DÉBAT SUR L'OXYMORE
- Ou d’une avare magnificence
Débat entre Michel Schmouchkovitch et François Rastier
« Les bienséances, les modes, les usages qui dérivent du luxe et du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maussade uniformité. Le plaisir qu'on veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde: on ne l'a ni pour eux ni pour soi. Le ridicule, que l'opinion redoute sur toute chose, est toujours à côté d'elle pour la tyranniser et pour la punir. On n'est jamais ridicule que par des formes déterminées: celui qui sait varier ses situations et ses plaisirs efface aujourd'hui l'impression d'hier: il est comme nul dans l'esprit des hommes; mais il jouit, car il est tout entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seule forme constante serait celle-là; dans chaque situation je ne m'occuperais d'aucune autre, et je prendrais chaque jour en lui-même, comme indépendant de la veille et du lendemain. Comme je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais d'agriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoique une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier; et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté. »
J.-J. Rousseau, Emile ou de l’Education, fin du livre 4
François
Rastier : Votre thèse sur l'interprétation de
l'oxymore chez Rousseau détaille l'expression avare
magnificence, dans le célèbre programme de vie tiré
de l'Emile. On y trouve le verger idéal qui donne au
promeneur, avec une avare magnificence, les fruits qu'il prend
selon ses besoins heureusement modérés.
On pourrait éclairer ce passage par la
lettre XI de la quatrième partie de La nouvelle Héloïse,
dont sort le texte prélevé dans l'Emile et
d'abord rédigé sur l'exemplaire personnel de Rousseau.
On y trouve un compendium des oppositions entre le jardin
(artificieux) et le verger, un hortus conclusus qui aura une
longue postérité - par exemple le Paradou évidemment
paradisiaque dans La faute de l'abbé Mouret [Zola].
Il faut sans doute distinguer du verger édénique
le jardin évangélique : dans La nouvelle
Héloïse le jardinier Gustin, au nom fort augustinien,
consacre au jardin le nombre évangélique de douze
journées par an. Ce jardin a "été planté
des mains mêmes de la vertu" (p. 364), et il fait
antithèse au bosquet fatal qui s’étend de l’autre
côté de la maison et sur lequel plane le souvenir de la
Faute - bosquet évoqué dans la lettre suivante (p.
367).
Michel
Schmouchkovitch : Je ne suis pas tout à fait d’accord
avec vous quant à l'analogie que vous faites entre le passage
en cause extrait de l'Emile et la lettre XI de la quatrième
partie de La Nouvelle Héloïse. Voici mon point de
vue à ce sujet. Un point de vue global : l'appréciation
de Rousseau sur cet Elisée ; un point de vue plus local : les
oppositions isotopiques entre les deux textes.
1)
On peut repérer deux parties dans cette lettre XI. La
redécouverte du verger et les souvenirs ou la collection des
divers types de jardin à cette époque.
À
mon sens la seconde partie éclaire la première. La
bascule entre l'Elisée et la falsification de la nature est
indiquée par au moins deux remarques :
"A
ces mots il me vint une imagination..." (II, 480), et "...c'est
d'être un amusement superflu" (II, 485).
« À ces mots,
il me vint une imagination qui les fit rire. "Je me figure, leur
dis-je, un homme riche de Paris ou de Londres, maître de cette
maison, et amenant avec lui un architecte chèrement payé
pour gâter la nature. Avec quel dédain il entrerait dans
ce lieu simple et mesquin! Avec quel mépris il ferait arracher
toutes ces guenilles! Les beaux alignements qu'il prendrait! Les
belles allées qu'il ferait percer! Les belles pattes-d'oie,
les beaux arbres en parasol, en éventail! Les beaux treillages
bien sculptés! Les belles charmilles bien dessinées,
bien équarries, bien contournées! Les beaux boulingrins
de fin gazon d'Angleterre, ronds, carrés, échancrés,
ovales! Les beaux ifs taillés en dragons, en pagodes, en
marmousets, en toutes sortes de monstres! Les beaux vases de bronze,
les beaux fruits de pierre dont il ornera son jardin!... »
La réprimande que reçoit Saint-Preux fait basculer sa critique sur une autre scène : celle de l'amour.
« Je (M. de Wolmar) n'ai qu'un seul reproche à faire à votre Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraîtra grave; c'est d'être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés? - Il est vrai, dit-elle un peu embarrassée; mais j'aime mieux ceci. - Si vous aviez bien songé à votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrète. Jamais ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la raison quoiqu'elle me l'ait toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes; ils sont plantés par les mains de la vertu. »
Julie
ne s'autorise comme promenade que ce verger clos, dont le mari est un
des seuls à avoir la clef (même sans le bon Dr. Freud,
on pense aux grivoiseries de Voltaire dans ses lettres sur La
nouvelle Héloïse), et ce lieu me semble être le
reflet de la facticité du bonheur conjugal de Julie. Le mot
facticitéest sans doute un peu fort car la sincérité
de Julie n'est pas en cause - quoique les auteurs américains,
mais non pas les français, parlent de la duplicité de
Julie.
2)
S'il est vrai que la 'négligence' ("il ne vous en a coûté
que de la négligence", II, 472) a quelque chose à
voir avec l'avare magnificence, plusieurs traits significatifs
m'apparaissent en opposition. Le fait que le jardin soit fermé
à clef, que les arbres soient greffés, et horreur, par
d'autres espèces, qu'un système compliqué amène
l'eau (cela lui rappelle sans aucun doute le souvenir de l'aqueduc
détruit), bref que l'art imite la nature comme dans les
jardins florentins ou de Tivoli.
Par
ailleurs je suis d'accord avec votre analyse.
François
Rastier : N'oublions pas que rien n'y paraît, que ce
ruisseau serpente comme naturellement, que les allées sont des
chemins, non des perspectives, que les oiseaux ne sont point en
volière, mais pullulent attirés par des plantes
friandes semées ça et là, c'est j'en conviens un
paradis non sans facticité mais c'est celui de l'art - plutôt
que du mariage - et en est-il un autre ?
Quoi
qu'il en soit, je me demande en quoi l'emploi de l'oxymore est-il
caractéristique de Rousseau et quelle est sa fonction dans son
oeuvre. Elle se trouve peut-être dans sa théorie de la
nature : l'origine était conçue comme indistinction in
nuce, et l'oxymore redit cette unité perdue des
contraires.
Ou
encore, dans une lecture dissimilatrice, il permet de renvoyer des
apparences, pour la civilisation corrompue (cf. avare), à
la vérité d'une âme pure (cf. magnificence).
Ainsi l'avare magnificence comme l'éloquence muette
sont-elles deux témoignages concordants, l'un sémiotique,
l'autre économique, de la modération qui régnait
à l'état de nature.
Michel
Schmouchkovitch : Je reviens à l'interprétation de
l'oxymore "avare magnificence". Vous en proposez une
lecture dissimilatrice qui indexe "avare" du côté
de l'apparence et "magnificence" du côté de la
vérité intime, de l'adéquation de l'être à
la généreuse économie de la nature. Cette
lecture m'a tout d'abord déstabilisé. Cependant elle me
permet de mettre en évidence une différence d'approche
interprétative que j'aimerais discuter avec vous.
Je
trouve deux raisons à votre lecture :
1)
Le global déterminant le local, le thème inhérent
à la pensée sociale de Rousseau de la disparité
de l'être et du paraître (qui à mon sens se
continue dans son délire de persécution que je préfère
voir comme un délire d'authenticité) justifie cette
application dissimilatrice à l'oxymore.
2)
Le texte procède par opposition binaire entre le luxe et le
simple (le rustique). Le terme "avare" gardant alors son
sens usuel : celui d'un riche (un Rousseau fictivement riche) qui ne
se fait bâtir qu'une si modeste maison.
Je
rappelle de façon succincte mon interprétation :
Rousseau qui épouse un moment le rôle d'un propriétaire
qu'il n'a par ailleurs jamais été, devient alors aussi
prodigue que peut l'être la généreuse nature ;
est-il devenu le Dieu d'un paradis où le promeneur ne serait
autre qu'Adam [un Adam auquel aucun fruit ne serait défendu
(nouvel effacement du péché originel)]... lecture
intertextuelle ou à nouveau détermination du local par
le global ?). Mais son avarice est alors celle :
a)
de l'état de nature où les êtres sont séparés
les uns des autres, sans aucune relation entre eux, donc sans échange
aucun ou
b)
de celui qui aurait voulu vider l'échange, le don, de
l'aliénation respective (dette/obligation) des contractants.
Si
les mots ont un poids, on arrive là au juste équilibre
entre avarice et magnificence, à l'économie, à
la bonne mesure. Il me semble que mon interprétation
économique est plus "inhérente" au texte, à
sa thématique, que celle que vous me proposez, que je
qualifierais d'"afférente". Qu'en pensez-vous ?
C'est
effectivement encore ici la détermination du local par le
global, celui de sa sensitivité à tout rapport social
(qu'il soit affectif ou économique). Mais je ne vois pas là
de décalage dissimilateur entre deux registres : "avare"
et "magnificence" appartiennent tous deux au même
univers, celui de l'univers non aliéné (naturel dont la
simplicité rustique peut donner quelque idée) de
Rousseau. Il me semble donc que la dissimilation n'a pas le dernier
mot et c'est donc sur cette question de la légitimité
des interprétations que j'aimerais avoir votre commentaire.
L'autre interrogation que je me pose concerne les limites de
l'interprétation. Certes, mon interprétation semble
cohérente avec la pensée de Rousseau (c'est-à-dire
avec le corpus exégétique des lectures de Rousseau,
sans d'ailleurs négliger leurs divergences) mais y a-t-il un
moment où l'interprétation devient une réécriture
? Où s'arrête la bonne foi dans la "fidélité
créatrice" ? Quelle est la différence entre le
commentaire et l'interprétation ? Vous êtes surpris que
ma conclusion porte sur Rousseau mais c'est vrai que j'ai ce souci de
revenir en dernier lieu au texte car j'ai la conviction encore
maladroite que le texte porte en lui-même ses propres
contraintes interprétatives et que l'essai de détermination
de celles-ci a à voir avec une éventuelle légitimation
de l'interprétation, une fidélité à
l'auteur.
François
Rastier : Vous avez raison (si je ne me trompe) : les deux termes
avareet magnificence, qui sont péjoratifs dans
l'état de civilisation, du moins selon Rousseau qui voit dans
la magnificence un excès, se neutralisent l'un l'autre, ou du
moins se proportionnent à une juste mesure dans l'état
de nature, par un parcours que vous dites à bon droit endoxal.
J'aurais fait une lecture de l'oxymore comme un
paradoxe qui indexerait un terme dans un univers ou une époque,
et l'autre dans un(e) autre. Chez Chamfort (mais j'ai peut être
trop travaillé sur lui) il en serait ainsi, comme vous vous
doutez bien.
Magnificence
est normalement mélioratif dans la doxa de l'époque, et
chez Rousseau il peut devenir péjoratif : mais dans cet emploi
il reste mélioratif, en changeant d'acception et en
contredisant son étymologie, bref en devenant une "offrande"
frugale.
Par
contraste, avare, normalement péjoratif devient
mélioratif dans ce contexte. On doit remarquer cependant que
le statut d'avare prête à discussion : on trouve
dans la première édition du dictionnaire de l'Académie
française des emplois mélioratifs d'avare (par
exemple : "une femme avare de ses charmes").
On
peut soutenir que si l'oxymore unit des termes en relation de
contradiction sémantique (comme par exemple tonnerre muet
chez Mallarmé), il s'ajoute ici une inversion évaluative
par rapport au sens le plus commun à l'époque,
puisqu’avare est ici mélioratif. Mais comme
l'acception méliorative est parfois attestée, notamment
dans des contextes moralisants, on pourrait en outre lire ici une
syllepse sur avare : dans l'univers social avare est
généralement
péjoratif,
dans celui de Rousseau, c'est l'autre acception qui prévaut.
Je retiendrai pour ma part que la caractérisation
d'une forme sémantique comme oxymore, paradoxe ou syllepse, en
admettant que ces tropes négligés ne puissent se
combiner, dépend non seulement des normes sémantiques
propres à l’œuvre de Rousseau, mais aussi des parcours
interprétatifs que l'on y trace, selon que l'on formule ou non
sur l’œuvre une hypothèse d'isonomie.
Pour les autres questions, il me faudrait ou me
faudra un livre pour les poser, sans d’ailleurs prétendre y
répondre. Je vous l'épargne, et j'espère que
nous pourrons bientôt lire sur Texto ! votre belle analyse
!
© décembre 2005 pour l'édition électronique.