NEUTRALISATION DU POINT DE VUE ET STRATÉGIES ARGUMENTATIVES
DANS LE DISCOURS PHILOSOPHIQUE

Frédéric COSSUTTA

(Une version courte de ce texte est parue dans SEMEN, n°17, 2004,
Argumentation et prise de position : Pratiques discursives, R. Amossy, R. Koren éds., pp. 81-97)

1. Positionnement doctrinal, posture subjective et argumentation philosophique

1.1. La pensée en acte et ses traces subjectives dans la matérialité discursive et textuelle : argumentation et neutralisation du point de vue énonciatif

On traite trop souvent la pensée ou l’activité philosophique comme si elles étaient indépendantes de la matérialité de leur inscription textuelle et de leur mise en discours par un corps énonçant, une voix, un ethos situés. On imagine que le philosophe déploie des arguments, des thèses, des réseaux de concepts à sa guise, de façon quasi arbitraire, dans des formes indifférentes, seulement dépendantes de contingences biographiques et circonstancielles, ou de quelque stratégie communicationnelle d’investissement du champ. Nous proposons au contraire de la concevoir comme pensée en acte, faite de gestes, de mouvements, capable de se déposer, se désinvestir d’elle-même dans des œuvres stabilisées sur des supports graphiques. La philosophie est autant dans ses œuvres-monuments que dans les espaces/temps d’où elles émergent et où elles s’abîment, autant dans le dépôt d’une écriture figée que dans les actes de discours qui l’instaurent ou des actes de lecture qui permettent de se la réapproprier. Il s’agit d’une activité censée s’inscrire dans le for intérieur mais qui n’est possible que grâce à la médiation du langage et de la communication.

L’analyse du discours philosophique doit par conséquent prendre en considération le rapport entre ce qu’on pourrait appeler une doctrine, un système, une philosophie, et ses lieux ou modes de textualisation [1]. Elle doit considérer aussi bien les schèmes spéculatifs que les schèmes d’exposition. Il paraît juste de dire qu’il y a une certaine indépendance et pourtant il serait abusif de nier une interdépendance des deux aspects.

L’activité philosophique se donne dans une œuvre (et encore n’est-ce pas toujours le cas, puisque nombre de philosophies sont identifiées par des « récits de vie » stylisés faits d’anecdotes et de pensées rapportées comme c’est le cas pour Socrate, Diogène, Pyrrhon), grâce à la médiation d’un procès et d’un dispositif de représentation discursif et textuel, mais elle tend à les nier ou au moins à les contrôler. Les doctrines font comme si les schèmes spéculatifs qu’elles élaborent étaient indépendants de leur contextualisation expressive : la métaphysique de Descartes est inscrite de façon privilégiée dans la forme méditative, mais se voit reconfigurée dans divers dispositifs génériques : discours de vulgarisation, polémique ouverte, dialogue, traité scolaire [2]. Le philosophe peut toujours désigner par des noms appropriés et des mentions diverses tel ou tel item doctrinal (thèse, procédure d’argumentation, méthode ou forme d’analyse). La relation entre « formes de l’expression » et « formes du contenu » [3] est nécessaire de fait, du point de vue situé de l’auteur et du lecteur, mais elle est présentée comme contingente de droit, du point de vue du penseur et de son auditoire universel.

Le philosophe a pour vocation de faire reconnaître sa philosophie. Pour qu’elle devienne parole dominante au sein des institutions philosophiques et au-delà, il doit adapter son propos à un auditoire circonstancié, tout en faisant comme s’il s’adressait à tout homme indépendamment du contexte de réception de la doctrine. Cette « double adresse » est la condition d’une réception immédiate de sa doctrine, gage de sa pérennité puisqu’elle sera lue, traduite, commentée, enseignée, apprise, mais elle garantit aussi, en cas d’échec, une réception ultérieure, espoir d’un triomphe futur.

Comment les philosophies résolvent-elles les paradoxes ou les risques de tension entre cette visée universalisante qui suppose une objectivation du propos, une affirmation de position, et les exigences contextuelles qui supposent de prendre en considération la multiplicité des positions, la diversité des points de vue ? Les procédures d’argumentation ont pour fonction d’opérer un double travail, d’une part la construction d’un lien inter-objectif qui « désubjectivise » progressivement par réduction contrôlée les instances d’interlocution, d’autre part l’élaboration d’une position qui vaille par elle-même tout en réduisant (par réfutation) la pluralité du champ où toutes les doctrines entrent en concurrence.

Elles s’efforcent généralement d’obtenir une voix blanche, en neutralisant le point de vue par effacement de son substrat énonciatif [4]. Elles tentent d’effacer les traces de leur propre constitution, en évacuant les récits et les scories qui se rapporteraient à leur genèse ou à leur généalogie (à moins qu’elles ne les utilisent au contraire en les retournant contre elles-mêmes). Elles évacuent l’affect, le biographique, l’individualité : depuis les origines grecques de cette discipline, le philosophe-auteur fait comme s’il s’effaçait devant la parole de vérité dont il ne serait pas l’auteur-inventeur, mais seulement l’intercesseur, comme le montre cette clause introductive d’une thèse héraclitéenne : «Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours (logos), conviennent que tout est un » [5].

Il s’agit plus, en fait, d’une attitude affichée ou mimée que réelle, nous savons reconnaître dans les textes une multiplicité de voix, une diversité de points de vue, une présence constante de modalisations qui indiquent à quel point une position théorique est le fruit d’un travail de généralisation objectivante. Il est effectué en sous-main par une prise en charge subjective qui doit se déconstruire et effacer ses marques énonciatives à mesure qu’elle pose les formes de la généralisation. Il arrive également qu’au lieu d’un effacement ou d’une dénégation, la mise en perspective singulière d’une position des thèses soit au contraire assumée, au prix d’un renversement paradoxal, qui fait de l’individuel, du singulier, le point d’ancrage d’une vérité générale. Nous en verrons des exemples chez Kierkegaard ou Nietzsche. C’est à l’examen de ce travail de mise en discours que nous allons consacrer cet essai.

1.2. Positions théoriques et positionnement par le discours

Encore faut-il souligner deux caractéristiques de la position théorique en philosophie. La première concerne un double positionnement. Tout établissement d’une position repose sur un « positionnement » institutionnel construit par le texte même, au sens où on l’entend en analyse du discours, (on parlera d’ « institution discursive du philosophique »), que le philosophe se représente comme « paratopique » [6], qu’il se démarque par rapport à une tradition ou qu’il s’en réclame. Une communauté discursive philosophique se définit comme école, courant, affiliation ou simple sentiment d’appartenance, et construit son identité non seulement par la référence à un fondateur, à des thèses et une doctrine partagées, mais par référence à des postures, des formes de vie qui tendent à se répandre, à s’imposer au sein d’un champ conflictuel où les différents régimes de discours s’affrontent, se combattent en vue d’une hégémonie toujours fragile. Ce positionnement est également « théorique », (nous parlons dans ce cas d’ « instauration discursive du philosophique » [7]) puisqu’une doctrine se définit par rapport à un panthéon d’œuvres déposées dans une archive aux contours et aux valorisation toujours fluctuantes, toujours redessinées selon les normes de la philosophie novatrice.

La signification et la valeur des doctrines sont en permanence réévaluées à travers des relectures, des interprétations, qui sont à la fois le repoussoir ou la caution que se donne un univers doctrinal en train d’émerger, comme en témoignent les « retours à ...» (Freud, Kant). Pensons aux phénomènes d’obsolescence et de résurgence, comme par exemple en France à la façon dont le bergsonisme avait disparu comme philosophie active (elle n’apparaissait plus comme une pensée opératoire, et n’offrait plus d’intérêt que dans le cadre d’une investigation historique) sous les coups de boutoir de l’existentialisme, du marxisme puis des structuralismes et du post-modernisme, jusqu’à ce qu’il redevienne « lisible » dans le cadre d’une philosophie de la vie comme celle de Deleuze [8].

La deuxième particularité du positionnement philosophique, qui le distingue de celui d’autres types de discours, littéraire ou scientifique [9], tient à cet étrange rapport qui lie de façon nécessaire toute position à sa destitution, comme si les philosophies étaient virtuellement abolies aussitôt qu’établies, et virtuellement rétablies aussitôt qu’abolies. En tant qu’œuvres, les philosophies coexistent, en tant que doctrines elles s’excluent.

Dans d’autres domaines où la valeur des théories et systèmes est également « aléthique » (elle concerne la prétention à la véritié et à la validité), comme dans les sciences, des critères de démarcation et de réfutabilité permettent de donner aux théories invalidées un statut non « thétique », de les situer sur une échelle de progrès. Pour simplifier, une théorie l’emporte, les autres s’effacent, elles ne peuvent coexister en se contredisant (sauf de façon provisoire). Dans le domaine littéraire, celui des valeurs esthétiques, aucun critère ne permet de faire coïncider la valeur d’une œuvre avec son actualité, sa modernité, la « vérité », (même si d’une certaine façon cette « adéquation » d’une œuvre et d’une époque joue un rôle), toutes pouvant de droit prétendre à une trans-historicité. Pour simplifier, sans que l’on puisse dire que toutes les œuvres se valent, il est inenvisageable de hiérarchiser les chefs-d’œuvre littéraires selon des normes esthétiques : ils ne s’excluent pas (bien que tout écrivain, d’une certaine façon, croit annuler toutes les œuvres précédentes), mais entrent au contraire dans un régime de compossibilité.

En philosophie nous sommes en présence du dilemme que pose l’existence de doctrines multiples qui cohabitent, elles aussi, dans une sorte de panthéon abstrait (comme en littérature) où toutes s’annulent et où pourtant chacune d’elle ne figure que parce qu’elle a pu prétendre incarner la vérité au détriment de toutes les autres (comme une théorie scientifique admise) et peut à juste titre ne se voir détrôner que provisoirement. Cette incompatibilité des philosophies n’empêche pas l’une d’entre elle, à un moment ou à un autre d’être en position institutionnelle dominante, et de valoir comme paradigme pour la compréhension du monde ou de l’homme, mais cela n’empêche jamais en droit une contestation et le désir de promouvoir un autre système, Schopenhauer, dépité et plein de ressentiment face au succès de la philosophie de l’histoire de Hegel, eut une heure de gloire tardive et une influence considérable. C’est en déstabilisant la construction hégélienne, que Kierkegaard d’un côté, Marx de l’autre ont développé des conceptions radicalement antagonistes.

Une seule « philosophie » récuse cette illusion constitutive, le scepticisme, en proposant de « déposer » toute position doctrinale par la mise au jour de ses contradictions internes ou de ses contradictions avec d’autres philosophies [10]. Toute la question devient alors celle du statut d’une « posture » qui prétend n’adopter aucune position philosophique, celle de la cohérence de l’énonciation sceptique si elle prétend poser l’universalité de l’impossible universalité d’une position (nous verrons comment les sceptiques résolvent cette contradiction pragmatique).

Nous comprenons bien le paradoxe auquel le philosophe doit répondre : il doit donc tenir compte de la multiplicité de fait des positions possibles, et réduire par la réfutation cette multiplicité pour asseoir, réfuter, convaincre, persuader, en même temps qu’il démontre, tout en faisant comme si la dimension argumentée était extrinsèque à la chose même qu’il veut dire.

2. Stratégies de neutralisation de la relativité du point de vue

Comment les philosophes opèrent-ils pour neutraliser les points de vue, réduire la contingence de la situation énonciative, effacer les dimensions subjectives, généraliser leur propos et conférer de l’universalité à leur perspective singulière au point de l’annuler comme point de vue, et poser une prétention à la validité universelle de leurs affirmations ?

Nous réduirons notre investigation en isolant deux phénomènes textuels saillants : les dispositifs énonciatifs et les prismes génériques. Nous chercherons à mettre en évidence la façon dont ils concourent à l’inversion de la polarité subjective pour construire des propositions à portée générale (thèses). Cette étude des stratégies permettant de réduire le paradoxe position/positionnement devra être conduite tant du point de vue macro que micro contextuel. On ne saurait en effet dissocier les procédures argumentatives localisées dans un chapitre ou une section d’un texte de leur englobement dans des niveaux de validation plus larges : les éléments d’une théorie sont reliés, agencés en système ou au moins corrélés selon des règles minimales de cohérence (cela vaut autant pour le traité que pour le recueil d’aphorismes).

Ces stratégies opèrent page après page, au raz des argumentations mais ne suffisent pas à assurer le verrouillage définitif qui permettrait l’objectivation et une forme d’universalité maximale des thèses philosophiques. Il y a toujours un résidu lié à l’activité discursive qui pose le sens (« sens posé »), ce qu’on pourrait appeler avec Cavaillès le « sens posant » [11], un reliquat discursif, narratif, un substrat rhétorique, stylistique qui demeure refoulé ou mis à l’écart au titre de scories de l’argumentation proprement dite. C’est ce que le lecteur ne perçoit pas, son attention de premier plan étant concentrée sur le sens obvie des philosophèmes qui exige pour être compris d’être en permanence reconstruit en fonction d’un exigence objectivante. C’est pourtant grâce à cette guidance que le destinataire peut lire le texte. Cet effacement ou cette neutralisation locale a pour contrepartie son resurgissement à un niveau supérieur de généralité qui fragilise tout le système, menace la doctrine en générant des points de fuite, ou des défaillances structurelles. C’est là que viennent en général s’engouffrer les objections des adversaires. Pour tenter d’éviter ces paralogismes les philosophes adoptent des stratégies de second degré : de proche en proche les procédures d’argumentation doivent se consolider les unes les autres, réduire ou neutraliser le « sens posant » en excès, donc augmenter le degré d’auto-conscience et de réflexivité en vue de saturer la relation entre le dire et le dit par l’établissement de hiérarchies ou de points d’arrêts. Mais suffit-il de connecter entre elles et de systématiser les séquences argumentées, de se situer d’un point de vue méta-argumentatif, de chercher des fondements par l’explicitation de principes auto-validés et infalsifiables pour échapper à ces critiques ? En vain si l’on en croit les objections les plus radicales, celles les sceptiques, qui débusquent au cœur de toute prétention philosophique des fallacies au sens premier du terme : diallèle (circularité/contradiction) pétition de principe (inversion/tautologie) régression à l’infini (itération/décalage). A l’opposé, suffirait-il d’assumer la montée en puissance d’un régime d’écriture personnel, métaphorique ou imagé, ironique ou sarcastique pour se croire à l’abri de toute critique ?

Il n’est pas nécessaire de passer en revue toutes les doctrines, certaines d’entre elles ayant une valeur prototypique ou paradigmatique. On peut les indexer sur un modèle quadripolaire (il fonctionne comme un carré logique ou sémiotique, ou les présenter de façon synoptique : tableau en fin d’article) [12] et proposer un classement de ces stratégies selon deux axes d’opposition. Le premier joue sur les degrés d’investissement subjectifs : selon que la subjectivation est traitée par défaut ou par excès, « hypotrophiée » par les auteurs qui prétendent s’effacer derrière la voix même de la vérité (Aristote, Spinoza, Kant, Husserl), hypertrophiée lorsqu’au contraire la dimension subjective est assumée au nom d’une identification du vrai au subjectif (Montaigne, Rousseau, Nietzsche, Kierkegaard, Stirner). Un second axe d’opposition joue d’un côté sur des renversements paradoxaux de la subjectivité contre elle-même du point de vue du sujet ou de l’intersubjectivité (Descartes, Platon, K.O. Apel), de l’autre sur des renversements paradoxaux de la contingence du point de vue en une nécessité envisagée sous l’angle du collectif (société ou culture : Hegel, Marx). Il ne s’agit là que d’un mode de classement commode, certaines philosophies relevant de plusieurs axes, compte tenu également du fait que d’autres oppositions jouent au sein des précédentes et que d’autres classements peuvent être proposés. Par souci de cohérence nous envisagerons simultanément pour chaque cas les aspects micro et macro-contextuels, les stratégies de premier et de second degré.

2.1. Stratégie d’hypotrophie subjective et objectivation maximale de l’argumentation philosophique

2.1.1. Première figure (par excès) : forclusion du point de vue par « axiomatisation » de la pensée : un cas exemplaire : Spinoza et l’exposition more geometrico

Spinoza doit résoudre pour l’exposition de sa philosophie un difficile paradoxe énonciatif, que l’on pourrait reformuler ainsi : qui parle dans l’Ethique ? Comment représenter la connexion des « idées adéquates » du point de vue de l’homme qui, contrairement à Dieu, est pris dans la linéarité temporelle et spatialisée du discours (écrit). Le Traité de la réforme de l’entendement se plaçait du point de vue de l’entendement borné par les préjugés du disciple ou du lecteur, le maître-auteur les faisant cheminer par étapes vers la vérité. L’Ethique, en abolissant tout point de vue et toute inscription subjective des philosophèmes, fait comme s’il ne devait y avoir aucun écart entre le dit et le dire, entre la pensée et l’être, entre le point de vue de Dieu et le notre.

Pour résoudre ce paradoxe, Spinoza doit trouver un mode d’exposition qui favorise simultanément un enchaînement démonstratif rigoureux suivant le déploiement intrinsèque des propriétés des idées vraies et la possibilité pour un esprit humain d’accéder à cette vérité, ce qui suppose un travail d’explicitation intégrale du procès génétique d’engendrement des contenus, avec les récapitulations et les rétrospections que cela exige. La solution est dans l’adoption d’un modèle générique exporté de la géométrie dans son mode de présentation euclidien [13]. Ce choix n’est pas un simple choix de convenance, qui adapterait des « contenus » philosophiques à un dispositif énonciatif, mais un choix commandé de l’intérieur par la nature de la philosophie spinoziste : la géométrie donne à l’Entendement l’expérience de la puissance du vrai. Comme le souligne M. Gueroult à propos de l’exposition more geometrico :

L’exposition more geometrico n’est donc pas seulement analogique mais formellement le mode adéquat, donc « canonique », par lequel s’inscrit le schème d’articulation des idées adéquates dans l’ordre du discours : l’articulation des définitions, axiomes, propositions, démonstrations est une façon de reconnaître que les idées ne sont pas autre chose que des « récits » ou des « histoires de la nature ». Comme l’affirmaient déjà les Cogita : « L’être de l’idée se dit en tant que toute choses sont contenues objectivement en Dieu » [15]. On peut parler ici d’une forclusion a priori de toute figuration ou narrativisation de l’expressivité spinozienne apparemment épurée de toute inscription subjective : le schème de la déduction emprunte son modèle au discours scientifique et l’argumentation toute entière se voit absorbée par la démonstration.

Cependant le mode d’exposition de l’Ethique est plus complexe que ne le laisserait supposer cette première caractérisation. En effet, la forme particulière que prend la transposition métaphysique du schème géométrique, ne nous éloigne pas tant que cela de la tradition philosophique des « exercices spirituels » ou de celle de l’initiation religieuse ou romanesque. L’Ethique, dès la première définition, introduit une première personne (« per causam sui, intelligo id, …) qui sous-tend également l’énonciation d’une « explication » qui prolonge la définition 7 (« Dico absolute infinitum, non autem in suo genere ») [16]. On observe que le texte « purement » démonstratif ainsi constamment sous-tendu par une énonciation en première personne est redoublé par des strates textuelles faites d’ « explications », de « lemmes », de « scolies », d’ « appendices » qui introduisent des commentaires, des rétrospections et des anticipations. Ils croisent et contrebalancent le système des renvois internes à la procédure déductive qui émaillent les démonstrations. Il s’agit à la fois de guider le lecteur en se plaçant de son point de vue, et d’introduire des gloses sur l’œuvre même, des commentaires polémiques ou des réfutations :

« Proposition XL, Scolie I : J’ai expliqué par ce qui précède la cause des Notions appelées communes. Mais il y a d’autres causes de certains axiomes ou de notions communes qu’il importerait d’expliquer par cette méthode que nous suivons….Comme toute fois j’ai réservé ces observations pour un autre Traité et aussi pour ne pas causer d’ennui par une prolixité excessive sur ce sujet, j’ai résolu ici de surseoir à cette exposition. Afin néanmoins de ne rien omettre qui soit nécessaire de savoir, j’ajouterai quelques mots sur… » [17]

On peut restituer la complexité du texte de l’Ethique en proposant les tableaux suivants :

Définition des strates textuelles de l’Ethique :

Définition des chemins de lecture dans l’Ethique :

La stratégie choisie par Spinoza (oserait-on dire : exigée par le spinozisme ?) consiste à scinder la fonction auctoriale en répartissant dans des formes d’énonciation multiples, dans des régimes génériques différenciés, dans des dispositifs typographiques visuellement distincts, ce qui relève des idées en tant qu’elles sont rapportées à Dieu et ce qui relève d’elles en tant qu’elles sont rapportées à nous. Dans le premier cas l’auteur du texte s’efface grâce à la voix neutre du géométrique tel le serviteur d’un plus grand maître, dans le second cas il se met en scène comme auteur et ordonnateur du discours qui fait de lui un maître pour le lecteur-disciple. Une telle démultiplication des points de vue échappe-t-elle cependant au risque d’éclatement ou d’incohérence ?

S’il est vrai que le philosophe ne thématise pas de façon explicite les rapports existant entre le mode d’exposition de la doctrine et ses schèmes spéculatifs, il les catégorise indirectement ou obliquement, dans la mesure où la doctrine, offrant des catégories générales, peut se les voir appliquer à elle-mêmes, sans que l’auteur ait pensé à le faire. La portée référentielle de certaines propositions peut subsumer la configuration générale des propositions elles-même. En accord avec ce lien d’immanence entre les formes de l’expression et les formes du contenu de la métaphysique spinozienne, on peut assigner au sein même du livre le lieu de validation de ce choix. Le moment où le texte se met spéculativement, et non spéculairement, i.e., (figurativement) en abyme et où intervient la thématisation indirecte du processus qui règle le déploiement des contenus, (il valide implicitement le lien entre forme du contenu et schème d’exposition) est situé dans la partie II, lorsque se trouve explicitée la nature des idées adéquates et leurs liaisons internes, dans les propositions 32, 34 et 40 :

L’Ethique apparaît ainsi comme un texte total, développant intégralement et simultanément sa forme et son contenu. Texte achevé du point de vue de l’auteur (et de Dieu), il n’est compréhensible que « rétroactivement », donc à partir de sa fin comme une totalité dont on a épuisé successivement toutes les déterminations. Texte inachevable du point de vue du lecteur, il offre un itinéraire aux entrées multiples, tel un texte initiatique où le disciple-lecteur se voit offrir une multiplicité de chemins de lecture [21].

2.1.2. Deuxième figure (par défaut) : forclusion de toute position par abolition du point de vue : Les sceptiques grecs et la mise en scène des incompatibles philosophiques

Dans le cas précédent, les philosophes, illustrés ici par Spinoza, doivent fonder leur position en adoptant une forme qui abolit la multiplicité des points de vue, en cherchant le point de coïncidence entre discours et vérité, au point que l’énonciation en soit directe. Nous avons vu qu’il ne peuvent revendiquer un discours pur qu’à devoir le redoubler de son explicitation didactique et initiatique. Ces grands systèmes exposés dans des Traités sont ceux qui sont le plus sensibles aux objections sceptiques.

On peut considérer le point de vue philosophique des sceptiques, illustré de façon privilégiée par l’école grecque fondée par Pyrrhon d’Elis, comme une tentative exacerbée de neutralisation du point de vue en philosophie : le sceptique en effet n’a pas à affirmer une thèse, il lui suffit de « montrer », en présence d’un argument « qu’à tout argument s’oppose un argument », donc qu’à tout système s’oppose une autre doctrine, en exhibant par une simple présentation sur un tableau synoptique les incohérences de toutes les philosophies sans exception (incohérence internes et incohérences entre elles). Cette attitude place les sceptiques certes en marge de la philosophie, mais pas hors d’elle, puisque leur exigence porte sur la possibilité même d’argumenter, et que s’ils ne trouvent jamais de vérité, ils n’en demeurent pas moins toujours en éveil et en recherche. On peut alors se demander quelle place occupe cette école au sein d’une histoire de la philosophie qui, officiellement, la voue aux gémonies : on constate que cette excommunication s’accompagne de tentatives extrêmement sophistiquées pour s’en prémunir de la part des grands systèmes. A la fois dehors et dedans, sur les marges, mais pas en marge de la philosophie, le scepticisme est au contraire situé au cœur de la citadelle qui se voit ainsi rongée de l’intérieur comme elle l’est de l’extérieur par les dogmatismes concurrents.

Qu’en est-il alors de cette position intenable qui (dé)montre l’imposture de toute position et l’inanité de toute argumentation ? Paradoxalement, le « non point de vue » sceptique maintient l’incompatibilité généralisée de toutes les doctrines mais par la même occasion les place toutes dans un panthéon indifférencié, comme si elles retrouvaient par là même une place au sein d’un espace de compossibilité : si aucune ne vaut plus que l’autre, aucune non plus ne vaut moins. Le sceptique ne doit-il pas argumenter la non-argumentabilité et sombrer alors dans la contradiction ? Les stratégies d’évitement de cette contradiction pragmatique (si le scepticisme est vrai il est in-énonçable et s’il est énonçable il ne peut être vrai) furent nombreuses dans l’histoire de l’école grecque, allant du choix d’une énonciation poético-allégorique à la recherche d’énonciations auto-référentielles qui évitent grâce à une contradiction faible le risque d’une contradiction forte [22]. C’est ce dont témoigne cette restriction apportée par Sextus Empiricus à la fin de son examen des « formules » sceptiques (« pas plus », « à tout argument », « je ne détermine rien » « je suspends mon assentiment », « toutes choses sont indéterminées ») :

On constate que l’ensemble du contenu de l’ouvrage consacré par Sextus à la réfutation des thèses dogmatiques est suspendu à une clause initiale de relativisation qui fait du point de vue sceptique lui-même un point de vue relatif, contingent, et finalement immergé parmi les autres : « de rien de ce qui sera dit nous n’assurons qu’il en est complètement comme nous le disons, mais pour chaque chose nous faisons en historien un rapport conformément à ce qui nous apparaît sur le moment » [24].

2.2. Stratégies d’hypertrophisation de la subjectivité

A l’inverse des tentatives précédentes, on peut adopter le parti pris délibéré de la subjectivité, de l’individualité, là encore par excès ou par défaut : « par excès » comme dans les Confessions ou les Rêveries d’un promeneur solitaire, qui utilisent la rhétorique de l’exemplum en offrant à partir d’une complexion particulière, d’un ego et d’une histoire personnelle, une vision de l’homme en général en proposant, fusse sur le mode de la nostalgie, les conditions générales d’une existence heureuse ; par excès comme chez le Stirner de l’Unique et sa propriété, bien qu’ici l’exemple déborde son cadre, car c’est bien une hypertrophie égologique qui se pose comme auto-affirmation et critique de toutes les formes réifiées d’existence :

Montaigne avait déjà mis en œuvre un régime d’écriture de soi au service d’un projet de réflexion plus général, mais par défaut puisqu’il s’agissait, grâce à la technique « d’extra-vaguance » des Essais, d’explorer sur un mode quasi-sceptique l’inconsistance de la doxa et des dogmatismes.

Nietzsche et Kierkegaard, chacun à leur façon, illustrent une autre façon de mettre en crise l’identité subjective par une omniprésence de la présence de soi de l’auteur à son texte, qu’il soit posé comme individualité singulière et subjectivité irréductible, ou à travers des masques fictionnels ou ironiques, en accord avec une certaine conception du lien entre « vérité » et subjectivité. Cela, au profit de la vie comme instinct pour l’un, ou de l’éternité personnelle pour l’autre. Que l’on songe au premier paragraphe de Ecce homo. Comment on devient ce que l’on est, ou à la façon dont Kierkegaard, explicitant le lien entre existence et passion, pose une adéquation entre subjectivité et vérité :

Les formes d’écritures appropriées sont polymorphes ; elles reposent sur l’utilisation de pseudonymes qui permettent de brouiller les pistes concernant l’identification de leur auteur aux divers régimes de discours qu’il utilise (pensons à la part prépondérante qu’occupent les sermons dans les écrits de Kierkegaard). Cette écriture repose également sur un rapport paradoxal entre la vie et l’œuvre, la figure du père est au principe de la faute inavouable, celle de la jeune fiancée, Marguerite, présente sous forme fictionnelle ou métaphorique dans de nombreux textes. La diversité des styles, des modes d’exposition, permet au penseur de mettre au jour différentes figures ou types humains qui illustrent la multiplicité des positions et des formes d’existences :

2.3. Stratégies de retournement de la subjectivité contre elle-même

Là encore nous observons deux stratégies jouant avec les possibilités d’auto-négation de la subjectivité, mais qui opèrent de façon opposée, soit que, posée, la subjectivité se nie, soit que, niée, elle se pose. Ces deux stratégies sont illustrées par deux traditions. La première, partant de Platon, consiste à mettre en place l’argumentation dans un cadre d’écriture dialogique qui met en scène une intersubjectivité dont la fonction principale est la neutralisation du subjectif. Ce procédé peut aller, par exemple chez Descartes, jusqu’à utiliser la subjectivité personnelle du sujet conscient pour fonder un principe subjectif-universel. Dans la seconde, que l’on peut symboliquement référer à la philosophie d’Aristote, on s’efforce de neutraliser au mieux les instances de la parole philosophique, le rôle de « l’auteur » étant réduit à celui d’un organisateur discret qui présente les thèses en présence et met en œuvre la détermination raisonnée de la vérité, et qui jalonne la lecture de ces interventions pour faciliter les repérages dans le propos d’ensemble. Ce retrait n’est pas un désinvestissement, mais le moyen d’objectiver au maximum les procédures de raisonnement et d’argumentation, puisqu’on peut en expliciter les conditions de fonctionnement, en théoriser les fondements et mettre de façon systématique la doctrine hors d’atteinte.

2.3.1. Premier type : subjectivité assumée mais retournée contre elle-même

a) Intersubjectivité mimée fictionnellement par le dialogue philosophique : Platon

Le dialogue platonicien, que l’on peut considérer comme la matrice d’un genre philosophique qui eut tant de succès en Occident [28], offre l’exemple d’une forme complexe, polymorphe, polyvalente. Il est intéressant à plus d’un titre pour qui veut examiner la façon dont les argumentations sont posées à travers des formes d’énonciation subjectives, étant entendu que, même s’il l’imite, le dialogue philosophique n’est en rien la reproduction sténographique d’une interlocution réelle. Les procès d’argumentation sont enchâssés dans une structure polyphonique, le locuteur-auteur Platon étant effacé au profit d’une alternance de voix posées mimétiquement ou diégétiquement. Cependant l’identité auctoriale, reconduite à l’anonymat par l’émergence d’une intersubjectivité mimée sur un mode théâtral, unifie en sous-main par le travail d’écriture un trajet caractérisé comme la recherche progressive du vrai (cohérence stylistique, construction des isotopies, enchaînement thématiques et démonstratifs). Lorsqu’il n’est pas aporétique, le dialogue met en scène une initiation progressive au cours de laquelle l’interlocuteur-répondant, d’abord prisonnier des opinions multiples caractéristiques de la doxa, se range à l’avis du proposant après avoir tenté de le réfuter, puis coopère avec lui pour se mettre en chemin vers la vérité qui les rassemble dans une unité de vue et de vie. On peut indexer cette progression sur la transformation parallèle des modes de discours et des formes d’interactions, symbolisées par le passage de l’éristique à la maïeutique, de celle-ci à une relation d’amitié entre maître et disciple, et de cette dernière au point culminant d’une relation d’âme à âme : ce double parcours est très bien illustré par l’évolution concomitante du scénario dramatique et du synopsis théorique d’un dialogue comme le Premier Alcibiade.

Le dialogue présente cependant un triple risque. En premier lieu celui d’une contradiction possible entre une définition de la vérité qui exclut l’apparence et la fiction, et un mode d’accès argumenté au vrai qui utilise la fiction et la mimésis. En deuxième lieu, celui d’une inauthenticité du dialogisme philosophique qui, en apparence est servi par la forme dialogue, mais en réalité risque de se voir falsifié par elle, comme l’indique le peu d’autonomie dont jouissent les interlocuteurs de Socrate dans les dialogues. Cette fausse altérité ferait du dialogue une procédure inauthentique et purement rhétorique [29]. En troisième lieu, il n’est pas sûr que l’harmonie règne entre Platon-philosophe et Platon-écrivain, l’un devant contrôler ses personnages et les assujettir à leur fonction de porte parole d’une position, (ce sont des « acteurs » occupant des « places actantielles » partiellement interchangeables si l’on veut reprendre la distinction greimassienne) l’autre étant tenté de leur lâcher la bride et de les voir débordés par la dynamique interne de leur personnalité. Il se pourrait alors que la vie interne du fictionnel et les argumentations qui s’ancrent à elle ne soient pas en cohérence, que la dimension fictionnelle ait une autonomie dommageable ou que l’auteur ne parviennent pas à faire converger son travail d’écrivain et son travail de philosophe.

Comment Platon peut-il juguler ces difficultés propres à l’usage de la forme-dialogue, dans le cadre doctrinal qui est le sien ? Selon trois modalités principales, qui dépendent toutes du fait que le dialogisme (règles d’interaction et interlocution) et la dialectique (règle d’argumentation) sont comme l’envers l’un de l’autre : l’univers scénique peut être normé par les catégories de la doctrine qu’il expose, et inversement la doctrine, ou mieux, la pratique philosophique qui l’actualise, n’est « dicible » que grâce à la forme du dialogue. La relation ontologique entre l’Un et le Multiple dans la théorie platonicienne est analogue à la relation éthique entre interlocuteurs dans les dialogues : conduire un entretien dialogué selon des normes explicites consiste à partir d’un univers mondain obéissant à des règles ontologiques ou axiologiques inscrites dans l’apparence et le contradictoire afin de lui substituer progressivement un univers placé sous le signe d’une unification que lui confère la recherche coopérative d’une convergence du vrai, du beau, du bon.

En premier lieu, on observe la présence, au cœur du dispositif dialogique, de séquences méta-dialogiques par lesquelles l’activité argumentative est constamment thématisée, explicitée et devient elle-même l’enjeu d’arguments et d’interactions, comme le montre par exemple le début du Gorgias. Socrate, après la capture initiale de l’adversaire, le conduit à consentir à un pacte conversationnel qui servira tout le long du dialogue de référence et sera repris, approfondi lorsque celui-ci ou ses émules le transgresseront [30] :

La philosophie réfléchit ses propres formes argumentatives en en faisant l’enjeu d’un travail d’auto-réflexion, l’usage du dialogue offrant l’avantage de présenter à la fois une théorie de l’argumentation et une pratique qui met celle-ci à l’épreuve, certes de façon mimétique, de la réalité conflictuelle et coopérative des interactions humaines.

En second lieu, le plan des « idées », celui de l’enchaînement des argumentations et raisonnements, est accompagné, au moins pour les dialogues de jeunesse et certains de ceux de la maturité, d’un doublon dialogique, à la fois conversationnel et scénique. Les échanges verbaux et les interactions entre les personnages se déroulent selon des modèles narratifs ou théâtraux, comiques ou dramatiques. Le dialogue, par la richesse de ses figurations : personnages, situations, décors, circonstances etc., redouble le plan doctrinal en lui associant son propre univers référentiel. Le monde visé abstraitement par les propositions philosophiques, se trouve aussi figuré, matérialisé par la scène dialogique, l’intelligibilité qu’on en donne mise en actes à mesure qu’elle est mise en scène par le procès dramatique ou comique. Un dialogue nous raconte ainsi deux «histoires». Celle qui se développe au niveau du dit : des univers spéculatifs sont mis en conflit par les discours rapportés : dans le Gorgias, les démonstrations et raisonnements se rapportant à la question de la rhétorique, sa nature, son objet, dans le Ménon, la définition de la vertu, dans le Premier Alcibiade la définition de l’homme politique. Celle qui concerne les façons de dire, les relations elles-mêmes dramatisées entre interlocuteurs. Nous sommes en présence d’une fiction interlocutive qui se nie comme fiction et se veut restitution d’un dialogue mettant aux prises, par exemple dans le Ménon la relation entre le maître Socrate et le future disciple Ménon : la relation tourne court et le dialogue se termine sur un semi-échec, dans un climat tendu et pessimiste, ayant la mort de Socrate comme arrière plan dramatique. Le Gorgias présente une configuration encore plus tragique, puisque la dimension conflictuelle s’accentue à mesure qu’on passe d’un interlocuteur de Platon à l’autre : de Gorgias à Polos, de Polos à Calliclès. Par contre une issue heureuse est également possible, comme nous l’avons suggéré à propos du Premier Alcibiade. Ce désir indique que la recherche du vrai ne peut avoir lieu sans une dynamisation de ce désir par une « érotique » qui lie amour du vrai, amour de la beauté, dialogue d’âme à âme et accès au divin (l’enjeu dialogique du texte est d’arracher le jeune homme au désir de toute puissance et à la rhétorique pour en faire un disciple accompli, trajet contraire de celui qu’effectue le Ménon qui est un échec de ce point de vue).

En troisième lieu, une conversion entre les formes du contenu et la forme de l’expression est possible : elle l’est de façon virtuelle, implicite tant que le lecteur n’accomplit pas l’opération de réversibilité, bien qu’elle soit nettement indiquée par la mise en abîme des dialogues les uns par rapport aux autres. Ainsi par exemple, le trajet dessiné dans l’Alcibiade par le dispositif scénique et la progression dramatique se trouve intégralement explicité dans les passages où Platon expose sa théorie de l’amour et de la beauté, comme dans le Banquet. De même le rapport sacrificiel entre mort et philosophie, qui sous-tend la mise en scène du Gorgias, de l’Apologie de Socrate et du Ménon de façon plus ténue (le philosophe doit s’attendre à être mis à mort par la cité et l’accepter) se trouve explicité d’un point de vue théorique (« philosopher c’est apprendre à mourir ») dans le Phédon. Le trajet philosophique explicite du point de vue thématique et argumentatif (parvenir à préciser les conditions d’exercice d’un pourvoir politique juste) est conduit dialectiquement du point de vue de l’initiation au vrai, mais il a pour condition le trajet qui est implicitement dessiné par le support dialogique, conduit du point de vue de l’initiation par l’amour : signe qu’il est impossible de dissocier vraiment initiation au vrai et initiation à l’amour, toute méprise sur la nature de ce dernier ne pouvant être évitée que si l’on définit la vérité de l’amour, qui en son fond, est toujours amour du vrai.

Le dispositif du dialogue platonicien, qui déploie le procès d’argumentation en démultipliant les instances énonçantes (personnages interlocuteurs) et les registres polyphoniques (discours et dialogues rapportés) en vue de produire un assentiment universel et un accord sur des positions philosophiques objectives, est verrouillé par un double point de singularité : « par en-dessous », puisqu’il y a une identité auctoriale, un scripteur unique qui rapporte ne fusse que négativement, in abstentia les propos à un nom propre et à une signature ; « par au-dessus », puisqu’il y a un pôle d’unification théorique au moins virtuel de cette philosophie (précisément le theorein comme contemplation), indiqué par la convergence des itinéraires dialogico-dialectiques qui opèrent un mouvement perpétuel ascendant et descendant. Singularité auctoriale qui concerne la construction de l’œuvre écrite, singularité doctrinale qui concerne la particularité de la théorie, forment une boucle. L’auteur, dissimulé par les techniques d’écriture dialogiques, se mettant au service de l’universalisation de la doctrine, l’ontologie (théorie de l’analogie et de la participation) étant à son tour le garant de l’œuvre.

b) De la subjectivité méditative au sujet universel : prisme méditatif et généralisation : le cas Descartes

Nous ne pouvons ici retracer l’histoire des genres philosophiques reposant sur des formes d’énonciation subjective, mais seulement évoquer une inflexion progressive qui a pour jalons, après Platon, les Diatribes (ou Entretiens) stoïciennes d’Epictète, les Ecrits pour lui-même de Marc-Aurèle, les Soliloques, Dialogues et Confessions d’Augustin, les Méditations de Descartes ou de Malebranche. Le dispositif d’interlocution fictionnel de Platon marqué par un retournement d’une intersubjectivité énonciative vers un partage de consensus à laissé place à une subjectivité plus intime. Certes le dialogue philosophique ou le dialogue d’idées continueront à fleurir à toutes les époques et, de façon privilégiée, à la Renaissance. Le dialogue se déplace, de l’agora grecque (Platon) ou de la villa romaine (Cicéron, Augustin), des enfers (Timon) ou des tréteaux de foire (Lucien), vers le théâtre de l’intériorité consciente : le dialogue avec soi-même, (Marc-Aurèle) avec la Raison (Augustin) ou avec Dieu (Malebranche) deviennent à leur façon des modes d’objectivation puissants, le lecteur pouvant aisément s’identifier à la première personne ou occuper alternativement chaque position dans le dialogue intérieur. L’exemple des Méditations Métaphysiques de Descartes est particulièrement frappant, puisque, cette fois dans un cadre monologique, le sujet méditatif en première personne désigne d’abord Descartes, situé juridiquement et historiquement dans son contexte biographique, mais aussi l’auteur du livre qu’on est en train de lire, puis une conscience qui s’ouvre à ses propres actes et contenus, la nôtre au moment où nous lisons, enfin un sujet universel qui s’approprie la certitude de sa propre existence au moment où il pense [32].

2.3.2. Stratégie de hiérarchisation méta-argumentative et de fondation par utilisation de certains paradoxes pragmatiques : de Aristote à K. O. Apel

Dans les dialogues de Platon les moments méta-argumentatifs sont immergés au sein de l’activité dialogique. Les divers aspects de la doctrine, les plus focalisés sur le thème traité comme les plus théoriques, qu’il relèvent de la partie éthique ou de la logique, de la physique ou de la conception de l’âme, ne sont pas dissociés, même s’ils sont répartis dans tel ou tel dialogue de façon privilégiée, même s’ils correspondent à des moments de plus ou moins haut degré de dialectisation et se règlent sur la progression de l’interaction. La philosophie de Platon est autant délivrée par ces énoncés que par son énonciation, le propos théorique est toujours en même temps un agir philosophique puisque la portée pragmatique du dialogue en fait un médiateur pour la transformation de soi et de l’autre.

La philosophie d’Aristote tranche avec cette pratique, puisqu’elle dissocie ce que Platon synthétise. Nous étions en présence d’une ontologie, d’une logique et d’une rhétorique intégrées, cette intégration venant de ce qu’elles étaient simultanément thématisées par la forme du contenu et mises en scène par la forme de l’expression : le dialogue. Aristote, au contraire, désinvestit l’écriture figurative et fictionnelle au moins pour la partie « exotérique » de son œuvre et procède à une explicitation réflexive séparée des composantes logico-rhétoriques du discours et de ses composantes gnoséo-ontologiques. Les régimes selon lesquels on peut dire l’être vont déterminer des régions ontologiques qui seront traitées dans des sections séparées (physique, éthique, politique etc..). Deux domaines ont un statut spécial et définissent le privilège particulier de la philosophie par rapport aux autres disciplines. Le premier porte sur la thématisation des conditions de validité du discours et exige l’explicitation pour elle-même des formes et fonctions de l’argumentation et de la démonstration. Ce traitement est opéré dans un ensemble de Livres : Premiers et Seconds Analytiques, Topiques, Réfutations sophistiques, De l’interprétation, les Catégories, regroupés sous le nom d’Organon, auxquels on ajoutera la Rhétorique et la Poétique. Alors que chez Platon les règles d’argumentation et de raisonnement étaient explicitées au fur et à mesure, en fonction des besoins liés au bon déroulement du dialogue, la fonction méta-argumentative se voit ici systématisée au point de constituer un corps théorique distinct doté de ses parties et articulations internes (syllogistique/démonstration, dialectique/réfutation, rhétorique/persuasion).

Le second domaine porte sur les principes de la connaissance (connaissance par les causes premières) et son objet est l’étant en tant qu’étant, il s’agit de la science suprême qui coiffe et ordonne toutes les autres, développée dans un traité spécial, la Métaphysique. Nous sommes en présence de textes séparés, les uns faisant office de canon méthodologique à tout discours visant la vérité, les autres mettant en œuvre ces canons en fonction d’un type de discours et d’un objet déterminé (physique, astronomique, biologique…éthique politique). Nous ne nous attarderons pas sur la justification aristotélicienne du privilège accordé  à la métaphysique, mais sur la façon dont il pose le rapport entre les deux types de textes : où trouvent-ils leur unité, comment se situent-ils les uns par rapport aux autres : le texte de la métaphysique suppose les canons et les règles de bonne formation des énoncés de la science, mais inversement les disciplines qui traitent du raisonnement et de l’argumentation ne sauraient être indépendantes ou supérieures à la science des sciences. L’unité des deux préoccupations est assurée par le philosophe qui est le mieux à même de les prendre en charge et non tel ou tel spécialiste de tel ou tel domaine : « Aussi n’est-ce pas au géomètre d’étudier ce qu’est le contraire, ou le parfait, ou l’Etre, ou l’Un, ou le Même ou l’Autre, mais il se bornera à en poser l’existence comme principe de raisonnement » [33]. Seul le philosophe est à même d’expliciter à la fois les principes du raisonnement et les principes de la science de la substance. En effet « les axiomes embrassent l’universalité des êtres, et non pas tel genre particulier, à l’exclusion des autres » [34] . C’est donc une même discipline qui traitera de la substance, des axiomes et des conditions permettant d’accepter une proposition pour vraie : « … il faut, en effet, connaître les Analytiques avant d’aborder aucune science, et ne pas attendre qu’on vous l’enseigne pour se poser de telles questions. Qu’ainsi il appartienne au philosophe, c’est à dire à celui qui étudie la nature de toute substance, d’examiner aussi les principes du raisonnement syllogistique, cela est évident » [35]. Mais si le même homme, le philosophe, est bien désigné pour remplir ces deux charges, le fait-il simultanément ou successivement ? Doit-on dire que la théorie de la démonstration est un préalable à l’exposé métaphysique ? Comment éviter qu’il y ait deux principes, un pour la science qui traite des conditions formelles d’accès à la vérité (indépendamment de son objet), un pour la science qui traite de ce sur quoi porte la vérité (les essences) ?

Le livre Gamma de la Métaphysique est, de ce point de vue, particulièrement important, parce qu’il réunit tous les fils de la stratégie aristotélicienne en les nouant autour de la position du principe suprême, le principe de non contradiction qui vaut à la fois pour le plan ontologique et pour le plan logique, à la fois pour l’être et pour le discours. Ce principe a une fonction essentielle, puisqu’il assure la fondation de l’ensemble du dispositif métaphysique et logique : la condition de possibilité de la démonstration doit être un « axiome » indémontrable, sous peine de régression à l’infini :

Si l’on cherchait à démonter ce principe on commettrait une pétition de principe, puisque les moyens mis en œuvre pour le démontrer le présupposeraient déjà. Par contre, un adversaire qui tente de le réfuter, quel que soit l’argument employé, se trouve immédiatement en contradiction avec lui-même puisqu’il suppose l’existence de ce qu’il prétend invalider du fait même de se donner la peine d'en parler. En effet, pour parler il faut accorder une signification aux termes employés, ne serait-ce qu’à l’opposition entre « être » et « n’être pas », et reconnaître indirectement le caractère déterminé de la copule au moment ou on l’emploie pour nier le principe de contradiction. Où on reconnaît implicitement ce principe ou on se condamne au silence :

Cette réfutation de la réfutation du principe de contradiction est une façon pour Aristote de reconnaître que tout en étant le plus certain de tous les principes, il a tout de même besoin d’être consolidé pour échapper aux risques d’une pétition de principe ou d’une régression à l’infini qui saperaient tout fondement. Un principe fondateur valant comme axiome de tous les axiomes permet de verrouiller à la fois le cercle vicieux et l’étagement inconsidéré des plans métalangagiers, mais son degré d’évidence n’est pourtant pas si assuré qu’il ne faille le valider indirectement en faisant entrer en scène un interlocuteur qui pourrait le tirer du côté du vraisemblable en tentant de le réfuter. S’il était in-démontrable (parce que source de toute démonstration) et réfutable, cela signifierait qu’il n’y a pas de principe possible pour le discours qui relève du vraisemblable, ce qui ruinerait la dialectique et donc la possibilité de la réfutation elle-même. On voit que ce principe vaut autant pour la dimension démonstrative et donc pour la possibilité de l’enchaînement des propositions, que pour la dimension argumentative et donc pour la possibilité de raisonnements à partir du probable. Ce parallélisme recoupe celui qui en fait à la fois une condition de la structure propositionnelle (donner une forme telle à la proposition qu’elle soit capable de viser le vrai et telle au raisonnement qu’il soit valide) et une condition de la structure énonciative (donner à un énoncé une forme telle qu’il ait capacité à donner un sens) : en tant que principe de la démonstration il concerne la dimension propositionnelle (syntaxe et sémantique). En tant que principe de l’argumentation il concerne la dimension des actes de langage (énonciative et pragmatique) puisqu’il met en contradiction, non les propositions entre elles, mais les énoncés et leur énonciation :

La démonstration est monologique, l’argumentation est dialogique puisqu’elle suppose l’interlocution et les rôles qui s’y rapportent : la dialectique (au sens des Topiques) requiert donc le dialogue comme forme de discours [39]. A partir d’un principe unique qui vaut autant pour les deux régimes de raisonnements (celui de la science, celui de l’opinion raisonnable), Aristote légitime deux modes d’exposition, deux régimes de discours.

Au premier appartiennent les seuls écrits d’Aristote qui nous soient parvenus. Ils sont rédigés comme des notes de cours et se présentent comme des traités dotés d’un statut « ésotérique » ou acroamatique : ils partent des principes mêmes du domaine étudié et procèdent démonstrativement. Il sont destinés aux étudiants et à un public restreint. Le mode d’exposition n’y est cependant pas comparable à celui qu’emploie Euclide pour son exposé des Eléments de géométrie. Il est mixte, car il tient compte de l’auditeur et des adversaires. Le mode d’exposition est en effet diaporématique : on expose, à propos d’une question débattue, l’ensemble des positions (celles du commun et celles des philosophes) que l’on réfute successivement avant de donner la résolution adéquate [40]. Nous avons vu qu’au cœur du livre Gamma l’interlocuteur-objecteur se trouve convoqué pour renforcer un principe qui pourtant se suffit théoriquement à lui-même. Aristote dans ces textes doctrinaux neutralise ses interventions et n’utilise la première personne que pour situer le propos (par rapport à d’autres écrits) ou pour répartir l’examen des philosophies antérieures.

Au second régime de discours appartiennent des textes perdus, que la tradition qualifie d’exotériques, dont la caractéristique est de conclure en partant du vraisemblable, en mettant en œuvre le raisonnement dialectique grâce à l’usage du genre dialogué.

On prend conscience de la complexité et de la subtilité du dispositif par lequel Aristote confère une dimension d’universalité à sa position philosophique. Il opère une assignation stricte des régimes de discours à des régions d’êtres, il adapte les formes de raisonnement à la diversité des publics visés, il sépare et hiérarchise les plans doctrinaux et les procès d’analyse au point de viser une explicitation maximale des conditions de possibilité du discours philosophique : travail réflexif, méta-argumentatif et fondationnel affinent une stratégie qui prétend mettre la doctrine à l’abri de toute visée destructrice.

Cette stratégie, ou du moins son esprit, joue un rôle considérable dans l’histoire de la philosophie, puisqu’on en trouve les effets aussi bien dans le monde médiéval (Thomas d’Aquin), dans le monde moderne (pensons à Kant et Husserl) que dans le monde contemporain. Si l’on veut bien songer par exemple que le « linguistic turn », censé nous permettre d’échapper aux limites du propositionalisme aristotélicien, n’empêche pas certains philosophes d’avoir recours à une explicitation auto-réflexive de la prétention de tout énoncé (y compris de leurs propres thèses) à la validité universelle. Ainsi K.O. Apel, dans sa tentative d’édifier une pragmatique transcendantale, utilise à nouveaux frais la « contradiction performative » sous laquelle tomberait toute objections sceptique, pour poser un principe universel à priori, garant et condition de toute pratique d’argumentation [41].

2.4. Stratégie par absorption des contingences liées à l’émergence dans la structure du contenu

Le degré d’objectivation d’une philosophie peut se mesurer au nombre des aspects de sa constitution discursive qui se trouvent réfléchis dans ses propres catégories : elle peut auto-réfléchir son institution et son instauration discursive, son mode d’énonciation.

Qu’est-ce que le discours philosophique thématise sur lui-même ?

Nous avons vu comment diverses stratégies de neutralisation opèrent une réduction de la subjectivité argumentative, selon qu’elles tentent d’éliminer les indices de subjectivité, de les assujettir, de les retourner contre eux-même ou au contraire de les amplifier. Une autre stratégie consiste à neutraliser la contingence de la position philosophique en rapportant la relativité auctoriale à un contexte historique ou collectif.

Il s’agit à chaque fois de transformer, par le biais de la conceptualisation et de la catégorisation théorique, une dimension de leur constitution à caractère contingent en lui conférant un caractère nécessaire : à titre d’exemple pensons à la façon dont les philosophies de l’histoire doivent résoudre le paradoxe de leur propre inscription dans une historicité dont par ailleurs elles prétendent donner une clé d’intelligibilité. Pour échapper à l’historicisme ou au relativisme elles doivent se dégager d’une pure contingence historique. Si l’histoire obéit à des contraintes déterminantes, comment un auteur de philosophie (de l‘histoire) pourrait-il avoir la moindre des libertés dans sa façon de dégager l’explicitation de ces lois du devenir dans une philosophie elle-même constituée dans la contingence ?

2.4.1. Premier cas (par excès) de neutralisation de la contingence de l’émergence doctrinale : totalisation/récapitulation encyclopédique ou phénoménologique dans la philosophie de l’histoire de Hegel

Hegel doit résorber l’arbitraire de sa propre singularité ainsi que celle de l’époque, du moment, de la langue dans laquelle son système s’édifie, tout en prenant appui sur elles. Dans la Préface de La phénoménologie de l’esprit il tente de résoudre le difficile paradoxe du commencement de sa/la philosophie. « il faut que nous soyons convaincus que le vrai a pour nature de faire irruption quand son temps est venu, et qu’il n’apparaît que lorsque ce temps est venu, que, pour cette raison, il n’apparaît ni trop tôt ni ne trouve de public non mûr.. » [42]. On note que dans cette préface, Hegel critique le formalisme des démonstrations géométriques et indique que « la vérité n’est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus trace de l’outil » [43]. En effet, la construction qui engendre les contenus est le contenu lui-même :

2.4.2.Deuxième cas (par défaut) de neutralisation de la contingence de l’émergence doctrinale : conditions de production du savoir et rapports de production chez Marx

Marx lui aussi se demande comment la philosophie nouvelle qu’il élabore peut advenir à la conscience d’elle-même et survenir à ce moment de l’histoire. Hegel devait abolir l’historicité elle-même au moment où il en reconnaissait le caractère essentiel. Pour Marx, la conscience ne se voit reconnaître aucune puissance de totalisation récapitulative, ce qui laisse encore plus difficilement pensable le commencement, du point de vue historique de la narration phénoménologique ou du point de vue synoptique de la présentation encyclopédique ; bien au contraire la philosophie comme effort de totalisation est dépendante d’intérêts qui ne relèvent pas du spéculatif, les formes de conscience et d’idéologie sont dépendantes de l’état des rapports de force sociaux. Mais alors comment penser la possibilité même de l’émergence de la science de l’histoire, le matérialisme historique, s’il ne peut qu’être contingent et en même temps ne saurait être arbitraire ?

Il doit rendre compte des conditions économico-sociales qui ont permis de thématiser, grâce à l’émergence du marxisme, le fait que les conditions économico-sociales sont déterminantes pour l’élaboration des cadres conceptuels par lesquels l’homme se représente sa propre condition. Il le fait dans les § 1 et 2 de l’Introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique, (§ 1-2 de l’Introduction, Méthode de l’économie politique, p 164-166, Editions sociales)


3.
Conclusion

Le discours des philosophes doit affronter en permanence un paradoxe qui l’écartèle entre sa visée d’universalité et ses stratégies communicationnelles ou persuasives. Chaque doctrine doit conforter et rendre dominante une position au détriment des autres, bien que cette domination théorique et institutionnelle soit toujours précaire. Les procédures d’argumentation construisent un lien « inter-objectif » qui « désubjectivise » progressivement par réduction contrôlée les instances d’interlocution, et étaye par réfutation de l’adversaire sa prétention à la validité universelle.

Comment effectuer cette neutralisation du point de vue, cette réduction de la contingence de la situation énonciative, comment effacer les dimensions subjectives et généraliser le propos ? Nous avons commencé un inventaire des principales stratégies par lesquelles les philosophes tentent de réduire ces paradoxes d’établissement de position et proposé une analyse des mécanismes discursifs qui leur sont associés.

En limitant notre investigation à l’étude des dispositifs énonciatifs et des choix génériques nous avons été frappé par la diversité de ces stratégies et surtout par le fait qu’elles ont recours à des mécanismes tout à fait opposés, qui jouent tantôt sur la réduction de la contingence et de la subjectivité, tantôt au contraire sur leur amplification. Les philosophes procèdent rarement à un effacement énonciatif total, mais construisent des scènes de discours dans lesquelles les prises de positions sont travaillées de telle sorte que la figure d’auteur, l’ethos, les traits polémiques, les formes d’adresse, les recours à la fiction sont mis au service d’une réduction de la particularité  qu’ils véhiculent et retournés contre eux-mêmes au profit d’un processus de généralisation. L’utilisation de prismes génériques appropriés (dialogue, méditation, diatribe, essais, traité) contribue également à cette objectivation en orientant pragmatiquement les conditions de la lecture et de la réception d’une doctrine.

Ces stratégies de premier degré sont cependant insuffisantes pour se prémunir des objections sceptiques qui reconduisent en permanence les philosophies au relativisme et à l’obsolescence.  Elles doivent mettre en place des stratégies de second degré, qui consolident leur universalité d’un point de vue macro-contextuel : méta-argumentations, structurations systématiques, démarches fondationnelles qui supposent qu’on adapte les stratégies de neutralisation à la spécificité des thèses soutenues. Le discours philosophique amplifie ainsi une des caractéristiques fondamentales des discours constituants [45], celle de l’auto-constitution qui permet toujours à une doctrine de réfléchir ses modes d’élaboration ou d’exposition  dans ses propres catégories doctrinales : en effet, comme nous l’avons montré à propos de Platon et d’Aristote, on peut légitimer et traduire les principes qui règlent le développement des modes d’exposition et des types d’écriture dans la conceptualité et les thèses de la doctrine. En jouant sur les rapports entre la forme de l’expression et la forme du contenu, le philosophe indique un point de passage qui lui permet d’espérer absorber dans les « contenus » le résidu énonciatif ou figuratif qui lui a permis de les poser. Mais comme ce passage est réversible, on peut dire aussi que les schèmes spéculatifs ne s’inscrivent dans l’ordre du discours que grâce à la scène énonciative canonique qui les valide. On risque en permanence le cercle, ce qui fait le bonheur du sceptique et donne à l’œuvre philosophique, par différence avec les discours scientifiques et littéraires, son caractère hybride et son étrangeté :  destituée aussitôt que posée, restituée aussitôt que déposée.


Formes d’argumentation et formes d’écriture dans les doctrines philosophiques

(F. Cossutta)

Auteurs Formes de l’expression Schèmes argumentatifs Formes du contenu
Platon Dialogue-genre socratique Interaction dialectique Théorie de l’UN-Multiple
Aristote

Exposition diaporématique

Explicitation fondatrice (position de principes sans présupposition)

Science première : théorie de l’être - théorie du dire

Sceptiques grecs

Exposé synoptique neutralisé des positions et des arguments

Suspension du jugement (Ou malon, équivalence des arguments contraires)

Recherche de la quiétude par le doute (Indétermination générale, indifférence)

Descartes

Méditation–exercice spirituel

Enchaînement analytique des raisons

Idées innées et vérités éternelles

Spinoza

Exposition des géomètres d’après le modèle euclidien

Enchaînement synthétique, Démonstration déduction

Théorie de l’idée adéquate et du Deus sive Natura

Leibniz

Petits dialogues et textes à entrées multiples

Modèle de la délibération judiciaire ou art combinatoire formalisé

Entre-expression monadique, théorie des points de vue

Hegel

Récit des enchaînement de figures de conscience et d’époques historiques

Dépassement par synthèse des contradictions dialectiques

Le réel est le rationnel, le rationnel est le réel, l’être est temps

Kierkegaard

Ecriture bio-fictionnelle et usage de pseudonymes

Enchaînement paradoxal de figures d’existence

La vérité est la subjectivité

Bergson

Ecriture pulsative, répétitive, formulaire, métaphorique

Dire l’indicible par déploiement et rectifications successives d’une image

L’être, la conscience, la nature comme « création continue d’imprévisible nouveauté »


NOTES

[1] Pour une introduction méthodologique et épistémologique à cette problématique voir : F. Cossutta, éd., Le discours philosophique, Langages n° 119.

[2] F. Cossutta, « Argumentation, ordre des raisons et mode d’exposition dans l’œuvre de Descartes », Descartes et l’argumentation philosophique, Paris, PUF, 1996.

[3] F. Cossutta, « Les formes en philosophie : le dialogue », Cahiers philosophiques, n°89, déc. 2001.

[4] Pour une approche plus technique de la catégorie de point de vue voir les travaux de A. Rabatel.

[5] Héraclite, (fragm. 22, B 50 Diels), traduction et édition M. Conche, Héraclite Fragments, Paris, PUF, p. 23. On se souvient que dans le Poème de Parménide, les thèses sont introduites comme une révélation divine dispensée par la déesse au narrateur : « Et la déesse m’accueillit avec bienveillance, prit ma main droite dans sa main, et m’adressa la parole en ces termes …Eh bien donc je vais parler-toi écoute mes paroles et retiens les-je vais te dire quels sont les deux seules voies de recherche à concevoir… », traduction J. Beaufret, Parménide, Le poème, Paris, PUF, 1986, p . 79.

[6] D. Maingueneau, « l’énonciation philosophique comme institution discursive », Langages , n° 119.

[7] Voir article cité en note 3

[8] Pensons aussi à la façon originale dont Bento Prado avait réexaminé le rapport entre le bergsonisme et la phénoménologie : Présence et champ transcendantal. Conscience et négativité dans la philosophie de Bergson, Georg Olms Verlag, Hildescheim. Zürich. New York, 2002.

[9] F. Cossutta, “Discours littéraire, discours philosophique : deux formes d’auto-constitution ?”, R. Amossy, D. Maingueneau, éds, L’analyse du discours : un tournant dans les études littéraires, Presses Universitaires du Mirail, 2003.

[10] F. Cossutta, Le scepticisme, Paris, PUF, 1994.

[11] Sur la logique et la théorie de la science, Paris, PUF.

[12] Nous choisissons délibérément de ne pas développer en détail un exemple unique, pour mettre plutôt en évidence la diversité des stratégies mises au point par les philosophes. On trouvera des indications de détail dans certains de nos articles consacrés à tel ou tel philosophe en particulier.

[13] Une tentative avortée de Descartes dans les secondes Réponses aux objections avait déjà orienté Spinoza qui s’était exercé à présenter la métaphysique cartésienne selon ce schème (Les principes de la philosophie de Descartes démontrés selon la méthode géométrique) avant de comprendre qu’il convenait parfaitement à sa propre philosophie bien plus qu’à celle de son illustre prédécesseur. D’autres tentatives similaires existent en philosophie et en théologie, voir par exemple : J.-L. Solère : « Du commencement : axiomatique et rhétorique dans l’Antiquité et au Moyen-âge », Entrer en matière. Les prologues, J.-D. Dubois, B. Roussel éds., Paris, Editions du Cerf, 1998 ainsi que « L’ordre axiomatique comme modèle d’écriture philosophique dans l’Antiquité et le Moyen-âge », Revue d’Histoire des Sciences, n°2, 2003. Sur Spinoza et la tradition antérieure on peut aussi consulter : F. Kaplan, L’Ethique de Spinoza et la méthode géométrique, ch. 2 : l’originalité de Spinoza, Paris, Flammarion, 1998, Paolo Cristofolini, Spinoza, Chemins de lecture dans l’Ethique, Paris, PUF, 1996, p. 11-16 et Langages 119, p. 29-39 : § III : Anaphore textuelle, contraintes didactiques et systématicité : l’Ethique de Spinoza.

[14] M. Guéroult, Spinoza , Paris, Aubier Montaigne, 1968, T. I, p. 28.

[15] Spinoza, Oeuvres , t. 1, Edition Appuhn, Cogitata : I, ch. VI, Paris, Garnier Flammarion, p. 352.

[16] P. Macherey montre qu’il y a une corrélation systématique entre l’usage que fait Spinoza des trois pronoms personnels (je, nous, on) et les trois genres de connaissance définis par la philosophie spinoziste : « Spinoza : une philosophie à plusieurs voix », Philosophiques , Editions Kimé, 1998, p. 5-22.

[17] Spinoza Ethique Edition Appuhn, Spinoza, Œuvres, Paris, GF, tome 3, Partie II, Prop. XL, p. 113.

[18] Ibid., p.107

[19] ibid., p. 108

[20] Ibid.

[21] Voir article cité en fin de note 13.

[22] Ouvrage cité note 10.

[23] Esquisses (ou Hypotyposes) pyrrhoniennes, Livre I, ch. 1, 4., Traduction P. Pellegrin, Paris, Points Seuil, 1997. Ch. 28. Ce chapitre 28, intitulé : « Règles concernant les expressions sceptiques » clôt la série des chapitres 18 à 27 consacrés aux expressions mnémotechniques de l’école.

[24] ibid., p. 53

[25] Max Stirner, l’Unique et sa propriété et autres écrits, trad. P. Gallissaire, A. Sauge, Lausanne, l’Age d’homme, 1972, p. 81.

[26] Post scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P.-H. Tisseau, Paris, Editions de l’Orante, IIième partie, 2ème sect., chap. II.

[27] Ibid., IIième Partie, 1ère sect., chap. 2, § 5b.

[28] Cf. A. Godard, Le dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2002. F. Cossutta éd., Le dialogue : Introduction à un genre philosophique, Presses du Septentrion, à paraître en 2004.

[29] Cette thèse est défendue par L. Rossetti : « le côté inauthentique du dialoguer platonicien », F. Cossutta et M. Narcy, La forme dialogue chez Platon. Grenoble, J. Milon, 2001.

[30] Pour une liste de ces règles, F. Cossutta : « Dimensions dialogiques du discours philosophique : les Dialogues de Platon », Le Dialogique, J.C. Beacco, D. Luzzati, M. Murat, M. Vivets éditeurs, Paris, Berne, Peter Lang, 1997, p. 27-45.

[31] Platon, Gorgias , 449c-d, trad. M. Canto, Paris, GF, p. 126-127.

[32] Pour une étude de ces transformations voir article cité note 2 et M. Ali Bouacha «De l’ego à la classe des locuteurs : lecture linguistique des Méditations », Langages n° 119, p.79-94.

[33] Aristote, Métaphysiqu e, traduction et présentation J. Tricot, Paris, Vrin, 1970, livre Gamma, ch. 2, 1005a 10-15.

[34] Ibid. ch.3, 1005 a 23-25.

[35] Ibid. ch.3,

[36] Ibid. Gamma 3, 1005b, 1-20, p. 194-195

[37] Ibid. Gamma 4, 1006a, 2-20, p.

[38] ibid. Gamma 4, 1006a 15-20, p. 198-199

[39] On peut penser à la présentation pro et contra qui certes dérive plutôt des conceptions néo-académiques, à la forme ritualisée de la disputatio médiévale, ou à la façon dont un Sigonio dans son Livre du dialogue montre que le dialogue comme genre est parfaitement adapté à la démarche dialectique défini par les Topiques d’Aristote.

[40] La justification de cette méthode est donnée en Béta, ch. 1 994, 25-35.

[41] F. Cossutta, « Pour une critique sceptique de la pragmatique transcendantale », Methodos , n°3, 2003.

[42] Phénoménologie de l’esprit, trad. J.P Levebre, Paris, Aubier, 1991, Préface, p.75.

[43] Même ouvrage, mais dans la traduction de J. Hyppolite, p. 34, Paris, Aubier. J.P. Lefebvre traduit, p.52 : « ni non plus comme on retire l’outil du récipient terminé ».

[44] Ibid., p.57.

[45] Cf. « L’analyse des discours constituants », D. Maingueneau et F. Cossutta, Langages , n° 117.


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©  mars 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : COSSUTTA, Frédéric. Neutralisation du point de vue et stratégies argumentatives dans le discours philosophique. Texto ! mars 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Cossutta_Neutralisation.html>. (Consultée le ...).