GÉRARD GENETTE ET LA QUÊTE DU « RÉCIT À L’ÉTAT PUR »

Charlotte LACOSTE
Université Paris 10


Gérard Genette s’attache, dans un chapitre fameux de Figures II, à reconnaître les « frontières du récit » (1969 : 49-69) ; il en explore scrupuleusement les contours et termine son enquête sur un constat surprenant :

Quels sont les arguments présidant à cette funeste prédiction ? Le récit peut-il sombrer sans entraîner la littérature dans sa chute ? Non, à moins de considérer la littérature comme un discours dont on souhaiterait idéalement s’affranchir, et les récits, comme les joyaux qui la sertissent. Mais c’est là considérer le narrateur comme un médiateur gênant.

En effet, un tel acte de décès ne peut être établi, nous semble-t-il, que si l’on restreint drastiquement la notion de récit jusqu’à lui faire perdre sa consistance. C’est ce que fait le narratologue lorsque, soucieux de circonscrire son objet dans toute sa « singularité négative », il finit par confondre le récit, objet de sa réflexion, avec le « récit à l’état pur » (Genette 1969 : 63), outil méthodologique se révélant en définitive moins commode que fauteur de troubles, et qui désigne le moment benvenistien où le narrateur disparaît et où « les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire », au point de donner au lecteur l’impression que « personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes » (Benveniste, 1966 : 241). L’essence pure du récit « tel qu’on peut idéalement le concevoir » (1969 : 63), c’est l’histoire toute crue, la série intacte des événements tels qu’ils sont apparus dans le monde, fût-il fictif, avant que ne vienne s’en emparer la parole du narrateur.

Nous qualifierons de « réaliste » cette position narratologique qui tend à essentialiser l’événement au point de le considérer « comme un objet esthétique indépendamment de la manière dont il est raconté » (Genette, 1979 : 115) – le récit qui le relate pouvant dès lors être jugé selon les critères ancestraux de la bonne ou (plus souvent) de la mauvaise mimésis. Le corollaire du statut ontologique et de la valeur transcendante conférés à l’événement, c’est la transparence de la narration, en quoi consiste la pureté du « récit à l’état pur ». Expérience dangereuse, et quasi-gageure : en voulant purifier son objet, Genette finit paradoxalement par l’évider complètement. Oubliant le caractère « purement théorique » (1979 : 116) de ses hypothèses, il se retrouve en définitive avec le cadavre du récit sur les bras – le récit tel, du moins, que l’a rêvé la tradition aristotélicienne : d’une pureté si absolue qu’il laisserait transparaître la réalité même.


1. « Frontières du récit » : à la recherche du "récit à l'état pur"

1.1. Aristote contre Platon 

Dans le quatrième chapitre de Figures II, Gérard Genette définit négativement le récit en l’opposant à « diverses formes du non-récit » (Genette, 1969 : 50), afin de redessiner les frontières du récit en le circonscrivant.

Première dichotomie : l’opposition millénaire entre mimésis et diégésis. Comment situer le récit par rapport à cette frontière ? On s’attendrait a priori à ce que Genette place le récit du côté de diégésis, qui correspond traditionnellement à la poésie narrative, tandis que mimésis désigne un type de représentation directe telle qu’en produit la poésie dramatique. Mais c’est compter sans les présupposés aristotéliciens sous-tendant l’œuvre de Genette, qui ne peut se résoudre à commencer son entreprise de définition du récit en considérant celui-ci comme l’Autre de l’imitation, c’est-à-dire, selon ces mêmes présupposés, comme structurellement imparfait. Ce qu’il va chercher à montrer, c’est au contraire que le récit permet d’obtenir la seule vraie mimésis. Les bénéfices d’une telle démonstration sont multiples : outre que la ligne de partage entre les différents concepts est apparemment renouvelée, le récit en sort renforcé (puisque l’axiologie poétique traditionnelle privilégie la mimésis) et surtout, cela permet à Genette de gommer le caractère « diégétique » du récit pour insister au contraire sur sa dimension imitative (à laquelle le narrateur fait cependant obstacle). Il n’y parvient toutefois qu’en prenant implicitement le parti d’Aristote contre Platon, quitte à gommer ce qui fait l’intérêt de la réflexion platonicienne sur la narration.

En effet, contrairement à Aristote qui envisage les œuvres poétiques en fonction du seul critère de la mimésis, rejetant hors du champ de la littérature toute œuvre non représentative, Platon établit une distinction nette entre diégésis et mimésis, privilégiant la première sur la seconde. Le récit (diégésis) n’est pas considéré, au livre III de La République, comme un des deux modes de la mimésis : c’est l’une des deux « manières de dire » (lexis), et la seule valable, pour peu que le narrateur ne cherche pas à dissimuler sa voix en feignant de parler comme les personnages qu’il représente. Platon ne considère pas le récit comme frappé d’un défaut d’imitation ; mais il ne le considère pas non plus comme une bonne imitation : il ne lui attribue tout simplement aucune fonction mimétique. Diégésis ne consiste pas en une (mauvaise) copie du réel brut. Le seul que taraude le problème de la conformité au réel et qui aspire à créer une illusion mimétique, c’est l’acteur, que Platon chasse de la Cité, tandis qu’il décrit le poète idéal comme maximalement impliqué dans sa narration.

Aristote, au contraire, condamne la poésie narrative au nom de l’illusion mimétique par quoi se mesure la valeur poétique, et place la tragédie (représentation directe des paroles et des actions concernées) au-dessus de l’épopée, d’emblée déficiente par rapport à l’histoire qu’elle entend relater, et dont seuls les passages au discours direct relèvent encore de l’imitation pure et simple.

En dépit de ce qu’affirme Genette, on n’a donc pas affaire ici à deux systèmes « bien identiques » que ne différencierait qu’un « renversement de valeurs » (1969 : 53) : le récit n’est pas, pour Platon, « un mode affaibli, atténué de la représentation littéraire » (1969 : 53) ; il ne conçoit pas diégésis comme une mauvaise mimèsis, mais bien plutôt comme la seule vraie façon de faire de la littérature. Il n’y a pas, dans La République, un continuum allant de la poésie dramatique à la poésie narrative, mais une différence de nature entre ces deux modes de diction que sont mimésis et diégésis, le caractère mimétique de la seconde constituant pour lui ce que l’on appellerait aujourd’hui un « faux problème ».

Affirmer que la poétique platonicienne tient le récit pour plus distant que l’imitation parce qu’« il en dit moins, et de façon plus médiate » (Genette 1972 : 184), c’est commenter Platon dans une perspective aristotélicienne, car c’est toujours considérer diégésis comme un des modes de la mimèsis, c’est-à-dire le récit par rapport à la réalité qu’il aurait en charge de représenter.

1.2. Le récit comme restitution inexacte

Dans « Frontières du récit », Genette ne remet pas en question le problème aristotélicien de la mimèsis ; il renforce au contraire le concept d’« imitation », faisant pleinement droit à l’idée que le récit, même fictif, a pour fonction de rapporter le plus adéquatement possible des événements qui lui préexistent.

« Mimèsis, c’est diégésis » (1969 : 56) : à première vue, cette affirmation pourrait suggérer une rupture avec la conception aristotélicienne, Genette se débarrassant de la vieille question de la mimèsis pour concentrer ses réflexions sur diégésis. La question de l’imitation de la réalité serait un faux problème, au théâtre comme dans les romans, le problème des modalités de la narration constituant un biais plus intéressant pour envisager le phénomène de la création poétique. Or il n’en est rien. Si « mimèsis, c’est diégésis », c’est parce que l’imitation (mimésis) présente la même caractéristique essentielle que le récit (diégésis) : celle d’être une copie imparfaite.

Le raisonnement genettien est le suivant : une retranscription fidèle de paroles ne peut porter le nom de « mimèsis » puisqu’il s’agit d’une restitution à l’identique. Ce serait donc une contradiction – et non une « tautologie » (1969 : 55) comme le prétend Genette – de considérer que la perfection de l’imitation réside dans la stricte retranscription alors même que la retranscription n’est pas une imitation, mais la chose même redoublée. La fonction représentative du récit n’a plus cours sitôt que le narrateur fait parler directement ses personnages dont il répèteles propos, séquences dramatiques interpolées durant lesquelles « c’est la chose même » (1969 : 56) qui est représentée. La seule imitation possible, c’est donc la restitution infidèle, c’est diégésis, toujours considérée, dans une perspective aristotélicienne, comme le mode déficient, parce que jugé à l’aune d’un mimétisme supposé par rapport à une réalité transcendante. Diégésis n’est mimèsis que parce que la restitution à l’identique, la mimèsis réussie (à quoi devrait tendre le récit pour Genette), ne peut s’appeler mimèsis, et que la seule mimèsispossible c’est, par élimination, l’imitation imparfaite, soit le récit, encore et toujours défini comme de la (mauvaise) mimèsis. On n’est en fait pas sorti de la Poétique.

Car si Genette considère la mimésis comme « une utopie ou illusion » (Genette 1972 : 189), c’est parce qu’il persiste à considérer l’imitation de « la chose même » comme l’horizon de l’œuvre poétique et que « contrairement à la représentation dramatique, aucun récit ne peut « montrer » ou « imiter » l’histoire qu’il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée, précise, « vivante », et donner par là plus ou moins l’illusion de mimèsis qui est la seule mimèsis narrative » (1972 : 185). La tragédie excelle là où le récit n’est qu’« illusion » de mimèsis ; non pas, cependant, au sens (moderne) où il serait créateur d’impressions référentielles de type réaliste, mais au sens où il est, par nature, ancilla realitatis, et toujours trop éloigné du « réel ». Le problème de l’impossible transparence du récit est donc directement lié à celui de la nécessaire prise en charge du récit par un narrateur. C’est la quadrature du cercle : ce qui différencie un récit d’une pièce de théâtre, c’est que le premier est définitoirement tributaire d’une narration, mais qu’est-ce à dire sinon que le récit, prisonnier de cette médiation, ne saurait avoir la transparence de l’œuvre dramatique ? « Comment, au sens littéral, faire que l’objet narratif, comme le veut Lubbock, « se raconte lui-même » sans que personne ait à parler pour lui ? » (1972 : 185). On retombe sur le problème millénaire de l’inadéquation du langage par rapport à la réalité : « nous n’avons et ne pouvons avoir que des degrés de diégésis » (1972 : 186), le récit s’éloignant plus ou moins de l’idéal de représentation mimétique qu’on lui assigne, mais s’en éloignant toujours un peu par nature. Cette question de l’inadéquation de la représentation littéraire est aristotélicienne ; il ne faut donc pas s’étonner de ce que Platon, lui, « se garde bien d’y répondre, et même de la poser » (Genette 1972 : 185) : seule la poésie dramatique peut encore être jugée à l’aune du critère mimétique, et elle lui semble déjà beaucoup trop mensongère. La poésie narrative, elle, relève d’un autre questionnement [1].

Non seulement le récit ne s’appréhende, pour Genette, que dans son rapport à la réalité qu’il représente (pour lui comme pour Aristote, diégésis, c’est mimèsis), mais en outre cet effort d’imitation par quoi se définit le récit est, par nature, voué à l’échec, dans la mesure où le récit ne peut s’abstraire tout à fait de la narration – et c’est cette imperfection fondamentale que résume la fameuse formule, « mimésis, c’est diégésis ». Le travail de Benveniste va cependant offrir à Genette la possibilité de pousser plus loin encore son réalisme narratologique, et d’envisager un récit maximalement mimétique, où la reproduction verbale d’événements non-verbaux ne serait plus parasitée par un point de vue dénaturant, bref où diégésis serait enfin (de la vraie, de la bonne) mimèsis.

1.3. L’héritage benvenistien : opposition récit/discours

Au moment où Genette laisse supposer qu’il s’apprête à contester la théorie antique de l’imitation poétique, c’est en fait pour passer d’Aristote à Benveniste, et confirmer, sous couvert de tracer la dernière des « frontières du récit », les intuitions du premier (la littérature comme tentative de représentation mimétique de la réalité vs tous les autres genres de discours, qui sont eux directement assumés par le narrateur : poésie, science, philosophie, etc.) par le travail du second (opposition récit/discours). Il s’empare de la définition que donne le linguiste du « récit historique », qui correspondrait à l’idéal mimétique d’histoire sans narration tel que le conçoit Aristote, et part, à l’instar de ces deux illustres prédécesseurs, à la recherche du « récit à l’état pur », « tel qu’on peut idéalement le concevoir, et tel qu’on peut effectivement le saisir sur quelques exemples privilégiés, comme ceux qu’emprunte Benveniste lui-même à l’historien Glotz et à Balzac » (Genette, 1969 : 63) [2]. Toutefois, si la distinction établie par Benveniste présente pour la linguistique un intérêt incontestable, tout se passe comme si Genette, en la reprenant dans « Frontières du récit », faisait la preuve sous nos yeux, et en dépit qu’il en ait, de son manque de pertinence pour la narratologie ; cependant, il préfère encore conclure à la mort du récit, que de reconnaître le caractère chimérique du concept de « récit pur ».

Le « récit à l’état pur », c’est l’histoire elle-même, par opposition au récit pris en charge par le narrateur ; c’est « la succession d’événements, réels ou fictifs, qui font l’objet du discours », obtenue par une décantation visant à purifier ces événements, même les plus fictifs, de « l’énoncé narratif, […] discours oral ou écrit qui assume la relation [de cet] événement » (Genette, 1972 : 71). Genette va jusqu’à parler, à propos de la présence simultanée, dans certains textes, de ces deux modes prétendument inconciliables que sont le récit et le discours, d’« incompatibilités de langage » (68). Il conçoit même comme des « accidents » (67) les intrusions du discours dans le récit, et relit ainsi l’histoire littéraire à la lumière de la problématique benvenistienne, en suggérant que les grands romanciers se sont toujours trouvés embarrassés de cette nécessaire discursivité dont s’accommode mal le « récit pur » – qu’il ne repère cependant ni chez Homère (très présent dans son récit, Genette l’a noté au début de son chapitre), ni au XIXe siècle, qui représente pourtant « l’âge classique de la narration objective » (68). Même les prétendus « exemples privilégiés » de récit pur que nous a offerts Balzac se révèlent à la réflexion aussi impurs que les autres puisque Genette les prend finalement comme exemples d’« entorse à la rigueur du parti narratif » (66) [3]. Enfin, pas de récit pur dans la littérature contemporaine non plus – et c’est cet ultime constat qui porte Genette à conclure à la disparition contemporaine du récit, alors même qu’il n’est pas non plus parvenu à trouver d’exemple de récit (pur, puisque tel est ce qu’il recherche) dans la littérature antérieure.

Faut-il dès lors considérer le récit comme une « chose du passé » (1969 : 69), ou tout simplement, le récit pur comme une chimère ? En passant en revue plusieurs siècles de littérature, Genette vient simplement de faire la preuve que le récit à l’état pur n’existait pas. Ne pouvant toutefois s’y résoudre, il modère le constat : le récit ne se trouverait « presque jamais à l’état pur » (1969 : 65). L’erreur de Genette, c’est d’hypostasier cette « fiction » (au sens juridique du terme) que constitue la notion hypothétique de « récit à l’état pur », et de rechercher des cas concrets où elle s’incarne [4].

Dans la mesure où il n’y a pas plus de récit pur de tout discours que d’histoire privée du récit qui la constitue, ce qui est mort, ce n’est pas l’activité de narration ni les récits dont elle est à l’origine, c’est tout simplement le concept non opératoire de « récit à l’état pur » désignant l’histoire en elle-même, non dénaturée par un quelconque point de vue, bref le récit conçu comme réduplication mimétique d’une réalité solidement établie. C’est là la conclusion que l’on peut tirer de la dernière partie du chapitre où, à vouloir trop resserrer, pour mieux les cerner, les frontières délimitant le récit, Genette en expurge le discours et, ce faisant, détruit la possibilité même du récit. D’où toutes les incohérences de ce chapitre, qui annonce la mort du récit tout en constatant par exemple le « premier rôle » (57) que joue toujours la narration par rapport à la description (ancilla narrationis) ; alors la description est-elle aussi « chose du passé », ou bien faut-il comprendre que la narration a survécu au récit sous la forme du discours qui, lui, est décidément increvable ?

En hypostasiant le concept benvenistien de récit, en cherchant à l’épurer du discours (dont il est pourtant solidaire comme le sont le recto et le verso d’une feuille), et en érigeant le récit sans narrateur en horizon régulateur de la littérature (le discours apparaissant comme ce dont les auteurs ont tant de mal à se défaire lorsqu’ils nous racontent des histoires), Genette s’empare d’un outillage moderne pour renouer avec l’antique problème de la mimèsis, qu’il ne résout évidemment pas, ce qui l’amène aux conclusions paradoxales que l’on sait concernant la prétendue disparition du récit.

Dix ans plus tard, dans Fiction et diction, l’opposition entre récit et discours rejaillira sous la forme d’une séparation « purement théorique » entre histoire et récit.


2. Fiction et diction : le statut ontologique de l'événement

2.1. Séparation histoire/récit

« Qu’est-ce qui fait d’un texte une œuvre ? » (Genette, 1979 : 116) : Genette repose ici la question jakobsonienne et tente d’y répondre en mettant en rapport régimes, critères et modes de littérarité. Je peux certes considérer comme littéraire tout texte qui provoque chez moi une satisfaction esthétique, explique-t-il. Cependant, de même que l’on parlera encore de peinture à propos du plus mauvais tableau, de même un roman qui n’aura su séduire personne ou une notice de montage rédigée en alexandrins possèdent une littérarité imprescriptible. Genette repère ainsi deux critères (ou conditions suffisantes) de littérarité constitutive : l’un thématique (toute fiction est littérature), l’autre rhématique (tout texte versifié présente un caractère littéraire), la poésie n’étant qu’une forme particulièrement codifiée de la littérature par diction, c’est-à-dire de cette littérature qui s’impose essentiellement par ses caractéristiques formelles, et non par le caractère imaginaire de ses objets comme la littérature de fiction. Les littérarités conditionnelles quant à elles concernent forcément des œuvres non-fictionnelles en prose. Il formalise ses résultats dans le tableau suivant :

Régime

Critère

Constitutif

Conditionnel

Thématique

FICTION

 

Rhématique

DICTION

POESIE                  PROSE

Tableau n° 1 : Régimes et critères de littérarité

Ce tableau est « volontairement boiteux » (111). Quel est donc le possible non réalisé que contient la case vide ? Précisément : il s’agit d’une histoire à la fois non-fictionnelle et « non-dictionnelle », donc d’une histoire vraie relatée sans effet de diction, sans enjolivements particuliers, bref, d’une histoire qui provoque chez moi une réaction esthétique suscitée non par sa forme mais par son seul contenu, non par le récit-armature, mais par l’histoire qu’il contient, belle plante enfin libre d’elle-même et déployant ses charmes loin de son tuteur [5]. Et Genette a beau laisser cette case vide, non seulement sa classification prévoit la possibilité de ce nouvel avatar du « récit à l’état pur », mais donne en plus des exemples d’un tel « événement réel rapporté par un historien ou un autobiographe » et qui peut, « comme tout autre élément de la réalité, être reçu et apprécié comme un objet esthétique indépendamment de la manière dont il est raconté (…), disons, au hasard, le supplice de la princesse de Lamballe chez Michelet ou l’épisodes des cerises dans les Confessions… » (1979 : 115) . Voilà un cas flagrant de « réalisme » genettien.

En effet, tout en précisant que la « séparation entre histoire et récit » est « évidemment […], purement théorique » (1979 : 116), Genette va jusqu’à assigner une valeur esthétique aux événements, comme si un événement, armé de pied en cap, surgissait naturellement dans le monde sous sa forme événementielle : « la valeur esthétique d’un événement, hors de toute narration ou représentation dramatique, n’est assignable à aucun texte » (116). Et de comparer l’événement brut envisagé en dehors de tout récit, au modèle du peintre, dont la beauté ne dépend pas du talent de ce dernier.

Objection, car je peux croiser ce modèle dans la rue, mais non pas l’événement. Même à supposer que je sois témoin d’un accident de la circulation [6], ce que je vois, dans l’immédiateté du choc, ce n’est pas, à proprement parler, un événement. Je suis envahi par un ensemble de sensations, que je m’explique en les rapportant aux connaissances pratiques dont je dispose concernant le monde physique. Et ce n’est qu’en le formulant sous la forme d’un micro-récit que j’identifierai ensuite ce choc émotionnel à un « accident de la circulation » ; j’ai alors « événementialisé » une impression. Et si on le fait presque toujours pour un accident, si on se le raconte pour se l’expliquer à proportion du choc qu’il a suscité, il est plus rare qu’on événementialise par exemple une impression gustative (certains, comme Proust avec la petite Madeleine, s’en cependant acquittent à merveille). Si les médias font ensuite mention de cet accident pour annoncer qu’il a fait trois victimes, et que certains lecteurs du journal sont saisis de compassion, on n’aura pas idée pour autant d’attribuer une valeur « esthétique » à leur émotion, encore moins à l’événement. Maintenant, si je raconte moi-même cet accident à Gérard Genette en un récit haletant qu’il juge formellement inesthétique mais qui lui arrache des larmes, placera-t-il mon histoire dans sa case vide, considèrera-t-il que son émotion est « esthétique » et surtout, l’attribuera-t-il à la qualité de l’événement pris en lui-même, indépendamment de mon récit ? Son émotion ne peut être considérée comme « esthétique » que parce que la manière dont j’ai relaté l’événement le permet ; le « mérite esthétique » (116) de l’événement revient précisément à la qualité de mon récit, fût-il en prose, et quand bien même Genette n’en aurait pas goûté la diction.

2.2. Noyaux de cerises et événementialité

Genette a donc la prudence de laisser vide cette case du tableau, mais prévoit qu’on la remplisse et donne des exemples qui y trouvent leur place. C’est pourquoi nous jugeons opportun de nous attarder un instant sur le fameux épisode des cerises, au livre IV des Confessions (Rousseau 1959 : 135-139), que Genette considère précisément comme l’exemple d’un événement pouvant « être reçu et apprécié comme un objet esthétique indépendamment de la manière dont il est raconté » (Genette 1979 : 115). Résumons l’affaire : Jean-Jacques passe la journée avec deux jeunes filles taquines. Au programme : promenade à cheval, repas décontracté et, à l’acmé de l’épisode, polissonneries dans un cerisier et main baisée. Ce qui est remarquable et qui invalide l’exemple genettien, c’est que le narrateur insiste lui-même, au sein de son récit, sur le caractère en soi anodin de l’événement, qui n’en serait pas un pour toute âme moins sensible que la sienne. C’est bien la preuve que ce qui « fait (l’)événement », c’est la narration elle-même :

C’est le récit de Rousseau qui élève au rang d’événement la journée de printemps vécue par Jean-Jacques. Et le lecteur peut certes se gausser du petit rien qui procura tant de bonheur au jeune homme, il n’empêche que par la grâce de la seule narration, il a bien le sentiment d’assister à un véritable événement – et pas des moindres :

Ce plaisir ne devient événement que parce qu’il est médiatisé par une superposition de signes auquel le lecteur sera sensible et qui lui permettront de le construire à son tour comme un moment de bonheur parfait. De fait, c’est une maestria de moyens et une stratégie énonciative complexe qui permettent à Rousseau de créer l’événement, c’est-à-dire de le faire advenir comme tel aux yeux du lecteur :

1° Par la mise en place d’un cadre spatio-temporel bucolique et auroral qui prend son sens d’âge d’or par contraste avec la position de l’énonciateur, dont la pénibilité de l’âge et de la situation géographique sont destinés à susciter une captatio fondée sur l’euphorie mémorielle de l’autobiographe (exclamations, adverbes intensifs, modalisateurs). Tout le monde est convié : ceux qu’accable le poids des ans comme ceux qui goûtent encore les « moments agréables » de la jeunesse, les portraits (éthopées et surtout prosopographies) étant ensuite chargés de mettre tous ces lecteurs en position de concevoir le bonheur du protagoniste ainsi que celui du narrateur, et de s’émouvoir de concert.

2° Par la subtilité des rapports que l’instance d’énonciation entretient avec son lecteur. En dépit de la transparence que professe constamment Rousseau, et peut-être à cause de la sincérité qu’il recherche à tout prix, ces rapports sont loin d’être simples. Le jugement de son lecteur est un souci constant. Mais comme il est crucial que ce jugement ne s’égare pas, Rousseau l’oriente de différentes façons, et tente parfois de désamorcer ses réactions en plaidant coupable, comme dans cet exemple où, tactique élevée au rang de système dans Les Confessions, il compte sur sa franchise pour s’amender aux yeux d’une catégorie particulière de lecteurs :

3° Par la densité sémiotique de l’épisode lui-même, qui se laisse décomposer en plusieurs éléments : franchissement du ruisseau grâce à Jean-Jacques adjuvant, promenade passée à badiner mais au cours de laquelle se dédouble l’instance de parole (« ma langue parlait autant que mes yeux » (136)), jeux semi-sérieux où les jeunes gens feignent, pour se frôler comme des adultes, de jouer encore comme des enfants, le tout dans un verger fertile. Ira-t-on dire que l’événement archétypal, celui que l’on rencontre dans la nature et qui est censé nous émouvoir immédiatement, ce sont ces trois enfants qui se lancent cerises et noyaux ? Evidemment non, sauf à relater la chose, et donc à adopter un point de vue particulier, celui de Jean-Jacques ici, perché dans l’arbre, et bénéficiant d’une telle perspective, que la chute d’une grappe de cerises dans le décolleté de Melle Galley constitue un événement (mais le décolleté en lui-même en était déjà un pour le jeune homme cf. p. 135) – point de vue de Rousseau enfin sur la scène telle qu’il l’a vécue des années auparavant.

Enfin, la preuve que l’événement ne préexiste pas à la narration que Rousseau en fait, c’est que nul ne saurait dire en quoi consiste exactement l’« événement » qui a lieu dans l’« épisode des cerises » et que Genette considère comme un « objet esthétique ». S’agit-il de l’ensemble de la journée (cinq pages de récit), du seul baiser final ou, comme le suggère la périphrase par laquelle le désignera la postérité, de l’affaire du cerisier (retracée par le narrateur en quelques lignes) ? Ce que constitue le récit, c’est un ensemble de faits, constituant eux-mêmes un (ou plusieurs) événement(s).

4° Par l’enseignement philosophique contenu dans « l’épisode des cerises », qui apparaît comme l’équivalent de ce que les commentateurs de Rousseau ont appelé le « second état de nature », état intermédiaire entre l’a-société du premier état de nature et la société pervertie que l’on connaît et que seul est à même de rédimer le contrat social. Au temps « des huttes de branchages » (Rousseau 1796 : 126) en effet, comme dans l’idylle bucolique de l’épisode des cerises, les individus n’ignorent plus les secrets de la culture agricole et jouissent de ses productions, tout en goûtant encore les délices de la vie autarcique, s’assemblent « autour d’un grand arbre » (1796 : 131) et ressentent les progrès des « premiers développements du cœur » (127) alors que commence à s’établir « la première différence dans la manière de vivre des deux sexes » (127). Le plaisir inégalable que ressent le narrateur à se remémorer l’épisode a valeur de démonstration philosophique : le bonheur des membres de cette microsociété et les rapports harmonieux qu’ils entretiennent est caractéristique de la vie idéale telle qu’on la trouve encore dans le second état de nature, prélude à la dégradation qui marque notre entrée dans l’historicité.

La philosophie rousseauiste contribue donc aussi à façonner l’événement, qui apparaît bien, en définitive, comme un pur produit de la narration qui nous le restitue, et non comme une donnée brute qui pourrait faire en soi l’objet d’un jugement esthétique.

Là, comme chez Proust, comme chez Balzac, comme chez Dickens, il y a donc d’autant plus de showing qu’il y a de telling. Nous plongeons d’autant plus avec Jean-Jacques dans le décolleté de Melle Galley, que Rousseau-narrateur est plus intensément présent pour médiatiser un souvenir dont la remémoration, nécessaire à la confession, constitue l’ultime délice. Ce qui fait de cette partie de campagne un événement, c’est l’empreinte qu’elle a laissé dans la mémoire du narrateur et, conséquemment, sa valeur de démonstration philosophique.


3. Les impasses du réalisme genettien

3.1. Le récit de fiction comme réduplication d’une réalité antécédente

Il peut être intéressant voire nécessaire, pour le romancier, de présupposer, à l’horizon de son travail, un monde et une série d’événements s’y déroulant : ce que Genette appelle la « représentation mentale », présidant à la « représentation verbale » en quoi consiste proprement le travail de l’auteur [7]. On ne pourra d’ailleurs étudier une œuvre littéraire sous le quintuple aspect de l’« ordre », de la « durée », de la « fréquence », du « mode » et de la « voix » qu’à condition de distinguer les différents plans du « récit » que sont l’histoire racontée d’un côté, et le récit (qui prend en charge la narration de cette histoire) de l’autre ; c’est ce que fait Genette à l’orée de Figures III. Pour autant, le narratologue devra se garder de considérer qu’il y a bien un point de vue de Sirius d’où pourrait jaillir un « récit à l’état pur », de réifier ce concept et d’en faire a priori le parangon du récit littéraire. Or les tenants de la mimèsis présupposent bien l’existence, en amont de la narration, d’une réalité déjà toute constituée d’événements, un réel « pré-configuré » pour employer des termes ricœuriens. Genette lui, reste ambigu sur ce point. Mais considérer le récit comme une mauvaise restitution, c’est le tenir pour structurellement déficient parce qu’infidèle à une référence posée en amont de l’œuvre, que celle-ci aurait pour principe de restituer, idée à laquelle Genette, tout en en soulignant le caractère problématique, ne renonce pas tout à fait.

Il conçoit en effet l’imitation poétique sur le modèle de l’imitation picturale : le peintre cherche à « représenter par des moyens picturaux une réalité non-picturale » (1969 : 54), tandis que le poète vise la représentation verbale d’une réalité non-verbale. Mais en quoi consiste cette « réalité » et quand peut-on considérer qu’il y a mimèsis ?

Le tableau suivant nous permettra de récapituler ce qu’établit Genette dans « Frontières du récit » :

 

Récit factuel

Récit fictionnel

Paroles

Répétition (1)

Constitution (3)

Evénements

Mimèsis (2)            Mimèsis (4)

Tableau n° 2 : Les différentes modalités de l’imitation selon Genette

Dans le cas du récit factuel, Genette considère qu’une « réalité » préexistant à la mise en récit est identifiable : il s’agit des « événements » que retrace l’historien. Ainsi, lorsque ce dernier restitue des propos au discours direct dans le cours de son récit, on a affaire à de la simple répétition (1), tandis que seule la représentation narrative des actions et événements (non-verbaux mais aussi verbaux – sous la forme du discours indirect –) relève de la mimèsis (2). Seuls, donc, les événements rapportés au cours d’un récit factuel le sont incontestablement sur le mode mimétique.

En ce qui concerne le récit de fiction, la « matière anté-narrative » du récit ne préexiste pas à ce dernier sur un mode factuel [8]. Quelle est, dans ce cas, la part de l’imitation ? Genette remarque que le travail d’un auteur de fiction se trouve être de même nature lorsqu’il s’agit de raconter des événements et de « restituer » des paroles au discours direct : l’historien représente et répète, là où le romancier invente événements, actions et discours fictifs :

Il n’empêche que Genette fait encore la différence entre un discours et un événement fictifs : si, dans le cas de la fiction, les passages au discours direct ne « répètent » pas des paroles qui ont été effectivement prononcées, ils les « constituent » (53) (3), mais Genette minimise cette distinction : l’activité du poète consiste, tout comme celle de l’historien, à « transcrire un discours » (55). Et selon la même logique, Genette considère que les événements, dans la fiction, font l’objet d’une représentation mimétique, comme s’il s’agissait de rendre compte, là encore, d’une réalité préexistante. Il apporte certes une nuance à la thèse (aristotélicienne) qu’il propose concernant l’existence, fût-elle mentale, d’une matière anté-narrative de la fiction (histoire) précédant la mise en mots (récit) :

Genette maintient ici une ambiguïté en n’établissant lui-même guère de différence entre fiction et représentation. En effet, « contester la théorie même de l’imitation », c’est précisément ce qu’il ne se résout pas à faire, lui qui pose, en amont du récit fictionnel, une « représentation mentale », équivalent de la réalité historique dans le cas du récit factuel, et qui permet de reconduire la notion de mimèsis du côté de la fiction (4). Le poète, pour raconter un événement, procèderait ainsi, à partir d’un réel en attente de représentation, « à une véritable opération […], comportant une série de transpositions et d’équivalences, et une série de choix inévitables entre les éléments de l’histoire à retenir et les éléments à négliger, entre les divers points de vue possibles, etc. » (55) – ce qui revient non seulement gommer la différence entre récits factuels et fictionnels, mais également à considérer que l’histoire comme contenu est séparable du récit par lequel elle s’énonce, y compris dans le cas d’un récit de fiction.

Evoquer les « paroles « réellement » prononcées » par Marcel (1972 : 192), c’est concevoir le travail du romancier sur le modèle de celui de l’historien et gommer les spécificités de la création poétique. Certes, tout l’effort de la fiction consiste à nous faire croire qu’une réalité anté-narrative existe bel et bien, et le lecteur s’y laisse prendre ; mais le critique devrait lui se garder d’hypostasier cette réalité, afin de concentrer son attention sur la manière dont l’auteur parvient à créer des impressions référentielles, plutôt que sur la plus ou moins bonne ressemblance de la copie par rapport à l’original. Ce sont ces mêmes présupposés réalistes qui poussent Genette à envisager une hiérarchie entre les trois « états du discours » (191) et à considérer le discours narrativisé comme « le plus réducteur » (1972 : 191). Dans la perspective mimétique qui est la sienne, le discours narrativisé, celui qui fait la part belle au narrateur dans la retranscription du discours, étouffe la voix du personnage qui l’a « réellement » prononcé. Il note ailleurs que l’on peut « raconter plus ou moins ce que l’on raconte, et le raconter selon tel ou tel point de vue » (1972 : 183) ; mais pour rompre avec la conception ontologisante de l’activité poétique, il faut considérer que « ce que l’on raconte » se trouve modifié par le mode sur lequel on le raconte, et que ce qui apparaît rétrospectivement au lecteur, et par un effet de trompe-l’œil, comme l’amont événementiel de la narration, n’est en fait que le pur produit d’un récit, dont seul le lecteur naïf cherchera ensuite à combler les lacunes [9].

En affirmant que l’on doit contester la théorie de l’imitation, Genette envisage toutefois le récit de fiction comme un acte de création, qui ne viendrait pas rédupliquer un amont événementiel par rapport auquel il occuperait une position ancillaire. Si l’on obéit à son injonction, on peut mettre au point le tableau suivant :

 

Récit factuel

Récit fictionnel

Paroles

Répétition (1)

Invention (3’)

Evénements

Fabrication (2’)

 

Tableau n° 3 : La théorie de l’imitation contestée

En (2’), nous avons choisi de substituer « Fabrication » à « Imitation » dans la mesure où le récit factuel, s’il est soumis au réel empirique dont il prétend rendre compte, contient une part d’inventivité qui n’est pas seulement due aux « transpositions » et « choix » (55) pratiqués par l’historien qui entreprend de représenter une réalité non-verbale par des moyens verbaux ; quoique douée d’une existence plus incontestable que celle de la matière anté-narrative du récit de fiction, la « réalité » préexistant au récit historiographique chargé de la « re-présenter » est presque aussi informe. Une histoire n’est pas déjà là dont s’emparerait les historiens pour l’élaguer et y tailler leurs ouvrage, en décidant secondairement d’un point de vue possible sur celle-ci.

En (3’) enfin, l’idée d’une réalité extérieure à la fiction, que le récit-simulacre chercherait à atteindre, a disparu.

Cependant, la seule vraie distinction que repère Genette ne se situe pas entre récits factuels et fictionnels comme dans le tableau n° 3, où la question de la mimèsis ne peut se poser avec pertinence que dans le cas du récit factuel ; il place la distinction entre représentation de paroles et représentation d’événements (tableau n° 2).

3.2. Copie vs récit : vérité vs approximation

Le réalisme constitue peut-être, pour le chercheur [10] comme pour le romancier,  un outil heuristique efficace et le secret de leur créativité. Pour autant, l’épistémologue et le narratologue ne doivent pas ensuite commettre d’erreur de perspective en considérant l’œuvre ainsi produite, dans son rapport avec le modèle préexistant qui a permis sa mise au jour. Ce modèle n’« existe » en définitive, dans le cas de la fiction, que dans l’esprit du romancier. Une telle erreur, conduit à considérer comme des approximations hasardeuses et trompeuses tout ce que la littérature invente.

Par cette citation de Paul Valéry, insérée in extremis et en bas de page dans le chapitre « Frontières du récit », Genette conforte ses intuitions : la littérature dit plus « vraie » à mesure qu’elle se rapproche d’une (improbable) réalité, et cette vérité, Valéry semble parvenir à l’évaluer en fonction d’un indice mimétique. Ainsi le discours direct est-il maximalement fiable, la retranscription de la parole intérieure (fictive rappelons-le…), sujette à caution, et le rendu des émotions, tout simplement « faux ». On voit mal pourquoi des émotions fictives seraient plus « absurdes », du point de vue de la mimèsis, que des dialogues fictifs. Mais ce qui paraît le plus naïf ici, c’est que plus la littérature va à (ce qui nous semble être) l’essentiel, plus elle se fait instrument de pointe propre à mettre au jour les tréfonds de l’âme humaine (réminiscence proustienne, tropismes sarrautiens, etc.), et plus Valéry et Genette lui reprochent de se commettre. De la reproduction parfaite que constitue la mimèsis (restitution d’un « mot dit véritablement » – mais par personne…) au « voltigement des réflexes » (qui est pourtant ce qui n’existe que par – la grâce de – la littérature), il y a pour eux déperdition, decrescendo, d’où les insolubles « difficultés de la mimésis narrative » (Genette, 1969 : 69).

Il n’est pas opportun que la narratologie s’entête à penser la littérature selon ce critère de « norme mimétique » (1972 : 188). La preuve : sitôt que Genette le reprend à Aristote, il est forcé de constater qu’il ne peut aborder la Recherche dans cette perspective :

Bizarre, bizarre : il semblerait que le narrateur de la Recherche parle (telling) en même temps qu’il montre (showing), et ce dans les mêmes proportions ; que sa présence comme « source, garant et organisateur du récit, comme analyste et commentateur, comme styliste […] et particulièrement – on le sait du reste – comme producteur de « métaphores » » (Genette,1972 : 188) soit indéniable, alors même qu’il en dit beaucoup. Le dit serait-il inséparable du dire ? Et s’il s’avère que Dickens, Dostoïevski… et même, Genette se trouve forcé de le reconnaître, Balzac, sont tous aussi présents dans leurs œuvres alors même qu’ils avaient soi-disant feints de s’effacer pour nous montrer le réel, faut-il encore considérer comme pertinente l’approche qui consiste à séparer le showing du telling ou, en termes plus proprement aristotéliciens, mimésisde diégésis ? La plupart des grandes œuvres périment cette distinction puisque même dans les plus « réalistes » d’entre elles, les narrateurs apparaissent plus qu’à leur tour. On ferme juste un peu plus les yeux pour ne pas les voir. L’idée d’une « intensité médiatisée » n’est donc un « paradoxe » (Genette 1972 : 188) que pour celui qui aborde la littérature muni de la lunette du péripatéticien.

Si le récit n’est pas mort comme on nous le prédisait à l’orée de cet article, le réalisme genettien par quoi s’explique en définitive ce mauvais augure, semble en tous cas bien vivace. Nous ne voulions ici qu’attirer l’attention sur l’ontologie poétique de Gérard Genette, mais un travail de plus grande envergure pourrait être mené sur la série des Figures au gré desquelles se dessine une véritable quête métaphysique, avec pour horizon ultime la figure vraie du Réel.


NOTES

1 Remarque : l’antagonisme entre Platon et Genette est si fort, que ce que Genette appelle « récit à l’état pur », désigne exactement l’inverse de ce que Platon nomme haplè diégésis, « simple récit », que Genette traduit pourtant lui-même dans Figures III par « récit pur » : pour Platon, il s’agit du récit au cours duquel le poète « parle en son nom sans chercher à nous faire croire que c’est un autre que lui qui parle » (La République 392 c à 395) ; pour Genette, le « récit pur » se caractérise par « l’absence de toute référence au narrateur » (1969 : 63).

2 C’est nous qui soulignons les modalisateurs.

3 Dans Figures III, Genette confirmera ce non-effacement du narrateur dans les romans balzaciens, Balzac se situant pour lui à la fois « à l’extrême du showing » et« à l’extrême du telling ».

4 Benveniste lui-même s’y était essayé sans grand succès.

5 L’image d’un narrateur vieux barbon à la vigilance duquel on ne parvient pas à échapper se dessine en creux. A propos de son absence momentanée, dans un passage « apparemment objectif » des Mémoires d’outre-tombe, Genette note par exemple : « Mais nous savons que le narrateur, dont la personne s’est momentanément effacé dans ce passage, n’est pas parti très loin, et nous ne sommes ni surpris, ni gênés lorsqu’il reprend la parole » (1969 : 65).

6 C’est un exemple d’«événement brut » auquel ont volontiers recours les cognitivistes (Cf. PYLYSHYN, 1986 : 3 sq.)

7 Cf. Percy Lubbock, The Craft of Fiction, cité par Genette (1972: 185) : « l’art de la fiction commence seulement lorsque le romancier considère son histoire comme un objet à montrer, à exhiber de telle sorte qu’il se raconte lui-même »

8 Notons toutefois le statut intéressant de deux types de récits fictionnels particuliers : les romans historiques d’une part, qui ont bien un matériau à imiter mais qui se réservent une part d’invention, et les récits fictionnels qui reprennent des « matières » narratives fameuses (cas des contes de Grimm, des gestes médiévales comme Les Chevaliers de la table ronde, etc.).

9 C’est le problème sans fond des lacunes du récit sur lequel s’est beaucoup penchée la narratologie cognitive, qui a notamment mis au point la théorie des scripts et des plans afin de rédimer les imperfections propres à toute narration et de nous aider à comprendre ce qui se passe « réellement » dans les interstices laissés vacants par le récit.

10 Des présupposés réalistes animent souvent le travail des chercheurs dans les sciences dures et c’est peut-être même là la philosophie spontanée de tout mathématicien : comme le note l’éminent A. N. Whitehead, même les meilleurs scientifiques ont fait l’hypothèse d’un monde ontologiquement ordonné afin qu’elle leur inspire la « foi scientifique » nécessaire à leurs travaux : « Sans cette conviction, le labeur incroyable des savants serait sans espoir. C’est la conviction instinctive qu’il y a un secret qui peut être dévoilé… »  (A. N. Whitehead 1967 : 12). Voir aussi M.-E. Berthon (2000) : « Einstein n’a jamais posé le problème de la science contemporaine sur le plan de la méthode, mais sur celui de l’être. Alors que depuis Kant la science ne se pose plus la question de la nature du réel, […] Einstein, pour sa part, continuait à débattre de ce qu’est la réalité, et de l’adéquation entre une théorie scientifique et cette réalité : il se situait dans une problématique métaphysique, alors que les autres s’intéressaient surtout à une problématique méthodologique ».


BIBLIOGRAPHIE

Aristote, Poétique, Les Belles Lettres.

Benveniste, E. (1966) « Structure des relations de personne dans le verbe », Problèmes de linguistique générale I, TEL Gallimard, pp.225-250.

Berthon, M.-E. (2000) Les grands concepts scientifiques et leur évolution, PUF.

Genette, G. (1969) Figures II, Seuil, Points Essais.

----------------(1972) Figures III, Seuil, coll. Poétique.

----------------(1979) Fiction et diction, Seuil.

Platon, La République, G-F Flammarion.

Pylyshyn, Z. W. (1986) Computation and Cognition, Toward a Foundation for Cognitive Science, The MIT Press, Cambridge.

Rastier, F.(1992) « Réalisme sémantique et réalisme esthétique », Théorie,Littérature, Enseignement, n° 10, pp. 81-119.

Rousseau, J.-J. (1796) « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », Œuvres de J-J Rousseau, Lyon.

---------------------(1959) Les Confessions. Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard.

Whitehead A. N. (1967) Science and the Modern World, The Free Press, New York, Mac Millan.


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©  juin 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : LACOSTE, Charlotte. Gérard Genette et la quête du « récit à l’état pur ». Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Lacoste/Lacoste_Genette.html>. (Consultée le ...).