AUX ORIGINES DU PRINCIPE DIALOGIQUE
L'ÉTUDE DE  JAKUBINSKIJ : UNE PRÉSENTATION CRITIQUE
[*]

Rossitza KYHENG
Université Paris 10

(Étude inédite)


En 1923 le linguiste russe Lev Yakoubinskiy [1] publiait son étude Du discours dialogique, aujourd’hui célèbre et devenu classique pour la linguistique russe, dont il traça quelques orientations magistrales, parmi lesquelles les recherches sur l’énonciation et le dialogisme. Yakoubinskiy, Volochinov et Bakhtine furent les incontestables « gourous » du dialogisme et grâce aux deux derniers, on le sait, cette problématique franchissait les confins de la science russe pour devenir un thème classique dans les recherches textuelles. De ce remarquable trio seule l’étude de Yakoubinskiy n’a pas eu droit aux traductions pour des raisons que nous ignorons et qui seraient certainement mieux analysées par les spécialistes en histoire des idées. Pourtant cette étude de Yakoubinskiy fut la source directe des réflexions de Volochinov sur l’énoncé, et par son intermédiaire, de la théorie bakhtinienne. Il y a donc une intertextualité remarquable entre ces trois auteurs bien que leur « dialogisme » se situe sur des plans différents : du dialogue comme phénomène du discours (Yakoubinskiy) au caractère dialogique du discours intérieur (Volochinov), jusqu’au dialogisme comme polyphonie de tout discours (Bakhtine), le chemin est long, cependant nous aimerions signaler que ce ne sont que des embranchements du même chemin, celui qu’entreprit Yakoubinskiy en 1923.

Cependant une plus forte raison de revoir et "raviver" l'étude de Yakoubinskiy est le fait que sa théorie dialogique, bien qu'écrite dans les années vingt du XXe siècle, surprend aujourd'hui aussi bien par son originalité, que par son actualité : on retrouve posés chez cet auteur plusieurs domaines et orientations de la recherche linguistique moderne, dont certains n'ont apparu que tardivement, dans les années quatre-vingts, voire quatre-vingt-dix.  Ainsi l'apport théorique de Yakoubinskiy témoigne-t-il d'une "précocité" linguistique hors du commun.

Notre présentation critique de l'étude de Yakoubinskiy est donc une transposition  culturelle : elle tend à "recadrer" les concepts de Yakoubinskiy par rapport aux développements de la linguistique moderne, tout en évoquant, quand il le faut, certaines spécificités conceptuelles de son époque.


I.
L’étude de Yakoubinskiy

L’étude de Yakoubinskiy « Du discours dialogique » (40 pages), publié en 1923 dans la revue Discours russe, est composée de huit chapitres de volume et de portée inégaux et souvent d’orientations hétérogènes. En l'attente de la traduction française complète nous allons procéder à une présentation commentée de cette étude programmatique.

1. Des variétés spécialisées du discours

Le premier chapitre Des variétés spécialisées [2] du discours comprend 13 sections (§1-13).

Dès l’introduction (§1) l’auteur se distingue de la linguistique traditionnelle de cette époque en esquissant un déplacement du centre de l’intérêt pour la stratification horizontale (territoriale) du langage en langues, dialectes, parlers, etc., vers une stratification verticale des ceux-ci en sociolectes et idiolectes (suivant une terminologie plus récente) ; de même il opère une re-orientation de l’objet de la linguistique de la langue au discours et aux facteurs qui le déterminent :

L’auteur reviendra sur ce point en précisant que « ses acquis [de la linguistique] dans le domaine de l’étude des dialectes sont énormes » (§5), sur quoi se termine l’appréciation positive de la linguistique de 1923. Cette dernière aurait le défaut de se tenir aux procédures élaborées par les néogrammairiens et de ne pas tenir compte du fait que la diversité linguistique (dialectale ou autre) résulte de différentes conditions de communication. Ainsi pour Yakoubinskiy :

Ces deux aspects, individuel (psychique) et social (communicatif), se trouvent également à la base de la définition du langage chez Yakoubinskiy :

Bien que la définition du langage de Yakoubinskiy s’apparente à la précédente par les deux aspects cités, elle est néanmoins différente et signale un point de vue particulier, celui d’un interactionnisme comportementaliste d’inspiration psychophysiologique.  

Les tendances psychophysiologiques de Yakoubinskiy se manifestent dans son aperçu des deux aspects du langage, psychologique et sociologique, traités sommairement en vue d’en dégager quelques orientations prospectives de la recherche :

En constatant que la linguistique n’aborde que les pathologies du langage, l’auteur indique comme importantes et innovatrices deux directions de recherche : 1°  l’influence des états émotionnels sur le discours, sur sa prosodie et sa syntaxe ; 2° le discours en état « anormal ». Ce discours serait relatif à la création dans la poésie lyrique et susceptible d’expliquer certains effets poétiques d’origine « non artistique » [8].

Quant au premier, l’aspect émotionnel de la communication verbale, il semble occuper une place importante dans les conceptions de Yakoubinskiy : plus loin il insiste sur les objectifs « émotionnellement persuasifs » de l’énoncé, et bien qu’il ne traite pas spécialement cette matière, nombre de ses exemples tout au long du texte relèvent de l’état affectif du sujet. Comme certains développements récents portent en particulier sur l’aspect affectif du discours, il nous semble utile de citer ce passage :

De l’aspect « sociologique » Yakoubinskiy indique trois facteurs importants : l’environnement, la forme de la communication, et son objectif :

Comme nous allons le voir par la suite, c’est la forme de la communication (« directe ou indirecte, monoplane ou mixte ») qui servira de point de départ aux réflexions de Yakoubinskiy (cf. chapitre 2). Pour cette raison dans l’introduction il ne s’arrêtera pas à ce « facteur ».

Les deux autres facteurs, comme on peut le voir dans la section 12, convergeront vers le même thème : l’opposition langage poétique/langage pratique des formalistes [10]. A cette époque les formalistes, ou du moins les linguistes parmi eux comme Iakoubinksiy, commençaient à se rendre compte du vague du concept de langage pratique, susceptible de couvrir « divers phénomènes du discours » comme le langage « courant et conversationnel », le langage « scientifico-logique », etc. (cf. §12). Cette problématique commence à se profiler dans la conception « fonctionnaliste » du Cercle linguistique de Moscou (Jakobson, Jirmounskiy) qui forgera le concept de « styles fonctionnels » (langages spécialisés) dus aux fonctionnements spécifiques du langage pour des buts spécifiques. Cette anticipation aidera à mieux comprendre la réflexion de Yakoubinskiy qui suit :

1° Les « objectifs » de la communication, que la linguistique « a tout simplement ignoré », sont traités « ces derniers temps » par la poétique « en raison des tentatives de construction d’une poétique scientifique […] bien que rien de définitivement précieux ne soit dit sur cette question. » (§6).
2° Les conditions de communication représentent le « fondement de la linguistique moderne », puisque :

Cette affirmation est à la fois une critique de la linguistique néogrammairienne et une apologie de la nouvelle linguistique des langages spécialisés des communautés socio-discursives. Par ailleurs Yakoubinskiy ne cache pas ses intentions : au sujet des trois facteurs ci-dessus il précise :

En relation avec les conditions de communication en environnements spécifiques Yakoubinskiy formule la question « en quelque sorte primordiale » pour l’étude du langage :

Trois points cruciaux sont à souligner dans ce passage :

1° Le langage chez Yakoubinskiy est un langage situé, «  un phénomène d’environnement et d’interactions entre environnements ». Ainsi Yakoubinskiy est-il le premier (à notre connaissance) à intégrer la problématique du contexte dans l’étude linguistique et à attirer l’attention des linguistes vers la relation très étroite entre le discours et son « environnement » contextuel (verbal et non verbal), bien que la contextualisation du discours ait dû attendre le concept de contexte dans le schéma communicatif de Jakobson, et encore, comme le remarque Rastier, « ce modèle évolué de la communication linguistique ne tient pas compte de la pratique sociale où le texte prend place » (Cf. Rastier, 1995, p. 160). Comme nous l’avons souligné ci-dessus , par le terme « environnement récursif » Yakoubinskiy envisage exactement la récursivité des pratiques sociales qui créent des langages spécialisés.

2° Yakoubinskiy est certainement le premier à poser en linguistique l’énonciation comme objet d’étude. La première publication de Benveniste sur le sujet date de 1970 (cf. Benveniste, 1970), et le terme même d’« énonciation », à en croire l’index des Problèmes de linguistique générale, apparaît dans ses textes en 1968 (cf. Benveniste, 1968, p. 99, p. 100). Il est noter que l’étude de l’énonciation en Russie ne privlégie nullement la problématique du sujet.

3° En prenant l’énonciation pour objet, Yakoubinskiy déplace le centre de sa recherche de la langue au discours. Ainsi devient-il le premier linguiste embarqué dans l'entreprise d'une « linguistique de la parole » au sens saussurien.

Le reste du chapitre (§7-§12) est consacré à un excursus historique (de Humboldt aux formalistes et aux « fonctionnalistes », en remontant à l'opposition poésie/prose chez Aristote), et à la recherche des racines des variétés spécialisées du discours (cf. le titre du chapitre) qu’il trouvera finalement chez Humboldt (§7) pour en conclure :

Dans la dernière section du chapitre l’auteur réaffirme son objet, « l’énonciation discursive  » et restreint le champ de l’étude aux « phénomènes comme le monologue et le dialogue » :

Voici enfin le vrai objectif de cette étude, et comme l’indique son titre, ce serait plutôt l’énonciation dialogique, le monologue n’y participant qu’à titre de repère comparatif. Quant à la promesse d’« une certaine variété », Yakoubinskiy n’étudie effectivement aucune variété spécialisée. Peut-être s'imaginait-il étudier le langage quotidien, nous ne le savons pas ; de toute manière cette intention – si elle existait au départ – a été vite oubliée : en dehors de l’aperçu de ce premier chapitre le « langage quotidien » ne sera évoqué qu’une seule fois (cf. §50).

2. Des formes de l’énonciation discursive

Conséquemment, le 2e chapitre est intitulé Des formes de l’énonciation discursive. La brièveté du chapitre (il ne comprend que trois sections, §14-16) s’explique par son caractère introductif relativement à la nouvelle problématique. Yakoubinskiy opère avec deux types d’oppositions : suivant la forme de la perception et suivant la forme de l’interaction.

Suivant la forme de la perception, l’énonciation peut être directe (face à face), ou indirecte (par la médiation de l’écriture ou par l’intermédiaire d’un outil technique, par exemple le téléphone) 

« Conformément à la forme directe des interactions humaines (« face à face ») il existe des formes directes des interactions discursives, caractérisées par une perception directe (visuelle et auditive) du locuteur. Et conformément aux interactions indirectes il existe dans le domaine du discours par exemple, la forme écrite de l’énoncé. » (§14)

Suivant la forme de l’interaction l’énonciation peut être dialogique ou monologique  :

« Conformément aux formes intermittentes des interactions, supposant une alternance relativement rapide des actions et des réactions des individus en interaction, il existe une forme dialogique de la communication verbale ; conformément à la forme continue de l’action au cours de la communication il existe une forme monologique de l’énonciation discursive. » (§14).

Soulignons ici l’apparition du couple action-réaction que nous avons mentionné ci-dessus en relation avec l’orientation « behavioriste » de Yakoubinskiy. Il est à noter que ce couple apparaît à l’endroit même où l’auteur pose les conditions d’existence de la forme dialogique, ainsi le principe action verbale-réaction verbale dans la théorie de Yakoubinskiy possède un certain poids ontologique pour l’énonciation dialogique.

Le reste du chapitre a un caractère explicatif : quelques exemples classiques de dialogues et monologues illustrent les deux types de formes et leur brassage. En examinant leur combinatoire l’auteur conclut que trois combinaisons sont « socialement importantes » : en ordre décroissant de fréquence : la forme dialogique directe, la forme monologique directe et la forme monologique indirecte (écrite) (§15). Yakoubinskiy se propose d'examiner dans cette étude « la forme dialogique directe, ayant recours - quant il le faut - à la comparaison avec les autres formes. » (§15).

3. De la forme directe

Le 3e chapitre porte le titre De la forme directe et comprend huit sections (§17-24), qui traitent les deux types de perception relatifs au langage : la perception visuelle et la perception auditive.

La perception visuelle et la perception auditive ont un rôle particulièrement important dans l’énonciation directe puisqu’elles concernent les deux coénonciateurs : elles déterminent aussi bien la perception globale du discours de la part du coénonciateur, que « la manière de parler » de l'énonciateur. Conformément à sa déclaration ci-dessus (cf. §15), Yakoubinskiy se concentre sur le dialogue, en négligeant souvent l’autre manifestation de la communication directe, le monologue oral :

La perception visuelle de l’énonciateur consiste en « perception de ses mimiques, gestes et tous les mouvements de son corps » (§17). Dans la mesure où le gestuel est un satellite permanent « de toutes les réactions de l’homme » son poids dans la communication est particulièrement important :

Le gestuel est tellement « soudé » à notre comportement verbal qu’il l’accompagne inconsciemment même dans la communication dialogique indirecte, par exemple au téléphone :

Il est même capable de prendre la place du verbal : certains répliques ne sont exprimées que gestuellement :

Pour le coénonciateur le gestuel interprétable est susceptible de modifier la perception du sens de l’énoncé verbal :

Pour l’énonciateur les réactions gestuelles du coénonciateur sont un indicateur du déroulement de l’énonciation et peuvent conduire à sa modification :

Dans la section de la perception auditive Yakoubinskiy souligne l’importance de l’informativité des éléments paraverbaux : la « voix » et ses composants (ton, timbre et hauteur), et surtout de ces intonations qui :

L’auteur illustre cette thèse par un exemple de conversation composée d’un seul mot, dont la répétition avec des intonations différentes assignait au mot des sens différents (c’est une longue citation de Dostoïevski, que nous n’avons pas la place à reproduire ici).

L’aspect acoustique de l’énonciation crée aussitôt une prédisposition chez le coénonciateur qui agit sur la réception ultérieure de l’énoncé :

Les éléments non verbaux et paraverbaux agissent ensemble et ont une source commune [14], la « prédisposition corporelle conforme à l’état intellectuel et émotionnel » du sujet :

Dans les dernières sections du chapitre l’auteur tend à argumenter une plus grande importance du non verbal (le gestuel) et du paraverbal (l’auditif) pour le dialogue que pour le monologue. D’une part, dans le dialogue les manifestations du non verbal et du paraverbal seraient « extrêmement fréquents » et « incommensurablement variés » :

D’autre part ils sont tellement importants dans la perception globale qu’ils commencent à « étouffer » la perception du verbal au point de réduire la communication à « un simple acte volitif » :

Ainsi l'affirmation que « la perception visuelle et auditive joue un plus grand rôle dans le dialogue» (§24) est-elle quelque peu exagérée, au point d'entraîner une transformation de l’énonciation en supplément du « mimico-gestuel » : « Le monologue ne peut jamais être le supplément d’un message mimico-gestuel, tandis que le dialogue est en effet un tel supplément » (§23).

Si l'on fait abstraction du « parti pris » de Yakoubinskiy pour le dialogue, on peut cependant noter que ses observations sur la participation du non verbal dans la communication ont une valeur innovatrice et importante pour la communication directe en général.

Quant à la réduction de la part du verbal et du dialogue lui-même à un « simple acte volitif », comme ce sujet est plus amplement traité dans le chapitre 5, nous le commenterons plus loin.

4. De la naturalité du dialogue et de l’artificialité du monologue

Le 4e chapitre De la naturalité du dialogue et de l’artificialité du monologue inclut cinq sections (§25-29). Comme c’est le chapitre qui est à la base du « principe dialogique », nous allons procéder à une description plus complète.

Le chapitre commence par une présentation des constatations que Stcherba avait faites sur la forme monologique pendant sa recherche sur le terrain du dialecte Est-Sorabe :

Ayant remarqué qu’il n’avait « jamais entendu de monologues, uniquement des dialogues en bribes », Stcherba en conclut :

De cette réflexion de Stcherba, Yakoubinskiy tire des conclusions d’ordre général : 1° le dialogue est la « forme naturelle du discours contrairement à l'artificialité du monologue » ; 2° la forme dialogique est la « forme commune » du discours :  

En empruntant cette thèse à Stcherba (et en la généralisant) Yakoubinskiy entreprend de l’argumenter « puisque les mots naturel et artificiel ne sont pas du genre à être utilisés sans explications plus ou moins détaillées, ce qu’on ne trouve pas chez Stcherba pour la simple raison qu’il ne parle de dialogue et de monologue qu’incidemment, en partie dans les Annexes. » (§25).

Son argumentation est simple et repose, conformément à ses tendances psychophysiologiques, sur le principe : toute action provoque une réaction (cf. le couple excitation-réponse dans la réflexologie de Pavlov).

Le langage est un moyen de communication, chaque communication est une interaction, et chaque interaction est essentiellement bilatérale, donc, dialogique :  

Le monologue même, en tant qu'une action unilatérale, doit se soumettre au principe action - réaction :

C'est ce « penchant naturel au dialogue » (« un fait confirmé par des observations ») qui conduit à une interruption constante des monologues :  

Donc interrompre le locuteur fait partie de la réactivité naturelle de l’ « organisme » et comme tel il est soutenu par « les prédispositions naturelles de l’organisme humain ». Ecouter n’est pas "naturel" (on l’apprend) et doit être maintenu par des prescriptions sociales de convenance et de politesse, par une certaine organisation restrictive, par une autorité, par un sujet fascinant :

La « tendance dialogique à répliquer » est naturelle, et même si des restrictions sociales comme celles qui sont exposées ci-dessus rendent impossible l’extériorisation immédiate de la réplique, la « réplication s’exprime dans le discours intérieur qui accompagne l’écoute » :  

La thèse de la naturalité du dialogue suscite quelques objections :

1° La thèse de Stcherba est fausse à la base. D’une part son jugement Les sorabes n’ont pas de monologues, et sa généralisation Le monologue est non commun, sont faux puisque contestés par les données culturelles. D’autre part, si l’on admet le fait que Stcherba tenait pour vraies ses propres données, même dans ce cas sa conclusion sur l’artificialité du monologue résulterait d’un syllogisme invalide (par deux prémisses négatives) : Toute énonciation non commune n’est pas naturelle. Le monologue est non commun → Le monologue n’est pas naturel.

2° L’argumentation de Yakoubinskiy est également critiquable :
D’une part, sa thèse que « toute interaction entre hommes est notamment une interaction » et cherche « à éviter le monologue » n’est pas maintenue dans la globalité de son texte : d’abord l’aspect sociologique du langage est défini comme « une manifestation qui dépend de la vie commune de cet organisme avec d’autres organismes dans des conditions d’interaction » (§2, je souligne, RK), ensuite l’auteur avoue lui-même que « dans l'interaction directe sont possibles, certes, et la forme dialogique et la forme monologique » (§14). Notons que le concept d'interaction n’exclut pas l'échange de monologues : écouter et lire sont tout autant des actions que parler et écrire, donc nous ne voyons pas de raison pour que les couple parler-écouter et écrire-lire ne soient pas des interactions.
D’autre part, le principe action-réaction, sur lequel repose l’argumentation essentielle de Yakoubinskiy, issu de la 3ème loi de Newton, est certainement un principe universel dans les sciences de la nature, mais dans les sciences humaines son application n’est pas aussi évidente et peut subir diverses interprétations, jusqu’à celle de réaction comme « réactionnaire » (Cf. l’étude de Jean Starobinski, 1999).
En linguistique en particulier, aucun critère ne permet d’évaluer la réaction à une action et d’ailleurs qui pourrait définir quel fait du langage devrait être considéré comme « action » et lequel comme « réaction » ? Supposons tout de même que ce principe est applicable aux faits du langage. L’erreur de Yakoubinskiy sur ce point consiste, il nous semble, dans le postulat chaque action verbale appelle une réaction verbale (cf. §26)). D’ailleurs la loi de Newton postule, on le sait, une équation d’énergie de la réaction, et non une équation en substance. Même en physiologie, le chien de Pavlov ne répond pas à la nourriture par nourriture, mais par salivation. Quant au langage, il ne se résume pas à la seule partie verbale et la réaction à une action verbale est plutôt complexe : physiologique (audition de l’oral, visualisation de l’écrit), psychologique (perception, compréhension, mémorisation), réponse verbale, réponse non verbale (par acte ou par geste), refus de réponse. Or, le postulat de Yakoubinskiy ci-dessus a un caractère fortement réductionniste.  

Il nous semble que Yakoubinskiy était conscient de la démesure de cette thèse : d’une part l’on observe des points d’insistance (répétitions) qui pourraient impliquer un certain doute de l’auteur que la thèse ne soit pas suffisamment convaincante :  

D’autre part, dans la dernière section il prend du recul, en affirmant l’usage relatif de « naturel » dans le sens de ‘biologique’ pour conclure : « le monologue et le dialogue en fin de compte sont des manifestations naturelles » :  


5.
Remarques sur le dialogue comparé au monologue oral et écrit

Le 5e chapitre Remarques sur le dialogue comparé au monologue oral et écrit compte quatre sections (§30-34) où l’auteur argumente une certaine réduction du plan de l’expression résultant du dynamisme du dialogue.

Dans le chapitre précédent Yakoubinskiy avait formulé la thèse que l’interruption, soutenue par « les prédispositions naturelles de l’organisme humain », était l’expression de la réactivité naturelle de l’ « organisme » (§27). Ici il reprend ce thème, cette fois ciblé sur l’énonciation dialogique : le dialogue représente une suite de répliques qui se succèdent ou s’interrompent, et cette interruption « en suspens » crée un rythme discursif plus intense de l’énonciation dialogique par rapport à l’énonciation monologique.

De la part du locuteur il y a une éternelle attente de l’interruption qui détermine une « manière de parler » plus dynamique :

La lenteur n’est pas propre au dialogue ou peut devenir un facteur embarrassant. De la part du coénonciateur les actions de réception de l’énoncé et de préparation d’une réponse coïncident et s’interposent, ce qui conduit à l’ « affaiblissement » de chacune : 

Il en résulte une simplification de la partie verbale et compositionnelle du dialogue, ciblé plutôt sur le contenu que sur la forme :  

Une seconde conséquence est une certaine réduction de la part du verbal au profit du sous-entendu, un transfert de l’information au niveau de l'implicite :  

L’auteur reviendra sur ce point dans le chapitre suivant. Nous le commenterons donc plus loin.

Contrairement à la « simplicité compositionnelle du dialogue », le monologue se caractérise par une « complexité compositionnelle » et le rôle des moyens d’expression y est important : la sélection du matériel verbal et la composition sont plus recherchées (§33). La plus grande complexité est propre au monologue écrit où le verbal doit assumer également toute l’informativité tenue dans le dialogue par le gestuel et le musical, puisque la compréhension n’opère que « par les mots et par leurs combinaisons » (§34). D’autre part, verba volent, mais l’écriture est une fixation, une « trace » qui oblige le locuteur à une expression plus soignée et plus fidèle au mode subjectif :  


6.
Le moment d’aperception dans la perception du discours

Le 6e chapitre porte le titre Le moment d’aperception dans la perception du discours et comprend quatorze sections (§35-48). Après avoir analysé la perception (ch.3), l'auteur y analyse la compréhension.

Dans ce chapitre, Yakoubinskiy va curieusement basculer du comportementalisme psychophysiologique vers les idées de Johann Friedrich Herbart (lui-même adversaire de la psychologie physiologique), auquel il emprunte le concept de « masse aperceptive » [16] :

La « masse aperceptive », en tant qu’un acquis d’expériences antérieures (le vécu de l’individu), englobe des « éléments constants et stables » des contenus mentaux (« contenu psychique ») du sujet, ainsi que sa prédisposition subjective à traiter les contenus informationnels transitoires venant de l’expérience du moment :

Comme Yakoubinskiy adapte le concept de masse aperceptive au langage, cette dernière présente deux particularités : 1° la composante la plus importante du contenu psychique constant est la composante linguistique, vue comme « connaissance d’une langue » et « maîtrise de ses divers stéréotypes » ; 2° ce contenu psychique constant ne résulte que des manifestations récurrentes des environnements propres à l’individu. Yakoubinskiy analysera ce sujet dans les deux derniers chapitres consacrés aux stéréotypes et aux « automatismes » discursifs.

Plus loin Yakoubinskiy entreprend de démontrer comment cette masse aperceptive subjective agit sur l’interprétation des données verbales. Dans un jeu de reconstruction du mot SOUS-M…RE par exemple, le marin lira « sous-marine », le militaire de cavalerie « sous-maître », le médecin-anatomiste « sous-maxillaire » (§37). Après avoir fourni d’autres exemples d’abréviations et de leurs interprétations suivant la situation contextuelle immédiate, Yakoubinskiy en conclut :

Ainsi Yakoubinskiy postule-t-il une interdépendance entre la compréhension et le partage des contenus stables. En ce qui concerne les nouveaux éléments relatifs à la situation discursive en cours, les coénonciateurs peuvent partager ou non leurs prédispositions subjectives :

La compréhension exige une « écoute » sinon active, au moins neutre : penser à « autre chose » signifierait mal comprendre ou ne pas comprendre du tout le sens de l’énoncé. Pour cette raison le discours dispose de formules d’adresse qui servent d’indices du début du discours et sont destinées à « attirer l’attention » :

Dans le discours écrit de tels « signaux » seraient les titres qui préparent « à une tonalité déterminée notre perception de ce qui suit » :

Comme c’est la « masse aperceptive » qui détermine l’interprétation, subséquemment ce sont les contenus mentaux partagés qui garantissent une bonne compréhension :

Ces contenus mentaux partagés peuvent revêtir divers aspects : prédisposition émotionnelle partagée (chez les amoureux), connaissances et expériences partagés entre les représentants d’une même communauté discursive, ou tout simplement connaissances sur le thème du discours quelle que soit l’origine de ces connaissances (§41, 42).

Ce sont les contenus mentaux partagés notamment qui permettent à l’énonciateur d’augmenter la part du sous-entendu au préjudice de verbal, et au coénonciateur de le comprendre aisément :

Ici l’auteur revient à l’idée esquissée au §32 en fournissant de nombreux exemples et en s’appuyant sur une citation de Polivanov que voici :

Effectivement Polivanov s’intéressait dans les années vingt à l’économie linguistique dans le cadre de ses recherches sur les facteurs de l’évolution du langage. C’est dans l’économie d’effort énergétique qu’il voyait la source principale de cette évolution (cf. son article « Où chercher les sources de l’évolution du langage ? » [19]).

Yakoubinskiy traite l’évolution du langage différemment, en mettant en rapport le dynamisme social avec le dynamisme linguistique :

Plus loin, dans le dernier chapitre il donnera une autre version des « facteurs » de l’évolution. D’ailleurs la question de l’évolution du langage qui apparemment occupait les esprits à cette époque comme une étape de séparation avec l’héritage des néogrammairiens, deviendra pour Yakoubinskiy une pierre d’achoppement, nous y viendrons dans quelques instants.

Yakoubinskiy ne retient donc de Polivanov que ce qui contribue à sa propre thèse de la réduction du plan d’expression, formulée dans le chapitre précédent : les sous-entendus et les « suggestions » discursives, bref les implicites sémantiques expliquent pourquoi cette réduction des moyens d’expression ne nuit pas à la compréhension du discours :

La problématique du verbal et du sous-entendu (en d’autres termes de l’explicite et de l’implicite) chez Yakoubinskiy n’est pas aléatoire : elle est traitée dans cinq sections (§32, 40, 41, 42, 43).

Dans la section suivante, Yakoubinskiy esquisse au passage ce qui correspond actuellement à la notion de contestation des présupposés  : « Si de la perception de la dernière réplique il résulte une absence de compréhension et appropriation de discours, il s’ensuit […] une reformulation de la question, […] le premier cas appelle un énoncé du locuteur plus clair au niveau de l’expression » (voir ci-infra).

Dans la dernière section du chapitre, Yakoubinskiy, après avoir analysé les effets du partage des contenus mentaux dans la compréhension du discours, analyse le concept de masse aperceptive dans l’énonciation dialogique. La masse aperceptive commune du départ s’étendrait à chaque pas du dialogue :

En revanche, dans l’énonciation monologique le partage de contenus mentaux resterait à son point de départ, puisque le « moment de mise à jour de la masse aperceptive est absent » :

Ici la partialité de Yakoubinskiy se manifeste une fois de plus, avec les inévitables contradictions internes comme l’affirmation : « il n’y a pas de repérage de réaction de la part de l’auditeur ». La problématique des contenus mentaux partagés est trop complexe pour être traitée ici ; nous nous contenterons donc de quelques remarques de surface. L’argumentation de Yakoubinskiy pourrait être critiquée sous deux aspects : primo, en partant d’une hypothèse négative : quantitativement et qualitativement, une réplique de dialogue par rapport au vécu du sujet n’est qu’une goutte dans la mer et il est donc improbable qu’elle modifie la « masse aperceptive » du départ considérablement ; secundo, en partant d’une hypothèse positive admettant une certaine progression des contenus partagés, pourquoi alors la masse aperceptive n’avancerait-elle pas avec la progression du monologue ? Nous sommes même tentés de dire que l’énonciation monologique a plus de chances d’augmenter les contenus partages, du fait que toute l’éducation aujourd’hui compte plus sur la forme monologique que sur la forme dialogique; il semble que dans le domaine académique la tradition des anciens (l’académie de Platon par exemple) est irrémédiablement révolue. Soulignons que le concept de masse aperceptive de Herbart a fait long feu notamment dans la psychologie pédagogique jusqu’aux théories modernes de l'apprentissage.


7.
Le Dialogue et les stéréotypes quotidiens

Le 7e chapitre Le Dialogue et les stéréotypes quotidiens compte six sections (§44-49), consacrées aux dialogues stéréotypés de la communication quotidienne.

Yakoubinskiy remarque que dans les situations récurrentes des communications quotidiennes les individus ont tendance à se servir d’énoncés stéréotypés :

De nombreux exemples illustrent cette thèse, parmi lesquels un exemple magnifique dans sa simplicité, tiré des anecdotes folkloriques dont dispose chaque culture, celui du dialogue avec la cousine sourde :

Suivant la fine observation de Yakoubinskiy les réponses de la cousine sourde sont préconçues en fonction de ses attentes d’une suite stéréotypée de questions. Son omission du premier pas du scénario attendu décale toute la communication qui aurait dû se dérouler ainsi (§44) :

Ce dialogue élémentaire représente un excellent exemple d’énoncés « déplacés » dus à la rupture de la séquence standard des tours de parole. Par là Yakoubinskiy ouvre un champ de recherche qui ne sera expoioté que dans les années soixante-dix : le concept de paires adjacentes (adjacency-pair) du type question-réponse a été élaboré en 1973 par Sacks et Schegloff [20] dans une publication qui traite également l’ouverture et la clôture de l’échange ainsi que la question du partenaire actif (active partner) : deux problématiques que Yakoubinskiy, rappelons-nous, esquisse dans la section §39 du chapitre précédent.

Quant aux « interactions quotidiennes stéréotypées » et les « manifestations discursives qui leur correspondent » (§47), les séries d'événements dans des activités communes seront attribuées à la mémoire épisodique et formalisées dans les scripts de Shank et Abelson [21] en 1977.

Pour Yakoubinskiy l’« ambiance » de l’énonciation a une valeur informative, dans ce sens que l’ambiance récurrente des situations quotidiennes rend l'énonciation moins intelligible et moins intellectuelle :

Ainsi les phrases de la communication stéréotypée se transforment en phrases toutes faites, l’énonciation devient un échange de clichés usuels, dont la structure figée absorbe l’autonomie des éléments composants :

L’auteur propose d’étudier séparément ces deux types de phrases, figées et « libres » :


8.
Le Dialogue et l’automatisme discursif

Le dernier chapitre Le Dialogue et l’automatisme discursif comprend treize sections (§50-62). Il vient renforcer les conclusions du chapitre précédent, mais à partir d’une réflexion plutôt psychologique que linguistique.

En premier lieu, l’auteur tend à caractériser le discours non stéréotypé, celui qui se déroule dans des situations non récurrentes et demande une attitude créative du sujet parlant. C’est ce discours complexe qui caractérise les « pratiques discursives » de l’individu :

Du point de vue psychologique ce discours représenterait « un acte volitif complexe », (à la différence du discours stéréotypé qui est un « acte volitif simple », une « action idéomotrice », cf. §31) qui se caractérise par une certaine tension issue du conflit entre motivations et choix :

Et comme les « motivations » peuvent relever de divers ordres, les « quelques exemples » qui accompagnent cette assertion sont, il faut l’avouer, assez disparates. Le premier traite le conflit entre le pensé et le dire :

« Cas I. J’envisage de dire quelque chose de très désagréable à une personne que j’aime et que je respecte ; deux sentiments s’opposent en moi ; d’une part je voudrais dire tout en mettant les points sur les i, m’emporter et en finir, d’autre part je crains le vexer : il en résulte que je m’exprime attentivement, par des détours, des implications, en choisissant les mots, en sous-entendant, etc. » (§50).

Le second cas analyse le conflit entre habitudes et objectif : clichés simples récurrents / objectif complexe non récurrent :

Le troisième cas pointe sur les contraintes de genre :

Le quatrième cas vise l’orientation vers le coénonciateur :

Le cinquième montre le conflit des motivations multiples qui régissent l’intentionnalité du sujet :

Le dernier souligne le conflit entre le rôle social et le rôle communicatif du sujet :

Le point commun de ces « études de cas », c’est leur insistance sur les contraintes de l’énonciation qui déterminent l’attitude du sujet.

La section suivante (§51) traite les éléments « inhabituels » dans des situations de discours non récurrentes : l’usage d’une langue étrangère, d’un calembour, d’un néologisme, créé ou non par le sujet de l’énonciation. L’auteur traite ce sujet dans le cadre de ses recherches sur le langage poétique (notamment dans sa publication « De la combinaison poétique de glossèmes »).

Du coté du coénonciateur, une situation non récurrente peut aiguiser ses sens au point de remarquer les erreurs du locuteur, les néologismes, les dialectalismes, les mots étrangers, les tournures syntaxiques inhabituelles, les erreurs de genre et de style (§52).

En revanche, dans des situations récurrentes, les coénonciateurs ont souvent recours à des « automatismes », et par là Yakoubinskiy revient au discours stéréotypé du chapitre précédent, envisagé cette fois du point de vue psychologique comme une réaction spontanément inconsciente :

La tendance à l’automatisme apparaît en relation avec un « acte volitif simple aux éléments récurrents » qui ne présuppose pas une attitude consciente et attentive ni avant l’énonciation, parce qu'il n’y pas de conflit entre motivations et choix, ni pendant l’énonciation, puisque ses éléments constructifs sont usuels. L’ « activité discursive automatique » est du genre des « activités secondairement automatisées, issues des activités conscientes par la voie des répétitions, des exercices, des habitudes », comme par exemple dans le processus d’apprentissage (§54).

Les analyses précédentes de la forme dialogique du discours laissent entendre que :

C’est une conclusion quelque peu exagérée : en effet, Yakoubinskiy étend ses observations sur l’énonciation stéréotypée dans des situations récurrentes, appartenant de préférence aux interactions quotidiennes, sur la forme dialogique du discours en général, ce qui n’est pas acceptable : le dialogue ne se résume certainement pas à la seule communication quotidienne.

Cependant la conception de l’automatisme, qui serait propre au discours dialogique, contrarie l’affirmation de Stcherba que « les nouveaux mots, formes et tournures sont forgés dans le dialogue » et dans ce sens l’opposition dialogue/monologue revêt l’aspect conflictuel entre le progressif et le conservateur. Comme la conception dialogique de Yakoubinskiy prend appui sur les réflexions de Stcherba, il s’est probablement senti obligé de justifier sa démarche en réconciliant la créativité postulée du dialogue avec la monotonie présupposée de l’automatisme. Ainsi une erreur (voir ci-dessus) en entraînait-t-elle une autre :

Les automatismes seraient maintenus par quelque « moment contraignant », servant de support au premier. Les modifications pourraient intervenir au fur et à mesure de l’affaiblissement de ce moment de support :

Bizarrement, chez Yakoubinskiy, c'est le coénonciateur qui apparait comme facteur contraignant :

Par là il se réfère à Chakhmatov [22], suivant lequel c’est chez le coénonciateur que « les changements trouvent une résistance explicite ». Si l'énonciateur arrive à imposer la modification d’un fait linguistique,

Donc, le coénonciateur apparaît comme un facteur contraignant et Yakoubinskiy entreprend dans les dernières sections de montrer comment son rôle contraignant diminue dans le dialogisme automatique, censé être « progressif » (§59).

Son premier argument est l’affaiblissement du moment perceptif dû au redoublement des tâches (cf. § 31) :

Son deuxième argument relie l’automatisme à « la moindre résistance » :

Ces dernières (accélération, abréviation, simplification) sont rapportées aux « phénomènes phonétiques, qui, dans cette optique, sont les plus significatifs » et l’auteur cite en appui les jugements de quelques linguistes sur les questions de prononciation, pour en conclure :

« Résumant les citations ci-dessus nous pouvons dire en premier lieu qu’il s’agit de phénomènes d’activité discursive automatique. […] Ainsi, les « défauts » que combattent les spécialistes en art d’expression sont-ils « extraits » de l’introduction de la prononciation dans le domaine de la conscience, par la concentration de l’attention sur ces faits, donc ces « défauts » eux-mêmes sont rapportés sur le compte d’une prononciation « inconsciente » en absence de concentration de l’attention, bref, aux phénomènes du discours automatique » (§61).

Cette déviation vers la problématique phonétique est purement subjective : le phonétisme du langage poétique était un domaine privilégié dans la recherche de Yakoubinskiy. Ainsi son étude elle-même est-elle « encadrée » par deux auto-citations : elle s’ouvre sur la citation de sa publication « Des sons du langage poétique » (Yakoubinskiy, 1919a, p. 48), et la citation de « L'accumulation de liquides dans les langages pratique et poétique » (Yakoubinskiy, 1919b, p. 50-55) lui sert de clôture.


II.
Synthèse

De tout ce qui a été dit ci-dessus, résumons la conception dialogique de Yakoubinskiy en commençant par une précision banale, mais indispensable : par les termes dialogue et dialogique Yakoubinskiy désigne le dialogue classique en opposition avec le monologue (cf. §14).

Le dialogue chez Yakoubinskiy n’est pas un objectif en soi, c’est un objet construit à partir de sa conception globale du langage : le langage est une variété du comportement humain, essentiellement social ; comme tel il résulte des interactions communicatives entre l’individu et son entourage et se réalise dans le discours. La communication conversationnelle constitue la part la plus importante de ces interactions, d’où la nécessité d’étudier l’énonciation dialogique (cf. chapitre 1).

L’unité fondamentale de l’énonciation dialogique est le dialogue, tout comme le monologue est l’unité de l’énonciation monologique. Leur unité constructive est l’énoncé : échange d’énoncés dans le dialogue, énoncé unique dans le monologue (cf. chapitre 2).

La forme naturelle du langage est dialogique, contrairement à l’artificialité du monologue (cf. chapitre 4).

Le dialogue est plus dynamique que le monologue ce qui détermine une réduction du plan de l’expression (cf. chapitre 5) par :

5° La bonne perception et une bonne compréhension sont les conditions sine qua non d’une interprétation réussie, et a fortiori d’une communication réussie :

6° L’énonciation quotidienne, tant qu’elle relève des situations de communication récurrentes, créé des dialogues stéréotypés (cf. chapitre 7).

Le dialogue est la forme progressive du langage, puisque l’automatisme, par sa réactivité réduite, est favorable aux changements linguistiques (cf. chapitre 8).

Le point fort de cette étude, à part l’idée elle-même d’étudier le discours et l’énonciation dialogique en particulier, est le 5ème : qualitativement il contient une thèse forte que les successeurs reprendront presque entièrement ; quantitativement, il regroupe un tiers des sections (22 sur 62).

Les points faibles de la théorie de Yakoubinskiy, en vue de leur argumentation contestable, sont le 3ème et le 7ème, comme nous l’avons indiqué ci-dessus.


III.
La singularité de l’étude

L’étude de Yakoubinskiy est un mélange de différentes problématiques qui se spécifieront ultérieurement dans l’analyse conversationnelle, la théorie de l’énonciation, les théories du contexte, la théorie du dialogisme. On dirait que l’auteur cherche à définir sa problématique plus ou moins intuitivement en abordant différentes directions : l’interaction verbale, l’oral et l’écrit, le discours monologique et dialogique, la situation contextuelle, les coénonciateurs, la kinésique, l’affectivité, les préconstruits partagées, les stéréotypes, les automatismes. Cette hétérogénéité incombe inévitablement à toute recherche sans précédents : à l’exception d’une réflexion de Tarde sur la conversation et une brève remarque de Stcherba sur le dialogue, les recherches y font table rase. Tarde réfléchit sur la conversation dans le cadre d’une étude sur l’opinion publique, comme en témoignent quelques références dans le texte et la note de Yakoubinskiy :

Quant à l’observation de Stcherba (citée ci-dessus, ch. 4) sur l’ontologie dialogique du langage, elle ne constitue pas un précédent : ce n’est qu’une suggestion exprimée au passage dans les annexes de son étude sur le dialecte Est-Sorabe. La mention de cette suggestion de Stcherba est sans doute importante dans la mesure où elle indique, d’une part, la source intertextuelle de la réflexion de Yakoubinskiy, et d’autre part lui permet de rompre l’isolement du chercheur solitaire et de s’inscrire dans une longue tradition linguistique, Stcherba (1880-1944) étant considéré comme le doyen de la linguistique russe « moderne » du début du siècle – un rôle tenu en France par Meillet.

Cependant l’auteur est parfaitement conscient de l’énormité de la tâche et de l’insuffisance de sa contribution qualifiée d’esquisse. Dans sa remarque finale, il note :

Quelles que soient les craintes de l’auteur, en cette année 1923, quand la linguistique sortait à peine de son passé néogrammairien, déplacer le centre de l’intérêt de la langue vers le discours relevait d’une pensée audacieuse et originale. Par cette étude Yakoubinskiy posait un nouvel objet d’étude linguistique, le dialogue, et fondait ainsi un champ de recherche devenu aujourd’hui classique.


NOTES

[*] Cette présentation critique fait partie d'un cycle de trois études sur le principe dialogique (Aux origines du principe dialogique), les volets suivants étant consacrés à Volochinov et à Bakhtine.

[1] « Jakubinskij » est le nom de l'auteur transcrit selon l'alphabet phonétique international (A.P.I.) - [jakubinskij] ; sa translittération française correspondrait à "Yakoubinskii"  ou "Yakoubinsky". Ici et plus loin les noms russes seront transcrits, dans la mesure du possible, suivant la prononciation française.

[2] « Variétés fonctionnelles » dans l’original. Dans la terminologie linguistique russe style(s) fonctionnel(s) est un terme qui désigne langage(s) spécialisé(s).

[3] Nous traduisons retchevaïa deiatel’nost’ par activité langagière, retch par discours, iazyk par langue ou langage suivant le contexte immédiat.
Il paraît que Yakoubinskiy fut le premier à parler
d’activité langagière : Stcherba, chez lequel l’« activité langagière » est un concept primordial dans sa théorie du « triple aspect du langage » (proche, dans l’essentiel, de la conception saussurienne, bien que l'auteur tend de s'en démarquer), présenta cette théorie devant la société linguistique de Petersbourg seulement en octobre 1927.

[4] Cf. Vinokour, 1923.
Sur la « crise » en linguistique voir aussi Rosalia Chor : « Ainsi dans une impasse théorique s’achève le développement brillant de la linguistique de la deuxième moitié du siècle dernier, prétendant à un caractère scientifique exclusif. Et la sensation de cette impasse commence à devenir de plus en plus pesante au long de la dernière décennie. (Chor, 1926).

[5] La traduction russe du Cours paraîtra en 1933 : Saussure, F. de, Kourse obstchei lingvistiki, Moscou : Sotzekguiz.

[6] Le Langage de Bloomfield, on le sait, paraît en 1933.

[7] Baudouin de Courtenay était réputé pour son penchant psychologique.

[8] Cette hypothèse sur la créativité de l’état anormal chez les formalistes rappelle en quelque sorte la théorie du furor de l’esthétique néoplatonicienne. Voir l'affirmation de Chklovskiy : « L’extase religieuse annonce déjà les nouvelles formes. L’histoire de la littérature consiste dans le fait que les poètes y canonisent et introduisent ces formes qui sont depuis longtemps acquises dans la pensée poétique commune. » (Chklovskiy, 1990, p. 58). Sur la théorie du furor cf. Rastier, 1992.

[9] In Opoïaz, 1919, p. 48.

[10] Yakoubinskiy était membre de la Société d’étude du langage poétique (OPOÏAZ).

[11] Par discours nous traduisons le mot russe retch ; ce mot est par ailleurs l’analogue russe de la parole au sens saussurien, cf. note 68 de l'édition critique de Tulio de Mauro de F. de Saussure, 1972.

[12] Cf. L'Essence double du langage, in F. de Saussure, 2002.

[13] Cela permet de mieux comprendre l’apparition de Humboldt chez Bakhtine. (Cf. la remarque de Todorov : «  Bakhtine énumère plusieurs autres exemples d'impuissance de­vant l'hétérologique […] Le nom qui surprend, dans cette série, est celui de Humboldt… ». Todorov, 1981, p. 92-93). La diversité linguistique chez Aristote et chez Humboldt est déjà analysée chez Yakoubinskiy, cf. § 7, 8.

[14] Cette thèse renvoie au livre de Ozarovskiy, La musique de la parole vivante, 1914.

[15] Cf. leur site culturel : http://www.sorben.com/ski/index.htm ; cf aussi le site de l'Institut sorabe : http://www.serbski-institut.de/.
C'est notamment la bibliothèque de l'Académie russe des sciences (BAN) à Petersbourg qui détient la plus grande collection de livres anciennes en langue sorabe. Cette collection, recueillie principalement entre 1900 et 1920, est composée de « bibles, littérature religieuse, dictionnaires et grammaires, périodiques, littérature sorabe, monographies historiques, chansons et contes populaires » :

Cf. aussi "Lusatian (Sorbian) Collections" de la British Library dont la description est disponible sur :<http://www.bl.uk/collections/easteuropean/lusatian.html>. Dans cette collection l'on peut consulter le journal Casopis Macicy Serbskeje (1848-1918) qui paraissait à l'époque même où Scherba faisait ses recherches sur le terrain.  

[16] Johann Friedrich Herbart (1776-1841) hérita la chaire de Kant à Koenigsberg, mais se disait leibnizien. Pourtant la masse aperceptive chez Herbart n’est pas l'aperception de Leibniz (connaissance de soi  d’une monade), ni l'aperception transcendantale de Kant (conscience du moi).

[17] Une brève période d’intérêt se dessine en Russie entre 1960 et 1962. Cf. Fominyh, B.I., Les structures syntaxiques du titre, in Travaux de l’université d’état de Moscou « Lenine »,1960 ; Bliskovskiy, Z.D., A la recherche d’une nomination, Questions de littérature, 1962, n°4  ; Pavluk, M.V., Caractéristique discursive des titres dans la poésie de P.G.Titchina, dans le recueil Pavlo Titchina, Odessa, 1962.

[18] Cf. Bernard, 1995. La citation renvoie à l’ouvrage de Hoek, 1981.

[19] Cf. Polivanov, 1931. Sur l’économie linguistique voir Bally, 1950, p.305 (économie de mots) ; Martinet, 1960, pp.183-184 (le principe d’économie).

[20] Cf. Schegloff et Sacks, 1973. Pour le concept de tour de parole (turntaking) voir Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974.

[21] Cf. Schank et Abelson, 1977. On rappelle pour mémoire le fameux script du restaurant, discuté au chapitre III.

[22] Chakhmatov, Alexeï (1864-1920), appartenant à l’école néogrammairienne.


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©  décembre 2003 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : KYHENG, Rossitza. Aux origines du principe dialogique. L'étude de Jakubinskij : une présentation critique. In Texto! Textes et cultures [en ligne],décembre 2003, vol. VIII, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Kyheng/Kyheng_Jakubinskij.html>. (Consultée le ...).