SÉMANTIQUE HISTORIQUE ET COGNITION

Marco BISCHOFSBERGER
Université de Bâle

(Article paru dans la revue SCOLIA, Sciences cognitives,
Linguistique et Intelligence Artificielle : Sémantique et cognition
,
sous la direction de M.Riegel, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1996, n°9, p.7-22.)

 

C'est en tant que lexicologue curieux de nouveautés et d'innovations théoriques que je me suis interessé à la cognition et aux sciences cognitives en général. Le scepticisme initial, cependant, n'a pas pu être évincé complètement. Ce qui alimente ma gêne n'est autre que l'impression que les sciences cognitives répondent trop rapidement à des questions débattues depuis deux mille ans au moins, comme le rapport entre esprit et corps ou celui entre langage et pensée. En outre, on est frappé par la facilité avec laquelle le sémantique s'assimile au conceptuel, en réduisant le linguistique au verbal.

Cette communication pourtant ne s'occupera pas de ces questions philosophiques épineuses. Je vais me limiter à développer, du point de vue de la sémantique historique, l'une et l'autre réflexion surgie lors de mes lectures de quelques ouvrages consacrés au cognitif.

Dans le but de préciser le cadre du sujet, je commencerai par un éclaircissement des termes cités dans le titre, tâche obligatoire à une époque où même la terminologie scientifique n'est plus exempte de glissements sémantiques et de choix personnels.

Quant à la sémantique historique, j'aimerais reprendre une précision de Lazzeroni (1992, 51) qui rappelle que la linguistique historique ne doit pas être confondue avec la linguistique diachronique: ìAltro è la diacronia, altro è la storia. La linguistica diacronica descrive l'evoluzione dei sistemi linguistici indipendentemente dalle condizioni del loro attuarsi; la linguistica storica si rivolge al fenomeno linguistico nel suo manifestarsi nel tempo, nello spazio e nella societàî.

Cette définition ne correspond pas, il est vrai, à l'usage dans la grande majorité de la littérature linguistique; elle a cependant le grand avantage de prévoir et d'admettre la possibilité d'une sémantique historique en synchronie. Ce n'est donc pas une sémantique historique qui se soucie de reconstruire le changement sémantique des mots à travers le temps, mais c'est une sémantique historique qui voudrait cueillir et décrire le sens des mots dans le temps, en les insérant dans le contexte culturel et social qui contribue, dans une large mesure, à leur définition et à leur interprétation. Il ne s'agit donc pas de trouver une justification à la diversité des sens des diverses unités lexicales en les englobant dans une linéarité évolutive. Au contraire, il s'agit plutôt de saisir tout ce qu' il y a de contingent et de conditionnel dans la constitution du sens linguistique. La notion d'Histoire avec un H majuscule se trouve remplacée par celle d'une histoire conçue simplement comme archives, comme lieu rassemblant les déchets de l'écoulement du temps. Faire de la sémantique historique, donc, signifie fouiller dans les archives de l'histoire, non pas pour reconstruire des fonds et des linéarités, mais pour le simple plaisir de la diversité ainsi que dans l'espoir de réussir de temps à autre à recomposer un tableau déchiré par l'usure du temps. C'est en adoptant cette définition de la sémantique historique que je vais tâcher de m'approcher du débat sur le cognitif.

Il est par contre moins évident, pour un non initié comme moi, de saisir ce que l'on entend aujourd'hui par cognition. Je vais essayer de regrouper mes lectures selon deux attitudes épistémologiques qui me sont apparues en parcourant quelques contributions qui s'inscrivent dans les sciences cognitives.

Commençons par une définition classique, à savoir celle qui a été proposée par Neisser dans son ouvrage fondamental sur la psychologie cognitive: ìThe term "cognition" refers to all the processes by which the sensory input is transformed, reduced, elaborated, stored, recovered, and used. It is concerned with these processes even when they operate in the absence of relevant stimulation, as in images and hallucinations. Such terms as sensation, perception, imagery, retention, recall, problem-solving, and thinking, among many others, refer to hypothetical stages or aspects of cognitionî (Neisser 1967, 4).

Il se peut que la définition de Neisser soit trop vaste, car elle met sur le même plan aussi bien des opérations sensori-motrices que des opérations qui appartiennent au "thinking", à la pensée; et ce n'est pas cela qui nous intéresse ici. Ce qui importe dans notre perspective, c'est le fait que des définitions de ce genre aient contribué à un glissement sémantique qui a fait de la cognition une affaire de cerveau et de systèmes neuronaux, tandis qu'auparavant, le terme cognition avait été employé plutôt pour décrire des phénomènes liés à la pensée et à la connaissance en général (cf. Harré/ Gillett 1994, 54).

Il ne s'agit pas, dans ce contexte, de prendre parti pour l'une ou l'autre interprétation, mais de rappeler une différence de perspective qui en découle. En faisant de la cognition une affaire de cerveau, on a tendance à privilégier la dimension intra-individuelle et à étudier des problèmes qui renvoient au rapport cerveau - esprit. Dans ce cadre, le langage est considéré comme un sous-système d'un système cognitif plus vaste et l'on cherche à comprendre l'interaction d'un sous-système cognitif langage avec d'autres instances telles que perception, mémoire, raisonnement, etc., considérés à leur tour comme des sous-systèmes de l'appareil cognitif.

Quant à la sémantique historique, il est peu probable qu'il puisse naître, grâce à elle, des affinités électives avec un champ d'investigation qui tendrait à réduire l'individu à un système purement biologique et qui serait soutenu par un universalisme quasi positiviste (cf. Dubois 1995, 84) et par conséquent difficilement compatible avec la sensibilité de la sémantique historique. Cette approche s'appuie sur une épistémologie représentationnelle, c'est-à-dire qu'elle présuppose qu'il y a une sorte de représentation du monde des choses au niveau mental. Il ne s'agit pas, il est vrai, d'un représentationalisme naïf qui veut que la "carte mentale" soit une reproduction photographique du monde. Cette position objectiviste est devenue tout à fait obsolète et a été remplacée par des constructivismes modérés tels que le ìréalisme expériencielî de Lakoff (1987). Schwarz (1992, 44), pour sa part, souligne que le monde référentiel n'est qu'une conséquence d'une activité cérébrale et donc une construction. Mais en rattachant la construction du monde à un appareil cognitif ancré biologiquement, on réintroduit une dimension universaliste qui fait du monde construit un monde construit de la même façon par chacun et qui présuppose une forte homogénéité interindividuelle. Le fondement universaliste de ce genre de constructivisme se dégage clairement chez Schwarz (1992, 18) qui dit à propos du cognitivisme soutenu par Jackendoff (1983): ìDer vom Kognitionssystem des Menschen konstruierten Welt liegt ein universales konzeptuelles System zugrunde, das die Erfahrbarkeit der Welt erst ermöglicht und die Struktur der projizierten Welt organisiertî. Ou encore, de manière plus explicite: ìIn dem konzeptuellen System, das dem Menschen als mentaler Zustand genetisch mitgegeben ist, sind Typen einer fundamentalen Ontologie verankert (z.B. als Objekte, Ereignisse)î (Schwarz 1992, 63).

Dans ce contexte, la vision d'un monde construit par un appareil cognitif caractérisé par une forte homogénéité interindividuelle remplace, il est vrai, celle d'un monde extérieur en tant que donnée abordable de façon objective, mais sans vraiment modifier ni le statut du monde extérieur ni celui du sujet pour la cognition. Bien que l'on considère les connaissances comme étant déterminées non plus par une vérité et un ordre inscrit dans le monde, mais au contraire fondées sur l'expérience, le sujet cognitif n'est pas, en fait, revalorisé et reste une machine de "traitement d'information". Le constructivisme introduit précédemment se retrouve converti en naturalisme sous forme d'une théorie représentationnelle.

Du point de vue de la sémantique historique, il me semble qu'il y ait peu de choses à dire sur cette approche, sinon de constater que l'histoire en est complètement absente. Mais outre le cognitif conçu sur le plan intra hominem, il existe au moins une deuxième position, une position attentive plutôt au volet social et sensible à la dimension inter homines de la cognition humaine.

Un des traits caractéristiques qui distingue ce deuxième courant du premier réside dans son attitude épistémologique, qui repose sur la conviction que toute connaissance humaine est le produit d'un acte interprétatif, un acte interprétatif lui-même conditionné par des présupposés sociaux et par le point de vue adopté par l'observateur (cf. Resnick 1991). Une fois le fait accepté qu'il n'a pas de ìview from nowhereî, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Thomas Nagel (1986), on est inévitablement confronté à une question fondamentale: comment peut-il y avoir communication, comment peut-il y avoir compréhension entre les êtres humains? Parmi les tentatives de réponse à cette question, notons d'abord celles de ceux qui ont tendance à rapporter le tout à des structures enracinées dans le fondement biologique de l'homme. C'est la réponse privilégiée, du moins présupposée, par ceux qui font de la cognition une affaire de cerveau. La deuxième approche nous rappelle combien la cognition humaine est sensible au contexte culturel et privilégie par là même la dimension interindividuelle de la connaissance. Faisant de la cognition un phénomène social, on essaie de découvrir la manière dont les gens construisent réciproquement la connaissance. Un des mots-clé de cette approche: la ìsocially shared cognitionî.

Cette présentation des sciences cognitives est certes trop peu élaborée et probablement fausse en raison de son excès de simplification. Mais restons-en là pour l'instant et abordons de plus près le sujet de notre communication, en essayant de préciser quelques conséquences d'une approche constructiviste de la cognition. Je laisse donc de côté toute la problématique de la cognition intra hominem, qui constitue un champ de recherche trop éloigné des préoccupations de la linguistique historique.

Un aspect essentiel du débat actuel sur la cognition, avec des conséquences qui peuvent s'appliquer également à la sémantique historique, me paraît être la redécouverte ou la revalorisation du rôle du sujet ou de l'observateur dans toute opération cognitive. Ceci apparaît clairement chez Schmidt (1987, 19): ìJede Erklärung der Kognition muss eine Erklärung des Beobachters und seiner Rolle enthalten. Erst für den Beobachter wird etwas, das er beschreiben kann, zu einem Gegenstand, den er von anderen unterscheiden kann. Jede Beschreibung schliesst notwendig den Beobachter ein: Er ist die letztmögliche Bezugsgrösse für jede Beschreibungî.

En gardant la polarisation simplificatrice introduite au début, on trouve deux réponses au problème du sujet cognitif. D'un côté il y a un sujet universaliste, une machine de traitement d'information où la connaissance est la conséquence d'une élaboration psychophysiologique de représentations d'un monde déjà structuré ou construit comme structuré par un appareil perceptif universaliste (et qui en principe réintroduit par la fenêtre le réalisme objectiviste que l'on a chassé par la porte).

De l'autre côté se trouve un sujet ou observateur qui construit son monde, à l'aide de moyens multiples tels que sa langue, sa mémoire, son savoir sur le monde. Dans ce contexte, la perception n'est plus une opération physiologique neutre, mais une construction et une interprétation, une opération qui est toujours inscrite dans des contextes historiques, politiques, culturels, sociaux et interpersonnels.

Arrivé à ce point, une remarque s'impose: il n'est guère possible d'arrêter le constructivisme à mi-chemin et congédier tout simplement le sujet universaliste dans une réalité socio-culturelle qui, à son tour, assume des traits objectivistes. Car même le contexte social, historique ou autre ne peut exister en dehors de l'observateur. Il en découle qu'il ne suffit pas de remplacer le sujet universaliste par un sujet historique, représentant d'une culture particulière, ou d'une société donnée.

Ce dernier aspect est particulièrement important si l'on cherche à cerner la productivité de la réflexion cognitive dans sa version constructiviste au sein de la sémantique historique. En prenant au sérieux le mouvement constructiviste, il ne sera plus possible de placer un sujet face à la sémantique d'une langue considérée comme un stock ou un dépôt de signifiés préconstitués, représentation d'une espèce de mémoire collective d'une langue historique quelconque. Comprendre un interlocuteur, dans une perspective constructiviste, ne signifie pas comprendre un message sur le fond d'un contexte commun ou partagé, mais comprendre le message à travers une reconstruction du contexte tel qu'il est construit ou perçu par l'interlocuteur lui-même. Mettre en évidence le rôle de l'observateur comporte également une révision du statut du contexte. Voici comment cet aspect est décrit par Harré/Gillett (1994, 20-21): ì[The] understanding of human activity requires us to interpret the behavior of another according to some appreciation of the self-positioning of the subject within the complex structure of rules and practices within which that individual movesî. Et quant au contexte: ìSuch an approach to the understanding of behavior can be sensitive to the subtleties of the situation of the other in a way that an attempt to identify and isolate a surveyable number of objective independent variables cannot be. We would say that we need to know what a situation means to a person and not just what the situation is if we are to understand what that person is doingî.

Pour ma part, j'ai essayé d'introduire le rôle de l'observateur dans la sémantique historique à travers le concept du ìregard lexicalî (Bischofsberger 1997). Avec le terme de regard, j'ai voulu souligner le caractère perspectif de tout signifié, c'est-à-dire que j'ai essayé d'ancrer tout signifié dans la contingence historique en montrant la façon dont il est lié au sujet qui regarde. La perspective est radicalement constructiviste, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de comprendre le signifié d'une unité lexicale par rapport à une réalité historique qui se présenterait à nous objectivement, comme terrain de vérification ou de reconstruction du signifié lexical, mais de prendre l'unité lexicale comme trace d'une action, une action qui consiste en un acte interprétatif par lequel l'on "construit" une réalité significative ou sémantique et qui est re-construite en elle-même. L'unité lexicale, et surtout son aspect sémantique, est considérée comme trace d'une opération cognitive, c'est-à-dire comme expression et résultat non pas d'une lecture, mais d'une écriture de la réalité.

Ce concept de regard est très proche de celui de voice, de voix, un concept bakhtinien que Wertsch (1991a, 1991b) a essayé d'introduire dans les sciences cognitives d'orientation socioculturelle. Voyons brièvement sa lecture de Bakhtine, utile dans ce cadre, en vue d'empêcher la dérive solipsiste liée à toute entreprise constructiviste. La voix bakhtinienne est avant tout, comme notre regard, une formule qui souligne que chaque énoncé est toujours exprimé d'un point de vue. En approchant ce concept d'un autre concept bakhtinien, celui de la dialogicité de toute activité linguistique, une voix n'existe qu'en milieu social, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de voix isolée des autres voix. Dialogicité et voix sont deux concepts qui vont de pair, le premier servant à rappeler le contrôle social ou culturel qui est exercé sur le langage pour assurer l'interaction communicative, le deuxième servant à souligner la dimension constructiviste qui fait de toute communication un procès de négociation où il s'agit d'assembler et de coordonner les perspectives de sujets historiques différents. En tenant compte de la dialogicité intrinsèque du langage, la mise en évidence de la voix ne nous conduit pas forcément à un éclatement de la langue en mille langues individuelles.

L'expression voix, d'ailleurs, est une formule minimale, vu qu'il est possible de concevoir des ensembles de voix (types of voices), ou même des voix de groupes sociaux spécifiques. Dans cette perspective, même le concept de ìlangue socialeî prend un sens très précis qui va au-delà d'un simple renvoi générique à la dimension sociale des langues historiques. Pour Bakhtine, une langue sociale est une manière de parler typique d'un groupe social spécifique et la différence par rapport au concept de voix se réduit à un problème de catégorisation: ìSocial languages differ from voices in that a type or category of voice, rather than an individual speaking personality, is involvedî (Wertsch 1991a, 95).

Il en découle que tout sujet parlant est forcément plurilingue, étant donné que chaque individu participe à plusieurs rôles sociaux et à plusieurs langues sociales. Nous ne sommes pas simplement homme ou femme, soldat ou professeur, vieux ou jeune. C'est d'ailleurs la raison principale pour laquelle l'idée d'un sujet parlant représentant une communauté sociale et linguistique est une abstraction assez poussée qui cache plus qu'elle ne révèle. Et c'est ici que nous touchons à un des problèmes inhérents à l'idée de la socially shared cognition sur laquelle nous allons revenir.

Je voudrais maintenant présenter un exemple qui sert à illustrer le rôle du regard dans la constitution du sens. Il provient d'une recherche que je viens de faire dans le domaine du lexique politico-philosophique et qui concerne l'interprétation d'un syntagme que l'on a pu rencontrer souvent ces dernières années dans les journaux et ailleurs, celui de fin de l'histoire.

A ce propos, je me concenterai de présenter quelques traits sommaires, en renvoyant pour le reste à une contribution qui va paraître dans les Actes du dernier congrès de linguistique et de philologie romane (Bischofsberger, à paraître). Fin de l'histoire est un syntagme qui, après avoir été confiné longuement dans les discours des philosophes et des sociologues, a connu une renaissance soudaine à partir des années quatre-vingt. Les diverses occurrences de ce syntagme peuvent être regroupées et il est ainsi possible de distinguer au moins trois acceptions différentes.

Selon la première, la plus connue, fin de l'histoire signifie 'accomplissement ou conclusion de l'histoire'. Une deuxième, par contre, veut que fin de l'histoire soit à interpréter comme 'négation de l'histoire'. La troisième, enfin, veut qu'on lise fin de l'histoire comme 'histoire qui s'évanouit'. Cette formulation approximative nous donne l'impression d'être confronté à des variantes plus ou moins sophistiquées d'un sens fondamental commun, autrement dit à un problème d'extension. Mais les trois acceptions se distinguent fondamentalement sur le plan sémantique chacune présupposant un cadre épistémique différent, ou des cadres qui contribuent de manière essentielle à définir le sens attribué à l'"histoire" et à sa "fin" dans les trois contextes. Fin de l'histoire, entendu comme 'accomplissement de l'histoire', présuppose une idée de l'"histoire" comme parcours de sens orienté vers un but final. Dans le deuxième usage, par contre, c'est exactement cette idée d'"histoire" qui est critiquée et fin de l'histoire signifie 'fin de l'idée d'une histoire comme parcours de sens orienté'. La troisième lecture partage avec la première l'idée de l'histoire comme horizon linéaire et finalisé. Ce qui les distingue est que cette dernière n'annonce pas son accomplissement, mais son évanouissement, c'est-à-dire son échec.

Examinons ces trois sens en nous rapportant brièvement à trois observateurs historiques. La première lecture de fin de l'histoire a été proposée récemment par un philosophe américain, Francis Fukuyama (1989). Selon l'ex-conseiller de George Bush, le libéralisme politique et économique occidental serait la formule ultime, parce que la meilleure, et l'humanité aurait ainsi rejoint la phase finale d'une longue évolution idéologique.

La deuxième lecture est propre aux partisans du mouvement postmoderne. Vattimo (1985), par exemple, caractérise la fin de la modernité comme expérience de fin de l'histoire, c'est-à-dire comme renoncement à concevoir les choses humaines comme insérées dans un cours unitaire et sensé.

Quant à la dernière lecture, elle appartient à la réflexion kaléidoscopique de Jean Baudrillard (1992). Sa fin de l'histoire est décrite comme le produit d'une augmentation et d'une accélération hypertrophique des événements. L'histoire s'évanouit parce que les événements sont libérés de leur horizon référentiel pour devenir des monades vides qui se dispersent dans la superficialité.

Les trois lectures sont rassemblées dans le schéma suivant :

cadre épistémique ou lieu d'observation les fins de l'histoire
moderne histoire comme projet accompli
hypermoderne histoire comme projet évanoui
postmoderne négation de l'histoire comme projet sensé et unitaire

Voyons maintenant une autre acception, en soulignant cette fois la dynamique communicative de sa constitution. La fin de l'histoire de Fukuyama a attiré l'attention non seulement des spécialistes, mais des médias en général, en favorisant considérablement la diffusion de ce syntagme jusqu'à le faire pénétrer dans le discours politique non spécialisé. Ce succès est en partie explicable par les des circonstances historiques sur le fond desquelles est parue la contribution de Fukuyama. En été 1989 (date exacte de la publication) l'empire soviétique était en pleine dissolution, fait que quelques-uns ont interprété comme la victoire d'un modèle socio-politique sur un autre. Mais venons à la manière dont cette notion a été reprise par la majorité des gens. Voici un extrait d'un hebdomadaire tessinois: ìIl 1991 è iniziato male, malissimo. Improvvisamente sono tornati a spirare venti di guerra, dalla Lituania al Golfo, dall'Etiopia alla Mauritania. Altro che "fine della storia", come qualcuno aveva incautamente decretato nell'anno di grazia 1989 all'indomani della caduta del muro di Berlinoî (Cooperazione, 31 gennaio 1991).

Plus récent, ce passage d'un quotidien italien: ìSe siamo giunti, come alcuni dicono, alla fine della storia e della grande politica, e non restano che problemi di gestione, tanto vale che sinistra e destra diventino due maglie a colori per squadre che giocano lo stesso gioco e che assicurano solo il ricambio del potere. Ma le cose non stanno così. Se la storia è fatta di grandi conflitti e di grandi problemi, essa non sembra affatto chiudere i battenti: ché anzi, alle soglie del terzo millennio, questi si riaprono su una scena di sconvolgimenti planetariî (Repubblica, 23 giugno 1994).

La réception, par ces deux journalistes, de la notion de fin de l'histoire présentée par Fukuyama semble indiquer que la communication n'a pas fonctionné, ou seulement partiellement. Car Fukuyama souligne à plusieurs reprises que sa fin de l'histoire est une fin au niveau des conceptions, ce qui n'empêche pas qu'il y ait toujours des événements, même violents. Ne dirait-on pas que les deux journalistes ont omis de lire Fukuyama et qu'il y a là un malentendu? C'est probablement vrai, mais cela n'a aucune importance. Ce qui importe, c'est que ce "malentendu" ait engendré un nouveau sens, en montrant en même temps qu'en sémantique historique le malentendu n'existe pas. Que s'est-il passé? Les deux journalistes ont interprété ce syntagme selon leur propre point de vue. Et leur "regard" présuppose une compréhension de histoire qui est très proche de celle que l'on étudie à l'école, c'est-à-dire une histoire qui est faite d'une série d'événements. Et dans cette perspective, fin de l'histoire signifie nécessairement 'fin des événements'. Ce cas de "malentendu" montre bien le rôle du regard ou de la voix, qui devient un élément décisif dans la constitution du sens.

En résumant, on voit qu'une telle approche de la sémantique, approche qui souligne la dimension constructiviste, tend plutôt à mettre en évidence la diversité et l'hétérogénéité. En reconnaissant la constitution discursive du sens linguistique, c'est-à-dire le fait qu'il soit le produit du concours de toute une série de facteurs individuels et socioculturels qui se rencontrent et qui sont négociés dans le discours, il est certes difficile d'embrasser avec enthousiasme des programmes de recherche comme celui formulé par Jackendoff (1983) selon lequel, étudier la sémantique du langage naturel, c'est étudier la psychologie cognitive. On se demande alors: qu'en est-il de l'histoire et surtout qu'en est-il de la sociologie? Même l'approche socioculturelle de la cognition révèle une certaine fragilité, une fragilité qui a son origine dans l'adoption non critique d'un fondement théorique que Cole (1991, 403) résume de la façon suivante: ì...the dominant research paradigm on cognition is based on the commonsense notion that people who use a common language or are members of the same culture will thereby share the contents of thought in the form of shared knowledgeî.

Ce "lieu commun", répandu aussi au sein de la linguistique historique, est à la base de multiples formulations, et je cite quelques expressions qui apparaissent fréquemment dans la littérature consacrée à la ìsocially shared cognitionî, telles que ìréglage social des significationsî, ìmonde hautement socialiséî, ìconnaissances normées par la cultureî, ou ìpropriétés sociales et culturelles de la cognition humaineî. Cette compréhension du social et du culturel présuppose que les sociétés et les cultures, deux concepts souvent assimilés, sont des entités très homogènes et extrêmement compactes. Or, cela est loin d'être évident, surtout dans les sociétés modernes où, comme nous l'enseignent les sociologues, les relations sociales ne se fondent plus sur l'ìétatî, sur le ìStandî, mais sur la fonction. Si jamais l'on avait besoin d'une autorité, on pourrait par exemple renvoyer à Luhmann qui situe à la fin du XIXe siècle le passage des sociétés qui obéissent au principe de la stratification à celles qui obéissent à une différentiation fonctionnelle. Une des différences essentielles entre ces deux modes d'organisation sociale est l'attribution des personnes, ou des ìsystèmes psychiquesî pour employer la terminologie de Luhmann, à un seul sous-système. L'identité d'une personne, par conséquent, s'identifierait à son ìétatî social. Un système social comme le nôtre, qui adopte une différentiation fonctionnelle, est complètement différent. A cet endroit, je cite Luhmann (1980, 30-31): ì[Die funktionale Differenzierung] kann Personen nicht mehr den Teilsystemen zuordnen in dem Sinne, daß eine Person einem und nur einem Teilsystem angehörte - die eine etwa eine rein juristische Existenz führte, die andere nur erzogen würde. Der letzte derart konzipierte Fall, den man um 1800 noch für möglich hielt, war die Hausfrau und Mutter der bürgerlichen Familie. Auch das ist ein inzwischen abgeschlossenes Kapitel. Statt dessen gilt als Postulat und in zunehmendem Maße auch in der Realität das Prinzip der Inklusion aller in alle Funktionssysteme: Jede Person muß danach Zugang zu allen Funktionskreisen erhalten können je nach Bedarf, nach Situationslagen, nach funktionsrelevanten Fähigkeiten oder sonstigen Relevanzgesichtspunkten. Jeder muß rechtsfähig sein, eine Familie gründen können, politische Macht mitausüben oder doch mitkontrollieren können; jeder muß in Schulen erzogen werden, im Bedarfsfalle medizinisch versorgt werden, am Wirschaftsverkehr teilnehmen könnenî.

Mais si un individu exerce toujours plusieurs fonctions au sein de la société, s'il joue, pour introduire une métaphore wittgensteinienne, à plusieurs jeux de langage, l'homogénéité sera toujours locale et surtout transitoire, dans un ensemble sociétaire, en fin de compte, hétérogène et contradictoire. Et chaque unité locale, chaque sous-système se définira différemment par rapport à son environnement et constituera son propre horizon de sens. Des sémantiques particulières (Sondersemantik; Luhmann 1980, 32) naissent pour chaque sous-système, ce qui a pour conséquence que tout sens, tout savoir, est relatif à un sous-système et à la façon qu'a celui-ci de percevoir ou de construire son environnement. Le sens est exposé à une inévitable dérive dans la contingence.

Ce constat nous incite à revoir de façon critique le concept de ìsavoir communî ou sa variante plus récente, celui de ìcognition socialement partagéeî. Cette révision a été en partie déjà entreprise au sein des chercheurs qui se sont consacrés à l'étude de la dimension sociale de la cognition. Cole (1991, 403), par exemple, en essayant de dresser le bilan final de toute une série de travaux consacrés à ce sujet, met en évidence la possibilité de deux lectures en ce qui concerne la ìsocially shared cognitionî. Ces deux lectures sont dues aux ambiguïtés du terme shared, et les mêmes observations s'appliquent également au terme français partagé.

D'une part, to share signifie 'avoir en commun', d'autre part il signifie 'diviser, distribuer'. C'est en développant ces deux sens que la réflexion sur la ìsocially shared cognitionî me paraît être en mesure de fournir des réponses nouvelles aux problèmes liés à la description des processus de la connaissance. En croisant les deux signifiés, il est possible de penser la cognition socialement partagée non plus en termes de ìsavoir communî, mais de savoir socialement distribué. Cet aspect a été souligné par plusieurs chercheurs dont Boster (1991, 203) qui définit la ìsocially shared cognitionî comme ìa patterned distribution of a cultural knowledge through a communityî. La ìsocially shared cognitionî, donc, serait plutôt une ìsocially distributed cognitionî, un syntagme qui apparaît parfois comme synonyme du premier, mais qui en réalité décrit beaucoup mieux que le premier la construction sociale de la connaissance. En parlant plutôt de cognition socialement distribuée, en effet, on ne met plus au premier plan l'avoir en commun, mais le mettre en commun. Et l'on passe d'une conception statique de la cognition sociale à une conception dynamique et procédurale. La connaissance n'est plus simplement présente, déposée dans quelque cerveau/esprit, mais néanmoins dans quelque mémoire collective: elle demande à être négociée - c'est-à-dire: confirmée, modifiée, élargie, acquise, etc. - chaque fois que deux êtres humains décident de se rencontrer.

En conclusion, il nous apparaît clairement, à la lumière des modèles de société proposés par les sociologues et en prenant au sérieux le programme du constructivisme, que l'idée traditionnelle d'un savoir commun n'est guère plus qu'un raccourci heuristique qui pèche par son excès d'homogénéisation. Même une notion comme ìsavoir quotidienî n'est guère plus utile, vu le caractère tout à fait arbitraire de la ligne qui le sépare du savoir non quotidien. La notion de la ìsocially shared cognitionî, dès qu'elle est interprétée comme ìsocially distributed cognitionî se révèle plus adéquate. Dans ce sens elle est parfaitement compatible avec le postulat constructiviste de revalorisation du rôle de l'observateur. La connaissance n'est plus une entité stable, emmagasinée dans une mémoire individuelle ou collective, mais devient le produit, toujours transitoire et contingent, d'un acte de négociation entre différents observateurs ou différentes langues sociales. Cette conception dynamique permet également de reconsidérer le rôle du langage dans l'ensemble de l'activité cognitive. Il n'est plus le reflet superficiel, visible, d'une organisation conceptuelle mentale plus profonde, ni le miroir d'une mémoire collective. C'est avant tout un des moyens médiateurs les plus efficaces et les plus élaborés qui fait que la négociation entre les différents observateurs puisse être couronnée de succès. Il en découle également une question significative à laquelle, autant que je sache, même les sciences cognitives n'ont pas de réponse définitive: est-ce que les structures de la langue médiatrice contraignent le résultat de la négociation, est-ce que la structure des signes contraint l'organisation cognitive?


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©  octobre 1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : BISCHOFSBERGER, Marco. Sémantique historique et cognition. Texto ! octobre 1997 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Bischofsberger.html>. (Consultée le ...).