ANALYSE DU DISCOURS ET ÉPISTÉMOLOGIE

Échange entre François Rastier et Jean-Pierre Malrieu

 

François Rastier : Sur la question de l'analyse du discours, quelques remarques épistémologiques viennent à l'esprit.
L'antisémantisme de principe de l'analyse du discours à la française se comprend fort bien, si l'on songe que la science des idéologies était le matérialisme historique et non la sémantique. Aussi ses fondements théoriques méritent attention. Surtout, le découplage de la science et de l'idéologie n'est pas sans conséquences. Le contenu des textes est rapporté aux idéologies, qui pas plus que les formations discursives ne relèvent en fait de la linguistique. L'analyse du discours à la française ne comprenant pas de théorie linguistique des idéologies, elle s'appuie nécessairement sur une théorie politique (Althusser) et/ou sociologique (Bourdieu) des idéologies. Elles seraient accessibles par l'analyse du "discours social", notion somme toute énigmatique.
En fait, l'idéologie est une réduction de la culture à la politique, ou du moins à toutes les représentations sociales qui jouent un rôle dans les conflits de classes : cependant la définition de l'idéologie comme un ensemble d'énoncés canoniques la réduit à une topique (en termes linguistiques) ou une axiologie (en termes philosophiques). On comprend pourquoi le marxisme officiel ou officieux s'est opposé à la sémiotique des cultures.
Pour résoudre l'aporie stalinienne, qui considère que le langage n'est ni dans la base économique ni dans la superstructure idéologique, on a identifié le sémantique à l'idéologique, sans se soucier de sa nature linguistique, et en reconduisant, comme la tradition l'a toujours fait, le sémantique au représentationnel.
Il me semble que les recherches sémantiques sur les textes, considérés notamment dans leurs genres et leurs pratiques d'évaluation, permettraient de combler cette lacune, ou du moins de la mesurer. L'internalisme que vous prônez est un pas important dans cette direction, notamment quand vous insistez sur les structures rhétoriques du discours, formes de textualité irréductibles par les points de vue externalistes.

Jean-Pierre Malrieu : A propos de l'analyse du discours à la française, je crois que vous avez globalement raison, et que vous en faites une synthèse plus claire et plus générale que celle qui se trouve dans ma thèse. Je ne peux que confirmer l'antisémantisme foncier de cette discipline. Pêcheux lui-même ne place-t-il pas la sémantique sous le haut patronage de Monsieur La Palice et du Baron de Münchhausen ?
Cependant vous affirmez qu'il n'y a pas de théorie linguistique des idéologies dans l'analyse du discours. Or je prétends, dans ma thèse, que la faiblesse de l'analyse du discours (telle que Pêcheux l'a théorisée) est peut-être d'avoir voulu penser le discours à l'aide de concepts purement linguistiques (grosso modo, à l'aide de l'opposition paradigme-syntagme transposée au discours). En outre, dans sa dimension culiolienne, l'analyse du discours est éminemment linguistique (peu de théories du discours se fondent d'ailleurs sur des données aussi exclusivement linguistiques). Il faut donc peut-être distinguer entre les options théoriques fondamentales de l'AD, et les outils utilisés, qui sont fatalement empruntés à la linguistique de son temps, et l'enracinent donc dans la linguistique.
Je dirais donc qu'il n'y pas de théorie sémantique des idéologies dans l'analyse du discours, sans être aussi persuadé que vous qu'il n'y ait pas de théorie linguistique des idéologies. En outre, je ne me sens pas capable de décider a priori des places que devraient occuper les données linguistiques et les données sémantiques dans l'analyse du discours.

François Rastier : Si l'on ne découple pas le sémantique et le linguistique, comme le fait l'analyse du discours, les normes textuelles qu'instaurent ou reflètent les différentes doxa relèvent de la linguistique. Vous remarquez d'ailleurs la grande discrétion de l'AD sur la question des genres.
L'astuce consiste ici à distinguer le discours (objet de l'analyse) et le texte : voir par exemple Sarfati, Remarques sur la notion de discours lexicographique, à paraître : "Nous admettrons, avec les tenants de l'Ecole française d'AD qu'un discours est une production linguistique formant avec ses conditions de production socio-idéologiques un tout accessible à la description. Nous admettrons en outre à la suite des théoriciens de la linguistique textuelle (J-M. Adam, 1990) qu'il convient de distinguer le discours (entendu avec l'acception précédente) du texte (objet empirique et tout à la fois objet de la réception)".
Qu'est-ce que cette totalité du discours ? et pourquoi découpler d'avec le texte ? C'est justement rompre cette "totalité", et faire de la linguistique une science des apparences (des marques). Dans la distinction entre discours et texte selon l'AD, on reconnaît la distinction althusserienne de l'objet réel et de l'objet de connaissance : cela revient a une conception purement "diplomatique" du texte, qui reste pur signifiant, comme dans le positivisme logique. Ainsi l'AD, conçue au début des années 70 comme une science "matérialiste" (version française de la "science prolétarienne") peut-elle se recommander d'une scientificité linguistique tout en pratiquant la critique idéologique.

Jean-Pierre Malrieu : Je suis un peu sceptique vis-à-vis des analyses purement linguistiques fondées sur des substituabilités observées (paraphrases -> Pêcheux, métaphores -> Lakoff) ou simplement possibles (Culioli et Fuchs).Je ne suis pas sûr du tout que l'utilisation d'une métaphore amène nécessairement à concevoir le métaphorisé comme réductible au métaphorisant par exemple. De la même manière, je ne suis pas sûr que partager certaines propriétés linguistiques ou paraphrastiques permette d'assimiler des termes comme masses ou femmes , avec d'autres comme objets inanimés . Je suis, pour ma part, beaucoup plus enclin à penser le sens comme un processus de composition d'éléments polysémiques. Cependant, il y a une certaine faiblesse, dans ma thèse, au niveau de la caractérisation sémantique des catégories purement linguistiques. Je m'en suis tenu aux structures casuelles, restant assez loin du niveau grammatical.
Vous dites que le marxisme, officiel et officieux, s'est opposé à la sémiotique des cultures. Or je croyais que la sémiotique des cultures était d'origine soviétique... S'agissait-il d'un mouvement déviant ?

François Rastier : Oui, du moins jugé comme tel et marginalisé, y compris géographiquement : Tartu était considéré comme le purgatoire de Moscou.
En fait, on pourrait relier la théorie des idéologies aux recherches sémantiques sur les évaluations (cf. les travaux de Greimas et de Zilberberg sur les modalités thymiques ; quelques études de votre serviteur sur l'ambiguité narrative selon les codes idéologiques des personnages (1971), sur les catégorisations sociales des évaluations (1984) ou sur les paradoxes (1996). Certains (Zilberberg ou moi) soutiennent même que tout contenu linguistique contient une modalité thymique. En d'autres termes, on ne peut séparer la description sémantique et celle des évaluations : elle n'ont été séparées que par la sémantique de la référence. Si bien qu'on ne peut maintenir une distinction tranchée entre le sémantique et l'idéologique, ou entre le conceptuel et le sociologique.

Jean Pierre Malrieu : Je confesse être ignorant de cette littérature (et suis preneur). Cependant n'y a-t-il pas un problème avec le concept de modalité thymique ? En effet, il existe toute une tradition en science cognitive et en neurobiologie, qui soutient que penser (linguistiquement) et éprouver des sentiments (ou s'émouvoir) sont des capacités fonctionnelles dévolues à différentes parties du cerveau (respectivement, au cortex et au système limbique). Ce qui pose le problème de la nature sémantique ou non sémantique des émotions. Dans certains travaux récents, comme ceux d'Edelman, on peut sortir de l'impasse, grâce, par exemple, à la notion de " classification couple ", qui permet de définir une catégorie comme un couplage d'éléments fonctionnellement fort différents.
Je suis donc tout disposé à utiliser la notion de modalité thymique, si l'on clarifie le statut de la " modalité " en question. S'agit-il d'une modalité au sens linguistique? Si oui, je serais plutôt réticent, car cela suggérerait à tort que la sémantique peut intégrer dans son appareil descriptif les réactions émotionnelles à un texte, ce que je ne crois pas. S'agit-il d'une modalité au sens plus général où la sémantique interprétative emploie la notion de simulacre multi-modal ? Là je serais plus d'accord.
En tout état de cause, si j'ai travaillé sur l'évaluation, et non sur les émotions, c'est précisement parce qu'il me semble que l'évaluation occupe un statut intermédiaire entre émotionnel et cognitif. Il me paraissait donc moins audacieux de proposer une modélisation " sémantique " des phénomènes évaluatifs que des phénomènes émotionnels, ou thymiques.

François Rastier : Il s'agit bien de modalités linguistiques. Si le coeur et la raison (id est le système limbique et le cortex) sont anatomiquement distincts, cela n'entraîne pas que la théorie sémantique doive séparer les traits descriptifs et les traits thymiques ou évaluatifs (comme on le fait traditionnellement avec l'opposition entre dénotation et connotation).
Les réactions émotionnelles à un texte ne sont pas liées directement aux traits thymiques ou évaluatifs qui y sont déployés. Heureusement, sans quoi la propagande serait l'arme absolue.
Un mot sur votre modélisation par réseaux sémantiques (graphes conceptuels, dont vous proposez une variante personnelle inspirée des réseaux connexionnistes étiquetés). Par rapport à un codage propositionnel, l'originalité tient à la propagation de valeurs évaluatives. Ce n'est pas tant l'arbitraire d'un codage "à la main" des poids évaluatifs qui retient l'attention, puisqu'une procédure arbitraire peut donner des résultats cohérents et convaincants. Mais on aurait pu chercher à automatiser partiellement, ou du moins à assister cette tâche, par exemple en repérant les traits évaluatifs dans un dictionnaire informatisé.
Surtout, se pose le problème du rapport entre structures casuelles et propagations évaluatives. D'autant plus que les structures casuelles sont la base des fonctions narratives, lesquelles sont clairement polémiques ou iréniques (contrats, par exemple). Aussi le codage des propositions, même s'il est plus complet que dans les graphes conceptuels, laisse ouverte la question des structures textuelles, en tant précisément qu'elles diffèrent des structures propositionnelles, et qu'un texte ne se réduit pas à une suite de phrases.
Dans votre dernier chapitre, vous éprouvez la modélisation proposée sur un texte à structures argumentatives et évaluatives complexes. Vous donnez une représentation convaincante de l'ambiguité, en superposant les deux isotopies évaluatives (pro- et anti-César). On aurait pu attendre à ce point de l'exposé un retour critique sur les phénomènes qui ne peuvent être captés par le formalisme proposé, non qu'il faille nécessairement les capter, mais du moins l'on pourrait dire pourquoi ils peuvent être négligés. Par exemple, l'ordre des affirmations, le retour périodique du nom de César dans la première moitié du texte, remplacé par celui de Brutus à la fin. L'analyse pouvait déboucher aussi, du point de vue plus technique d'une sémantique interprétative, sur une description fine des parcours interprétatifs, qui ne sont pas simplement superposés, mais connectés l'un à l'autre : les indices de connexion sont les allotopies évaluatives. En outre, si César reste en apparence l'objet du discours, c'est en fait le procès de Brutus qui est mené, et donc deux autres isotopies évaluatives, pro- et anti-Brutus auraient pu être décrites.

Jean-Pierre Malrieu : Vous suggérez que je n'ai pas pris en compte la dimension pro-anti Brutus. Ce n'est pas parce que j'ai utilisé le terme pro-César que je ne m'en suis pas occupé. En effet, l'idéologie pro-César est anti-Brutus (Brutus y est négativement évalué), et l'idéologie anti-César est pro-Brutus. Les calculs de cohérence idéologique prennent bien en compte les variations d'évaluation des occurrences de Brutus. Et je ne crois pas que distinguer entre quatre idéologies aurait apporté beaucoup à l'analyse.

François Rastier : Soit, mais pourquoi les idéologies obéiraient-elles à la loi du tiers-exclu ? je ne sais si l'on doit poser cela en principe bien que j'en sois personnellement convaincu.

Jean-Pierre Malrieu : Autre chose, j'ai vu le film de Mankiewicz. Cela fait vraiment réfléchir sur la différence qu'il peut y avoir entre une interprétation en situation et une interprétation textuelle. Ce ne sont pas du tout les éléments sur lesquels je me suis fondé qui ressortent du discours de Marc Antoine tel qu'il est prononcé par Marlon Brando. Il faut dire que Mankiewicz a pris de réelles libertés de mise en scène. Ansi César repose-t-il à même le sol, ce qui n'empêche pas Brando de dire "My heart is in the Coffin there with Caesar", alors qu'il n'y pas le moindre cercueil en vue!

François Rastier : Ainsi le cercueil de César est-il un acteur du récit et non un objet. Je défendrais volontiers Mankiewicz, car, tour de force, il a évité le péplum, en même temps que l'idéologie référentielle.


© avril 1997 pour l'édition électronique