QUATRE APPROCHES DU DOUBLE SENS.
ÉLOGE DE L'EXTRAVAGANCE

Françoise DOUAY-SOUBLIN
CNRS / Université de Provence

(Paru initialement dans La construction du sens. - Hommage à Francis Jouannet,
série Langue et langage, 1996, n° 6, Publications de l'Université de Provence.)

Partant pour la Louisiane en août 89, j'étais passée aux Hermentaires dire au revoir à Francis Jouannet, quelques jours avant le grand incendie de la Sainte-Victoire. A Noël, quand je suis repassée, me faisant une fête de raconter à ce voyageur mon Amérique des bayous... il s'était éclipsé. Comment lui rendre hommage sinon en invoquant le souvenir si vif de nos conversations savantes, fantaisistes et subtiles, poursuivies tard dans la nuit autour d'une bonne bouteille, entre cerisiers et chêne, sous les étoiles ? Or au cours de nos longues divagations linguistiques, toutes de méandres et de boucles, nous finissions toujours par recroiser la sémantique ; ou plus obscurément ce savoir sémantique que recèlent les pratiques langagières semi-ritualisées que les sociétés, orales ou lettrées, n'ont jamais manqué de secréter : poésie, prière, échange de compliments, de confidences ou d'injures, histoires drôles et récits terrifiants, énigmes, jeux de mots, paradoxes.

Un soir où je dînais chez lui avec des gens que je ne connaissais pas, Francis sut nous amener à prononcer à tour de rôle un éloge paradoxal ; le monsieur très sérieux fit l'éloge de la frivolité ; sa jeune femme s'en tira par une pirouette, faisant par l'exemple l'éloge du mutisme ; je choisis l'éloge de la déception ; Francis l'éloge de l'attente. Et il nous semblait évident qu'au moment même où nous livrions ainsi quelque chose de nos personnalités singulières, le rituel, mi-solennel mi-drôlatique, dont nous entourions cela, en nous protégeant de leurs effets les plus explosifs, autorisait nos paroles. Mais nous savions aussi que des confidences d'allure plus directe n'auraient été, à tout prendre, qu'un autre style d'échange, une figure de la transparence répandue voire exigée dans nos sociétés occidentales modernes ; or à tant fréquenter, moi les Anciens et lui l'Afrique, nous avions contracté d'autres manières, qu'il nous semblait licite de cultiver allègrement en bonne compagnie.

Quand en février 88 parut mon édition commentée du fameux traité de Dumarsais, grammairien-philosophe : Des Tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, je voulus l'offrir à Francis Jouannet ; or quelques jours à peine après sa sortie en librairie, il l'avait déjà, et en avait dévoré des pans entiers, particulièrement intéressé par la complexité que confère à la réflexion théorique le caractère bilingue du corpus, mi-latin mi-français, où les figures de sens parfois se correspondent directement d'une langue à l'autre -lumen :: au propre, la lumière du jour ; au figuré, la clarté d'un discours, en français comme en latin- et parfois au contraire résistent à la traduction -lumina :: au propre, les lumières qui éclairent un lieu ; au figuré, les yeux, en latin mais non pas en français- et parfois encore ne cèdent à la traduction que si l'on ose lever une inhibition plus culturelle que proprement linguistique. Méditant ce point de sémantique en phonologue averti, Francis exigea que nous reprenions ensemble pas-à-pas ma traduction française d'une suite de cinq vers baroques tirés d'une épopée burlesque écrite en latin au XVIIème siècle, et dont tous les mots commencent par un "p" (initiale de l'auteur, on s'en doute, Léo Plaisant dit Placentius, redoublée dans le pseudonyme burlesque qu'il s'était choisi : Petrus Porcius :: Pierre Porcin) :

Il se déclarait déçu qu'il m'ait fallu six vers pour en traduire cinq mais ravi qu'aient été respectés simultanément l'exactitude du mot-à-mot et le jeu des contraintes phoniques et métriques, alors que Dumarsais lui-même n'exhibait ces exemples lettristes qu'en latin, et par dérision, comme autant d'aberrations indignes de la langue de Descartes et d'ailleurs heureusement révolues : "Aujourd'hui, on aime ce qui est vrai, ce qui instruit, ce qui éclaire, ce qui intéresse, ce qui a un objet raisonnable, et l'on ne regarde plus les mots que comme des signes auxquels on ne s'arrête que pour aller droit à ce qu'ils signifient" (p.222). Comme j'insinuais qu'en fait, entre deux langues apparentées morphologiquement, la traduction figurale n'est pas aussi difficile qu'elle en a l'air (cf p.280 n.2), Francis fit une remarque qui m'a beaucoup frappée : à ses yeux, ce qui était difficile, c'était d'accepter d'introduire dans sa propre langue maternelle, dans ses sons et ses tracés, des modes d'expression n'appartenant pas, ou n'appartenant plus, à notre tradition culturelle et à ses choix, tant sémantiques qu'esthétiques ; et de les y introduire non pour l'expression de soi, et la profération de ses lallations favorites, mais par respect pour une forme de sens -il disait forme là où je dis figure- venue ou plutôt ramenée d'ailleurs, d'un autre lieu ou d'un autre temps. Bref, il saluait là le mérite de l'extravagance (ce fut son mot) ... et m'invitait à persévérer dans ce sens en sa compagnie.

"Tu ne connais vraiment pas le bantou ? Il faudra que je t'en fasse faire. Et à ton retour des Etats-Unis, nous ferons de la sémantique ensemble : un cours ou un séminaire ; de la sémantique constitutive, explicitant les règles de conduite sémantique qui constituent les communautés d'échange ; mais envisagées communauté par communauté, car ce sera, bien entendu, de la sémantique comparée." Pour que des projets si beaux ne soient pas perdus corps et biens, à travers un cas-limite qui me permettra de préciser ma démarche, j'esquisserai ici seule et sans grande illusion, moi qui ne sais toujours pas le bantou, quelques pas vers cette discipline de rêve : la sémantique constitutive comparée.

 

Dans sa provocante Histoire de l'infamie, histoire de l'éternité, Jorge-Luis Borgès consacre aux kenningar un chapitre entier, qui nous mène d'une certaine fascination première pour ces formes "baroques" au plus sévère rejet. Les kenningar, rappelons-le, sont des métaphores diront certains, des périphrases énigmatiques diront d'autres plus justement, qui formèrent, du IXème au XIIème siècle, le plus brillant ornement de la poésie épique des skaldes ou rhapsodes islandais. Avec un plaisir irrépressible que lui-même qualifie de "philatélique", Borgès nous en fournit quelque cent quarante exemples, empruntés à la compilation tardive d'un érudit, Snorri Sturluson, qui vers 1230 souhaitait maintenir l'intelligibilité des chefs-d'oeuvre ancestraux païens au moment où, sous l'influence du christianisme, les techniques figurales et les valeurs morales qui avaient permis de les construire se trouvaient condamnées : "cette clef est destinée aux débutants qui veulent acquérir l'adresse poétique et compléter leur provision d'images avec les métaphores traditionnelles, ou à ceux qui cherchent le pouvoir d'entendre ce qui fut écrit avec mystère. Il convient de respecter ces histoires qui contentèrent nos ancêtres, il convient aussi que les chrétiens leur refusent toute foi" (S.Sturluson via Borgès 1951 p.178).

Voici donc, extraites des collections de Borgès, quelques kenningars dûment munies de leur clef :

L'étonnant est que, dans ces expressions à deux termes paraphrasant un terme unique, on peut réappliquer la règle et remplacer l'un des deux termes résultants par une seconde périphrase, qui sera donc incluse dans la première : le navire étant charrue de la mer et la mer, prairie de la mouette, il est licite d'appeler le navire :: charrue de la prairie de la mouette ; le guerrier sera donc, par exemple, teinturier des toises de la colère et la mort :: arbre des mouettes de la haine... A ce stade, Borgès, saisi de vertige, préfère fermer les yeux (p.184). Dans les textes réels, on s'en doute, cette règle de réitération engendre une complexité combinatoire qui défie l'interprétation, la nôtre bien évidemment, mais aussi, déjà, celle des contemporains de Snorri Sturluson qui ne pouvaient plus sans clefs déchiffrer les textes anciens ; comme ces vers du grand Egil Skallagrimsson (Xème siècle) que Borgès commente confusément :

Une fois montré -en traduction- ce maniement du lexique : un mot usuel est remplacé par un groupe synonyme formé de deux mots, où l'un d'eux peut à son tour être remplacé par un groupe de deux mots, et ainsi de suite, Borgès ne parvient pas à justifier l'emploi de ces tournures opacifiantes, où il voit "l'une des plus froides aberrations consignées dans les histoires de la littérature" (p.171). Il expliquera donc pourquoi, en définitive, les kenningar "nous" sont insupportables, évoquant deux raisons bien distinctes.

Son objection majeure est de type culturel : car enfin, comment s'identifier à ces barbares du Nord ? Ce que nous autres, lettrés latins du XXème siècle, ne supportons pas dans les kenningar, c'est leur sauvagerie primitive, animiste et guerrière : "un beau jour elles remplirent leur fonction de stupéfier et leur gigantesque impropriété enchanta les rouges gaillards des déserts volcaniques et des fjords, à l'instar de leur bière profonde et des duels d'étalons. Il n'est pas impossible qu'une mystérieuse gaieté soit à leur origine. Leur grossièreté elle-même -poissons de la bataille :: épées- peut correspondre à un très vieil humour, à des plaisanteries de soudards hyperboréens. Ainsi dans la métaphore sauvage que je viens de rappeler, les guerriers et la bataille se dessinent sur un fond invisible où des épées organiques s'agitent, mordent et haïssent" (p.191). Qu'à Buenos-Aires, en 1933, il ait été opportun de résister à la fascination grandissante d'une certaine sauvagerie nordique, primitive et guerrière, Borgès nous en persuade aisément, en nous rappelant qu'un abrégé de Snorri Sturluson, riche en épopées païennes tonitruantes, servait alors de base en Allemagne à de"lugubres dévotions germaniques".

Son autre suggestion est de type linguistique. Le style codifié par Snorri Sturluson ne serait que l'exagération d'une invincible prédilection des langues germaniques pour les mots composés ; et les kenningar devraient l'essentiel de leur "maladresse" à la traduction de ces composés par des périphrases, inévitable dans les langues latines, espagnol ou français. Borgès suggère donc, assez curieusement, d'imaginer ce qu'elles donneraient en allemand ou en anglais :"épine de la bataille est une périphrase misérable ; Kampfdorn ou battle-thorn se tient mieux" (p.190), sans obéir à l'impérieuse nécessité, qui pourtant se fait jour, de remonter aux textes originaux.

Certes, s'agissant d'islandais classique, ce n'est pas chose aisée ! Adressons-nous du moins à l'un de ses spécialistes ; en France, Renauld- Krantz : Anthologie de la poésie nordique ancienne . D'emblée, la structure formelle de nos kenningar s'éclaire, parce que la kenning est définie par opposition avec un autre procédé métaphorique, l'heiti , et surtout parce qu'on a sous les yeux au moins un exemple original :

Regrettons au passage que Renauld-Krantz lui-même opère sur la traduction et non sur l'exemple original, alors que nous aurions aimé savoir exactement comment cette longue chaîne de composés régressifs se découpe en morphèmes, et si les règles de regroupement en mots que l'on observe ici sont usuelles ou commandées par la métrique. Car la grande révélation qu'apporte la préface de Renauld-Krantz, c'est le rôle que joue la métrique dans le recours à ce procédé sémantique qu'est la kenning.

Sans entrer dans le détail de tous les types de vers et de toutes les formes de strophes que présente cette riche Anthologie de la poésie nordique ancienne, je retiendrai quelques faits majeurs. Dans cette langue à fort accent tonique, le rythme du vers est défini par le nombre de temps forts plus que par le décompte des syllabes. Dans les textes les plus anciens, le vers dominant est le long vers à quatre temps, divisé en deux hémistiches ou vers courts à deux temps et de longueur variable, égale ou inégale ; ces deux vers courts sont reliés entre eux par une allitération à l'initiale des temps forts : l'initiale de l'un au moins des deux temps forts du premier vers court doit "rimer" avec l'initiale du premier temps fort du second vers court, par exemple (le temps fort est souligné, l'allitération en majuscule) :

le Temple du Temps ...........que Trouble l'orage.

comme et les Maures et la Mer........Montent jusques au port (p.18-19).

Dans les textes tardifs, qui sont aussi ceux qui abondent en kenningar , la strophe canonique, dite drottkvaett, se compose de quatre fois deux vers courts à trois temps, où l'allitération classique se double d'une rime reliant deux des trois temps forts de chaque second vers court ; par exemple (mêmes conventions + rime en caractère gras p.21) :

(kenningar : le soleil du coup = l'épée , l'abeille de l'assaut = la flèche ).

Quand les contraintes métriques deviennent d'une telle rigueur, on comprend que le poète use constamment du droit de remplacer un terme par un équivalent sémantique, présentant, et le compte de temps forts, un ou plusieurs, et la distribution phonique, consonnes pour l'allitération, voyelles pour la rime, dont il a besoin pour bâtir sa strophe. Le baroque espagnol, italien ou néo-latin, confirmerait cette liaison : avec la sophistication de la métrique, la figure de sens prolifère. Borgès, d'ailleurs, voulant ridiculiser le "zèle laborieux" des faiseurs de périphrases, évoque, entre deux skaldes, Baltasar Graciàn (pp.175-77). Il n'en est pas moins remarquable que dans la poésie baroque s'exprimant dans les langues latines, si l'on a bel et bien "abusé des tropes" et filé la métaphore, on n'en est jamais venu à "enchaîner la périphrase", c'est-à-dire à réappliquer la règle selon laquelle un mot usuel peut être remplacé par un groupe de deux mots qui lui est synonyme, alors que les skaldes islandais le font sans hésiter; et la remarque de Borgès sur la structure compositionnelle des langues germaniques me paraît prendre ici toute sa pertinence.

Renauld-Krantz, pour sa part, ne voit pas du tout les choses de cet oeil comparatif : "la strophe skaldique par excellence est le drottkvaett ou genre de la truste, dont l'appareil régulier d'allitérations et de rimes enserrant d'un riche réseau sonore le déploiement des périphrases auxquelles sa complexité l'apparente, donne au poème la ciselure étincelante et rigide d'une armure barbare." (pp.20-21). S'il met un soin extrême, et vraiment admirable, à traduire rigoureusement ces poèmes difficiles et décriés, à nous en rendre l'art perceptible, intelligible, acceptable, c'est, hélas, au nom d'une forte identification ethnique, qu'il étaye sur le sang, le sol, la langue, et souhaiterait ardemment nous faire partager non par amour de l'art mais bien par francitude franque : "Il est regrettable qu'un peuple dans les veines duquel coule le sang franc, sur le territoire duquel (en Flandre et en Alsace, par exemple) des dialectes germaniques sont parlés encore aujourd'hui et qui possède une province appelée Normandie, ait oublié son héritage nordique et n'ait pas su, en regard de Virgile et de Tacite, placer l'Edda et la Saga islandaise." (p.7). Il admet donc, lui aussi, cette adhérence de la figure à la culture qui amènait Borgès à brûler, comme germaniques et guerrières, ces formes alambiquées dont il avait d'abord adoré"l'ultraïsme" (p.194). Avec des identifications opposées, l'un et l'autre se fourvoient me semble-t-il : réduire les kenningar à "des plaisanteries grossières de soudards hyperboréens" (Borgès), c'est jeter le bébé avec l'eau du bain ; mais endosser "l'armure barbare" pour sa "ciselure étincelante et rigide" (Renauld-Krantz), c'est se noyer dans le bain pour sauver le bébé !

L'extravagance que je cherche à pratiquer, et qu'encourageait Francis Jouannet, va contre cette adhérence de la figure à la culture : j'admire en l'occurrence l'ingéniosité des périphrases énigmatiques de l'épopée nordique ancienne ; je mesure ce qu'elle doit à la spécificité des langues germaniques dans leur exceptionnelle capacité à former des composés lexicaux à bases multiples ; j'aperçois ses liens, attestés ailleurs et déjà signalés, avec une métrique sophistiquée ; je soupçonne encore un autre lien, lui aussi attesté ailleurs (dans l'hagiographie, ou dans la publicité contemporaine), entre cette exubérance ornementale et la monotonie et des thèmes et du devoir d'éloge ; je ne me sens pas tenue pour autant de reprendre à mon compte les causes que soutenaient ces formes ; ni de plaider contre elles d'ailleurs ; ce serait à mes yeux aussi incongru que de me mettre à m'exprimer par enchaînements de périphrases énigmatiques ; même si, en traduction, ou par investigation formelle, je peux être amenée à construire, ou à tenter de construire, dans ma langue ou formellement, de tels enchaînements ; ou encore à rechercher dans ma tradition, ou dans quelqu'autre, l'équivalent le plus approchant : charades à tiroirs, joutes par transformation de couplets enchaînés en Amérique centrale... Car les questions qui m'intéressent le plus sont les suivantes : les kenningar ou périphrases énigmatiques enchaînables forment-elles une structure très exceptionnelle ou sont-elles attestées ailleurs que dans les sagas nordiques des IXème-XIIème siècle ? si elles sont attestées ailleurs, dans quelles cultures : quelles langues, quelles époques, quels genres et quels styles de productions linguistiques ? d'autre part, là où elles ne sont pas attestées alors que l'est la périphrase -qui ne fait jamais défaut, me semble-t-il- repère-t-on une règle explicite de non-enchaînement des périphrases ? trouve-t-on écrit en toutes lettres : "la règle de remplacement d'un mot par un groupe de mots sémantiquement équivalent ne se réapplique pas au produit de la règle "? Pas que je sache ; or c'est une règle constitutive : non formulée mais largement suivie ; quelle est donc la source, ou l'enjeu, d'une telle norme sémantique ? Par le biais de l'histoire des sciences et des arts du langage, ces questions visent la connaissance du langage lui-même, appréhendé à travers la diversité des langues et des textes, comme nous a appris à le faire Antoine Culioli, qui ne manque pas d'ajouter :"quant à la modulation du discours (rhétorique, style), elle est inhérente au système même : une des propriétés du langage humain est de se prêter à l'axiomatique euclidienne et à l'image poétique." .

Ayant ainsi précisé mes intentions, je vais maintenant considérer deux autres cas-limites où le double-sens révèle, au-delà du lexique, une symbiose intéressante du sens et de la forme (structure phonique et métrique, groupement en syntagme, ordre syntaxique, polylectalisme) ; puis je reviendrai sur cette épopée en p qui nous avait amenés, Francis Jouannet et moi-même, à rêver sérieusement d'une collaboration en sémantique (constitutive) comparée.

Le caractère idéographique de l'écriture chinoise a, dès les temps anciens, étroitement relié trois arts de pinceau, d'encre et de sens : la poésie, la peinture et la calligraphie. L'apogée de ces Trois Excellences où se distingue le lettré classique commence à l'époque Tang (618-907), qui voit paraître tour à tour le Traité de Calligraphie de Sun Guoting (c.648-703) glorifiant le calligraphe créateur de signes subtils, et les miraculeux lavis de Wang-Wei (699-759), qui fut peintre et poète, et dont on a dit qu'il mettait "de la poésie dans sa peinture et de la peinture dans sa poésie" -osmose louée par la rhétorique chinoise, qui qualifie le poème réussi de qing-jing : "sentiment-paysage". Pourtant, c'est seulement à l'époque Song (960-1279) que fut parachevée l'alliance des trois arts, quand le poème calligraphié vint s'inscrire dans le tableau même. Exacte ou légendaire, l'histoire veut que ce geste -fondateur d'une tradition ininterrompue jusqu'à ce jour- ait eu son origine dans une amitié exceptionnelle. Su Dongpo (1036-1101), poète-calligraphe de grand renom, avait pour ami le lettré Wen Tong (1018-1079), peintre réputé pour l'excellence de ses rochers et de ses bambous. Auprès de lui, Su Dongpo s'initiait au tracé, quasi-graphique, de la pousse de bambou et de l'orchidée. Son maître-ami disparu, Su Dongpo inscrivit, à même un tableau de bambous laissé par Wen Tong, un poème calligraphié évoquant sa manière :

Lorsque Yu-ko peignait un bambou
Il voyait le bambou et ne se voyait plus
C'est peu dire qu'il ne se voyait plus
Comme possédé, il délaissait son propre corps
Celui-ci se transformait, devenait bambou
Faisant jaillir sans fin de nouvelles fraîcheurs
Zhuang-zi, hélas, n'est plus de ce monde !
Qui conçoit encore un tel esprit concentré ?

Cette traduction, et toutes ces informations précieuses, viennent des travaux, si savants et si clairs, de François Cheng à qui j'emprunte, avec son commentaire lumineux (1990 pp.166-67), un exemple de tableau-poème : Scène d'automne au crépuscule , anonyme de l'époque Song, qui figure ici en illustration, stylisé à la plume par Jean Lenne. Le poème, la calligraphie, le tableau s'interprètent mutuellement ; ce qu'il y a de remarquable ici, c'est que cette interprétation se fait à double sens.

Composé d'un seul vers de sept idéogrammes, le poème, qui se lit normalement de haut en bas, peut, nous dit Cheng, être traduit mot-à-mot comme suit : "Automnal fleuve / brume au crépuscule / amarrer solitaire barque." Dans cet ordre, il évoque le cheminement d'un voyageur (ou d'un pêcheur errant) [... qui a ] vogué toute la journée le long d'un fleuve ; lorsque tombe le soir, à mesure que la brume se fait plus sombre, il décide enfin d'amarrer, seul, sa barque en un lieu isolé. Par le double effet d'un parcours de lecture descendant et d'une trame narrative dont la barque est le point d'aboutissement, notre regard, irrésistiblement, se concentre sur l'image de la barque qui se trouve au bas du tableau. Et nous ne manquons pas de remarquer combien écrasante est la présence de la montagne et fermé le lieu où elle s'arrête. Il s'en dégage une impression d'isolement, d'étouffement.

Or cette suite verticale d'idéogrammes, qui dépasse la ligne de crête de la montagne et semble faire signe à ce qui se trouve de l'autre côté, peut aussi se lire en sens inverse : "Barque solitaire / amarrer soir / brume sur fleuve automnal." Cette fois-ci, le vers commence par l'image du soir et se termine par celle du fleuve qui continue à couler. Par son cours et celui de son affluent, le fleuve incarne un devenir ; il annonce en quelque sorte ce qui est derrière la montagne et la possibilité de rejoindre les demeures humaines, discrètement suggérées, le pays d'où l'on vient et vers où l'on tend. La barque est cette fois le point de départ et d'un parcours de lecture ascendant et d'une trame narrative où le voyageur va rentrer à bon port, ou trouver en tout cas un abri pour la nuit ; aussi est-ce l'apaisement qui domine. Avec le sens de parcours s'inverse aussi notre vision des choses, et le sens du poème, ce "sentiment-paysage".

Que le parcours, du regard et de l'interprétation, se fasse à double sens n'est pas une donnée naturelle de la langue chinoise ; ni même une figure usuelle de la rhétorique picturale de l'époque Song ; il a fallu qu'un expert tire un parti exceptionnel des propriétés conjointes de la syntaxe chinoise et de la disposition des caractères dans l'espace du tableau. L'exploitation de propriétés syntaxiques et spatiales analogues ne sont pas tout-à-fait inconnues dans la tradition occidentale mais exige tout de même que l'on remonte assez loin. Plutôt qu'au palindrome proprement dit qui, lu dans les deux sens, demeure identique : HANNAH, on songe ici à l'anagramme en miroir : ROMA/AMOR ; ou plutôt, puisqu'il ne s'agit pas ici de lettres permutant à l'intérieur d'un mot mais bien de mots permutant à l'intérieur d'un vers, à la rithme rétrograde, expression antérieure à la fission des mots rythme et rime et qui veut dire "que l'en peult commencer à la fin de la ligne en retournant en arrière, ou en hault et bas, ainsy qu'il plaist au facteur" ; arbitre à Rouen des concours de poésie du Puy des Palinods, Pierre Fabri en 1521 illustre sa définition d'un exemple ciselé à la gloire des rimeurs subtilz de tours rhétoriquans :

Rimeurs nouveaux parfaictz ingénieux
Plaisans en dictz en fais victorieux
Facteurs royaulx des cours bien practiquans
Bruyans exquis extrais par faire mieulx
Puissans gentilz reffais débatz et jeux
Sçavans assez de tours poétiquans
Apris subtilz du cours rhétoriquans
Venez rymez tousjours gardez bien l'art
Le pris quérez d'amours pour vostre part
Tenez la fleur des motz prenez le don
Le pris prisez secours gent et gaillart
Prenez honneur cest los pour bon guerdon

Cette forme aux parcours multiples a souvent des motivations mystiques : en saturant de sa litanie l'espace du poème, elle dit l'omniprésence de l'être révéré, comme l'indique en 1501 frère Destrées, chartreux à Valenciennes, adressant à sainte Catherine cette "orayson et louenge mise en plain stille à l'honneur et haulte prérogative de cette présente vierge que l'on peult praticquer et lyre de tous costés :

Elle se prête au parcours rétrograde, horizontal : Régente sommière, Portant couronne..., vertical : Patronne duysant, Rimière prudente... ou les deux : Duysant patronne, Prudente rimière... La rithme rétrograde mène ainsi vers la permutation intégrale des mots à l'intérieur du texte. Or la permutation des mots dans le vers, auquel se prête si bien la langue latine, sert en particulier au dénombrement inlassable des perfections de l'Autre. C'est ainsi qu'Henri van de Putte, alias Erycius Puteanus [du Puits], de Louvain, déploie une adoration à la Vierge Marie, Adoratio Virginis Mariae, de 1022 vers latins qui sont tous des réarrangements, conformes à la métrique latine, d'un premier hexamètre :

C'est enrôler dans le poème les merveilles de la Création, car 1022 est très précisément le nombre d'étoiles que répertorie le catalogue de Ptolémée. En s'emparant de ce "problème" combinatoire, les mathématiciens vont certes le "résoudre" puisque l'Ars conjectandi de Jacques Bernoulli démontre en 1713 qu'il y a là exactement 3312 permutations acceptables ; mais la corrélation sémantique qui justifiait le poème -autant de variantes que d'étoiles- s'en trouve ruinée. Or elle était l'écho d'une croyance cabbalistique très profonde touchant l'unité du Verbe : un même nombre mesurerait l'inventaire de toutes les créatures et toutes les permutations possibles des vingt-deux lettres de l'alphabet.

Nous voilà bien loin de notre qing-jing de l'époque Song ; c'est que grâce au support de l'image-paysage où le double-sens opère pas-à-pas dans la mimésis de la montagne et du fleuve, c'est dans la narration même et les états qu'elle suggère que le tableau-poème chinois porte à ses limites expressives les virtualités symboliques de la réversibilité, nous faisant passer, comme au théâtre, de l'angoisse à l'apaisement. Répercutant une adresse toute imaginaire vers un Autre inimaginable, l'oraison combinatoire médiévale et baroque est d'essence mystique, elle célèbre l'instance insistante de la lettre et du chiffre. Du moins quand elle n'est pas encore l'emblème d'une jouissance narcissique de la virtuosité pure, seul statut qui reste avouable aujourd'hui, où l'OULIPO bichonnant le palindrome nous propose pour chef d'oeuvre : Tu l'as trop écrasé, César, ce Port -Salut.

Mystique ou cocasse ? C'est une différence de statut de cet ordre que je voudrais mettre rapidement en relief dans mon dernier exemple, qui, contrairement aux précédents -sens libre/sens lié, et sens du courant/sens rétrograde- comporte un type de double-sens qui nous est tout-à-fait familier : le qui-pro-quo, par lequel deux interlocuteurs entendent un même mot en deux sens différents -sens pour X/sens pourY- chacun renvoyant le mot au contexte que privilégie son domaine de compétence ou sa passion prédominante. Cette ambiguïté polylectale, c'est en général le dialogue qui la révèle, telle l'immortelle réponse du chef de protocole au médecin de l'Elysée, accouru au chevet du président Félix Faure, terrassé par une attaque alors qu'il recevait une amie :

Je l'ai montré ailleurs, ces qui-pro-quo, quand ils sont l'effet d'une méprise, prêtent à rire, et quand ils sont l'effet d'un calcul -"Votre argent m'intéresse"- attirent le mépris sur leur duplicité "rhétorique" retorse : laisser volontairement les autres entendre un autre sens que celui que nous avons, nous, à l'esprit n'appartient pas pour "nous" au registre des figures honorables.

Or au début du long chapitre que consacre à la tradition indienne l'Histoire des Idées Linguistiques dirigée par Sylvain Auroux (vol.1 1989 pp.292-416), Georges-Jean Pinault, explicitant les rapports établis entre Parole articulée et Vérité en Inde, insiste sur la notion fondamentale de langue ajustée [racine *r°/ar, qui donne l'harmonia grec et l'ars latin], seule capable de s'accorder exactement au monde et d'agir efficacement sur lui, gardienne, en la personne du brahmane qui en est le dépositaire et le pivot, de la concordance entre les différents acteurs, humains et divins, de la société et de l'univers. L'ambiguïté, dans ce contexte, est souvent recherchée à bon escient : un même terme peut s'entendre sur plusieurs plans, et acquiert justement sa force par la multiplicité des acceptions qu'il réunit dans son énonciation (p.296). Pinault en donne pour exemple un hymne "relativement simple" du R°g-veda (mandala 5, hymne 63, 3 cd) destiné à obtenir la pluie. Aux dieux invoqués, Mitra et Varuna, le récitant dit à peu près ceci :

dans l'éclatement des nuages, vous approchez le grondement,
vous versez la liqueur céleste

Or le nom du "grondement" (rava, de la racine ru-) ne fait pas allusion seulement au bruit du tonnerre, annonciateur de l'éclatement des nuages et de la pluie ; il réfère aussi au bruit du pressoir écrasant la plante qui produit le breuvage offert au dieux, et à la rumeur de la prière montant aux cieux. En même temps qu'elle invite les dieux à s'approcher du lieu "où ça gronde", c'est-à-dire du terrain sacrificiel, cette prière"ajuste" l'une à l'autre deux évocations : la description du tonnerre et de la pluie, souhaitée par les humains, et la promesse des offrandes préparées pour les dieux : la pluie, don des dieux, est qualifiée au moyen d'un terme (madhu) qui désigne la liqueur douce, miellée, que les hommes offrent aux dieux . On voit comment la rhétorique met en oeuvre la réciprocité, l'échange entre l'action humaine et l'action divine.

Certes, comme la peinture dans l'exemple chinois, la liturgie (grondement des voix en prière, déploiement des offrandes) vient ici étayer utilement, dans l'ordre visuel et gestuel, l'énonciation proprement verbale. Celle-ci n'en concentre pas moins en elle-même un message à double-entente, ancré, par l'ambiguïté appropriée des termes-clefs, dans des jeux de mots qui ne relèvent ni de la méprise, ni de la duperie, mais au contraire d'une règle de juste équilibre des échanges dans l'univers.

Revenons maintenant à notre épopée en p. Il est tentant de ne voir dans cet acrostiche généralisé qu'un "défi formel", un procédé de construction comme l'est l'alphabet pour tant et tant de textes :

Mais l'alphabet est une structure arbitraire commune -et cet éloge de Marguerite pourrait convenir à Catherine- alors que le p de l'épopée des porcs, en tant qu'initiale du nom propre de son auteur, revendiqué de surcroît et bissé par son pseudonyme, revêt un caractère foncièrement inéchangeable. Dumarsais a beau le balayer vers l'inintéressant et le déraisonnable, je soutiendrai pour ma part qu'il y a là du déraisonnable certes, mais très intéressant pour le sujet parlant ; non l'Idée en marche mais l'idée fixe. C'est pourquoi je rapprocherai ce jeu identitaire, cette signature, d'une autre figure rarement décrite hors du théâtre comique, le parasitage d'un texte par un second champ sémantique insistant, bien que soit absente l'analogie de structure qui permettrait la métaphore filée. Un sens thématisé par la syntaxe se fait l'hôte d'un sens liminal abrité dans des fragments épars. Evitant le cas trop évident de l'allusion dite obscène, toujours prête à jaillir au détour de tout texte, voici quelques poèmes où les oiseaux, les fleurs, la bonne bouffe, détournent à leur profit les jeux de mots, homonymie, paronymie, calembourgs, tous joyeusement approximatifs. De Jean Molinet, une adresse au Grand Duc Maximilien devenu Empereur d'Autriche (1493), où dans le sillage de l'aigle impériale, de l'autruche et du hibou accourent divers oiseaux, dont le paon, l'alouette, le geai, le perroquet :

D'un comique de café-concert, Dranem, enfant chéri des surréalistes, Promenade fleurie (1909) raconte la mésaventure d'un naïf : tandis qu'il contait fleurette à une belle plante dans l'espoir d'effeuiller la marguerite, voilà qu'il s'est fait voler son porte-feuille ! Et de conclure :

Enfin, chez Bobby Lapointe, le refrain d'une chanson, parmi tant d'autres, où l'appétit surgit entre les lignes :

Dire que le champ de l'idée fixe vient parasiter le thème principal, qui s'efforcerait, lui, de se développer en discours raisonnable, n'implique pas que l'on adopte le point de vue du grammairien-philosophe, qui aimerait purifier le langage de tout parasite, de toute dualité troublante. Je préfère penser que le parasitisme offensif n'est que la forme passagèrement déséquilibrée d'une symbiose à l'ordinaire réciproquement profitable : "Les petits crabes du genre Pinnotheres, qui vivent dans la cavité palléale des Lamellibranches Pinna et Mytilus, se nourrissent des organismes entraînés dans cette cavité par le courant d'eau entretenu par l'hôte : les deux partenaires, qui s'alimentent ensemble, à la même source, vivent en un commensalisme qui est une forme de symbiose ; mais il arrive que les crabes attaquent les tissus du mollusque : la symbiose commensale devient parasitisme". Filant par analogie la métaphore du mollusque épanoui abritant un petit crabe, je tiendrai -par principe- pour réciproquement profitable la symbiose en nous du raisonnable et du déraisonnable, qui s'alimentent ensemble au courant de paroles où baigne notre langue.

Car si nous ne tempérons pas d'emblée les préjugés rationalistes qui font de nous des occidentaux éclairés - par Aristote et Dumarsais !  - abandonnant au comique vulgaire ou aux seuls fous de Dieu la déraison de la lettre et les symbioses du double-sens, indéfiniment nous continuerons de creuser le contraste entre "les autres" et "nous", faisant de leur étrangeté notre faire-valoir, nous tenant dans l'impossiblité d'aborder sereinement -  sérieusement sinon objectivement  - la sémantique comparée. Sans doute, au miroir brisé des réminiscences, n'apparaît-elle ici qu'en miettes. Il est vrai que ce soir, je ne cherche pas d'abord à saisir dans leur systématicité les structures du langage, même si dans ce monde désacralisé, elles restent, avec l'Univers lui-même, le seul foyer d'arbitraire et d'excès qui mérite l'amour fou ; appelant à l'aide les merveilles de la création humaine du sens, je lutte contre la mort d'un maître-ami lettré.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à fran.douay@wanadoo.fr

©  mars 1998 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : DOUAY-SOUBLIN, Françoise. Quatre approches du double sens. Eloge de l'extravagance. Texto ! mars 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Douay-Soublin/Douay_Quatre.html>. (Consultée le ...).