L'ÉTENDUE D'UNE IGNORANCE
(à propos de Primo Levi)
Entretien de Varda Fizsbein avec Philippe Mesnard et François Rastier
(El
tamaño de una ignorancia, entrevista con Philippe Mesnard et
François Rastier,
Letras libres, fév. 2006, p.
50-53. Inédit en français)
Varda Fiszbein : Le célèbre dictum d'Adorno a longtemps marqué la pensée du génocide. Dans quel sens peut-on dire aujourd'hui que Levi et son œuvre offrent une réplique à ces vues ?
Philippe Mesnard : On pourrait, dans un premier temps, laisser la parole à Levi : " Il m'a semblé [...] que la poésie était mieux à même que la prose pour exprimer ce qui m'oppressait. Quand je parle de " poésie ", je ne pense à rien de lyrique. [...]. [J]'aurais reformulé la phrase d'Adorno : après Auschwitz, on ne peut plus écrire de poésie que sur Auschwitz. " Peut-être cela signifie-t-il que toute la force de l'acte poétique, qui dépasse la poésie, doit maintenant n'avoir de souci que pour Auschwitz, pour lui redonner sens, alors que se serait dessiné à l'intérieur des périmètres concentrationnaire et génocidaire des lieux de l'anti-sens, comme on parle d'anti-matière (je ne veux pas utiliser la métaphore cosmique du trou noir, même si elle est tentante, pas plus que celle d'Anus Mundi, titre du livre de Wieslaw Kielar). J'ajouterais également que si la poésie est, pour lui, " mieux à même que la prose ", qu'il ne " pense à rien de lyrique ", cela signifie que les formes littéraires qui seraient alors parues " naturelles " pour exprimer un témoignage sur cette expérience ne le satisfont pas. Il va alors chercher ailleurs, dans une poésie qui, par exemple, n'a plus vraiment cours. Il ne cesse aussi d'expérimenter des écritures, de s'y essayer. Derrière la formule de Levi qui semble se démarquer d’Adorno, je ne trouve pas qu'il soit en profond désaccord avec ce dernier, dont il faudrait commenter le dictum.
François Rastier : Ce dictum mérite d’être recontextualisé, comme l’a fait Bollack dans L’écrit. Pour Levi, si l’on ne peut plus faire de poésie que sur Auschwitz, ce propos n’a rien d’une règle, mais s’applique selon moi à sa propre poésie.
Varda Fiszbein : Si le témoignage constitue bien un genre littéraire, qu'est-ce qui le distinguerait de la poésie, la fiction narrative ou la déposition judiciaire ?
Philippe Mesnard : Le témoignage n'est pas un genre littéraire. Lorsqu'il admet en lui une dimension littéraire, il vient déranger la question du genre, de même que certains témoignages écrits résistent aux interprétations et les dérangent. C'est pourquoi on réduit l'écriture de Levi au cliché d'une simplicité et d'une clarté écolières. Cela arrange certains, notamment ceux qui veulent y fonder leur propre mystique. Le cas de Giorgio Agamben. Mais revenons à votre question. Tout et rien distinguent le témoignage de la poésie, de la fiction ou de la déposition judiciaire - à condition, pour celle-ci, de lui admettre une littérarité qui la fait immédiatement sortir du prétoire -, tout et rien, car le témoignage peut emprunter chacune de ces formes, ou d'autres, sans que ces formes suffisent à le définir. Mais, de toute façon, une forme ne suffit jamais à définir une expression !
François Rastier : Ulysse a été le dernier à témoigner en vers. Wiesel affirme que les Grecs ont inventé la tragédie, et nous le témoignage. Le témoignage de l'extermination a dépassé la sphère proprement juridique de la déposition écrite en justice pour devenir ce que Perec, à propos d'Antelme, appelait la vérité de la littérature. Cela impose de revenir sur la prétendue antinomie entre éthique et esthétique, telle qu'elle est formulée aujourd'hui.
Varda Fiszbein : François Rastier se réfère dans son livre au compromis éthique que cet auteur aurait assumé, notamment en ce qui concerne la transmission des expériences vécues au Lager, compromis qui prend la forme d'un " Décalogue ". À l'origine du " Décalogue " levien, peut-on déceler des traces de l'influence du judaïsme ? En quoi consiste exactement le " Décalogue " de Primo Levi ? Quel rapport entre ce " Décalogue " et son œuvre ?
François Rastier : Le Décalogue privé de Primo Levi formule non sans humour les règles d'écriture qu'il s'assigne : " Tu écriras de façon concise, clairement, correctement ; tu éviteras les volutes et les arabesques, tu sauras dire à propos de chacun de tes mots pourquoi tu as utilisé celui-ci plutôt qu'un autre ; tu aimeras et imiteras ceux qui suivent cette même voie". La forme de ces commandements moraux souligne l'engagement éthique de l'écrivain, à cent lieues du post-romantisme exalté et dépressif devenu ordinaire.
Philippe Mesnard : J’ajouterais que ces commandements ne sont pas sans humour, ou ironie plutôt, ce qui n’est pas antagonique avec la teneur morale.
Varda Fiszbein : Sous l'éclairage de l’œuvre de Levi, comment lire et interpréter des concepts tels que "zone grise" ou "enfer" (qu'il s'agisse de l'Enfer de Dante ou d'autres) ? Pourquoi et comment ces concepts jouent-ils un rôle déterminant pour des auteurs tels que Steiner ou Agamben ?
Philippe
Mesnard : Je ne sais si ce sont des concepts, mais en tout
cas ils sont à l'opposé l'un de l'autre. La " zone
grise " exprime la seule forme de socialité, précaire
et dégradée, que les conditions concentrationnaires
rendaient possible. L' " enfer " est une notion éminemment
culturelle qui n'a rien à voir avec le camp - sinon par le
fait qu'il était souvent convoqué par les déportés
pour désigner la violence qui y sévissait.
Pour
Steiner ou Agamben, la zone grise est certainement impénétrable
à leur pensée qui fonctionne par le truchement d'un
mode binaire derrière lequel se cache une conception
théologique dénuée de toute intelligence de la
complexité sociale quelle qu'elle soit.
François
Rastier : La notion de zone grise vient des écrits
antifascistes des années trente. Elle désigne chez Levi
toute une gamme de compromissions qu'il cherche à comprendre
et non à condamner.
Quand
Steiner veut voir dans l'extermination un accomplissement de l'Enfer
de Dante, ce cliché lui permet d'exonérer le nazisme
aux dépens du christianisme. Qu'Agamben fasse de la zone grise
un espace d'exception, cela concorde avec sa théologie
négative de l'exception, qu'il relie lui-même à
la théologie politique de Carl Schmitt, Kronjurist de
Hitler, et théoricien de l'Etat d'exception permanente que fut
le Reich.
Varda Fiszbein : La pensée de George Steiner et de Giorgio Agamben est bien reçue aujourd'hui, surtout dans les milieux intellectuels. Pourquoi dites-vous que les idées qui la sous-tendent sont tendancieuses, voire dangereuses ?
Philippe Mesnard : La réponse est déjà contenue ci-dessus. Le problème tiendrait moins, à mon avis, à leur pensée qu'à la fascination et à l'absence de critique qu'elle suscite et dont elle se nourrit. Problème de réception " postmoderne ". Nombreux sont les intellectuels qui nourrissent une foi, souvent inavouable (une mauvaise foi !), en l'irrationalisme et aiment à s'incliner devant des pseudo-autorités, comme si leur vénération les valorisait.
François Rastier : Les auteurs que vous mentionnez ne font que dire ce qu'on attend d'eux, et dans un double langage qui comble tout le monde. Malgré ce qui les sépare, ils se recommandent tous deux de Heidegger (cf. le Martin Heidegger de Steiner, Le Langage et la mort d'Agamben). A la suite de courants catastrophistes et/ou apocalyptiques (Spengler et Soloviev pour Steiner, Carl Schmitt et son Katechon pour Agamben), ils font de l'extermination symbolisée par Auschwitz le début d'une ère nouvelle où les valeurs sont inversées, ou la démocratie n'a plus de sens, ou l'exception est devenue la norme. En donnant d'Auschwitz une interprétation crypto-théologique et biopolitique, ils conçoivent l'extermination avec les catégories qui l'ont rendue possible et bloquent toute compréhension historique. Leur radicalisme élitaire accompagne la montée des fondamentalismes. Mais du moment qu'ils sont connus pour leur notoriété même, on se dispense de les lire avec attention.
Varda Fiszbein : Survivant et témoin sont-ils synonymes ? Pourquoi des survivants n'ont-ils pas été écoutés ou n'ont pas pris la parole pour témoigner ?
François
Rastier : Beaucoup de survivants n'ont pas témoigné,
ils sentaient que la volonté d'aveuglement se poursuivait
après la guerre : certains témoins étaient
traités d'affabulateurs, voire internés. D'autres ont
reconnu leur expérience dans des témoignages déjà
publiés (comme Si c'est un homme).
Ce
n'est qu'au cours des années 90 que le recueil des témoignages
devint systématique. La fable douteuse d'un " événement
sans témoin " et le poncif de l'indicible n'empêchent
pas que l'extermination soit devenue un des événements
historiques les mieux documentés.
Il
reste que la plupart des bourreaux n'ont pas été
poursuivis ou ont échappé aux poursuites.
Varda Fiszbein : Dans quelle mesure le choix des mots pour désigner la destruction des juifs d'Europe est-il porteur de sens spécifiques et antagonistes ? Est-il indifférent de parler d'" holocauste ", de " Shoá ", de " génocide ?
François Rastier : Holocauste a un sens religieux, Shoa désigne en hébreu biblique une catastrophe naturelle : dans les deux cas, la responsabilité historique se trouve éludée. Génocide est une qualification juridique, qui hélas n'est pas liée seulement à l'extermination nazie. Je préfère donc pour ma part parler d'extermination, sans plus, et c'est parfaitement compris.
Varda Fiszbein : Si l'écrivain-témoin a un devoir à accomplir vis-à-vis des morts (les engloutis) et s'il est convaincu qu'il a survécu afin de raconter et de témoigner, peut-il arriver à penser qu'il a survécu uniquement pour cela ? Primo Levi s'est-il donné la mort parce qu'il avait " fini de raconter-témoigner " ?
Philippe
Mesnard : Une chose est de vivre avec l'expérience
concentrationnaire. Autre chose d'être dépressif. A quoi
s'ajoute usure et déception de cette fonction de "
rescapé professionnel " que Levi finit par qualifier
ainsi en y portant un regard très critique à partir des
années 1980. Il faudrait savoir - et peut-être est-ce un
des enseignements que Levi aurait voulu nous transmettre - ne pas
réduire les faits à une explication monocausale qui
réponde à ce qu'attendent beaucoup, et qui, finalement,
les rassure.
Tracer
une ligne droite entre les camps et le suicide est une réponse
trop évidente pour être juste ; le suicide de Levi s'est
trop vite constitué en objet culturel.
François Rastier : Comme Levi le disait lui-même à propos d'Améry, le suicide ne peut être interprété. Deux ordres de raisons peuvent l'y avoir poussé. D'une part la hantise qui atteint le survivant - et que décrit de l'intérieur le poème qui porte ce titre, et qu'atteste aussi son entretien téléphonique avec le grand rabbin de Rome une heure avant son décès. D'autre part son pessimisme - ou sa lucidité - devant l'évolution du monde (il disait à Wiesel : c'est pire qu'avant). Levi, certes hanté par le passé, s'est vraisemblablement suicidé par pessimisme à l'égard du présent : il était affecté par l'ignorance et l'indifférence des collégiens devant qui il allait témoigner, par l'essor du négationnisme, tout ce qui le niait en tant que victime, témoin et survivant.
Varda Fiszbein : Dans peu d'années il ne restera plus aucun survivant des camps - ni de bourreaux, d'ailleurs - pour témoigner et nous enjoindre à la vigilance. Comment lutter contre l'oubli, le négationnisme ou l'indifférence de la " postmodernité " ?
François
Rastier : Distinguons l'événement lui-même
(qui bientôt appartiendra tout entier à l'histoire), et
l'extermination, qui a dépassé la référence
politique pour devenir un problème intellectuel d'aujourd'hui,
un " objet culturel " qui appartient d’autant plus à
notre présent que le devoir de mémoire devient un
devoir d'éducation.
Le
négationnisme est maintenant débordé sur sa
droite par "l'affirmationnisme" de tous ceux qui proclament
que le seul tort d'Hitler a été d'échouer.
Plutôt que l'indifférence, la post-modernité
cultive l'ambiguïté autour du sado-masochisme (voir la
critique par Levi du film Portier de Nuit, de Liliana Cavani)
ou des états-limites (Agamben sur l'essentialisation du
Musulman, qu'il place au centre de la Rose Mystique de Dante). La
complaisance s'est concrétisée dans le faux pathétique
de Benjamin Wilkomirski, Fragments, infesté de pathos
et de visions d'épouvante (des rats sortant du ventre des
femmes enceintes), et qui fut couvert de prix avant d'être
décelé.
Des
auteurs comme Levi, Antelme, Améry, Klüger, exercent
cependant une critique silencieuse et définitive contre cette
sorte de complaisance : dans leur souci éthique, ils disent
aussi la vérité de la littérature.
Philippe Mesnard : Je souscris tout à fait à la réponse de François Rastier. Et je finis par me dire que la seule position d’intelligence qui reste aux survivants ayant la possibilité de se faire entendre, est une position critique, déjà ouverte par Levi.
© mars 2006 pour l'édition électronique