ISOMORPHISMES RYTHMIQUES DANS LES RÉCITATIFS DE L'ALCESTE DE LULLI

Pierre LUSSON
Université Paris 6

Musica est mathesis animae
Nescientis sese computare
Leibniz

Dans la longue et complexe histoire des rapports du langage et de la musique les XVIIe et XVIIIe siècles français constituent un moment privilégié : de l'Alceste de Lulli aux Boréades de Rameau un propos délibéré d'adéquation de la musique aux vers a été poursuivi dans l’écriture des récitatifs (cela est vrai aussi mais d'une manière plus lâche, pour les airs). Si, dès le XIe siècle et jusqu’à nos jours, cette adéquation a été reconnue, mais seulement sous une forme vague et métaphorique, la raison en est simple : les écrits des métriciens classiques, y compris Grammont, sont à la métrique générale ce que sont les règles des grammaires traditionnelles à la syntaxe générale.

Disposant depuis 1973 d’une théorie du rythme (dont toute théorie métrique est un cas particulier) métrique exprimée dans un langage qui est commun à l'analyse rythmique aussi bien de la poésie que de la musique, ainsi que d'une technique d'analyse elle aussi commune (Lusson, 1973 et 1998), il devenait tentant d’éprouver la fécondité de ces méthodes sur cet objet privilégié de la rencontre du chant et de la poésie : le récitatif lulliste. L'étude qui suit se limite au corpus des quelques cinq cents vers de Quinault (sur les mille que compte l'Alceste) utilisés par Lulli pour ses récitatifs.

Nous montrerons le résultat suivant :
Il y a isomorphie parfaite entre l’analyse rythmique des vers (en utilisant les seuls paramètres linguistiques poétiquement pertinents) et celle de la musique en utilisant les seuls paramètres musicaux.

Plus précisément :
Les frontières (hiérarchisées) des groupements des positions poétiques sont les mêmes qu’on les définisse à partir des paramètres poétiques ou des paramètres musicaux.

1. Une théorie générale du rythme

Auparavant, il nous faut donner quelques rudiments de la très générale théorie du rythme évoquée ci-dessus ; elle traite dans le même langage, en s'appuyant sur les mêmes axiomes, avec la même méthode d’analyse aussi bien les séquences poétiques que les séquences musicales (et également d'ailleurs, les séquences phonologiques ou syntaxiques de la langue [1]). Nous évoquerons les principales notions utilisées en les explicitant sur le cas du vers français classique (donc, à un degré de généralité insuffisant).

Soit une séquence poétique : on la définira comme une concaténation d'éléments discrets, les 'positions', qui sont réalisées dans la langue par des voyelles (entourées ou non de consonnes). Ces positions s’organisent en groupements dont les frontières (hiérarchisées) résultent du jeu coordonné d’une contrainte abstraite, le mètre, et des contraintes phonologiques et syntaxiques de la langue. Les groupements minimaux en langue sont des mots phonologiques (Milner & Regnault, 1987), à partir desquels se définissent les " pieds ", les "hémistiches'', les ''vers" etc. Les règles gouvernant ces groupements étant sont évidemment spécifiques, mais non autonomes par rapport aux règles de la langue.

La séquence des positions réalisées étant donnée, comment grouper ces dernières ? (c'est le problème de l'analyse du vers). Chaque position appartient à un mot qui possède des propriétés phonologiques, lexicales, syntaxiques dont  certaines auront été reconnues poétiquement pertinentes par une analyse informelle préalable. Ces propriétés donneront alors lieu à des marquages  : à toute position possédant une propriété énonçable sera associé un poids de l, sinon 0. Ainsi, à toute séquence de positions réalisées, on pourra faire correspondre pour une propriété donnée une séquence de 0 et de 1, dite suite des poids relativement à ce marquage. Par exemple, au vers

Quoi ! dès ce mê me jour pres ser vo tre dé part ?

et à la propriété "être la dernière voyelle pleine d'un mot appartenant à une catégorie syntaxique majeure (verbe, substantif, adjectif, adverbe)" [2], on fera correspondre la séquence : 

Marquage morpho-syntaxique:

0

1

0

1

0

1

0

1

0

0

0

1

Si, maintenant, on considère un système de marquages, on peut définir le poids d'une position relativement à ce système de marquage : c'est la somme (éventuellement pondérée) des poids relatifs à chacun des marquages du système. Par exemple, si à la propriété considérée ci-dessus, on ajoute "être la dernière voyelle pleine avant une frontière de mot", la suite de poids relative au système constitué par ces deux marquages sera :

Marquage
morpho-syntaxique

0

1

0

1

0

1

0

1

0

0

0

1

Fin de mot :

1

1

1

1

0

1

0

1

1

0

0

1

(P) :

1

2

1

2

0

2

0

2

1

0

0

2

La séquence (P) sera aussi référée sous le nom de ''mélodie des poids'' du vers, considéré relativement au système de marquage utilisé.

De la mélodie des poids associée à une séquence poétique, on déduit l'organisation hiérarchisée des groupements à l'aide de la procédure suivante :

1) On se donne une valeur proche du poids maximal, soit p 0, et l'on ferme une parenthèse (de niveau p 0) après chaque position de poids supérieur ou égal à p 0 ; on complète les parenthèses ouvrantes pour obtenir l'analyse de niveau p 0 ;

2) On fait diminuer p 0, l'analyse ne change pas jusqu'à une valeur p 1 valeur pour laquelle apparaissent de nouvelles parenthèses fermantes qui, complétées comme ci-dessus, définissent un parenthèsage subordonné au premier ;

3) L'algorithme précédent est soumis à la condition : pas de groupement à un élément, tout groupement minimal comprend deux ou trois éléments.

4) Un vers sera alors dit métrique si, éventuellement après certains changements de parenthèses, il est équilibré, i-e si chaque groupement élémentaire ne comprend que deux ou trois éléments, et s’il en va de même des groupements de groupements à tous les niveaux. On peut aussi employer le langage des séquences compatibles, développé dans (Lusson & Roubaud, 1974) Remarquons que certaines analyses ont le droit d’être ambiguës, comme :

(1   3   3   3   4),

qui s’analyse soit en

((1   3)   (3   3   4)),

soit en

((1   3   3)   (3   4))

7   0   2   0   0   6   5   5   1   1   1   10

En effet, pour p > 6, le parenthèsage :

7)   0   2   0   0   6)   5   5   1   1   1   10

est interdit (pas de groupement à un élément). On a donc au niveau 6 :

( 7   0   2   0   0   6)   (5   5   1   1   1   10)

et, pour chacun des groupements obtenus, une application du même axiome donne comme seul parenthèsage :

(( 7   0   2)   (0   0   6))   ((5   5   1   1)   (1   10))

Cette séquence est métrique  : elle fait apparaître deux anapestes, dont un (7   0   2) marqué au début et trois ïambes, dont deux, (5   5) et (1   1), indifférenciés. On pourra aussi dire que (7   0   2) “est” le groupement rythmique “écrit” dans le sous-groupement métrique (0   0   1).
 

2. Application au récitatif lulliste : définition des marquages

Il nous reste à expliciter les deux systèmes de marquages, poétique et musical, utilisés pour les positions [3].

2.1. Marquages poétiques

Sans entrer dans les détails ( cf. La Vieillesse d’Alexandre (Roubaud 1978, 1988)), notons simplement que les marquages retenus font essentiellement intervenir le jeu rythmique du 'e muet' et des différentes sortes de frontières (de mot, de syntagme), le marquage essentiel étant celui qui est induit par la distinction entre catégories syntaxiques majeures et les autres. L'information retenue sera alors résumée par l'échelle des poids suivante :

  • Pour une position se terminant par un 'e muet'

0

  • Pour une position  occupée par une syllabe ''pleine" :

 

    • qui ne précède pas une frontière de mot

1

    • qui précède une frontière de mot

2

    • qui précède une frontière de mot appartenant à une catégorie syntaxique majeure

3

  • un "petit  syntagme"  (ex. : soit-il...)

4

  • un  grand syntagme''  (NP,  VP...)

5

  • Avant « , »

6

  • Avant  « ; », « : », « ! », « ? »

7

  • Avant « . »

8

  • Éventuellement, on pourrait marquer les grandes pauses,
    (y compris les changements de réplique et de scène)

9


2.2.
Marquages musicaux

Les marquages musicaux retenus sont essentiellement subordonnés à la position poétique, chaque position étant musicalement réalisée par une ou plusieurs notes (chez Lulli, le plus souvent une), éventuellement suivies d'un silence, colorées par un contexte harmonique de type cadenciel simple, ornées ou non.

Nous utiliserons par conséquent les marquages suivants :

a) de durée : chaque position reçoit un poids égal à la durée (exprimée en nombre de doubles croches (ou de croches pour les mesures à deux temps traditionnellement notées par ¢) qui sépare le début de la première note la réalisant du début de la première note réalisant la position suivante (silence compté).


Ex. Ah ! Ly chas

b) de métricité musicale : chaque note est écrite dans un mètre musical local : ¢ (ou 2/2), 3/4 ou C (ou 4/4), elle est initiée respectivement en l'une des 8, 12 ou 16 positions temporelles où peut s'initier une syllabe. En dehors de quelques mélismes, la valeur de note la plus courte et la plus fréquente est la double-croche.

On affecte chacune de ces positions d'un poids qui s'interprète comme coefficient de vraisemblance que, pour tout marquage autre que la durée, une note y soit marquée (et donc, si ce marquage est reconnu comme de fin de syntagme, tel le marquage cadenciel en harmonie classique, la probabilité qu’une parenthèse soit fermée après cette position).

Nous adopterons les grilles métriques abstraites suivantes, conformes à la hiérarchie métrique habituelle, pour les trois mètres (ou "mesure", ou plutôt time-signature comme en anglais) :

en ¢ :

4

0

1

0

2

0

1

0

(Si
¢ ≠
C)

 

 

 

 

 

 

 

en 3/4

3

0

1

0

2

0

1

0

2

0

1

0

 

 

 

 

en C

4

0

1

0

2

0

1

0

3

0

1

0

2

0

1

0

c) harmonique-cadenciel : l'harmonie lulliste étant très simple et régulière, nous n'aurons pas besoin d'une version raffinée de marquage harmonique (fondé par exemple sur la profondeur de l’analyse schenkérienne). Considérons donc la succession des toniques des accords utilisés : c'est une séquence de "notes" susceptibles comme telles d'être affectées d'un poids relativement aux marquages précédents.

On pourrait ajouter un poids représentant le nombre de degrés (harmoniques) conduisant à la résolution.
Prenons à titre d'exemple l'extrait suivant  :

En fait, même ce marquage est trop raffiné. Souvent, il suffit d'ajouter une quantité indéterminée pour lever les rares ambiguïtés résiduelles, quitte à augmenter le poids des accords introduisant une modulation.

d) marquage des ornements : Lulli n'indique ceux-ci que d'une croix, laissant aux interprètes et à la tradition le soin de la réalisation. Dans ces conditions, le marquage des ornements sert à lever les ambiguïtés, quand il ne confirme pas simplement le marquage harmonique, ce qui est le plus souvent le cas.

e) marquage de répétition : c'est le seul marquage mélodique que nous considérerons dans cette étude. Toute note immédiatement répétée sera affectée d'un poids supplémentaire, et sa répétition verra son poids augmenté. On peut remarquer que ce marquage se généralise à une répétition multiple : la première note à répéter étant sous-marquée, et la dernière sur-marquée [4].

3. La règle de conformité métrique

Soit (P) la ligne des poids de la séquence textuelle déduite du système de marquages poétiques décrit plus haut, et (M) la ligne des poids déduite des seuls marquages musicaux de durée et de métricité musicale. On obtient le résultat suivant :
L’analyse de la séquence poétique déduite de (M) est toujours strictement compatible avec l’analyse déduite de (P) [5].

Commentaires :

1) Presque toujours, cette compatibilité est une identité ;
2) Les différences de poids poétique et "musical'' d'une position sont de deux ordres :

a) un renforcement par le marquage musical d'une position commençant par un événement non spécialement marqué par les marquages poétiques : première position d'un premier pied. Cet ictus est très généralement emphatique, comme dans l'exemple  suivant :

 

Gar

dez

vous

bien

de

m’a

rrê

ter

(P)

1

3

4

5

2

1

1

7

(M)

4

2

1

6

1

4

3

10

Rappelons que, d’après les axiomes généraux, l’inversion 4  2  pour 1  3 est possible sans contredire la métricité.

Ce qui précède suggère que les marquages poétiques employés sont encore trop grossiers ; il conviendra d'améliorer la théorie du vers pour tenir compte des accents d'insistance.

b) dans la zone des poids faibles (moins de 3), aussi bien poétiques que musicaux, il peut y avoir des inversions, comme dans

 

des

cris

qui

  re

ten

tissent !

  (P)

2

4

2

1

1

7

(M)

1

3

1

2

1

8

Cela n’est possible que parce qu'on se trouve en présence de cinq doubles croches qui ne peuvent donc être toutes en positions corrélées ; il y a deux interprétations de ce fait :

3) Il existe quelques contre-exemples à la règle de conformité, qui sont de deux sortes :

a) par défaut d'information. Les deux marquages musicaux employés (mètre et durée) ne sont pas toujours suffisants pour assurer la compatibilité métrique. Ce sont alors les marquages harmonique (le plus souvent), d’ornementation et de répétition qui assurent cette compatibilité globale. Sur les cinq cents vers du récitatif, on trouve des exemples de ce type

 

S’il

est

bien

vrai

qu’on

t’aime

(P)

2

2

3

5

2

7

(M)

2

1

4

2

1

9

(M) est incompatible avec (P) ; mais ''vrai'' est occupée par une double croche  sur  un do dièse, importante modulation qui suffit à 1'identité  des deux analyses (il  suffit d’un poids de 2).

 

De

te

ren

dre

la

vie,

(P)

2

2

4

0

2

6

(M)

1

5

1

4

3

9

Mais les notes de "ren" et de "dre'' sont les mêmes, et ''ren" doit être sur marqué, tout pendant que 'dre' doit être sous-marqué ; de toute façon, ce cas est limite.

 

Stra

ton,

do

nnor

dre

qu’on

s’a

pprête

(P)

1

6

4

5

0

2

1

5

(M)

3

7

3

6

3

5

1

5

Dans ce dernier exemple, la dernière position est musicalement un peu faible (les deuxième et quatrième positions sont plus marquées que la dernière), mais elle supporte un changement d'harmonie et elle est ornée.

b) un contre-exemple absolument irréductible

 

U

ne

cru

e

lle

flamme

(P)

1

0

1

3

0

5

(M)

3

1

4

2

1

10

Ce contre-exemple est tout à fait irratrapable. "Cru" supporte un important changement harmonique, sa note est répétée aucun ajustement ne donne de résultat. Jean-Claude Milner suggère un problème de hiatus. Une autre interprétation peut être donnée  : on pourrait voir dans cette violation un commentaire musical de la cruelle flamme.

4) Dans l'annexe de l'article de 1982 [6], les marquages (P) et (M) sont donnés pour tous les récitatifs. En outre sont indiqués par une croix les surpoids provenant soit des ornements, soit de l'harmonie ; ont été systématiquement omis les surpoids harmoniques en fin de vers.

4. Du vers à sa réalisation musicale

L'isomorphisme rythmique des analyses "poétiques" et "musicales" qui a été établi peut être utilisé de deux manières : soit, se donnant les vers de Quinault, on en déduit les contraintes de la réalisation musicale (et même des consignes d'exécution [7]) ou bien, examinant les légères différences entre les mélodies de poids musicales et poétiques (la musicale est toujours compatible avec l'autre), en inférer la "poétique spontanée de Lulli", i-e son interprétation des règles de la déclamation parlée.

4.1. Contraintes sur les durées et positions musicales

Donnons un premier exemple de détermination des valeurs et positions musicales à partir de la mélodie des poids poétiques.
Soit le vers :

“Les nœuds d’une amitié pressante”

dont la ligne de poids poétique est :

2   3   2   1   1   3   1   ....

On place dans l’ordre :

- la position de poids maximal µsur le début du premier temps d’une mesure ;

- les deux positions de poids immédiatement inférieur, 3, au début des deux temps immédiatement précédents.

On obtient alors la disposition :

On a donc trois positions poétiques à faire tenir entre “nœuds” et “tié” ; la répartition (compte tenu du fait que la plus petite subdivision est la double croche) est obligatoire :

Les poids musicaux de "nœuds", de "tié" et "ssante" sont alors nécessairement de 4 dans des mesures à quatre temps et de 3 dans des mesures à trois temps.

-Si la mesure choisie est à quatre temps, “tié” devant avoir un poids d’au moins 4 aura une durée d ' au moins une croche.
- Si la mesure choisie est à trois temps, le poids de “nœuds” est de 3, celui de “tié” aussi et la durée de “tié” d’au moins une double croche. Mais “pre” doit avoir le poids minimum de 1 ; c’est donc une double croche en seizième position musicale. Ainsi, “tié” a, dans tous les cas, une durée de trois doubles croches. Enfin, le poids maximal de “Les” étant de 3, cela ne donne que trois solutions. Tout compte fait, les solutions possibles, avec leurs lignes de poids respectives, sont :

La mesure à trois temps (4 et 5) n’est pas à retenir, car elle donne une trop grande différence de poids musical à “nœuds” et la première solution donne une trop grande différence à “les” et “nœuds”. Restent les solutions (2) et (3) : la solution (3) ne viendrait à l’esprit d’aucun musicien écrivant de la musique mesurée (syncope d’une anacrouse). Reste 2 : c’est effectivement celle que choisit Lulli.

Ainsi, si l’on fixe les positions poétiques dans la grille musicale, la latitude pour les durées est assez faible ; au plus, la différence entre une double croche et une croche (quelques rares cas de croches pointées). Généralement, cette latitude est utilisée par Lulli pour marquer rythmiquement un début de pied [8].

Donnons un seul autre exemple de la manière dont la métrique poétique contraint les réalisations musicales pour respecter l'isomorphie.

Les solutions "standard" de la réalisation musicale ne sont employées par Lulli que dans le cas d'énoncés "neutres" ; interviennent alors des contraintes d'uniformité de débit. La règle suivante est assez souvent suivie : égalité de durée des positions poétiques dans les cas non ambigus (une noire en C ou 3/4) et pour les positions qui ne sont pas des fins de vers.

En faisant abstraction des paramètres proprement mélodiques, ici écartés, durées et positions dans la grille métrique musicale sont utilisées dans la limite étroite du respect de la règle de conformité pour marquer des positions de manière expressive. Donnons ici quelques exemples des manières de procéder.

1) Allongement d’une durée, surmarquant musicalement une position poétiquement faible (généralement la première position d’un vers ou d’un second hémistiche d’alexandrin) :

tes

jours :

C'est

Thé-

tis,

que

la

mer

Vère,


 

C'est

Thé-

tis,

que

la

mer

Vère,

(P)

3

1

6

2

1

3

1

6

(M)

5

1

5

2

1

5

1

6

ou encore :


O Dieux ! quel spec ta cle fu neste !

2) Emploi expressif de deux réalisations musicales, l’une “lente”, l’autre “rapide” pour un même rythme poétique. Par exemple, on comparera la réalisation standard (S) à celle de Lulli (L) des vers suivants (acte III, scène 3 et 4) :

Ciel ! O Ciel ! Qu’est-ce que je voi !
Alceste a satisfait les Parques en courroux :

Le schéma poétique du second vers est de la forme (((01)(0 0) (01))( (01) (01) (01))) et sa réalisation musicale (S) serait :

 

Voi !

Al

ces

ta

sa

tis

fait

les

Par-

ques

en

cou

roux

(M)

7

1

4

1

2

1

6

1

3

1

2

1

8

Et la réalisation (L) :

 

Al

ces

ta

sa

tis

fait

les

Par-

ques

en

cou

roux

(M)

3

6 +

3

4

3

6

1

3

1

2

1

8

La durée du premier hémistiche est double de celle du second. Attirons l’attention sur le fait que ce dernier choix oblige à réaliser la huitième position du premier vers sur le troisième temps de la mesure précédente et donc :

“O Ciel !” par


O Ciel !

3) Emploi d’une réalisation musicale qui précise un rythme poétique ambigu (autrement dit, imposition de contraintes supplémentaires à celles qui sont poétiques).

4.2. Exemple de iambicisation :

La séquence “je partirai trop tard”, dont la suite de poids poétique :

je

par

ti

rais

trop

tard

2

1

1

3

3

8

est faiblement compatible avec ((0 1)(0 1)(0 1)) est cependant réalisée musicalement par :


 

3

5+

3

5+

1

15

qui est strictement ïambique (et anapestique au niveau 2).

5. REMARQUES

Nous terminerons cette étude par une série de remarques un peu disparates, réunies sous trois rubriques :

5.1. Considérations méthodologiques

a) sur la grille métrique musicale : celle-ci est symétrique.
C’est dire qu’il faut justifier l’interprétation des notes en position métrique forte comme précédant une frontière fermante de groupement poétique. Cela est légitime ici, car la réalisation des positions métriques fortes est en corrélation étroite avec une harmonie cadentielle, marquant elle-même les fins de groupement. Il suffit de sortir du cadre de la musique tonale pour rencontrer d’autres réalisations de cet élément essentiellement abstrait : le mètre.

b) l’isomorphie énoncée au début de cette étude est un cas particulier d’une notion de la théorie du rythme que nous avons déjà utilisée : celle de parallélisme relativement à deux systèmes de marquages dont nous rappelons la définition.

Définition : Deux séquences s 1 et s 2 analysées à l’aide de la donnée de deux systèmes de marquages M 1 et M 2 (on peut avoir s 1 =s 2 et/ou M 1 =M 2) sont parallèles (ou isomorphes) si les parenthésages P 1 et P 2 qu’on en déduit sont semblables [9]. Remarquons qu’on a là une manière précise de définir un motif. L’analyse motivique s‘inscrivant ainsi dans le cadre de notre théorie.

5.2. Conséquences musicologiques

Elles n’ont été que très peu exploitées, ne serait-ce que parce que le corpus est insuffisant. Les conséquences suivantes, bien que très vraisemblables, sont à vérifier sur un corpus étendu - et à délimiter :

a) divers sondages (Clérambault, Rameau...) laissent penser que la règle de conformité métrique est respectée avec une grande rigueur pendant longtemps.

b) on a coutume de dire que Lulli passe insensiblement du récitatif proprement dit au récitatif “mesuré” puis à l’air ; ce n ' est pas tout à fait exact si l’on définit comme "récitatif” les séquences respectant rigoureusement la règle. Les airs la respectent généralement pour ce qui est des fins de vers, mais assez peu par ailleurs [10]. Là aussi, cela incité à l’étude d’un corpus plus étendu.

c) la musique de Lulli “coule comme du champagne”, selon Telemann. Entre autres, les silences, autres que ceux qui sont systématiques -et courts- en fin de vers y sont très rares. La définition fine que nous avons donnée n’est utile, la plupart du temps, que pour les dernières positions des vers. Ce n’est pas le cas en général.

d) l’étude, répétons-le, n’a pu être faite que parce que nous possédons une théorie du vers précise. L’extension à des langues accentuelles (allemand, italien [11]), hautement souhaitable, devra donc attendre des théories semblables.

e) il y a loin d’un simple calque de la métrique poétique à des éléments proprement rhétoriques. Observons cependant deux choses :
- c’est l’utilisation de la ponctuation du texte de Quinault qui donne des résultats nets (l'édition monumentale des œuvres de Lulli par Prunières ne la respecte pas du tout). Les hiérarchies du discours sont respectées : non seulement celle qui proviennent de la ponctuation (entre autres l'incise), mais aussi celles qui proviennent de la distinction entre énoncés de faits et commentaires.
- assez souvent, le rythme musical précise le rythme poétique : une séquence poétiquement ambiguë se voit rendue fortement ïambique ou strictement anapestique. Des positions non marquées poétiquement le sont musicalement. Très rares dans le texte, les vers strictement et fortement ïambiques sont bien plus nombreux quand on lit les lignes de poids musicales. Ils sont tout naturellement réservés aux énoncés solennels, tel : “Le Ciel protège les héros”.

f) on sait qu’on ne possède aucun manuscrit de l’ Alceste de la main de Lulli. Dans les variantes, certaines séquences ne respectent pas la règle de conformité. Ce n'est jamais le cas d'un musicien de qualité comme Brossard. Les rares fois où un ornement est indispensable pour assurer cette conformité, on le trouve toujours dans au moins une variante (mais pas dans Prunières) Le fait qu’ils soient notés d’une simple croix, leur exécution étant laissée à la tradition, montre bien que leur rôle est essentiellement métrique.

En conclusion, nous voudrions admirer l’extrême économie de moyens, alliée à l’extrême précision du résultat obtenu, du “calcul inconscient” de Lulli. Les leçons de pure déclamation que Racine prodiguait généreusement à Marie Desmares, l’ambitieux musicien saura les entendre à leur source (on pourrait comparer sa méthode à celles de l’espionnage industriel), fixant ainsi pour quelque soixante-quinze ans l’élément stylistique le plus caractéristique de ce qui allait être l’opéra français. La musique, s’asservissant strictement à la structure du vers, allait par là même essayer de faire passer dans le récitatif ce qui, des éléments dramatiques, passe par une “mise en majesté” des mots.


NOTES

[1] Et même (2000) aux séquences d'événements biologiques de l'inflx nerveux.

[2] On notera que ce marquage n'utilise que très partiellement l'information syntaxique.

[3] L'application n'a été faite de manière systématique que pour les récitatifs de l'Alceste de Lulli, et a été complétée par un assez grand nombre de sondages chez ses contemporains.

[4] C'est un marquage abstrait qui mériterait une comparaison minutieuse de ses emplois, tant en musique qu'en poésie.

[5] En particulier, la dernière position d'un vers qui est toujours celle de poids le plus fort est réalisée par un groupement musical lui aussi de poids maximal.

[6] Lusson, Pierre (1982). "Isomorphismes rythmiques dans les récitatifs de l'Alceste de Lulli", Cahiers de poétique comparée n°6, 7-80.

[7] Celles-ci seront évoquées dans un article traitant des rapports entre le récitatif et la prosodie du vers français classique.

[8] C’est à dire de réduire leur domaine d’application à un nombre restreint de groupements rythmiques élémentaires.

[9] Dans les développements ultérieurs  (1999) de la théorie cette similitude est théorisée à l'aide de la notion très générale de "mêmeté".

[10] Ne serait-ce qu’à cause de l’introduction de motifs et de structures issus de la danse.

[11] Pour l'italien, la théorie est facile à faire en remplaçant la notion de dernière position avant e muet par la dernière position accentuée d'un mot.


BIBLIOGRAPHIE

Lusson, Pierre (1973). "Notes préliminaires sur le rythme", Cahiers de poétique comparée, vol I - fascicule 1. Paris, Publications Langues' O, 30-54.

Lusson, Pierre (1998). "Une méthode d'analyse des rapports texte/musique : application d'une théorie générale du rythme", Mezura n°13, 7-45.

Lusson, Pierre & Roubaud, Jacques (1974). "Mètre et rythme de l'alexandrin ordinaire", Langue française n°23, 41-53.

Milner, Jean-Claude & Regnault, François (1987). Dire le vers. Court traité à l'intention des acteurs et des amateurs d'alexandrins. Paris, Seuil, 188 p.

Roubaud, Jacques (1978, 1988). La vieillesse d'Alexandre. Paris, Éditions Ramsay, (éd. François Maspero 1978), 219 p.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions àlusson@ext.jussieu.fr

©  juin 2002 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : LUSSON, Pierre. Une application de la théorie du rythme à l'analyse du vers français. Texto ! juin 2002 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Lusson/Lusson_Isomorphismes.html>. (Consultée le ...).