DIX THÈSES À PROPOS DE L'ESSENCE DU LANGAGE DE DU SIGNIFIÉ

Eugenio COSERIU

(Texte inédit envoyé aux congressistes
Colloque international " Perception du Monde et Perception du Langage "
Strasbourg, 7-10 octobre 1999)

1. Priorité absolue du langage

L'erreur fondamentale de la plupart des théories (ou philosophies) du langage, c'est de vouloir réduire le langage à une autre faculté ou à une activité parmi les facultés (ou activités libres) de l'homme : à l'entendement (pensée rationnelle), à l'esprit pratique ou à l'art. Le langage ne se laisse pas réduire à autre chose. Le langage - Hegel l'a bien vu - est l'une des deux dimensions de l'être de l'homme ; l'autre étant le travail. L'homme est le seul être qui travaille et qui parle, dans le sens propre de ces termes. Par le travail, l'homme se construit constamment un monde approprié à son être physique. Par le langage, il se construit un monde approprié à son être spirituel : un monde pensable(le monde de l'expérience sensible est bien représentable, mais il n'est pas pensable). Le langage est, par là, l'ouverture de toutes les possibilités culturelles de l'homme (y compris la pensée discursive, la science, la philosophie, la poésie). C'est dans ce sens qu'Hegel constatait que le langage est "voreilig" en ce qu'il contient d'avance toutes les formes du développement de l'esprit. Tout le reste, en ce qui concerne les traits caractéristiques du langage, découle de ce fait fondamental.

2. Langage et culture

Le langage est activité créatrice et, par là, activité culturelle infinie. Il est en même temps une forme de la culture et la base de la culture, en particulier en tant que traditionculturelle.

3. Les universaux du langage

Le langage est caractérisé par cinq universaux parmi lesquels on distingue trois universaux primaires : créativité,sémanticité,altéritéet deux universaux secondaires ou dérivés : historicitéetmatérialité. La créativité(enérgeia) caractérise toutes les formes de la culture. Parmi ces formes, le langage est l'activité qui crée des signifiés, en créantdes signes avec des significations, et c'est en cela que consiste sa sémanticité. Ces signes sont toujours créés pour autrui ou, mieux, comme étant d'avance aussi d'autrui, et c'est en cela que consiste son altérité. Dans ce sens, le langage est la manifesttion primaire de l'altérité, de l'être avec autrui caractéristique de l'homme. L'historicitérésulte de la créativité et de l'altérité. Elle signifie que la technique de l'activité linguistique se présente toujours sous la forme de systèmes traditionnels propres à des communautés historiques, systèmes qu'on appelle langues: ce qui se crée dans le langage se crée toujours dans une langue. La matérialité résulte de la sémanticité et de l'altérité. En effet, la sémanticité est un fait de conscience et ne sort pas de la conscience : pour qu'elle soit pour un autre, elle doit être représentée dans le monde sensible par des signifiants matériels. C'est bien sûr aussi le cas pour les autres activités culturelles, dont les contenus, on le sait, se constituent uniquement dans la conscience et doivent tous être représentés dans le monde sensible. Cependant, la matérialité du langage est différente de celle des autres activités culturelles, puisqu'elle est toujours matérialité spécifique d'une langue. Il en est de même en ce qui concerne la spécificité de l'historicité linguistique vis-à-vis de celle des autres activités culturelles ; en ce sens, les styles, dans l'art, ne sont pas analogues aux langues. On observera aussi que le langage est la seule activité culturelle (donc créatrice comme telle) définie par deux universaux (sémanticité et altérité), et non pas par un seul, et que l'altérité s'y présente trois fois, puisqu'elle conditionne l'historicité et la matérialité.

4. Communication et communauté

Le langage (en tant que dire) est, certainement, communication. Mais il faut distinguer la communication de quelque chose, fait pratique qui peut ne pas être sans que le langage soit par là aboli, de la communication avec un autre, sans laquelle le langage n'est plus langage et qui toujours est (elle est présente déjà dans la création des signifiés), puisqu'elle correspond à l'altérité foncière du langage. Du point de vue de la communauté, le langage n'est pas simplement un fait social, un produit de la société comparable aux institutions sociales, bien au contraire, il est, par l'altérité (et Aristote l'a bien vu dans sa Politeia), le fondement de toute association humaine.

5. Nommer et dire

Les deux fonctions fondamentales du langage sont l'onomazein et le legein (Platon) : nommeretdire, ce qui correspond à peu près à la distinction entre lexiqueetgrammaire.Mais, tandis que dans le nommer(primaire) tout est langage (puisqu'il s'agit de l'organisation du monde en catégories et espèces) , dans le dire(où il s'agit d'établir des relations dans ce monde et avec ce monde), ce n'est que la forme générique - la modalité sémantique - de ces relations qui est, proprement, langage, car, quant à sa substance, le dire est aussi science, activité pratique, sentiment, art (poésie), etc.

6. Contenu du dire

Dans le contenu exprimé et communiqué par le dire, il faut distinguer désignation,signifiéetsens.La désignationest la référence aux choses (états de choses, événements, procès) extralinguistiques (ou, mieux, extérieures aux signes). Le signifiéest la possibilité objective de désignation donnée dans les signes d'une langue. Le sens,c'est la finalité de chaque dire, le contenu propre à un discours en tant que tel (ou à un fragment de discours). Ainsi, la constatation, la réplique, la réponse, la question, l'objection, l'accord, le désaccord, la prière etc. (tous les logoi des stoïciens) sont des unités de sens et non pas de signification. Du point de vue linguistique, le sens est la finalité du discours donnée (exprimée) par le signifié (lexical, catégoriel, grammatical, ontique) et la désignation ; à sa constitution contribuent aussi la connaissance des choses et les entours. Le contenu exclusivement (et proprement) linguistique, est, par conséquent, le signifié.

7. Langage et poésie

En tant qu'identification d'une modalité de l'être, le signifié est un acte de connaissance, précisément, comme la poésie (et l'art en général), de connaissance intuitive.Cela a conduit certains philosophes à identifier langage et poésie, du moins en ce qui concerne les actes imaginaires de création. Cependant le signifié (et, par conséquent, le langage) n'est pas identique à la poésie. D'une part, le signifié est toujours l'oeuvre d'un sujet doté d'altérité, tandis que la poésie (comme l'art en général) est l'oeuvre d'un sujet absolu (qui se pose comme absolu). D'autre part, le langage en tant que tel n'est que signifié (lexical, catégoriel, grammatical, ontique), tandis que la poésie est un dire avec sa substance propre. Les philosophes qui identifient langage et poésie ne considèrent le langage que comme dire (d'un sujet absolu). Nous affirmons, par contre, la priorité du langage aussi vis-à-vis de la poésie. C'est tout autre chose que de dire que le langage poétique est le langage dans sa plénitude fonctionnelle.

8. Signifié et être

Le signifié d'un nom est diacriticon tes ousias (Platon) : délimitation et, par là, constitution d'une modalité (toujours virtuelle) de l'être. En soi, le signifié d'un nom est toujours universel, puisqu'il ne nomme pas des étants reconnus comme tels, mais une possibilité infinie de l'être. Il se trouve non pas à la fin, mais au début de la constitution d'une classe (qui, par rapport au monde réel peut être aussi une classe à un seul membre connu - par ex. soleil, lune - ou même une classe vide). De ce fait, la désignation n'est pas le fait primaire du langage, mais un fait secondaire, subordonné au signifié : c'est le fait de rapporter une chose constatée à un signifié déjà donné. Le nom propre est, dans le langage, un fait secondaire : c'est un nom d'identification historique d'un étant à l'intérieur d'une classe déjà reconnue comme telle.

9. Signifié, vérité, existence

Le signifié (et, par là, le langage en tant que tel) n'est ni vrai ni faux : il est antérieur à la distinction même entre vrai et faux. De même, ne représentant qu'une modalité virtuelle (possibilité) de l'être, il est antérieur à la distinction entre existence et inexistence (Aristote). Vrai ou faux ne peut être que le dire entendu comme proposition (logos apophantikos). De même, ce n'est qu'en connaissant un signifié qu'on peut constater l'existence d'étants désignables qui y correspondent. C'est ce que j'appelle le caractère déictiquedu langage : un nom montre une modalité de l'être (ou, pour mieux dire, il la constitue et la représente), mais il n'en dit rien. (Les dérivés et les composés, eux, contiennent déjà du dire, c'est-à-dire correspondent du point de vue linguistique à une certaine grammaticalisation).

10. Langage et choses

C'est le langage qui confère l'être aux choses : il n'est pas une nomenclature pour des classes de choses reconnues d'avance comme telles. Bien entendu, le langage ne crée pas les étants,mais il crée leur être : il les fait être ceci ou cela. Ainsi, le langage ne crée pas les arbres,mais il crée leur être arbres (et non pas plantesen général, par exemple, ou représentant d'une autre espèce). Par là, le langage nous conduit vers un monde ordonné de choses. En délimitant des modalités de l'être, il permet de constater ou de reconnaître dans le monde des étants correspondant à ces modalités et offre de cette façon la possibilité de la recherche concernant les choses elles-mêmes et, par conséquent, la possibilité de nouvelles délimitations : délimitations cette fois-ci objectives car réalisées dans le monde même des choses et pour lesquelles on peut créer des noms (termes). Toute science commence nécessairement par les classements opérés par le langage, mais elle ne s'arrête pas à ces classements. C'est ainsi que surgit le langage technique (ou terminologie). Toute terminologie (même la terminologie de la connaissance vulgaire est, dans ce sens, l'inverse du langage originaire non terminologique : elle va de la désignation à la signification et nomme effectivement des classes reconnues d'avance comme telles). Mais le langage technique ne peut être constitué que secondairement en partant des délimitations déjà réalisées dans et par le langage non technique.


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©  juin 2001 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : COSERIU, Eugenio. Dix thèses à  propos de l'essence : du langage et du signifié. Texto! [en ligne], juin 2001, vol. VI, n°2. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Coseriu_Theses.html>. (Consultée le ...).

Ce texte est paru ensuite dans : KELLER, D., DURAFOUR, J.-P., BONNOT, J., STOCK, R. (éd.), Monde et langage. Invariance et variabilité du sens vécu, Bruxelles : Mardaga, 2001, p. 79-92.