L'AFFAIRE DU TAXÈME REBONDIT !

Échange entre François Rastier, Ioannis Kanellos et Régis Burnet (1995)

 

Ioannis Kanellos : Peut-on admettre des intersections non vides de taxèmes? Cf. 'pomme' dans /fruit/ et dans /symbolique judéo-chrétienne/, 'église' dans "il fréquente telle église" (/lieu de rassemblement/ entre autres) et dans "les rapports du président avec l'église ont toujours été ambigus" (/institution/, entre autres). Plusieurs questions sur l'afférence peuvent être posées alors - qui, précisément dans des cas pareils, deviendrait parfois symétrisable ou impossible.

François Rastier : La pomme d'Eve n'est pas un fruit (dans une classe de fruits) et pourra par exemple s'opposer au lys marial ; église 1 entre dans le taxème des bâtiments religieux (avec le temple, la mosquée, etc.), église 2 dans le taxème des institutions ecclésiastiques (le rabbinat, etc.). Il y a intersection entre les signifiants des sémèmes, mais pas entre les taxèmes.

" les os de monsieur Von Neumann risquent de se réduire en poudre... "

Ioannis Kanellos : Bien sur que "pomme" (fruit) et "pomme d'Eve" (et d'Adam, d'ailleurs) ne sont pas opposables sémantiquement -- en langue, du moins. Le problème se pose essentiellement au niveau de la représentation : comment rendre possible (représentable) cet état de choses (tout en "préservant les phénomènes"), sous une vision classique, ou le paradigme dit "orienté-objet" donne la norme et trace la ligne directrice de toute tentative de modélisation informatique ? Deux raisons majeures s'opposent. Premièrement, si l'on ne veut pas mettre partout des "pomme1", "pomme2" etc. (désir parfaitement judicieux depuis qu'on sait que les nombres naturels sont infinis !) on bascule a une caractérisation de l'identité sémantique nécessairement non extensionnelle (une entité comme "pomme" n'est pas entièrement déterminée par une unique extension -- ni inversement). Et les os de monsieur Von Neumann risquent de se réduire en poudre...

François Rastier : Paix a ses cendres et disons que l'extension du signifiant "pomme" est soit 'pomme 1', soit 'pomme 2', soit 'pomme n' (puisqu'en informatique on réduit les signes aux signifiant, disons que leur extension est constituée d'autres chaînes de caractères qu'on appelle les signifies). Ce n'est pas l'infini, mais c'est l'indéfini. Ce n'est pas nécessairement l'équivoque, c'est le plurivoque. Reste a trouver un algorithme de choix. En fait, en corpus bien fait, et précisément la chance de l'IA est d'avoir des applications, et donc des corpus réunis par un point de vue 'pratique', le nombre des ambiguïtés est fortement fini.

" les canons herméneutiques doivent s'adapter au type de texte "

Ioannis Kanellos : Deuxième raison, et probablement plus grave, les différents degrés de systématicité dans la description linguistique - et donc les formes de stabilité qu'ils induisent - ne sont même pas imaginables dans le cadre informatique. Préside toujours la vision localiste dont les schémas sont tires du mythe de Pinoccio : on reconstruit uniquement le global par du local. Par conséquent, il est difficile sinon impossible de rendre compte de l'incidence du global sur le local - ne parlons pas de sa primauté, qui échappe même aux rêveries les plus osées.

François Rastier : Mais une chose est de vouloir modéliser l'interprétation humaine, conformément à un programme d'IA forte, une autre de l'étudier pour la contourner et implanter le strict nécessaire pour l'application.

Ioannis Kanellos : Or, c'est ici que la notion de contexte, phobie collective commodément exclue des paradis prototypiques des " context-free grammars", réapparaît. Et cette fois en archange du châtiment. Car nos différences de "pomme" s'instituent par des taxèmes institues tant en langue que contextuellement, sortes de négociations stabilisées suivant différentes pressions systématiques. Comment rendre compte de cette contrainte qui nous vient d'ailleurs lorsque, en informatique, on ne valide que le "ici" ? Et notamment lorsqu'elle prend la forme aussi nébuleuse que la notion de contexte ?

François Rastier : Il est vrai que le concept de contexte est la réification d'un problème herméneutique non pose. La description linguistique des genres devrait permettre de préciser les contrats interprétatifs qui leur conviennent : la métaphore est prescrite en poésie, et proscrite dans les notices de montage. En d'autres termes, les canons herméneutiques doivent s'adapter au type de texte (les rabbins interprétaient les visions bibliques avec les techniques de l'oniromancie). Cela peut se traduire par un paramètrage : dans un type de texte xyz est un coq a l'âne, dans un autre un taxème inédit.

" le sens est clos quand le texte n'est plus lu "

Ioannis Kanellos : Autrement dit, si l'on veut sérieusement penser le TALN, de quelle manière pourrait-on rendre compte d'un ensemble de contraintes globales qui instituent les identités sémantiques ?

François Rastier : La mission des TALN est-elle de rendre compte ? Pourquoi fixer a une technologie les objectifs d'une science ? Comment peut-on concilier l'exigence de la multiplicité des interprétations possibles avec l'exigence de ne pas dire n'importe quoi ?

Régis Burnet : Comment peut-on concilier l'exigence de la multiplicité des interprétations possibles (je n'ai pas dit l'infinité) avec l'exigence de ne pas dire n'importe quoi? Pour étayer ma question, je vous propose deux attitudes répulsives et une attitude mal explicitée. Les deux attitudes répulsives, c'est Derrida contre, disons Quine. A tout prendre, Derrida est plus sympathique, car il n'est pas intolérant. L'attitude mal explicitée, c'est Gadamer. Dans Vérité et Méthode, en effet, il admet la progression infinie des interprétations, voire admet l'individualité de la compréhension (qui, de manière sous-jacente, est une sorte de postulat souvent mal explicite a sa fameuse réponse au cercle de la compréhension) tout en affirmant de manière claire que le texte est un minimum a qua de l'interprétation, et donc qu'on ne peut pas dire n'importe quoi. Si l'on creuse cette donnée, on en est réduit, chez lui, a un "cela est évident, après tout", une sorte d'évidence - il ne faut pas disqualifier ce genre de raisonnement, car c'est sur ce genre d'heureuse certitude que j'espère que vous comprendrez ce que je vous écris. Parler de cadre sémantique qui oriente l'interprétation d'un texte, comme vous le faites, est certes séduisant, mais me pose problème. En effet, sans jouer a Derrida, on peut dire que chaque mot est susceptible d'une interprétation différente selon les préjugés de l'interprète, et donc que le cadre n'est absolument pas rigide. Certes, les mots ont un "sens" (dictionnaire), mais vous êtes le premier a remettre en cause cette certitude.

François Rastier : Attention à la ruse de Derrida. En formulant cette objection, aussi bien Derrida que Todorov ne parlent que du mot non du texte. Ils restent donc dans la problématique de la polysémie, non de la polyisotopie. Chez Todorov, il s'agit de la crainte positiviste du holisme ; chez Derrida (peut-être) d'une réactivation obscure du tétragramme. Un texte ne peut pas avoir un nombre indéfini de sens. A un moment donné, il n'en a qu'un nombre fini et non clos, le sens s'égalant aux commentaires fixes. En multipliant les interprétations, la tradition culturelle les limite: le non fini n'est pas l'infini. Le sens est clos quand le texte n'est plus lu. De même qu'un mot n'a pas tous les sens, et qu'il faut des conditions pour que chat signifie lithium ; il y a des structures linguistiques paradigmatiques (fauteuil, contra Todorov ne se définit pas par rapport à petit pois) ; parce qu'il y a des structures textuelles, et qu'il est difficile de confondre un épigramme et une épopée ; parce que pour confondre Eugenie Grandet et Madame Bovary il faudrait des réécritures épuisantes.

" la tactique fait à mon avis partie de la sémantique "

Régis Burnet : Certes, la phrase a un sens, mais quid de son contexte, etc. Certes le texte a un sens, mais là, on manque cruellement de certitudes.

François Rastier : Dans avoir un sensle doute porte plutôt sur la notion d'avoir. Nous restons piégés par l'immanentisme.

Régis Burnet : J'ai un peu l'impression, comme dirait l'autre, que l'on est confronté à une double multiplicité opposée à une intuition. Le sens, c'est l'intuition, que la pensée rationnelle semble ne pas pouvoir approcher. La première multiplicité, c'est celle de l'ordre des unités sémantiques dans leur successivité, qui est un cadre strict qui n'épuise pas le sens. la seconde multiplicité est celle des champs lexicaux, des topoi, etc.

François Rastier : D'où la distinction entre tactique et thématique.

Régis Burnet : Oui, mais la tactique ne s'oppose pas autant à la sémantique dans votre théorie. Il me semble, moi, qu'il n'y a pas continuité entre la tactique et sémantique; il y a différence de nature. Au point qu'on ne peut faire fonctionner la tactique comme la sémantique, pour ce qu'elle n'utilise pas du tout les même modes de fonctionnement.

François Rastier : Précision : la tactique fait à mon avis partie de la sémantique. Un parcours interprétatif n'est pas déterministe, mais il y a des relations de position et de places temporelles entre signifiés, qui le contraignent. L'ambiguïté vient du fait qu'il y a aussi une linéarité (différente) du signifiant, elle irréversible et non construite, ou du moins non reconstruite, de la même manière (j'ai le projet d'ailleurs de préciser mon propos en ce qui concerne les composantes du signifiant).

" la difficulté de l'ordinateur, c'est bien qu'il croule sous les informations " 

Régis Burnet : Mais peut-on dire que le sens (et en particulier le style) est épuisé ? Or cette position à la Bergson, quoiqu'intuitive, ne peut pas être satisfaisante, en particulier si l'on veut essayer de traiter informatiquement du texte, ce qui est une tache exaltante et TRES passionnante, mais qui ne peut se contenter des "mais si, cher Apple, tu vois bien...".

François Rastier : Le concept de parcours interprétatif veut dire que le sens est le résultat de divers "modes de production herméneutique" (passez-moi cette expression). En somme on pourrait traiter informatiquement des textes, mais non du texte. L'informatique peut traiter quelque chose, non de quelque chose. En d'autres termes la textualité doit lui échapper, dans la mesure ou l'interprétation est une démarche non-déterministe. L'art de l'application consiste à appauvrir adéquatement la connaissance qu'on en a.

Régis Burnet : Si l'on considère l'informatique pour ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire une fin en soi. N'est-il pas possible d'envisager l'informatique comme un outil qui réalise, sans doute mieux que l'être humain, des rapprochements?

François Rastier : On a souvent défini l'intelligence comme l'art de faire des rapprochements. Peut-être que l'on peut envisager des ordinateurs intelligents qui feraient pour nous des rapprochements et nous laisseraient la liberté de confirmer ou d'infirmer. Car la difficulté de l'ordinateur (si l'on se permet une projection dans le futur qui supposerait que les ordinateurs, grâce aux travaux de M. Kanellos et de ses disciples par exemple, sont capable de faire des rapprochements thématiques), c'est bien qu'il croule sous les informations et trop d'information n'est pas de l'information, je suis d'accord avec vous.


©  janvier 1997 pour l'édition électronique