SUR L'AFFAIRE SOKAL,
APRÈS UNE TABLE RONDE SUR LE THÈME: HERMÉNEUTIQUE ET SCIENCES

Un trilogue entre Pierre Dumesnil (Economie, INT Evry), François Rastier (Linguistique, CNRS Paris) et Jean-Michel Salanskis (Philosophie, Université de Lille III)

 

Pierre Dumesnil : Je me permets de vous faire part d'une certaine déception après avoir assisté à la "table ronde sur le thème Herméneutique et sciences" et sur "L'après-Sokal...". A mon avis un vrai débat sur pièces et... sur textes reste à faire. Vous aurez remarqué que personne n'avait "l'objet du délit" en main et que la discussion en est restée aux intentions supposées malignes des auteurs.

François Rastier : Votre appréciation me semble restrictive, ou peut-être attendiez-vous trop. L'essentiel de la réunion a été consacré au projet intellectuel des auteurs de l'ouvrage Herméneutique : textes, sciences. Thouard, Miesckiewicz, Bachimont, Stewart, Clément, Salanskis, notamment ont pris la parole. "L'affaire Sokal" n'avait qu'une place secondaire (et ne figure pas sur le carton d'invitation !).

Pierre Dumesnil : Même si le thème principal de la séance n'était pas cette "affaire", il m'est simplement apparu qu'on l'avait expédiée un peu vite. Sans doute était-elle d'emblée réglée pour tous, j'avoue que, pour moi, elle ne l'est pas encore vraiment (d'où mon attente, sans doute excessive).
Dire, par exemple, qu'il y avait un aspect "délateur" ou policier dans la "dénonciation" des auteurs épinglés par S & B me semble hors de propos et récuse par avance toute attitude critique - que je croyais être le b a ba de la démarche herméneutique.
C'est précisément l'attitude qu'avait eue, par exemple, Bernard Henri-Lévy, il y a une quinzaine d'années, après avoir été justement éreinté par P. Vidal-Naquet, ce qui lui avait valu un article cinglant de C. Castoriadis dans le Nouvel Observateur, sous le titre "Les divertisseurs".

François Rastier : Ce "dénonciation" est sans doute d'une approximation lexicale. Je souligne cependant qu'un partisan de Sokal lançait cet appel dans le Monde de l'Education de janvier (Article : Des Normaliens jugent les impostures intellectuelles) : "il faut une police philosophique capable de poser les bornes à ne pas franchir" (p. 10). Cela est notable dans le paysage intellectuel français d'aujourd'hui.
La dénonciation à laquelle se livrent joyeusement Sokal et Bricmont n'a rien de policier ; mais elle n'a pas grand chose de philosophique : ils n'ajoutent à leur florilège de sottises aucun argumentaire, et laissent s'interroger sur leurs intentions, ce qui leur permet d'en donner dans divers entretiens des versions adaptées aux divers publics.

Pierre Dumesnil : Autre exemple : Sokal et Bricmont ne sont pas contre l'emploi de métaphores issues du monde scientifique mais contre leur emploi frauduleux. Ce qui n'est pas du tout la même chose.

François Rastier : Tout le monde est d'accord là-dessus.

Pierre Dumesnil : Après tout, le discours scientifique ou mathématique est truffé de termes métaphoriques, mais je ne crois pas que Bourbaki prenne appui sur les significations externes au champ mathématique des mots "ensemble", "tribu", "clique", ... pour légitimer des propriétés dans ce champ. Que ces métaphores aient des propriétés heuristiques n'est pas en cause.

François Rastier : Ces termes seraient simplement des catachrèses. Je note seulement que Sokal ne s'en prend pas aux métaphores des auteurs "sérieux", dont certains le soutiennent, que ce soit la métaphore computationnelle chez Chomsky et Fodor, ou la métaphore épidémiologique chez Sperber.
Ces métaphores ont pourtant une fonction purement idéologique (rabattre les sciences humaines sur la computation ou la biologie), et non heuristique.

Pierre Dumesnil : Là où il y a fraude, c'est lorsque les auteurs "jouent double jeu" : j'éblouis mes lecteurs ou auditeurs de mes connaissances scientifiques, lorsqu'ils sont largement ignorant du domaine, leur laissant entendre que je ne suis pas dans la métaphore et je crie à la censure anti-métaphore lorsque j'ai affaire à un spécialiste du domaine.

François Rastier : Ils rendaient un pénible hommage à une image périmée de la science - et les références de Sokal et Bricmont ont souvent plus de vingt ans : avec le recul du scientisme, la métaphore scientifique a de fait cessé d'avoir un rôle de caution.

Pierre Dumesnil : Vous aurez compris que je trouve l'entreprise de Sokal et Bricmont plutôt salubre et je ne la crois pas anti-herméneutique, au sens où je crois que le groupe l'entend.

François Rastier : Je doute que si groupe il y avait il soit unifié sur ce point. L'article princeps de Sokal mentionne l'herméneutique dans son titre, et c'est bien elle, et non la physique quantique qui est visée. On peut certes restreindre leur propos et dire que nos auteurs visent essentiellement le déconstructionnisme américain et certains de ses inspirateurs français secondaires, qui ont en effet discrédité le thème herméneutique. On note cependant la quasi absence dans cet ouvrage des auteurs les plus importants de l'herméneutique contemporaine : Ricoeur, Lévinas, Bollack, etc. Même Derrida n'est affronté que par raccroc, et nos auteurs se rabattent sur Irigaray ou Virilio qui ne sont pour rien dans l'affaire. Je pense que la critique d'auteurs comme Kristeva (dont les billevesées sur Mallarmé ne sont pas moins divertissantes que sur l'axiome du choix) reste largement à faire - pour qui serait prodigue de son temps. Personnellement, je ne me suis jamais censuré sur ce point.
Mais le problème de l'interprétation demeure entier et doit être posé autrement, ce qu'essaye de faire l'ouvrage Herméneutique : textes, sciences.

Pierre Dumesnil : Peut-être s'agit-il, après tout, d'un malentendu sur la signification, vous l'avouerez quelque peu variée, de l'herméneutique ? Sokal et Bricmont accepteraient-ils l'attitude herméneutique, sinon le mot lui-même, telle que décrite par la très belle "définition" de JM Salanskis que j'attribuais sans doute trop vite, après vous avoir lu la citer, au "groupe" : "le point de vue herméneutique serait [...] celui qui récuse par principe toute idée selon laquelle le sujet humain aborderait son réel à partir de structures filtrantes données, qu'elles soient logiques ou esthétiques. L'herméneutique serait l'anti-transcendantalisme par excellence, la doctrine qui dit que toute forme du comportement cognitif de l'homme s'élabore toujours comme rectification réitérée d'elle-même" ? (Herméneutique : textes, sciences, p. 413). Cela reste pour moi en suspens.

François Rastier : Il s'agit d'une des définitions possibles - et je ne suis pas certain que Salanskis la reprenne à son compte.

Pierre Dumesnil : Cela ne veut pas dire que j'approuve tout de la démarche de Sokal et Bricmont, notamment un certain amalgame dans le traitement des auteurs "épinglés" me gène : Merleau-Ponty, Bergson ont pu, comme tout le monde, ne pas comprendre ou se tromper ; ce ne sont pas des imposteurs.
D'autre part, l'inexistence d'auteurs, autres que strictement "scientifiques" (physiciens ou mathématiciens) trouvant grâce à leurs yeux est suspecte : n'y a-t-il aucun "bon" philosophe des sciences ? peut-on, tout simplement, écrire sur la science ?

François Rastier : La science unifiée, sans doute non, du moins si l'on n'est pas métaphysicien. C'est pourquoi le propos philosophique d'auteurs qui viennent des sciences (par exemple Salanskis des mathématiques, Stewart et Clément de la biologie) me paraît particulièrement intéressant - bien que non-sokalien.
J'ai l'impression que Sokal et Bricmont visent à renforcer l'opposition entre les lettres et les sciences, et qu'ils sont pour un "développement séparé" - d'où le bon accueil qu'on leur réserve en France, où cette séparation pèse plus qu'ailleurs.
De ce point de vue, l'épistémologie est bien ce qui résiste au scientisme. Et l'on regretterait l'absence délibérée de réflexion épistémologique chez Sokal et Bricmont, si leur ouvrage n'était pas une provocation (au sens non policier, mais tout de même politique du terme), qui se justifie non par des arguments qu'il néglige de fournir mais par la confusion qu'il sème au nom de la clarté et du bon sens. Provocation dont notre discussion même atteste la réussite.

Jean-Michel Salanskis : Je n'ai plus d'avis simple et rapidement communicable sur toute cette affaire. Je propose donc juste quelques réactions sommaires à votre dialogue :
1. Je suis d'accord que l'enjeu le plus grave est celui de la lecture. Sokal-Bricmont soulèvent un problème qui ne peut être que celui de la lecture, et le traitent de façon particulièrement indigente. Impossible de comprendre "La limite est la puissance du continu" chez Deleuze sans savoir que le contexte est celui d'une théorie de l'individuation par engendrement de frontière, différenciation de parties dans l'espace. Faute de comprendre ce contexte, Sokal et Bricmont interprètent de façon grotesque "la notion mathématique de limite est égale au cardinal de l'ensemble des réels", et relèvent fièrement une bourde ! Sans examiner le détail, il est clair que faire de larges citations, dire à la suite que c'est ridicule et que cela n'a pas de sens, et concentrer tout le travail critique dans des notes de bas de page renvoyant aux passages cités ne peut pas être une procédure rationnelle de lecture, une procédure intellectuellement honnête. On peut à mon avis suivre pas à pas les prises à témoin et les condamnations de Sokal et Bricmont pour montrer que ce qu'ils font est tout le contraire d'une démystification, d'une clarification, d'une critique. Et, disant cela, je prends pour critère de la critique le critère standard des Lumières. À vrai dire, il n'y a pas de critique rationaliste sans "prise de perspective" herméneutique adéquate sur les documents, n'importe quel universitaire sérieux de la galaxie SHS le sait, le défaut de Sokal et Bricmont est de n'avoir pas été formés à cette rigueur.
Mon rejet de leur pseudo-lecture va très loin, même lorsqu'ils parlent de Régis Debray et Serres, et se moquent de l'évocation par ce dernier d'un "théorème de Gödel-Debray", je trouve qu'il y a plus de clarté, de vérité et de rigueur dans Debray que chez eux.
2. C'est un fait que beaucoup d'excellents esprits réagissent favorablement à la "dénonciation" de Sokal et Bricmont. Outre Pierre Dumesnil, je peux en citer au moins trois proches de moi. Je le comprends de deux manières.
D'une part, il y a une affaire d'identification (à la France, à la galaxie SHS, au gauchisme philosophique de 1965-1975) qui partage les gens. L'affaire Sokal distingue parmi nous, notamment, ceux qui se conçoivent prioritairement comme des savants et ceux qui se conçoivent prioritairement comme des littérateurs, des érudits, des essayistes, des philosophes, des philologues, etc. Je crois cette détermination contraignante et inaccessible à la discussion.
D'autre part, il y a l'hypothèse que les auteurs accusés ont triché, se sont adjugé mensongèrement le prestige de la science. Je comprends que cela exaspère, mais je crois que c'est tout à fait faux. Deleuze n'est pas devenu connu à cause de "Différence et répétition" mais de "L'anti-Oedipe". Lacan n'est pas devenu Lacan à cause de sa seconde période des tores et nœuds borroméens, mais à cause de sa première période anthropologico-structuraliste (période au cours de laquelle ses références à la mathématique étaient pour l'essentiel justes, à mon avis). Serres n'est pas devenu célèbre pour son flirt avec la science, mais, au contraire, pour sa dénonciation "écologiste" de la science, et son plaidoyer vibrant ("féminin") en faveur de la sensation et de la nature. Latour et consorts représentent de façon vivante le désaveu du prestige de la science.
3. La citation de moi est un passage où je formule de façon ramassée quelque chose comme la pensée de Rorty, pas la mienne. Pour moi, l'herméneutique bien comprise est complice du transcendantal, c'est cette complicité qui sauve l'un et l'autre.

François Rastier : Le procédé de Sokal et Bricmont me rappelle fort la façon dont Maingueneau reprochait vertement à Pascal d'avoir employé le mot suffisant au sens mathématique dans sa querelle avec les jésuites sur la grâce suffisante.
Si la lecture que pratiquent Sokal et Bricmont est insuffisante, si elle se réduit souvent à la citation et à une sorte d'ostension, c'est sans doute parce qu'ils mettent en pratique le refus de l'herméneutique qui les anime : leur pratique de lecture procède de leur refus théorique. D'où l'absence de déontologie critique : on juxtapose les époques, les oeuvres et les auteurs, sans jamais chercher à restituer les contextes, les situations, les projets, sans donc permettre l'intelligence des propos. Ainsi la méthode de lecture accuse voire suscite les absurdités dénoncées.


Voir les débats sur l'affaire Sokal & Bricmont dans la presse francophone :
http://peccatte.karefil.com/SBPresse/SokalBricmontPresse.html


©  octobre 1998 pour l'édition électronique