pour lui substituer l'analyse terminologique, la terminologie progressant également vers la sémantique des textes scientifiques et techniques.
Par ailleurs, le fonctionnalisme qui servait de programme philosophique à l'IA est en voie d'extinction, et l'IA est en passe de se diviser en collectivités spécialisées. Aussi l'approfondissement épistémologique que vous proposez est bien de ceux dont la nécessité se fait sentir.


©  décembre 1998 pour l'édition électronique