SUR
L'AFFAIRE SOKAL,
APRÈS UNE TABLE RONDE SUR LE THÈME: HERMÉNEUTIQUE ET SCIENCES
Un trilogue entre Pierre Dumesnil (Economie, INT Evry), François Rastier (Linguistique, CNRS Paris) et Jean-Michel Salanskis (Philosophie, Université de Lille III)
Note de la rédaction : Alan Sokal, physicien américain, est parvenu à publier dans la revue Social Text un article sur l'"herméneutique quantique", pastiche de la rhétorique déconstructionniste volontairement truffé d'erreurs grossières. Il a ensuite publié en français, en collaboration avec Bricmont, Impostures intellectuelles (1997), un florilège accusateur qui critique divers auteurs favoris de l'avant-gardisme.
Pierre Dumesnil : Je me permets de vous faire part d'une certaine déception après avoir assisté à la "table ronde sur le thème Herméneutique et sciences" et sur "L'après-Sokal...". A mon avis un vrai débat sur pièces et... sur textes reste à faire. Vous aurez remarqué que personne n'avait "l'objet du délit" en main et que la discussion en est restée aux intentions supposées malignes des auteurs.
François Rastier : Votre appréciation me semble restrictive, ou peut-être attendiez-vous trop. L'essentiel de la réunion a été consacré au projet intellectuel des auteurs de l'ouvrage Herméneutique : textes, sciences. Thouard, Miesckiewicz, Bachimont, Stewart, Clément, Salanskis, notamment ont pris la parole. "L'affaire Sokal" n'avait qu'une place secondaire (et ne figure pas sur le carton d'invitation !).
Pierre Dumesnil : Même si le thème principal de la
séance n'était pas cette "affaire", il m'est simplement apparu
qu'on l'avait expédiée un peu vite. Sans doute était-elle
d'emblée réglée pour tous, j'avoue que, pour moi, elle ne
l'est pas encore vraiment (d'où mon attente, sans doute
excessive).
Dire, par exemple, qu'il y avait un aspect "délateur" ou
policier dans la "dénonciation" des auteurs épinglés par S
& B me semble hors de propos et récuse par avance toute
attitude critique - que je croyais être le b a ba de la
démarche herméneutique.
C'est précisément l'attitude qu'avait eue, par exemple,
Bernard Henri-Lévy, il y a une quinzaine d'années, après avoir
été justement éreinté par P. Vidal-Naquet, ce qui lui avait
valu un article cinglant de C. Castoriadis dans le Nouvel
Observateur, sous le titre "Les divertisseurs".
François Rastier : Ce "dénonciation" est sans doute
d'une approximation lexicale. Je souligne cependant qu'un
partisan de Sokal lançait cet appel dans le Monde de
l'Education de janvier (Article : Des Normaliens jugent les
impostures intellectuelles) : "il faut une police
philosophique capable de poser les bornes à ne pas franchir"
(p. 10). Cela est notable dans le paysage intellectuel
français d'aujourd'hui.
La dénonciation à laquelle se livrent joyeusement Sokal et
Bricmont n'a rien de policier ; mais elle n'a pas grand chose
de philosophique : ils n'ajoutent à leur florilège de sottises
aucun argumentaire, et laissent s'interroger sur leurs
intentions, ce qui leur permet d'en donner dans divers
entretiens des versions adaptées aux divers publics.
Pierre Dumesnil : Autre exemple : Sokal et Bricmont ne sont pas contre l'emploi de métaphores issues du monde scientifique mais contre leur emploi frauduleux. Ce qui n'est pas du tout la même chose.
François Rastier : Tout le monde est d'accord là-dessus.
Pierre Dumesnil : Après tout, le discours scientifique ou mathématique est truffé de termes métaphoriques, mais je ne crois pas que Bourbaki prenne appui sur les significations externes au champ mathématique des mots "ensemble", "tribu", "clique", ... pour légitimer des propriétés dans ce champ. Que ces métaphores aient des propriétés heuristiques n'est pas en cause.
François Rastier : Ces termes seraient simplement des
catachrèses. Je note seulement que Sokal ne s'en prend pas aux
métaphores des auteurs "sérieux", dont certains le
soutiennent, que ce soit la métaphore computationnelle chez
Chomsky et Fodor, ou la métaphore épidémiologique chez
Sperber.
Ces métaphores ont pourtant une fonction purement idéologique
(rabattre les sciences humaines sur la computation ou la
biologie), et non heuristique.
Pierre Dumesnil : Là où il y a fraude, c'est lorsque les auteurs "jouent double jeu" : j'éblouis mes lecteurs ou auditeurs de mes connaissances scientifiques, lorsqu'ils sont largement ignorant du domaine, leur laissant entendre que je ne suis pas dans la métaphore et je crie à la censure anti-métaphore lorsque j'ai affaire à un spécialiste du domaine.
François Rastier : Ils rendaient un pénible hommage à une image périmée de la science - et les références de Sokal et Bricmont ont souvent plus de vingt ans : avec le recul du scientisme, la métaphore scientifique a de fait cessé d'avoir un rôle de caution.
Pierre Dumesnil : Vous aurez compris que je trouve l'entreprise de Sokal et Bricmont plutôt salubre et je ne la crois pas anti-herméneutique, au sens où je crois que le groupe l'entend.
François Rastier : Je doute que si groupe il y avait il
soit unifié sur ce point. L'article princeps de Sokal
mentionne l'herméneutique dans son titre, et c'est bien elle,
et non la physique quantique qui est visée. On peut certes
restreindre leur propos et dire que nos auteurs visent
essentiellement le déconstructionnisme américain et certains
de ses inspirateurs français secondaires, qui ont en effet
discrédité le thème herméneutique. On note cependant la quasi
absence dans cet ouvrage des auteurs les plus importants de
l'herméneutique contemporaine : Ricoeur, Lévinas, Bollack,
etc. Même Derrida n'est affronté que par raccroc, et nos
auteurs se rabattent sur Irigaray ou Virilio qui ne sont pour
rien dans l'affaire. Je pense que la critique d'auteurs comme
Kristeva (dont les billevesées sur Mallarmé ne sont pas moins
divertissantes que sur l'axiome du choix) reste largement à
faire - pour qui serait prodigue de son temps.
Personnellement, je ne me suis jamais censuré sur ce
point.
Mais le problème de l'interprétation demeure entier et doit
être posé autrement, ce qu'essaye de faire l'ouvrage
Herméneutique : textes, sciences.
Pierre Dumesnil : Peut-être s'agit-il, après tout, d'un
malentendu sur la signification, vous l'avouerez quelque peu
variée, de l'herméneutique ? Sokal et Bricmont
accepteraient-ils l'attitude herméneutique, sinon le mot
lui-même, telle que décrite par la très belle "définition" de
JM Salanskis que j'attribuais sans doute trop vite, après vous
avoir lu la citer, au "groupe" : "le point de vue
herméneutique serait [...] celui qui récuse par principe toute
idée selon laquelle le sujet humain aborderait son réel à
partir de structures filtrantes données, qu'elles soient
logiques ou esthétiques. L'herméneutique serait
l'anti-transcendantalisme par excellence, la doctrine qui dit
que toute forme du comportement cognitif de l'homme s'élabore
toujours comme rectification réitérée d'elle-même" ?
(Herméneutique : textes, sciences, p. 413). Cela reste pour
moi en suspens.
François Rastier : Il s'agit d'une des définitions possibles - et je ne suis pas certain que Salanskis la reprenne à son compte.
Pierre Dumesnil : Cela ne veut pas dire que j'approuve
tout de la démarche de Sokal et Bricmont, notamment un certain
amalgame dans le traitement des auteurs "épinglés" me gène :
Merleau-Ponty, Bergson ont pu, comme tout le monde, ne pas
comprendre ou se tromper ; ce ne sont pas des imposteurs.
D'autre part, l'inexistence d'auteurs, autres que strictement
"scientifiques" (physiciens ou mathématiciens) trouvant grâce
à leurs yeux est suspecte : n'y a-t-il aucun "bon" philosophe
des sciences ? peut-on, tout simplement, écrire sur la science
?
François Rastier : La science unifiée, sans doute non,
du moins si l'on n'est pas métaphysicien. C'est pourquoi le
propos philosophique d'auteurs qui viennent des sciences (par
exemple Salanskis des mathématiques, Stewart et Clément de la
biologie) me paraît particulièrement intéressant - bien que
non-sokalien.
J'ai l'impression que Sokal et Bricmont visent à renforcer
l'opposition entre les lettres et les sciences, et qu'ils sont
pour un "développement séparé" - d'où le bon accueil qu'on
leur réserve en France, où cette séparation pèse plus
qu'ailleurs.
De ce point de vue, l'épistémologie est bien ce qui résiste
au scientisme. Et l'on regretterait l'absence délibérée de
réflexion épistémologique chez Sokal et Bricmont, si leur
ouvrage n'était pas une provocation (au sens non policier,
mais tout de même politique du terme), qui se justifie non par
des arguments qu'il néglige de fournir mais par la confusion
qu'il sème au nom de la clarté et du bon sens. Provocation
dont notre discussion même atteste la réussite.
Jean-Michel Salanskis : Je n'ai plus d'avis simple et
rapidement communicable sur toute cette affaire. Je propose
donc juste quelques réactions sommaires à votre dialogue :
1. Je suis d'accord que l'enjeu le plus grave est celui de la
lecture. Sokal-Bricmont soulèvent un problème qui ne peut être
que celui de la lecture, et le traitent de façon
particulièrement indigente. Impossible de comprendre "La
limite est la puissance du continu" chez Deleuze sans savoir
que le contexte est celui d'une théorie de l'individuation par
engendrement de frontière, différenciation de parties dans
l'espace. Faute de comprendre ce contexte, Sokal et Bricmont
interprètent de façon grotesque "la notion mathématique de
limite est égale au cardinal de l'ensemble des réels", et
relèvent fièrement une bourde ! Sans examiner le détail, il
est clair que faire de larges citations, dire à la suite que
c'est ridicule et que cela n'a pas de sens, et concentrer tout
le travail critique dans des notes de bas de page renvoyant
aux passages cités ne peut pas être une procédure rationnelle
de lecture, une procédure intellectuellement honnête. On peut
à mon avis suivre pas à pas les prises à témoin et les
condamnations de Sokal et Bricmont pour montrer que ce qu'ils
font est tout le contraire d'une démystification, d'une
clarification, d'une critique. Et, disant cela, je prends pour
critère de la critique le critère standard des Lumières. À
vrai dire, il n'y a pas de critique rationaliste sans "prise
de perspective" herméneutique adéquate sur les documents,
n'importe quel universitaire sérieux de la galaxie SHS le
sait, le défaut de Sokal et Bricmont est de n'avoir pas été
formés à cette rigueur.
Mon rejet de leur pseudo-lecture va très loin, même
lorsqu'ils parlent de Régis Debray et Serres, et se moquent de
l'évocation par ce dernier d'un "théorème de Gödel-Debray", je
trouve qu'il y a plus de clarté, de vérité et de rigueur dans
Debray que chez eux.
2. C'est un fait que beaucoup d'excellents esprits réagissent
favorablement à la "dénonciation" de Sokal et Bricmont. Outre
Pierre Dumesnil, je peux en citer au moins trois proches de
moi. Je le comprends de deux manières.
D'une part, il y a une affaire d'identification (à la France,
à la galaxie SHS, au gauchisme philosophique de 1965-1975) qui
partage les gens. L'affaire Sokal distingue parmi nous,
notamment, ceux qui se conçoivent prioritairement comme des
savants et ceux qui se conçoivent prioritairement comme des
littérateurs, des érudits, des essayistes, des philosophes,
des philologues, etc. Je crois cette détermination
contraignante et inaccessible à la discussion.
D'autre part, il y a l'hypothèse que les auteurs accusés ont
triché, se sont adjugé mensongèrement le prestige de la
science. Je comprends que cela exaspère, mais je crois que
c'est tout à fait faux. Deleuze n'est pas devenu connu à cause
de "Différence et répétition" mais de "L'anti-Oedipe". Lacan
n'est pas devenu Lacan à cause de sa seconde période des tores
et nœuds borroméens, mais à cause de sa première période
anthropologico-structuraliste (période au cours de laquelle
ses références à la mathématique étaient pour l'essentiel
justes, à mon avis). Serres n'est pas devenu célèbre pour son
flirt avec la science, mais, au contraire, pour sa
dénonciation "écologiste" de la science, et son plaidoyer
vibrant ("féminin") en faveur de la sensation et de la nature.
Latour et consorts représentent de façon vivante le désaveu du
prestige de la science.
3. La citation de moi est un passage où je formule de façon
ramassée quelque chose comme la pensée de Rorty, pas la
mienne. Pour moi, l'herméneutique bien comprise est complice
du transcendantal, c'est cette complicité qui sauve l'un et
l'autre.
François Rastier : Le procédé de Sokal et Bricmont me
rappelle fort la façon dont Maingueneau reprochait vertement à
Pascal d'avoir employé le mot suffisant au sens mathématique
dans sa querelle avec les jésuites sur la grâce
suffisante.
Si la lecture que pratiquent Sokal et Bricmont est
insuffisante, si elle se réduit souvent à la citation et à une
sorte d'ostension, c'est sans doute parce qu'ils mettent en
pratique le refus de l'herméneutique qui les anime : leur
pratique de lecture procède de leur refus théorique. D'où
l'absence de déontologie critique : on juxtapose les époques,
les oeuvres et les auteurs, sans jamais chercher à restituer
les contextes, les situations, les projets, sans donc
permettre l'intelligence des propos. Ainsi la méthode de
lecture accuse voire suscite les absurdités dénoncées.
Voir les débats sur l'affaire Sokal & Bricmont dans
la presse francophone :
http://peccatte.karefil.com/SBPresse/SokalBricmontPresse.html