LA MÉTAPHORE EST UNE FIGURE OUTRAGEUSEMENT ENVAHISSANTE
Échange
entre François Rastier et Pascal Michelucci sur sa thèse
Philosophie et
sémantique du poème chez Paul Valéry :
la métaphore aux limites du complexe
valéryen
François Rastier : La métaphore est une figure outrageusement envahissante, au dépens des tropes, des figures, puis de la rhétorique tout entière. L'inflation académique à son propos est sans exemple, et les théories cognitives n'ont fait que radicaliser un opportunisme théorique angoissant (cf. "Une métaphore, c'est comprendre quelque chose par quelque chose d'autre", Lakoff et Johnson), qui en a fait le fondement de toute interprétation.
Pascal Michelucci : Peut-être n'est-ce pas la seule faute des théoriciens. De nombreux poètes et écrivains sont aussi coupables de cette inflation, surtout lorsqu'ils se donnent des airs de théoriciens (ì Prenons le langage : si vous mettez de côté les quelques éléments primitifs que sont les sons naturels, que vous reste-t-il sinon des métaphores ? Qu'on les reconnaisse comme telles ou pas, encore fluides et bariolées, ou alors racornies et délavées î Thomas Carlyle). Le succès du récit de fiction a apporté avec soi un retranchement des poètes et critiques dans des quartiers d'hiver. La métaphore se perçoit facilement comme le noyau dur de la poésie (puisque la prosodie classique n'est plus en odeur de sainteté). Baudelaire est peut-être un des grands premiers dans ce mouvement de la modernité - l'éphémère et le transitoire du règne de l'image (en traduction Baudelaire n'a ni queue ni tête, comme Mallarmé d'ailleurs). Jacottet est à la pointe d'un mouvement inverse de nettoyage de la situation métaphorique (si j'ose dire). Je crois que l'interrègne a donné aux théoriciens les armes qui permettaient l'invasion.
François Rastier : Il semble que la métaphore soit le
moyen, pour Lakoff (comme pour Sokal...), de poser en le
réifiant le problème de líimagination, et plus généralement de
la création.
En tout cas votre typologie des théories métaphoriques
est-elle bienvenue. Je ne suis pas certain certain toutefois
que le partage entre la rhéto-stylistique et le
philo-cognitivisme permette d'y voir si clair. Vous attribuez
à la première option des traits qui sont plutôt ceux de la
problématique logico-grammaticale (lexicale, componentielle),
et à la seconde des traits de la tradition rhétorique et
herméneutique, préoccupée des contextes, des textes et des
situations. Il me semble que cette hypallage théorique
obscurcit quelque peu l'enquête.
François Rastier : Quant à son rôle chez Valéry, il y a lieu de s'interroger sur ce Système qui semble à bien des égards un mixte contradictoire de philosophie spéculative mais encyclopédique, dans la tradition hégélienne, et d'une rhapsodie fragmentaire qui reprendrait la subversion nietzchéenne.
Pascal Michelucci :P lusieurs des Valéryens eux-mêmes en sont perplexes (en privé). Publiquement, on suture tout ça en parlant d'écriture-Protée, de comminution des fractures, d'Orphée philosophe démembré - métaphores pratiques mais qui font long feu car je crois qu'il n'y a pas de cohérence philosophique franche dans ce mixte. C'est un syncrétisme, et le vrai projet reste un grand flou éidétique: 'j'ai l'esprit unitaire en mille morceaux', 'mélange c'est l'esprit', 'j'ai beau faire tout m'intéresse' - les formules valéryennes allant dans ce sens sont légion. Si Valéry se reconnaît bien dans son Système c'est surtout qu'il y place ses réactions épidermiques et ses engouements sans se soucier de leur complémentarité théorique, et en prenant pour acquis leur pertinence philosophique (comme dit la pub: ' c'est moi qui l'ai fait').François Rastier : On pourrait mettre en relation la sémantique de Valéry, qui doit beaucoup à Mallarmé comme à Bréal, avec la sémantique de tradition saussurienne que vous utilisez.
Pascal Michelucci :U n projet en effet que je garde sous le coude. Celeyrette-Pietri a un bon article sur Valéry, Mallarmé et Bréal (Archives des lettres modernes 225, 1987, 75-97 - une autre article par F. Richaudeau établit une précursivité de Valéry en psycholinguistique), mais il y a encore de la place comme vous l'avez vu.François Rastier : Finalement, la poétique valéryenne ne tient qu'un rôle discret, comme absorbée par la philosophie d'une part, et la poésie proprement dite de l'autre.
Pascal Michelucci :: En fait on en a beaucoup parlé, mais la poétique a été connue principalement à travers les textes notoires des Variété (Collège de France, etc..) Les vraies notes du cours ont été publiées au compte-goutte par un élève (à la Saussure) dans une obscure revue marseillaise sur laquelle je ne suis pas encore arrivé à mettre la main. Simone Weil les a lues au fur et à mesure et elles lui ont fait l'effet d'une révélation (LE BRETON, Georges. ' Notes du Cours de poétique de Paul Valéry ', Yggdrasill, nº 9-34 [1937-1939]).
François Rastier : Il n'est pas certain cependant que
la métaphore soit le meilleur point d'entrée dans son oeuvre,
du moins quand son concept relève (notamment dans la critique
française, fort influencée par la tradition des grammairiens
philosophes) d'une problématique du signe. Elle peut certes
tenir un rôle éminent dans la philosophie linguistique de
Valéry, souvent occupé à accuser les insuffisances et les
ressources du langage. Mais dans sa pratique poétique, la
métaphore s'estompe, ni métaphore symboliste, ni image
surréaliste, et laisse place à des entrelacs complexes
d'isotopies.
Sauf à croire Valéry quand il affirme l'unité de sa pensée,
sa théorie et sa pratique de la métaphore restent sans doute
relativement indépendantes.
François Rastier : Pourquoi, sans coup de force certes, mais sans autre nécessité que d'unifier l'oeuvre, penser que les Cahiers, du seul fait qu'ils sont parallèles aux poèmes, procèdent d'une démarche commune ?
Pascal Michelucci :O utre leur distribution chronologique parallèle, et leurs ressemblances thématiques, je vois dans les Cahiers et la poésie des rapports théoriques importants (la métaphore en est un). Quand pendant longtemps Valéry développe les causalités des enchaînements d'idées, et les ìrelations rationnellesî (lisons motivées) et que cela se retrouve comme méthode d'écriture cela peut suggérer l'évidence: Valéry n'écrit pas comme le fait un générateur automatique de textes, ni comme R. Roussel. Par contre même si l'idée des réseaux de sens était banale au départ, le fait qu'elle réapparaisse dans les brouillons des poèmes me fait lever l'oreille.François Rastier : Vos analyses, qu'il faudrait commenter avec plus de détail, apportent du nouveau à la génétique française, tentée tout à la fois par un positivisme qui ne rend pas justice à la philologie, et des simplifications "énonciatives" et néo-freudiennes, qui négligent en fait le problème de la textualité.
Pascal Michelucci : Une phrase bien sentie! 'Je suis le
moins freudien des hommes'. 'Freud et Cie' lui inspirent une
méfiance teintée d'angoisse. On m'a demandé pendant la soutenance
pourquoi j'avais subtilisé Freud dans l'interrogation sur Narcisse
et sur la métaphore.
Il est facile de voir que la génétique française est séduite par
le freudisme et le lacanisme - sans que cela apporte de grandes
réponses d'ailleurs. Il y a eu un temps psychanalytique pour
Valéry aussi (un peu en perte de vitesse globalement). Il est plus
curieux d'abandonner les critiques qu'il lui a faites pour
montrer, d'emblée avec Freud, la vérité d'une psyché sur laquelle
Valéry lui-même n'a fait que se pencher - in abstracto, sur le
rêve par exemple, et sur le Moi, le Soi, le Moi pur, le Moi2,
l'Ego...
Pour la génétique comme pour la psychanalyse, on passe vite la
textualité sous silence (il y a du et des discours - ça parle.
Cela est plus surprenant chez les généticiens qui s'attachent au
texte - ça parle, mais comment ça marche?) Je crois qu'il y a
intérêt à revenir patiemment aux textes et je suis bien conscient
de ne pas avoir épuisé le sujet avec mes grandes remarques.