PRIMO LEVI, DU RAPPORT SUR AUSCHWITZ À LA LITTÉRATURE

Philippe MESNARD
Haute École de Bruxelles / Université de Marne-la-Vallée

(Préface à Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, édition et présentation Ph. Mesnard, Paris : éd. Kimé, 2005, 112 p.
À paraître)

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À la question : « Pourquoi écrit-on ? », qui lui a souvent été posée par ses lecteurs, Primo Levi donne en 1985 une réponse méthodique [1] dont un point, il y en a neuf, fait remonter jusqu’à ces écritures du commencement que furent, trente-cinq et trente-trois ans auparavant, le Rapport et la première version de Si c’est un homme.

« L’auteur qui écrit sous la dictée intérieure de quelque chose ou de quelqu’un n’œuvre pas en vue d’une fin, son travail pourra lui valoir renommée et gloire, ce sera un surplus [2] ». L’on peut, certes, comme le fait l’éditeur français [3], renvoyer ce propos à la célèbre rencontre de Dante avec Guinizelli, le premier expliquant comment la voix de l’amour, lui inspirant le sentiment poétique, s’élève, d’autorité, en lui. Il est cependant une autre explication trop évidente probablement pour que Levi n’en fasse l’économie, répondant ainsi à la discrétion sur lui-même qui caractérise son souci de toujours privilégier le général pour le transmettre et faire comprendre, plutôt que le particulier. La « dictée intérieure » viendrait alors de tous ceux que l’écrivain laisse parler à travers lui, ces disparus qui continuent de le travailler jusque dans son dernier essai I sommersi e i salvati [4]. De la sorte, cette petite phrase, en posant la double question de la tâche du témoin et de celle de l’auteur, articule littérature et témoignage et dit qu’au-delà de sa consécration, la littérature n’apporte pas à Levi de repos : les voix qui la motivent n’attendent aucune fin, ni réponse, ni définition, ni vérité. <page 10> La littérature serait, en ce sens, un médium aux fins aussi nécessaires que jamais définitives –, un médium dont Levi se serait emparé en même temps qu’il l’aurait accaparé pour qu’il mêle d’autres paroles à la sienne et les y fasse entendre.

La littérature serait dans ce cas un moyen hétérogène à lui-même dont la dénomination de « littérature » ne le satisfaisait pas plus, certainement, que la qualité d’homme de Lettres. En effet, Levi a produit des textes très différents, liés moins par leur écriture ou leur style que par l’ensemble qu’ils ont progressivement constitué les uns avec et par rapport aux autres. C’est dans cet ensemble qu’il s’agit de dénicher la place que ce Rapport occupe parmi les autres textes d’une œuvre commençante dont on ne pouvait présumer ce qu’elle serait. De là, il faut se demander comment le Rapport s’inscrit dans la tension d’une écriture qui, encore en gestation, rassemble néanmoins autour et en elle les composants et les conducteurs de la future machine à écrire  ? Exemplaire d’une volonté de compréhension proche de l’expertise de la réalité concentrationnaire, le Rapport permet de rencontrer la question de la rationalité, si importante pour Levi, et celle de l’écriture poétique. Avant cela, l’histoire de cette rédaction est à retracer.

1.  Le Rapport, son écriture, ses réécritures

Comme les auteurs le signalent eux-mêmes, le rapport est rédigé sur la demande du commandant russe du camp de regroupement (anciennement de concentration) de Katowice où Primo Levi et Leonardo Debenedetti se sont retrouvés [5]. Il semble que l’Armée rouge ait été plus soucieuse que tout autre armée alliée de récolter un grand nombre d’informations et d’enquêtes sur les massacres perpétrés par les nazis. Elle ne dépêchait pas des théories de journalistes et de photoreporters pour rendre compte au monde libre des amoncellements de cadavres auxquels on identifiait les camps, en revanche, elle se documentait scrupuleusement et établissait des commissions d’enquête pour maîtriser le savoir sur la mort, qui est un important enjeu de pouvoir, et, à la fois, instruire la réalité criminelle devant le tribunal de l’histoire [6]. <page 11> Levi et Debenedetti y apportèrent leur part.

Mais, pour proposer un repérage différent, on pourrait aussi dire – comme pour ne pas feindre trop d’assurance en arpentant cette histoire – que l’écriture de ce rapport s’est réalisée entre les pages soixante-dix et cent vingt-huit du récit à valeur autobiographique de Levi La Trêve. « Le camp de regroupement de Katowice, qui m’accueillit, las et affamé, après ma semaine de vagabondage […] était situé sur une petite hauteur, dans un faubourg de la ville appelé Bogucice [7] ». Parti d’Auschwitz fin janvier 1945 et après avoir traversé Szcakowa et Trzebinia, Levi pénètre vraisemblablement dans Katowice (Bogucice) début février et y retrouve son compagnon de déportation. « Je trouvai Leonardo, déjà accrédité comme médecin et assiégé par une clientèle peu rentable mais très nombreuse [8]. » Levi ne mentionne pas la rédaction du Rapport  ; peut-être est-ce parce que la mention de cette activité à connotation administrative aurait rompu la cohérence diégétique du récit, peut-être également parce que cette intrusion d’auteur, cette métalepse, n’était pas justifiée, même au prétexte d’une fidélité scrupuleuse aux faits. Le narrateur supportait très bien et à lui seul l’ensemble d’un récit qui, tout autobiographique qu’il est, n’en est pas moins respectueux des conventions du genre, beaucoup plus d’ailleurs que Si c’est un homme.

Il faudrait imaginer Levi co-écrivant ce texte avec Debenedetti alors que, encore faible, il contracte une pleurésie et que la monotonie gagne le sentiment de liberté. « La vie au camp de Bogucice entre le dispensaire et le marché, […], la succession rapide de faim et de satiété, d’espoir et de déception, d’attente et d’incertitude, […], suscitait en moi un sentiment de malaise, de nostalgie et surtout d’ennui [9]. » Imaginer cela permet de donner plus de force et de continuité à une écriture que Levi a entamée dès son internement au camp d’Auschwitz-Monowitz. « Je prends mon crayon et mon cahier, et j’écris ce que je ne pourrais dire à personne », dit-il alors que, occupant une fonction de chimiste dans l’usine d’I.G. Farben, l’assaille « la souffrance déchirante de se sentir homme [10] » ; « ce livre, j’avais commencé à l’écrire là-bas [11] […] », <page 12> écrit-il dans son appendice à l’édition scolaire de 1976 de Si c’est un homme. Le livre est en train de s’écrire dans les marges de l’expérience vécue – permettant justement de prendre de la marge vis-à-vis du concentrationnaire qui absorbe l’être tout entier. Le Rapport est ici un étai concret, une matière qui, renforçant les bases mentales déjà posées du futur récit, promet d’en alimenter des chapitres. Il est non seulement écrit, mais dans la poche des deux auteurs quand un train en partance pour Odessa attend les Italiens du camp – on sait qu’ils ne sont pas au bout de leur peine, ni des détours que celle-ci empruntera encore avant l’Italie –, nous sommes à la page cent vingt-huit de La Trêve.

Arrivés, Levi et Debenedetti le complètent et, ce faisant, le Rapport acquiert une histoire. Ainsi, les pages du début comme celles de la fin du texte appartiennent à son deuxième état. Auparavant, il était seulement consacré à la description des maladies dont les déportés étaient le plus fréquemment atteints. Considérablement réécrit, il est publié grâce aux relations de Debenedetti dans la revue médicale Minerva medica [12] sous le titre : « Rapporto sulla organizzazione igienico-sanitaria del campo di concentramento per Ebrei di Monowitz ». Passent une cinquantaine d’années et c’est grâce à Alberto Cavaglion, qui a dirigé l’édition du recueil Il Ritorno dai Lager [13], que le texte redevient disponible en 1993. Il est ensuite repris dans les œuvres complètes dirigées par Marco Belpoliti [14]. Mais il n’est toujours pas traduit à l’étranger. C’est par l’édition de Cavaglion que j’en ai connaissance ; je m’intéresse notamment à la façon dont y sont évoqués les Sonderkommandos (cf. infra) dont je prépare alors l’édition des manuscrits enfouis.

Rares sont les études qui y font référence. Belpoliti dans son Primo Levi dit l’essentiel : « Il contient une sorte d’anticipation du futur volume de témoignage, écrit de façon plus scientifique que littéraire. C’est un document qui se veut être un compte rendu distancié de la vie au camp de concentration et d’extermination des juifs, mais il ressort qu’il est également chargé d’un fort pathos testimonial [15]. » De son côté, Myriam Anissimov [16] s’y réfère à plusieurs reprises, mais elle s’intéresse moins au texte qu’aux nombreuses informations qu’il contient. <page 13> En est-il autrement pour les deux autres biographes, l’anglais Ian Thomson, l’américaine Carole Angier ? Du travail d’enquête du premier [17] résulte un ouvrage très différent de celui d’Anissimov. De nombreuses anecdotes sur la vie quotidienne de cette période [18] enrichissent un tableau d’ensemble en apparence fort complet auquel il manque, entre autres, un moment important de la vie intellectuelle de Levi : sa polémique, entre décembre 1976 et janvier 1977, avec Giorgio Manganelli sur l’ « écriture obscure », tout à fait documentée par Anissimov [19]. Si, à de nombreuses reprises chez Thomson, il est question de Leonardo Debenedetti, en revanche, une seule trace du Rapport à propos de son édition dans Minerva Medica, trace pourtant non négligeable puisqu’il souligne que Si c’est un homme y a trouvé une source importante [20]. Dans The Double bind [21], Angier retrace sans l’enrichir l’épisode de l’errance entre Auschwitz et Turin déjà développé par ses deux prédécesseurs. Elle parle du « Rapporto » dans le chapitre qu’elle consacre à l’écriture de Si c’est un homme, pour lui reconnaître également une place importante dans la genèse du livre. Toutefois, l’écriture des deux, dit-elle, est radicalement opposée, plus encore, à l’aune du Rapport on mesure combien tout « le discours sur le détachement quasi-scientifique » de Si c’est un homme « n’est pas sensé [22] ».


2.
 Les intermittences de l’auteur

Comprendre la part que tient le Rapport dans la genèse de l’œuvre impose de le rétablir dans l’ensemble des premiers textes de Levi au regard des différentes modalités d’expression orales et écrites d’ordre testimonial, poétique, scientifique et relevant de l’ « expertise » qui forment, entre elles, la constellation d’où vient Si c’est un homme, puis l’œuvre. Mais c’est alors ouvrir une boîte de Pandore, ce qui bouscule aussitôt quelques clichés du paysage culturel auxquels un certain « Primo Levi » est désormais suspendu. Ici, il s’agirait principalement de mener une critique de deux clichés qui concernent le Rapport, non pour les disqualifier, mais pour les réajuster. <page 14> Le premier est l’idée que l’écriture de Levi a jailli tel un flux sans préméditation ; le second qu’elle est régie par les principes exclusifs de la clarté et de la rationalité.

2.1. L’écriture comme recommencement

Avant tout texte. Au commencement, il y a eu des « notes griffonnées à la dérobée » qui, même si Levi sait qu’il devra « les jeter aussitôt car elles [lui] aurait coûté la vie [23] », répondent au besoin tenace de comprendre dont il se sent immédiatement animé et qui le dégage de l’abrutissement généralisé de la vie au camp. À propos de Lidia Rolfi, déportée à Ravensbrück pour avoir hébergée un partisan, il dit qu’elle « a survécu grâce à une volonté de comprendre et de s’intégrer [24] » semblable à la sienne. Le besoin de comprendre apparaît ici comme la condition première de survie au camp. Mais il ne faut pas considérer, avec Levi, en particulier, avec les déportés, en général, ce besoin sur un plan uniquement intellectuel (là-bas, l’intellectualité était plutôt mal vue). Il s’agit, certainement de façon intuitive pour la plupart, d’acquérir le plus vite possible l’intelligence du fonctionnement concentrationnaire, ses logiques disciplinaires, ses logiques ubuesques [25] et l’interaction des deux, pour s’y « débrouiller » et, pour une minorité, y acquérir, exercer, conserver, accroître son pouvoir. Ceux qui n’y parvenaient pas étaient ceux qui mouraient le plus vite. Levi participe de ce besoin quand il marchande et traficote : « dans la journée, au travail, je suis à l’abri et au chaud et personne ne me bat ; je vole et je vends, sans gros risques, du savon et de l’essence, et peut-être que j’aurai un bon pour des chaussures de cuir [26] ». Et cela va bien plus loin encore.

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Il avait déjà quelques rudiments d’allemand, mais payer de sa faim pour une langue, celle de surcroît de l’oppresseur, cela rompt vraiment avec le commun.

Comprendre se manifeste ici comme un besoin primaire placé au même niveau que survivre (le manger, le boire, le dormir, le se laver auquel Levi consacre une fin de chapitre dans Si c’est un homme sur laquelle nous reviendrons parce qu’elle illustre son rapport nuancé, plus nuancé qu’on ne le pense habituellement, à la rationalité). Comprendre et survivre participent du même. Une « mêmeté » ambiguë puisque s’y mêlent mimétisme, comportement élémentaire de l’homme et zone grise où la survie s’organise toujours aux dépens d’un autre, dont la voie royale conduit au consentement et à l’égoïsme. Ce sont les premières victoires du Lager sur l’humain qui s’incarnent dans l’ « homme adulte du camp [28] », disait Robert Antelme. C’est pourquoi Levi, qui, plus qu’avoir connaissance de cela, était littéralement touché par ce savoir intérieur, a été poursuivi par l’idée de la zone grise, de même que par ceux qui, pour n’avoir su comment faire, y ont été engloutis.

Premiers textes. Comprendre et survivre participe du même. C’est ce que dit Georges Perec, à propos d’Antelme :

Levi recourt à des expressions analogues en présentant son « besoin de raconter » comme une « impulsion immédiate et violente, qui rivalisait avec les autres besoins élémentaires [30]. » Comprendre, survivre sont contigus, la différence porte alors sur ce qui résulte de la compréhension – sur ce qui donne sens à la survie, la convertissant en vie. Avec Primo Levi, <page 16> il s’agit de la capacité du témoignage à valoir pour le général, à parler pour l’ensemble en accord avec l’expérience d’humiliation et de terreur qui a réuni cet ensemble, à quoi se surajoute, pour lui, un dilemme entre le particulier, sa position individuelle de survivant (de privilégié, répète-t-il), et le collectif, la masse de ceux qui n’ont pas compris : pas survécu. Voilà déjà le soubassement d’une œuvre à venir à la texture complexe – l’originaire n’est ni unique, ni univoque, mais complexe et tourmenté – duquel s’élève, par et pour la compréhension, la volonté de témoigner. Aussi y aurait-il à discuter l’interprétation de Luba Jurgenson selon laquelle l’expérience concentrationnaire trouve sa réalité génétique dans un « livre 0 », dont le « véritable auteur [est] le détenu qui n’a pas survécu au camp [31] », annonçant un « livre 1 » (celui qui est publié). Il faudrait, au moins, émanciper les témoignages de l’étalon du « livre », mot trop connoté par la tradition biblique et ses résonances néo-mallarméennes, et élargir la question en s’ouvrant à la pluralité des formes et des flux par lesquels, au niveau aussi bien des énoncés que de l’énonciation, passe la production d’un témoignage.

Cette pluralité se retrouve justement dans le caractère hétéroclite des textes de Levi. « Levi è un “scrittore breve”, che lavora su frammenti [32]. » C’est d’ailleurs cela que reflète l’aspect fragmentaire de Si c’est un homme dont Levi s’excuse [33] dans la préface de 1947 ; ce sont précisément des morceaux du Rapport qui nourrissent le texte en préparation. Alors, il n’est pas un moment de l’existence diurne et professionnelle de Levi auquel ne répondent, comme leur réplique nocturne, des phases intenses d’écriture. « J’écrivais même dans le train, durant le trajet entre Turin et Avigliana, où je travaillais dans une usine. J’écrivais la nuit, à l’heure du déjeuner : j’ai écrit presque tout le chapitre “Le chant d’Ulysse” dans la pause entre midi et une heure. J’étais dans une sorte de transe perpétuelle [34]. »

L’Oralité. Les textes qu’il rédige sont également l’accomplissement de la forme orale que Levi donne au récit de son expérience dès que les occasions se présentent, cherchant même à les créer.

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L’échange avait déjà commencé au Lager avec Jean Samuel (le « Pikolo ») [36], de retour en Italie, il s’est poursuivi avec ses amis et auditeurs habituels qui le poussent à consigner ses écrits [37]. L’on peut se demander si, plus que sur le « véritable délire » et le « désir frénétique [38] » de raconter évoqués par Antelme comme par Levi, plus que sur cette compulsion orale maintes fois commentée qui a saisi certains déportés à leur retour, il n’est pas plus important de mettre l’accent sur la transposition de l’oral à l’écrit qui, l’oralité s’insufflant dans les lettres, participe du et au mouvement pluridimensionnel de work in progress qui caractérise l’œuvre. « L’écrire, le traduire ne s’accomplissent que s’ils sont une pratique de l’oralité. Et sans doute on n’est une écriture que si on est l’invention de sa propre oralité [39] », écrit Henri Meschonnic.

Continuer cet inventaire conduit aux poèmes – peut-être aurait-il fallu commencer par eux. En 1946, il y en a quinze qui précèdent et inspirent la rédaction de Si c’est un homme, comme le montre François Rastier [40]. Oralité, poème, il est vrai que les deux sont au moins liés par le souffle qui les porte. Et lorsque, en 1984, Giulio Nascimbeni demande à Levi si l’écriture de la poésie est antérieure à la rédaction de son livre : « Les poésies viennent d’abord, je rentrais juste en Italie [41] », répond-il. Ces poèmes s’inscrivent donc en partie dans l’histoire de l’écriture et des réajustements du texte de Si c’est un homme qui, entre 1946 et 1947, existe déjà sous plusieurs versions dont finalement la mémoire n’a retenu que la première édition, chez De Silva, dans laquelle ont été effectuées certaines corrections liées au refus que Natalia Ginzburg adresse à Levi en 1947 au nom d’Einaudi [42]. Le Rapport, quant à lui, alimente surtout les premier et dernier chapitres qu’il contient déjà, dit Thomson, <page 18> « sous une forme tronquée [43] », ainsi que quelques descriptions comme l’intérieur des baraquements ou la topologie du camp. Il contribue à rationaliser la vision de Levi, la vision de son expérience, c’est-à-dire à cadrer et organiser le point de vue du survivant dont il reste prisonnier.

Intermittences. Il y aurait une mise en convergence d’oralité, de poésie écrite et d’une écriture documentaire. Sans omettre de signaler que, même si Levi insiste à dire qu’il n’avait pas vocation à devenir écrivain, il avait néanmoins écrit des textes avant-guerre, notamment des poèmes et les deux fables « Plomb » et « Mercure » parues ultérieurement dans Le Système périodique [44]. Cette diversité s’augmente elle-même de plusieurs modes d’écritures parfois entretenus simultanément comme des chroniques régulières dans la Stampa, des nouvelles ou des courts récits, certains de science-fiction, dans Il Mondo entre 1960 et 1962, d’autres, dans Il Giorno en 1964 et rassemblés sous le titre Histoires naturelles (1966). Quelques récits datent, selon Levi, de 1946 [45]. Il faut également compter de courts textes de réflexions, des essais, notamment Naufragés et rescapés (1986), un roman Maintenant ou jamais (1982). Levi fut même, à la demande d’Einaudi [46], traducteur du Procès de Kafka en 1983.

Tout se passe comme si chaque mode d’écriture correspondait ou appelait à un point de vue spécifique qui, dans certaines situations, plaçait le sujet dans une certaine position, avec, pour Levi, une prédilection pour la forme brève qui est peut-être pour lui une façon de pouvoir s’échapper de ce qui l’enserre trop, de s’émanciper tantôt de l’expérience qui le hante et des figures dont elle est lestée, tantôt de l’écriture même. « Levi est un mélange de qualités narratives et littéraires étranges et diverses, un hybride, ou mieux un centaure, ainsi qu’il aimait à se définir [47] ». Excepté La Trêve reconstituant la chronologie du retour à Turin et le tardif roman Maintenant ou jamais, chacun de ses livres se définit moins comme un « livre » que comme un groupement de textes, de tableaux pour Si c’est un homme, variant les régimes, les propos et les niveaux de représentations plus ou moins documentaires ou métaphoriques et symboliques ; <page 19> de là aussi l’importance des poèmes dont il dit, par exemple, pour ceux qui de 1983 à 1984 ont suivi Maintenant ou jamais, qu’ils lui ont procuré une « vacance », une rupture de rythme, un autre rapport au monde, voire un autre rapport à l’actualité. Ainsi, à propos de cette série de poèmes, il souligne que « de nouveau, il était naturel d’ouvrir la voie au langage poétique [48] », rappelant à l’occasion qu’il avait été choqué par la « crise du Liban ». Ainsi, à partir de son autodéfinition comme « poète intermittent [49] », conviendrait l’image oxymorique d’une écriture dont le mode permanent est l’intermittence.

2.2. Au-delà des clichés

Il est difficile de considérer que des expressions comme : « son style sec et contenu, son refus des descriptions rhétoriques ou littéraires [50] » suffisent à caractériser Si c’est un homme qui n’est pas, comme il est dit par ailleurs, si sobre et clair [51]. De même, est-il difficile d’approuver que le « devoir de transmission, l’écrivain [Levi] l’accomplira avec clarté [52] ». Mais le discours que tient Levi en personne sur la littérature n’est pas non plus sans contradictions, apparentes du moins ; il le reconnaît répondant de la sorte à l’exigence vis-à-vis de lui-même qui le caractérise.

Discours sur la littérature et la poésie. Littérature et poésie n’ont pas, quand Levi en parle, un sens qui se déduit de l’usage qu’il en fait, mais plutôt d’une conception académique pour laquelle il exprime sa méfiance. À ses yeux, « Il importe peu [que le roman] soit classique ou expérimental, pourvu que l’expérimentation ne nuise pas à la communication, à la transmission des faits et des images [53]. » Au-dessus des genres et des manières, il place son éthique de la communication qui, néanmoins, souffrirait elle aussi d’être à son tour rabattue sur l’idée de la « clarté ». Ce qui lui importe est que la littérature ne se place pas en surplomb de son lecteur [54], même si c’est au prétexte d’aider celui-ci à s’élever. Cette posture et le discours qui l’accompagne ne sont certainement pas indifférents à son éloignement des milieux littéraires d’après-guerre. <page 20> De même, il explique à plusieurs reprises que, élève, il ne s’est pas intéressé à la poésie et n’a qu’une connaissance imparfaite de ses règles. Pourtant, Levi a une véritable pratique de l’écriture poétique.

Aussi ne faut-il pas confondre, d’un côté, son opinion sur la littérature et son « monde » et, de l’autre, la dimension littéraire de ce qu’il écrit, dimension qui peut tout à fait s’insinuer jusque dans des textes ne revendiquant pas une identité littéraire. Pourtant, dire cela est encore approximatif. Quand il parle de la « littérature », on sent que celle-ci est loin de ses propres pratiques où l’écriture et la vie se rejoignent suivant les différences et les éclats qui les animent, et non pas dans une espèce de mise en miroir illusoire où, reflets l’une de l’autre, elles viendraient à se confondre. C’est pourquoi Levi n’est pas à l’abri – il s’y exposerait, au contraire – de propos contradictoires si l’on ne prend pas la précaution de différencier l’usage que, Monsieur Jourdain parfois, il fait de la littérature et la compréhension culturelle qu’il en a. Et cela ne suffit pas encore, car il faut aussi souligner que dans son recueil À la Recherche des racines, il peut tout à fait présenter des textes avec lesquels il entretient une relation problématique, comme Fugue de mort de Celan, et écarter La Divine comédie de Dante dont il s’est pourtant souvent nourri, au prétexte qu’elle appartient à une culture universelle qui dépasse ses propres goûts [55]. Son discours sur la littérature ne rend pas compte de son écriture, ni de la littérarité de ses textes, et inversement. Ne pas prendre Levi au mot. En l’occurrence, sa pratique dépasse son discours. Ce qui, à propos des récits directement autobiographiques, fait dire à René de Ceccatty :

Si Levi emploie à maintes reprises « rhétorique » dans un sens péjoratif, <page 21> il reconnaît néanmoins y avoir lui-même recouru au début des Naufragés et les rescapés  : « J’ai un peu exagéré en citant Coleridge. Mon cœur ne brûle pas en permanence. […] j’ai été un peu rhétorique en citant Coleridge [57]. »

Raison retrouver. Rien n’éloigne peut-être plus de la compréhension d’un auteur que de sacraliser ses dires, de ne les saisir qu’à la lettre, alors qu’il faudrait pouvoir les lire dans l’écart qui se creuse entre leur littéralité et leur polysémie. De même, certains lecteurs de Levi entretiennent, inclination idéaliste, le cliché de l’absence de préméditation. Ainsi, on peut lire à propos de lui et d’Antelme que « l’impératif de transmettre la vérité des camps semble a priori étranger à toute préoccupation d’ordre esthétique, à tout rapport possible à la littérature [58] ». Ce n’est pas parce que le besoin de s’exprimer est viscéralement ressenti comme une poussée interne, impérieuse et violente, que l’expression ne passe pas par des schémas, des modèles, des constructions pour se réaliser. Sauf à devenir inaudible, aucune écriture, si automatique fût-elle, ne s’échappe du processus logique où le langage est dialogue entre la raison et les émotions dans et par les actes mêmes de l’énonciation, de la profération dirait Barthes. Dénier à l’écriture sa part de construction revient à ignorer que Levi reconnaissait lui-même que, « en réalité, écrire n’est pas spontané [59] », poursuivant ainsi :

Ce programme renvoie aux dispositifs intertextuels dont dispose la littérature, avec notamment La Divine comédie fonctionnant pour Levi comme une matière et non un modèle, explique Rastier [60], ou comme une intertextualité substitutive, <page 22> pour reprendre la formule de Tiphaine Samoyault [61]. Le « programme » contient aussi les appareils et procédés qui ressortissent au style et à la rhétorique, au sens noble, que Levi ne manque pas, contrairement à son opinion, de convoquer.

Le passage à l’écrit, de la parole orale avec les élans logorrhéiques des premiers temps, exigeait, pour s’accomplir, la restauration de cadres interprétatifs qui, ne serait-ce que par la seule répétition des récits, redonnaient au-delà des silences raison au langage et à la pensée ; c’était un passage qui généralement se faisait dans l’échange dialogique avec les proches, même si une grande partie de ceux-ci fut malentendante et fermée, probablement par défense, à ce que le déporté signifiait. Aussi est-il difficile de souscrire à l’analyse qui dit : « dans la littérature des camps : le texte apparaît comme étant complètement prêt au moment où il est cueilli dans l’acte d’écrire. […] Le brouillon du témoignage sur l’enfer surgit de l’enfer lui-même, et non par la suite [62] » – une analyse qui, en l’occurrence, participe d’une idée (romantique) de l’écriture « inspirée » surgissant ex-nihilo et d’un langage directement motivé par les choses, moins d’ailleurs par les choses que par leur être disparaissant. Il est vrai que, sans y adhérer, Levi a pu parfois encourager une interprétation idéaliste en déclarant : « j’ai trouvé miraculeusement le temps d’écrire […] Ce livre – c’était l’impression que j’avais – était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu’à sortir et à prendre place sur le papier [63] ». On notera néanmoins l’incise : « c’était l’impression que j’avais » qui témoigne de l’honnêteté de l’auteur, n’affirmant, pas plus qu’il ne juge, définitivement des faits dont il n’est pas sûr ou qui sont eux-mêmes déstabilisants, introduisant dans la lettre des nuances. Pour ceux qui veulent les voir.

Clair obscurci. Que Si c’est un homme soit venu à Levi de façon si évidente et spontanée, signifie que le mouvement de l’écriture était déjà enclenché et, nous l’avons souligné, de diverses façons. Au point que lorsque Levi dit qu’il n’aurait « probablement jamais écrit » s’il n’avait pas « vécu l’épisode d’Auschwitz », il ne peut se référer qu’à son écriture testimoniale. Il avait non seulement déjà écrit avant sa déportation, <page 23> mais « l’expérience de la captivité n’a jamais légitimé Primo Levi à ses propres yeux comme écrivain [64] ». Pourtant, s’il vivait impérieusement le besoin de comprendre comme un besoin élémentaire d’où est sortie une diversité d’expressions, d’écritures et de textes, ce n’est pas pour autant que la réalité, ni l’expérience concentrationnaire se soient véritablement éclaircies pour lui, au contraire. Et qu’il soit devenu un témoin exemplaire a amplifié ce phénomène. Levi était peut-être un homme des Lumières, mais qui ne pouvait plus, après Auschwitz, détourner le regard de l’obscurité qui creuse désormais la clarté de la compréhension et contre laquelle la clarté doit lutter comme s’il s’agissait de lutter contre elle-même [65]. Les Lumières – et le rapport de la langue à la raison – ont une autre couleur après la réalisation qu’a été Auschwitz, et la rationalité ne peut suffire à qualifier les Lumières, pas plus qu’à caractériser la modernité, sauf à ne pas y distinguer la rationalité instrumentale qui a étayé les configurations modernes de la violence politique. Levi connaît ces dangers et doit être partagé entre, d’une part, une vigilance extrême sinon à ce que la raison peut produire d’elle-même, du moins à ce vers quoi elle peut se laisser détourner, d’autre part, un quasi impératif catégorique qui défend la raison contre l’obscurantisme. C’est pourquoi il soutient : « Pour ma part, je considère avec suspicion toutes les suspensions de la raison » [66] – cela donne la mesure du détournement qu’a opéré Agamben [67] à son égard. « Le sommeil de la raison ne peut qu’engendrer des monstres » [68], dit-il aussi.

La littérature a certainement été là pour lui rappeler qu’une compréhension positive de ce qui le hante : la zone grise et l’immense marée de ceux qui ont péri, n’est pas suffisante – limite de l’assurance historiographique, en particulier, et de la transparence scientifique, en général, sauf à les prendre pour les variations d’une narration relative – ; bien que, de l’autre côté, une compréhension négative ouvre la porte à de dangereuses théologisations manifestes ou latentes dont, preux laïque, Levi savait se garder. Difficile alors de se raccrocher à une vision exclusivement positive quand l’incertitude demeure le seul principe stable.

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L’optimisme : autre idée reçue qui, sans être ni démentie, ni révoquée, demande d’être réajustée. Les contradictions sont le propre des potentialités qu’offrent le langage, aussi celles de Levi ne remettent-elles pas en question sa pensée, mais témoignent de son histoire et soulignent que le sens vient des jeux et des tensions de la langue mise en acte (oral ou écrit, oral et écrit), jeux et tensions d’où provient, entre autres, l’ambivalence qui a pu nous surprendre. En 1985, à propos de Si c’est un homme, dans un entretien désormais souvent cité avec Germaine Greer, Levi explique : « Durant quarante années, j’ai construit une sorte de légende autour de lui, en racontant que je l’avais écrit sans plan, d’un jet, sans préméditation. Les gens à qui j’en ai parlé ont accepté la légende [70]. » Ainsi, ce que nous évoquions au début comme des clichés auxquels Levi serait en partie suspendu ne tiennent pas seulement à la critique, tantôt journalistique, tantôt universitaire. Comme dans de nombreux cas, ils sont le fruit d’une co-construction entre l’auteur et les agents de la réception de son œuvre d’où il est difficile de séparer la part d’intentionnalité des uns et des autres, des mécanismes proprement fonctionnels de la notoriété. La question, simple somme toute, est de réajuster ces clichés à l’évolution de leur réalité contradictoire, de leur redonner un peu de la souplesse qu’ils ont perdue en devenant cliché [71].


3.
 Les tensions de l’écriture

L’écriture de Levi résulte d’un processus de conjonction et de mise à distance, de « filtre », qui n’a rien de spontané sinon l’idée que lui-même s’en est donné pendant un temps. Ce processus, qui a sa temporalité propre, est celui d’un rapport de rationalisation, une dialectique des émotions contenues dans les expériences qui sont comme autant d’atomes sensibles aux unités fragiles et composites <page 25> (si l’on peut accepter l’idée, encore oxymorique, d’unité composite qui me semble rendre compte de ce qu’est une expérience, a fortiori de violence collective extrême). Cette dialectique entre le langage comme raison et les émotions pourrait bien s’appeler subjectivité – ou poésie. Chez Levi, elle s’exprime, d’un côté, par une intention d’objectivité portée par la volonté de comprendre et par son souci de transitivité, de l’autre, par la poésie et plus loin encore la littérarité qui, toutes deux, répondent certes à la volonté de comprendre également, mais différemment de la précédente.

Lire le Rapport aujourd’hui, en effectuer une lecture qui fasse sens, nécessite de souligner la tension de ces deux régimes d’écriture par lesquels s’élabore et se dit la relation de Levi à l’histoire et à la tâche de témoin : l’écriture rationnelle et l’écriture poétique. Cette division ne caractérise pourtant pas une œuvre dont la diversité et l’hétérogénéité réfutent toute réduction binaire, même si Levi se présentait lui-même comme un homme divisé en deux. Les clivages dont il parle concernent tantôt ses modes d’écriture, tantôt son existence. Il parle ainsi de « sa moitié rationnelle » qui ne tient pas pour naturelles les « impulsions » poétiques auxquelles il cède, de temps en temps [72]. Il dit que ces deux moitiés sont l’usine où il est chimiste et, de façon « complètement indépendante », l’écriture, lorsqu’il « travaille sur [ses] expériences passées et présentes » ; pour lui, ce sont « bel et bien deux moitiés de cerveau » qu’il va jusqu’à qualifier de « fêlure paranoïaque [73] ». Ailleurs, il considère que son « destin profond, c’est la cassure [74] ». De son côté, Rastier, en analysant le poème Le Survivant (Il superstite, 4 février 1984) [75], décèle chez le narrateur une « altérité interne » qui fait écho à la schize précédemment évoquée : le survivant et le témoin ne reviennent pas au même. Indice supplémentaire d’un malaise avec l’identité littéraire le fait qu’il ait choisi, rappelle Belpoliti [76], de signer son premier recueil de nouvelles, en 1966, sous le pseudonyme, Damiano Malabaila. Comme si l’écrivain ou le poète étaient séparés du témoin qui, lui, se trouvait du côté de la raison et du deuil.

3.1. Une écriture rationnelle

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Donc, on attribue à Levi le souci et la pratique d’une écriture claire et rationnelle et l’on sait que ce discours est repris et constitué en cliché par la critique. S’y tenir, serait choisir la facilité et réduire non seulement son rapport à l’écriture, mais aussi sa problématique de la rationalité en tant que telle. Il y aurait un double lien à l’argument de la clarté et de la rationalité. D’une part, Levi est homme des Lumières. D’autre part, il tire son souci de rigueur de son métier de chimiste – pour lui, l’écriture est L’altrui mestiere, le métier des autres, titre d’un de ces recueils d’essais où figurent notamment « De l’écriture obscure » et titre également de la deuxième partie de L’asimmetria e la vita [77]. Pour Levi écrivant, le métier des autres réveille un autre Levi, écrivain, dont les facettes sont ses différentes écritures.

Homme des Lumières. Si Jorge Semprun souligne qu’il s’inscrit dans la tradition des Lumières, « quelle que soit la part d’irrationnel qu’il constate [78] » et qu’il s’efforce de maintenir ensemble écriture et clarté ; il faudrait aussi affirmer que clarté et poème ne sont pas antagoniques, sauf pour certaines traditions intellectuelles qu’il ne suit pas, son argument clé étant la communicabilité. Pour lui, « un témoin est d’autant plus crédible qu’il n’exagère pas [79] » ; il avait peur, ajoute-t-il, « qu’on puisse prendre pour une invention ce qui, hélas, n’était que la pure vérité ». Son souhait était de raconter ce qu’il avait vu. Évidemment, « raconter ce que l’on a vu » est un énoncé faussement simple, en trompe l’œil, car raconter engage des catégories descriptives qui peuvent parfois contrevenir à la narration et impliquer un point de vue complexe quand le sujet se trouve à être acteur – à son insu – et observateur à la fois, quand il a vécu une expérience de distorsion cognitive radicale et prolongée. Levi ajoute que

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C’est le lecteur universel qui compte pour lui. Contre la possibilité intransitive que contient l’écriture littéraire et que certains écrivains et critiques ont exhaussée à l’excès dans les années 1950 et 1960, il privilégie ce que l’on pourrait appeler, avec Jean Bessière [81], la visée cognitive du langage contre les réécritures du sublime qui, jouant le movere contre le docere, misent sur la capacité émotionnelle du destinataire pour bloquer sa capacité de jugement critique. Plutôt que des codes internes qui satisfont aux lecteurs initiés d’un champ intellectuel dont il se tient à l’écart, Levi adopte une éthique de la lisibilité, en particulier, de la communication, en général (à la fin des années 1970, il est devenu un homme public qui passe, non seulement dans les écoles, mais aussi à la radio et à la télévision). « Qui ne sait pas communiquer, ou communique mal, dans un code qui n’appartient qu’à soi ou à une minorité, celui-là est malheureux et répand le malheur autour de soi [82]. »

De là, après avoir attaqué Ezra Pound, il adresse une dure critique à Paul Celan qu’il met sur le même plan que le poète et dramaturge autrichien Georg Trakl [83]. Il reproche à Celan l’obscurité de sa poétique qu’il taxe de « prêt-à-mourir », de « non-vouloir être ». À propos de Fugue de mort, il dit que « ces ténèbres, de plus en plus denses de page en page, jusqu’à un ultime balbutiement inarticulé, consternent comme le râle d’un moribond, et le sont en effet. Elles nous attirent comme attirent les gouffres [84] ». Pourtant, on ne peut pas s’arrêter à ces paroles et risquer de figer encore Levi dans une opinion. Je ne sais pas s’il percevait déjà à l’époque l’ « heideggerianisation » [85] de Celan qui, jusqu’à présent, interfère à son approche, mais son emportement est ici à mettre plus sur le compte des emphases laudatives de la critique, il est, dit-il, « excédé de ces louanges que suscitent [de tels] textes [86] », que sur un jugement profond. Hors contexte intellectuel, Celan représentait sans doute, sur le plan symbolique, ce qui l’a toujours hanté et effrayé, le sommèrso, le submergé – d’autant que le suicide de Celan dans la Seine, en avril 1970, a réellement fait de lui un englouti. <page 28> D’où, en l’extrayant des polémiques de circonstances, l’insistance pathétique de la phrase citée précédemment : « Elles nous attirent comme attirent les gouffres » qu’il faut renvoyer au propos plus nuancé tenu, en 1981, dans À la Recherche des racines, où il déclare porter Fugue de mort en lui, « comme un greffon [87] ». Guido D. Bonino raconte d’ailleurs que Levi, arrivant avec ce poème, lui explique que, malgré ses réticences pour une telle démarche poétique, « quand la poésie entre en vous, quand elle devient le patrimoine personnel et exclusif de chaque lecteur […] alors elle est vraiment un privilège [88]. »

Et la chimie ? – me direz-vous. C’est l’autre versant de la rationalité et, si surprenant que cela puisse être, c’est elle, non Celan, qui conduit à la poésie chez Levi. Il faut ainsi entendre avec plein d’ironie ce qu’il dit à Roberto Di Caro lui demandant si l’écriture est un problème technique : « Pour moi, oui. Du reste, je me suis toujours occupé de problèmes techniques : de projets, de production, de vente [89]. » Si cette réponse fait, au premier degré, écho à la signification de son métier de chimiste et au clivage souligné plus haut, chimiste le jour, écrivain la nuit, on ne peut s’arrêter là. Pas même s’arrêter au fait que Levi ait cultivé « secrètement une […] aspiration, qui [était] de trouver un point de jonction entre les deux [l’écriture et la chimie], de raconter au public le sens de la recherche scientifique [90]. » D’abord, un premier constat dit que la langue, dite non-naturelle, de la chimie est loin d’être claire, mais au contraire chiffrée au point qu’un non-initié n’y comprendra jamais rien. Paradoxe ? Ensuite, gageons que cette science qui a et qui est aussi une langue, comme tout langue, pourvue d’une matérialité, de corps et de corps conducteurs, gageons donc que la chimie soit, en deçà et au-delà de son métier, un cadre à partir duquel Levi a pu situer son point de vue et en dégager une vision du monde et, à la fois, s’en servir comme outil heuristique. Autrement dit, un moyen et une méthode, une technique et un dispositif optique dont la scientificité, en réalité, connote la littérarité du texte : c’est-à-dire que le recours à un lexique scientifique ne donne pas un statut scientifique au texte, mais, par un effet de connotation, cela fait de la chimie une métaphore qui donne une littérarité spécifique à ce qu’écrit Levi. <page 29> On est très loin d’une interprétation qui soutient que la seule revendication de style de Primo Levi était que son métier de chimiste lui ait épargné des préoccupations d’homme de lettres [91]. Au contraire, la langue de ce métier, sa rigueur et sa capacité d’ordonnancement d’un réel au-delà des normes habituelles du réel, a porté et servi les préoccupations de l’écrivain, son autre métier. Ce que confirme Levi quand il dit : « Dans mes livres, […] je discerne un grand besoin de réordonner, de remettre de l’ordre dans un monde chaotique, de l’expliquer, à moi et aux autres. […] Écrire, c’est une manière de mettre de l’ordre. Et c’est la meilleure que je connaisse [92] ». Le monde chaotique est celui du vécu concentrationnaire (Erlebnis) et du savoir qu’il en tire (Erfahrung) : à Auschwitz, « j’ai accumulé une énorme quantité d’observations, de notions, de réflexions que je n’ai pas encore complètement fini de trier [93] ».

Face à ce monde chaotique, la littérature ne fournit pas à Levi une expression qui le rassure. Parlant de l’art du roman, par exemple, il dit que cela consiste à créer un « organisme à partir d’un amalgame », « je ne crois pas, continue-t-il, qu’on puisse [en] donner des règles sûres [94]. » Levi affecte à l’égard de la littérature une attitude sceptique, mais c’est néanmoins par elle qu’il passe pour mettre en ordre le chaos. À cette fin, il y introduit la langue et le cadre de la chimie, et la chimie littérarisée lui sert à contenir l’inquiétude que lui procure l’expression littéraire (la poésie, la qualité littéraire : la littérarité qui se révèle dans la langue). Ses lunettes de chimiste viendraient corriger ce scepticisme. C’est d’ailleurs là que se résout ce qui, plus haut, se présentait comme un paradoxe : le caractère chiffré et limité (syntaxiquement et lexicalement) de la langue de la chimie apparaît comme une façon particulièrement efficace de compenser l’ubris d’une expérience et d’un langage qui, combinés, emporteraient l’existence dans la mélancolie et ses troubles. « Il n’est pas vrai que le désordre soit nécessaire à la peinture du désordre ; il n’est pas vrai que le chaos de la page écrite soit le meilleur symbole du chaos final auquel nous sommes voués [95]. » En outre, Levi sait avoir eu la vie sauve, dans ce monde chaotique, grâce à son métier – en ce sens, il peut tout à fait reproduire dans la langue et à travers l’expérience littéraire le rapport rationnel au désordre concentrationnaire qu’il a vécu, auquel il a survécu. <page 30> Il s’agit ici de l’écriture et de la vie, avec conjonction de coordination inclusive, et non de l’écriture ou de la vie qui ne fait pas seulement écho au titre du livre de Semprun [96], mais aussi à toute une tradition interprétative – se jouant notamment entre Heidegger, Blanchot et Agamben – qui rapproche la littérature et le langage de la mort.

Revenons à la question métaphorique qui demande un commentaire plus approfondi. La chimie fonctionne comme métaphore et le tableau de Mendeleïev permet à Levi d’écrire Le Système périodique (1975). Certains éléments [97] servent d’exemples : l’hydrogène pour la description d’une expérience, alors que le plomb n’est qu’un prétexte quand le carbone, le zinc, le fer sont présents à titre symbolique. Comme le dit justement de Ceccatty : « l’essentiel du livre tient dans sa réflexion sur le pouvoir et les limites de l’écriture [98]. » Ainsi, après avoir rencontré sa future épouse, Lévi écrit dans le chapitre consacré au « Chrome » :

Ce passage appelle plusieurs remarques. D’une part, la chimie, avec le chrome, a la fonction d’embrayeur du récit, d’autre part, en tant que métier, elle devient l’horizon de référence en rapport auquel Levi considère la tâche d’écrire. La rencontre amoureuse relatée dans la vie réelle vient pallier la solitude et le sentiment de perte qui affectent Levi et le maintiennent enfermé dans la « convalescence » sans répit du rescapé – l’ubris des troubles de la mélancolie. Mais si la raison analogique commande la métaphorisation de la chimie, entendue comme métier, paradigme et, de fait, <page 31> langage pour « réordonner, [et] remettre de l’ordre », elle commande aussi l’évidente allusion à Orphée, ayant perdu Eurydice [100], pour n’avoir pas su la ramener des Enfers : « la femme qui était descendue aux enfers avec moi et n’en était pas revenue ». Par cette allusion, Levi se vit en poète au cœur même d’une expérience dont le témoignage réclamait rigueur et clarté pour guérir de la maladie de l’expérience concentrationnaire dont il ne se remettait pas : « l’itinéraire douloureux d’un convalescent ». D’ailleurs, l’articulation de la poésie à la chimie est explicite dans le chapitre « Fer », on y lit que « vaincre la matière, c’est la comprendre, et [qu’] il est nécessaire de comprendre la matière pour comprendre l’univers et nous-mêmes ; et que le Système périodique de Mendeleïev […] était une poésie, plus haute et plus solennelle que toutes les poésies digérées au lycée [101] ». Levi, justifiant sa méfiance – ou défiance – vis-à-vis de la littérature par son usage de la chimie comme modèle, ne se rend (peut-être) pas compte que, tenant de surcroît ce propos dans un recueil de nouvelles, donc, de qualité littéraire, la chimie, exemplarisée par le tableau, vaut aussi bien comme indicateur métaphorique des nouvelles du Système périodique, que comme qualification du célèbre tableau éponyme. Comme l’entend Rastier, la poésie revient au rang d’écriture (d’expression) première. De même, de Ceccatty avance que les instruments de la raison ne sont pas « contradictoires avec la faculté de poétique [102] ». La poésie n’est pas antagonique du logos et de la raison comme toute une tradition de mise en scène de la folie, et de fascination pour celle-ci, le laisse entendre.

On s’éloigne maintenant de la question poétique telle qu’elle est généralement posée à propos de Levi et résolue par la vulgate univoque de l’écriture claire et de la rationalité. Dès Si c’est un homme, un passage métaphorise la relation de Levi à la rationalité, passage d’autant plus significatif qu’il laisse le lecteur en suspens. On se souvient du troisième chapitre, « Initiation » (Iniziazione), court chapitre qui n’existait pas dans la version de 1947. En quelques pages, Levi présente la Babel concentrationnaire où comprendre le Lagerjargon augmente considérablement les chances de survie. Il y évoque ensuite l’importance des marchandages et du trafic, <page 32> et surtout il développe un long passage sur l’hygiène, qui nous intéresse. D’abord, il décrit une série de fresques aux prescriptions absurdes, non pas en soi, se dit-il rapidement – un des piliers du processus de civilisation tenant à l’hygiène corporelle –, mais parce qu’aucun moyen n’était procuré pour satisfaire à cette exigence élémentaire. S’il accepte que l’hygiène, « symptôme d’un reste de vitalité », soit « nécessaire comme instrument de survie morale [103] », il reconnaît pourtant qu’au bout d’une semaine son sens de la propreté l’avait abandonné. C’est à ce moment qu’il fait entrer en scène un nommé « Steinlauf » – quand bien même aurait-il réellement existé, Levi dresse avec lui le portrait d’un véritable personnage-type : prussien quinquagénaire tenant à la fois de l’ex-soldat et du scout endurci – qui lui fait la morale en lui expliquant que le premier principe de résistance à la barbarie concentrationnaire est de sauver en soi « l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation [104] ». Exercice qui passe par une gestion rationnelle de l’hygiène, quels que soient les moyens à disposition. Le narrateur va-t-il souscrire avec docilité à la prescription ?

De cet assez long dialogue, sur un mode tantôt direct, tantôt indirect libre, Levi tire des conclusions moins évidentes que celles que l’on aurait pu lui supposer. En effet, s’il ne consent pas à négliger définitivement l’hygiène – voie rapide vers la déchéance que représente la figure cadavérique de ceux que désignait, à Auschwitz, le terme « Muselmann » (pl. Muselmänner) –, en revanche, il n’adhère pas non plus au discours de Steinlauf. Contre le cliché prussien, il oppose une « doctrine plus abordable, plus souple et plus modérée, celle-là même qui se transmet depuis des siècles en deçà des Alpes [105] ». Il s’accorde une clause de souplesse dans l’application de systèmes moraux trop contraignants. À leur radicalité hégémonique, il répond par une raison relative pleine des accents de son italianité, ou plutôt de sa piemontesità , sa piémontité. C’est suivant cette souplesse d’adaptation qui n’est pas adaptation servile à n’importe quoi, n’importe comment, qu’il faut entendre son usage du modèle chimiste à la fois littéral et métaphorique, à la fois cadre et prétexte, à la fois outil heuristique et filtre mettant à distance l’à-vif de l’expérience d’Auschwitz. <page 33> C’est dans ce balancement qui ne décide ni de la lettre ni de la métaphore, ni du cadre ni du prétexte, ni de l’outil ni du filtre, sans pour autant prêter à leur confusion, que se tient le mouvement poétique qui fait sens par et pour le multiple et réalise la qualité littéraire du texte, sa littérarité.

Ce n’est pas tout. La pensée de Levi aménage dans son propos une ouverture – le lecteur en est manifestement le destinataire. À la fin du chapitre, il ne décide pas de la réponse que l’on attend de lui : « Face à l’inextricable dédale de ce monde infernal, mes idées sont confuses : est-il vraiment nécessaire d’élaborer un système et de l’appliquer ? N’est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu’on n’a pas de système [106] ? » Il termine ainsi sans conclure. L’expérience n’apporte pas de réponse, ou bien sa réponse ne se présente justement pas comme une conclusion. Au lecteur de la trouver lui-même. Il souhaitait, disait-il plus haut, « fournir au lecteur la matière première de son indignation [107]. »

3.2. Poétique et littérarité du texte

Je voudrais aborder maintenant la question d’une poétique de l’écriture de Levi qui, sans être confondue avec ses poèmes, trouve néanmoins en ceux-ci leur moment clé d’élaboration sensible :

Rastier, auteur de ces lignes, insiste ailleurs sur le fait que le « rythme poétique organise et rend un sens au temps, qui sans lui se perd dans l’indéfini [109]. » Ce qui traverse les poèmes se propage, en tant que poétique, à travers l’œuvre, le balancement évoqué plus haut en témoigne. <page 34> L’écriture poétique est, certes, en tension avec l’écriture rationnelle, l’une l’autre se travaillant mutuellement, mais, plus encore, la poétique est tension même de l’écriture rationnelle. On se rapproche certainement ici de la conception de Meschonnic où, au-delà du poème et embrassant la prose, la poésie est articulation de la rime et de la vie. La poésie, dit ce dernier, « fait vie de tout » ; « elle est l’organisation dans le langage de ce qui a toujours été réputé échapper au langage : la vie, le mouvement de ce qu’aucun mot n’est censé pouvoir dire […] elle est dans ce qui passe de nous à travers les mots [110]. » Souvenons-nous de la rencontre avec sa future épouse et de l’importance de celle-ci sur la forme et l’élan de l’écriture (son nouveau rythme) et sur sa vie ; souvenons-nous de cette façon dont la chimie, s’éloignant de son usage en tant que langue « artificielle », a gagné par son usage métaphorique la langue naturelle. C’est à se demander si le chapitre précédent n’a pas traité que de l’écriture poétique et des rapports de celle-ci avec la « mise en ordre du chaos ». La vie, comme possibilité de perpétuation de l’humanité, remet en cause la finalité d’Auschwitz, d’où la tâche de la poésie d’entretenir la vie. C’est en ce sens qu’à la remarque de Giulio Nascimbeni sur le trop répété dict d’Adorno, Levi répond sans l’ombre d’un doute :

Il semble effectivement que la question de l’écriture pour Levi puisse se situer là, sur la perspective poétique, et, ce faisant, on comprend comment autour de cet axe se rassemblent des écritures aussi différentes que toutes celles que nous avons signalées. On peut maintenant aborder la question à partir de la dimension littéraire présente dans Si c’est un homme, cette littérarité du texte qui convoque et conjugue le rythme et fait un usage particulier des figures pour donner lieu et forme aux voix du texte [112].

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Connaissant l’histoire des deux publications du texte, en 1947, puis en 1958 ; sachant que Levi n’évoluait pas dans un milieu littéraire, contrairement à Antelme ; tenant compte de la difficulté qu’il avait eu, malgré l’aide de son ami Italo Calvino, à se faire reconnaître par ce milieu – y a-t-il jamais été admis ? a-t-il jamais voulu y entrer ? ; découvrant ses prises de position sur la littérature et l’élaboration progressive de sa propre écriture, je me suis longtemps dit – préjugé – que la première version publiée par De Silva en 1947 devait être de moindre qualité que la seconde ; cela pouvait de façon simplificatrice justifier le refus d’Einaudi via Natalia Ginzburg. Préjugé de bien mauvais aloi ! Que la comparaison des première et deuxième versions réfute. Sans me lancer ici dans une étude qui dépasserait le cadre de ce propos, disons que la version de 1947 [113] n’est pas moins littéraire, même si son style peut paraître plus apprêté, que celle de 1958. Elle n’a pas eu à subir de modifications qui expliqueraient qu’elle fût mieux acceptée dix ans plus tard. Certes, certains mots et des expressions sont ajustées, les termes allemands corrigés, des personnes mentionnées sont modifiées, voire transformées en personnages, certains apparaissent (la petite Emilia dont nous parlons plus bas, Schlome, Flesh, Chaïm…) [114]. Est ajouté aussi le bref récit de son arrestation et des circonstances qui lui ont fait préférer se présenter comme « citoyen italien de race juive [115] », plutôt que comme résistant, bref récit dont les quatre paragraphes se situent tout au début de la deuxième version [116]. La composition par tableaux est la même, quelques passages trop descriptifs, notamment sur la topographie du camp avec ses dimensions, ont disparu. Ce qui relevait plus particulièrement de la rigueur documentaire, correspondant au jugement de l’écriture « claire », a été retranché au profit de procédés proprement littéraires qui sont venus s’ajouter à ceux déjà présents dans le texte de 1947.

J’avais été frappé par une métaphore (celle-ci n’est pas chimique) et quelques effets de style qui demandaient une fois encore de relativiser la systématicité des principes de rigueur et de clarté attribués à Levi. Reportons-nous dans le chapitre 1 : « Le Voyage » (Il viaggio), <page 36> qui a les mêmes titre et position dans les deux versions, au passage sur la « Sélection » commençant par : « En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe d’hommes valides… » et allant jusqu’à la fin du chapitre. Des femmes, des enfants et des vieillards qui allaient être assassinés dans les chambres à gaz, Levi témoigne qu’il était alors impossible de savoir ce qu’il adviendrait d’eux : « la nuit les engloutit, purement et simplement [117] » (la notte li inghiottí, puramente et semplicemente). Or, un récit purement documentaire, débarrassé, comme dans un souci platonicien, de ces implicites, effets de style et déplacements de voix, se limiterait à la version suivante : ils ont disparu dans la nuit. Bien que, en vertu des maximes d’écriture de Levi, ce soit à une telle version que l’on s’attende, ce n’est pas du tout ce que l’auteur choisit. Il métaphorise le gazage en faisant passer l’effet visuel pour la cause de leur disparition, il utilise le verbe engloutir, connoté chez lui par la mort dans les camps qui a généralement pour figure le « Muselmann » et qui est contiguë de la métaphore du « fond » filée sur l’ensemble du livre. Le paragraphe où se trouve cette phrase est le même dans les première et deuxième versions. Rien n’a bougé. De même, retrouve-t-on, trois paragraphes après la même expression qui joue stylistiquement sur le contraste avec la nuit des engloutis : « A leur place, surgirent alors, dans la lumière des lanternes, deux groupes d’étranges individus » (il s’agissait des Canada qui venaient débarrasser la rampe des bagages et autres effets personnels abandonnés par chaque convoi). Là aussi, mais d’une autre manière, à la vacance laissée par ceux qui allaient périr se substituaient des déportés dont l’apparence annonçait à ceux dont la vie était, pour l’instant, sauve, ce qu’ils deviendraient. Or, sur le plan strictement documentaire, ce n’est bien sûr pas « la place » des gazés que prennent les Canada, sinon par un effet de substitution topographique qui accentue l’horreur froide du processus d’anéantissement. Levi confère à son texte une dimension proprement littéraire que l’on pourrait qualifier ici d’imaginante faisant signe aux lecteurs, à leur capacité d’ « indignation » (cf. supra) ; le mouvement de la phrase, qui est aussi son émotion, travaille à augmenter l’acuité du jugement et non à sa neutralisation, le movere pour et non contre le docere. <page 37> Ainsi, sans pour autant introduire de détails atroces et de figures hyperboliques, le texte se trouverait sur un tout autre plan que ce qui est annoncé dans la préface : « fournir des documents à une étude dépassionnée [studio paccato] de certains aspects de l’âme humaine », sauf à penser que pour Levi, dépassionnée ne signifie pas que toute émotion doive être aplatie, mais qu’il s’agit plutôt d’une juste distance – celle-là même du jugement, de l’esprit critique – contre toute mise en suspens de la raison par la fascination de l’horreur. Ce faisant, Levi encadre la valeur documentaire de son témoignage de procédés stylistiques qui n’ajoutent certes rien à l’information, mais touchent la capacité émotionnelle et imaginative du lecteur en lui fournissant des images là où la représentation directe défaille. Ces images pallient la trivialité d’une alternative entre ce que l’on a vu et pas vu pour cause de restriction de son propre point de vue, ou comme dit Georges Didi-Huberman : « Toute l’histoire des images peut ainsi se raconter comme un effort pour donner le dépassement visuel des oppositions triviales entre le visible et l’invisible [118]. »

Les deux versions de ce passage sont identiques, à l’exception d’un paragraphe qui, ajouté dans la seconde version, accroît le pathos : il s’agit de l’évocation de la petite Emilia. Le paragraphe précédent, identique dans les deux versions, se termine par : andavano in gas gli altri (« les autres allaient au gaz »), Levi a signalé avoir intentionnellement retenu cette expression qui, par Schruoffeneger, est traduite ainsi : « les autres finissaient dans la chambre à gaz ». C’est alors que Levi, dans la version de 1958, ajoute le récit de cette petite enfant, âgée de trois ans, mentionnant dans le texte qu’il s’agissait de la fille de l’ingénieur Aldo Levi de Milan [119]. Il y est dit qu’ « aux yeux des Allemands », la « nécessité historique de mettre à mort les enfants juifs » était une évidence. Emilia est décrite « curieuse, ambitieuse, gaie, intelligente », on apprend que ses parents avaient réussi à lui faire prendre un bain d’eau tiède dans une baignoire de fortune, grâce à un « mécanicien allemand “dégénéré” ». La question de ce passage tient non pas à la sombre ironie concernant les « Allemands », ni à la litote (une chose par son contraire) qui sert à qualifier le mécanicien de « dégénéré » pour dire son humanité, <page 38> mais à l’inhabituelle accumulation d’adjectifs qui, en faveur d’Emilia, voudrait augmenter l’horreur de son assassinat. Il s’agit probablement là d’une sorte d’hommage que Levi aurait voulu rendre à cette enfant dont il ne sera plus jamais question dans aucun autre texte – il dit lui-même avoir gardé de nombreux exemples et observations en réserve, ce devait en être un – mais cela n’explique pas pour autant l’insistance pathétique de cet ajout.

Ce même chapitre, dans l’édition de 1958, compte également un autre passage supplémentaire : la fin de son dernier paragraphe. En effet, dans la version de 1947, celui-ci se terminait par l’évocation du véhicule dans lequel Levi et ses trente autres compagnons d’infortune étaient emportés vers leur futur camp. « non si poteva vedere fuori, ma dalle scosse si capiva che la strada aveva molte curve e cunette », (on ne pouvait voir au dehors, mais aux secousses on comprenait [devinait, dit la traduction française de Schruoffeneger] que la route était sinueuse et accidentée). Avec la version de 1958, le récit est enrichi de questions et d’un usage du discours indirect libre qui donnent un certain relief : « Et s’il n’y avait pas d’escorte ? Pourquoi ne pas sauter ?... Trop tard, trop tard ». Levi évoque également la métaphore du « fond » que le chapitre suivant reprend pour titre (« Sul fondo »). C’est là que se trouve la première mention intertextuelle de La Divine comédie de Dante qui n’est donc pas présente dans la version de 1947. Un des gardes crie aux déportés : Guai a voi, anime prave [120], reprenant par là même un vers du chapitre III de L’Enfer. D’ailleurs, ce n’est pas le seul ajout intertextuel puisque dans le chapitre suivant tout le paragraphe où il est question du Saint-Voult, extrait du chapitre XXI de L’Enfer n’existe pas non plus dans la première édition, laquelle ne contenait pour toute citation de Dante que celle, longue et développée, du chapitre : Il canto d’Ulisse. En ce sens, même remarque que précédemment, si Levi adopte déjà un style tout à fait littéraire et particulièrement maîtrisé dès la première version, en revanche, dans la seconde, il ajoute, d’un côté, un peu de pathos (effet de rapprochement) et, de l’autre, de l’intertextualité (effet de distance), c’est-à-dire des effets de code qui améliorent moins, me semble-t-il, la qualité littéraire du texte même, <page 39> qu’ils ne font signe aux nouveaux lecteurs pour qu’ils y reconnaissent le témoignage littéraire qu’exemplarise désormais Si c’est un homme.

3.3. Le Rapport, maintenant

On perçoit également dans le Rapport, entre sa première version [121], stricte expertise à l’intention de l’Armée rouge, et sa seconde, destinée à un lectorat italien, une évolution significative de l’écriture. Ce texte sans importance dit quelque chose des questions que pose l’écriture du témoignage aux discours à prétention objectivante des spécialistes, experts, scientifiques, historiens.

Ce qu’apprend la première version du Rapport et qui étonne, c’est l’existence d’une réelle infrastructure médicale à Monowitz. Certes, ce camp était assez particulier puisque alloué à l’immense firme I.G. Farben [122], mais il n’en fonctionnait pas moins comme un camp de concentration où la mort était de chaque instant.

Une première remarque, sauf exception, le mot camp est écrit par les auteurs avec une majuscule, ce qui n’est pas la règle pour les noms propres en Italien. On verra là un usage venant de l’allemand, auquel s’ajoute que, de cette façon, le Rapport veut évoquer à partir d’Auschwitz-Monowitz les camps en général en construisant comme un Camp générique. On est là d’emblée au cœur d’un des principaux dilemmes du témoignage chez Levi, lequel a toujours été animé par la volonté de ne jamais en rester au particulier, pour toujours aller vers le général. « Je pensais écrire l’histoire authentique de l’expérience du camp de concentration, alors que, en réalité, j’écrivais l’histoire de mon camp, et seulement du mien [123]. »

Une deuxième remarque concerne le discours médical. Il faudrait pouvoir comprendre la possibilité de produire un discours disciplinaire sur le fonctionnement d’une structure, ici, hospitalière, en rapport avec la présence et l’activité de cette structure dans un lieu, fût-il un camp. Or, des deux côtés cela échoue. Réduit à une raison palliative, l’hôpital n’endigue pas la mortalité en avalanche, il l’entretient autrement en y introduisant le temps d’un triste répit que le camp rendait inaccessible au commun des détenus. <page 40> Et le discours, quant à lui, s’épuise dans des énumérations qui, loin d’expertiser la réalité en vue de pallier ses tares, font ressortir ce qu’elle avait de plus désorganisé et incohérent, à jamais irréparable.

Ce discours met au jour que l’idée du fonctionnement si rigide des camps nazis, contiguë du cliché où ordre et organisation sont étroitement associés à l’Allemagne et la Prusse ancestrale, n’est qu’un cadre creux au regard du chaos concentrationnaire où la pègre gouverne. À l’exception des centres de mise à mort, la conception de l’industrie de mort doit être réajustée – je ne dis pas disqualifiée – à l’aune de la zone grise qui, si l’on y réfléchit bien, est le propos qui se détache du Rapport. C’est, par exemple, l’histoire de ce personnel « auxiliaire » qui, non seulement se distinguait par son ignorance, mais rackettait les malades et frappait ceux qui résistaient. Plus que de rendre compte du fonctionnement, le Rapport en fait ressortir la nocivité sans fins, combinée au grotesque.

Le grotesque effectivement. De nombreux moyens étaient mis à disposition pour soigner maladies et accidents, mais une absence totale de désinfection lors des premiers soins et rien pour assurer la convalescence, à quoi s’ajoutaient la litanie putrescente des jours d’infirmerie pourtant combien souhaités par ceux qui trimaient au dehors, dormir dans les mêmes draps maculés des morts qui ont précédé, se mêler à leur reste en rêvant guérison, manger à leur gamelle, seulement rincée à l’eau froide. J’arrête, les pages qui suivent bientôt sont plus éloquentes. De même que dans les blocks, seuls les premiers lits étaient « présentables », de même, les règles d’hygiène, apprend-on, n’étaient respectées que de temps en temps, « pour sauver les apparences », disent les auteurs [124]. Cela signifie que la logique de l’apparence, ce qu’elle justifie, ce qu’elle permet, ce qu’elle travestit, persiste dans un lieu où pourtant apparences et normes sont tombées pour découvrir la brutalité d’un pouvoir dans son appareil le plus ordinaire.

De toute façon, le grotesque était généralisé. Il fallait se doucher plusieurs fois par semaine et rester propre, sans savon ; <page 41> savoir recoudre un bouton sans fil ni bouton, ce qui serait digne, n’était la morbidité du contexte, d’un aphorisme de l’inventeur du « couteau sans manche auquel il manque la lame », Lichtenberg. De là, cet humour dérangeant, porté probablement par une tradition Mitteleuropa, qu’ont adopté certains auteurs rescapés : Borowski, Kertész, Rawicz… se réfugiant dans cette forme d’expression comme pour répondre au dérisoire et à l’absurde. De là, que Debenedetti et Levi, pourtant issus d’une autre tradition, se laissent aller, à propos du gazage des malades, en considérant que l’ « on ne peut nier que ce procédé fût un procédé prophylactique radical ! » Cette phrase et son cynisme font à coup sûr partie de la version du Rapport établie pour le public italien. En changeant de destinataire, le texte change de genre, ce qui autorise quelques libertés de langage.

Cette seconde écriture du Rapport mêlée à la première par le fait même qu’elle en est la réécriture indique en quoi le discours scientifique était voué à s’épuiser. Situation strictement conjoncturelle : six mois après, on n’en est plus à l’expertise. De plus, contrairement à l’ordre du discours médical moderne qui, répondant aux conditions de sa possibilité historique et de sa rationalité, institue un champ d’expérience et des pratiques [125], ce discours-ci met en évidence le chaos comme champ d’expérience, mais ne légitime aucune pratique positive, ni « hygiénico-sanitaire », ni même humanitaire, qui puisse le mettre en ordre. Le chaos du camp avait absorbé toute rationalité – la seule qui fonctionnait vraiment était celle du « procédé prophylactique radical ». Mais alors, la faillite de ce discours n’indique-t-elle pas que tout discours à prétention positive, reposant sur des logiques taxinomique et statistique et l’administration univoque de la preuve, s’épuise dans sa propre abstraction sans épuiser son sujet ? La précision des énumérations désigne la constante incertitude de la réalité [126].

Cette impasse qui fait que le Rapport, en tant que tel, ne pouvait constituer un témoignage, les auteurs l’évitent – là, il y a le geste de Levi – en donnant voix au récit. Dans les pages du début qu’ils ajoutent, il s’agit du voyage de Fossoli à Auschwitz, l’arrivée, la sélection, la désinfection pour certains, la mort pour la plupart, qui sont repris et développés dans Si c’est un homme. <page 42> Dans celles de la fin, le Rapport stricto sensu étant bouclé, les auteurs veulent sortir de Monowitz, car on ne peut négliger d’évoquer ni Birkenau, ni la « marche de la mort » durant l’évacuation d’Auschwitz. Ils n’en ont pas eu l’expérience directe, ils auraient été assassinés. C’est donc par des témoignages qu’ils en ont connaissance. D’où qu’ils reprennent une information fantasmée sur les Sonderkommandos décrits en « bêtes féroces » et « pires criminels » – indicateur remarquable des rumeurs qui pouvaient circuler dans le camp dont, plus tard, Levi corrige l’erreur dans Les Naufragés et les rescapés [127] en soulignant à quel point ces hommes ne peuvent être jugés pour ce qu’ils ont dû faire sous une terrible contrainte.

Avec cet aspect, comme avec les nombreuses intrusions d’auteurs ou marques d’énonciation et de modalisation, c’est un ensemble où se croisent émotion et préjugés qui reflue. Non seulement un témoignage n’est pas une expertise, mais l’expertise elle-même résiste mal à l’attraction subjective que porte toute production discursive, a fortiori quand il s’agit de ceux qui ont été témoins et acteurs d’une expérience où la condition humaine était exposée à ses propres limites par la violence et l’insensé. « Plus personne n’ignore », disent-ils au début [128] – et pourtant vous ne savez pas et avez tout à apprendre d’un savoir dont la difficulté tient moins aux données qui finiront par être recensées et sues, qu’à sa transmissibilité.


NOTES

[1] Primo Levi, Le métier des autres. Notes pour une redéfinition de la culture (1985), traduction Martine Schruoffeneger, Gallimard, 1992, p. 52-57. Signalons que le sous-titre a été librement ajouté par l’éditeur français lors de l’édition en France, laquelle a été postérieure à la disparition de Levi ; par ailleurs, il reprend, de façon énigmatique, le sous-titre de l’ouvrage de George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue — Notes pour une redéfinition de la culture (1973, Seuil [titre initial : La culture contre l’homme ; rééd. Gallimard, Folio-Essais, 1986]. Trad. Lucienne Lotringer).

[2] Ibid., p. 52-53.

[3] Cette note se trouve dans l’édition française. Aucun signe conventionnel mentionne qu’il s’agit d’un ajout du traducteur (ndt), voire de l’éditeur (nde), ce qui laisse donc penser que la note vient de Levi lui-même. Or, en vérifiant dans l’édition des œuvres complètes et dans les autres éditions italiennes, il n’y a pas de note, donc, ce qui figure dans l’édition française ne vient pas de l’auteur, ce qui lève pour le moins le voile sur les licences que prennent les éditeurs, en attendant de découvrir, plus bas, celles des traducteurs. Voici néanmoins, à titre d’information, ce que signale la note : ce vers de Dante se trouve dans Le Purgatoire, chant XXIV, 52-54, « amor gli detta dentro », « c’est l’amour qui dicte en lui ». Guinizelli est poète du Dolce Stil Novo. Cf. ibid., n.1 p. 53. Ajoutons, de notre côté, que l’on peut tout à fait voir là une allusion à Vanda Maestro dont nous évoquons plus bas l’importance pour Levi.

[4] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés (1987), traduction André Maugé, Gallimard, 1989.

[5] Je rappelle que l’Armée rouge pénètre à Auschwitz le 27 janvier 1945. L’évocation, avant l’arrivée des Soviétiques, des derniers jours du camp, déserté par les SS après qu’ils ont procédé à l’évacuation de la majeure partie des déportés et massacrés un grand nombre, se trouve dans les dernières pages du Rapport et de Si c’est un homme, et dans les premières de La Trêve.

[6] Cette intention a présidé, dès 1945, aux recherches des manuscrits enfouis par le Sonderkommando d’Auschwitz ou aux différentes dépositions recueillies à l’époque auprès des rares survivants, ou bien, avant cela, à l’enquête placée sous la direction d’Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman (I. Ehrenbourg et V. Grossman (dir.), Le Livre noir. Textes et témoignages, Arles, Solin Actes Sud, 1995). Cette dernière a cependant été l’objet d’une mesure de censure qui l’a écartée du domaine publique jusque dans les années 1990.

[7] Primo Levi, La Trêve (1963), traduction Emmanuel Genevois-Joly, Grasset, 1966, p. 65.

[8] Ibid., p. 70.

[9] Ibid., p. 98.

[10] Primo Levi, Si c’est un homme (1958), traduction Martine Schruoffeneger, Julliard, 1987, p. 151.

[11] Ibid., p. 189. On pourrait ici tout à fait établir un parallèle avec la cinéaste polonaise Wanda Jakubowska dont l’intention a été, sitôt internée à Birkenau, de penser au film qu’elle ferait sur le camp une fois sortie, qu’elle fit effectivement avec pour titre : La Dernière étape, 1947 (Cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide, Plon, 1992, partie 2, ch. 5).

[12] Minerva medica, XXXVII, juillet-décembre 1946, p. 535-544. Minerva medica est une revue médicale académique fondée, à Turin, en 1909, qui continue aujourd’hui d’être publiée.

[13] Alberto Cavaglion (dir.), Il ritorno dai Lager, Milan, éd. Angeli, 1994, p. 221-240. Cette édition a été effectuée pour le Conseil général du Piémont et l’ANED (Association nationale des ex-déportés politiques des camps d’extermination nazis).

[14] Cf. Appendice, Opere, vol. I, Turin, Einaudi, 1997, p. 1339-1361.

[15] Marco Belpoliti, Primo Levi, Milan, Bruno Mondadori, 1998, p. 150.

[16] Myriam Anissimov, Primo Levi ou la tragédie d’un optimiste, Lattès, 1996.

[17] Ian Thompson, Primo Levi, Londres, Vintage, 2002.

[18] Par exemple : l’histoire d’un « Homeric banquet of tagliatelle » auquel Levi et « Nardo » furent invités à Katowice (ibid., p. 210)

[19] Myriam Anissimov, op. cit., p. 586-588.

[20] Ian Thomson, op. cit., p. 229.

[21] Carole Angier, The Double bind. Primo Levi, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2002.

[22] Ibid., p. 443.

[23] Primo Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 189.

[24] Primo Levi, Conversations et entretiens (1997), traduction Thierry Laget et Dominique Autrand, 10/18 Robert Laffond, 1998, p. 146.

[25] David Rousset, L’Univers concentrationnaire (1946), Minuit – 10/18, 1965, p. 23 sq., ch. VII.

[26] Primo Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 151.

[27] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 83.

[28] Robert Antelme, L’Espèce humaine (1947), Gallimard, 1957, p. 24.

[29] Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », paru, en 1963, dans la revue Partisans, republié dans L. G. Une aventure des années soixante, puis dans Présence de L’espèce humaine, Gallimard, p. 173-190, pour la citation ci-dessus, p. 174-175.

[30] Primo Levi, « Préface » (1947), Si c’est un homme, op. cit., p. 8.

[31] Luba Jurgenson, L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Éditions du Rocher, 2003, p. 28.

[32] Marco Belpoliti, op. cit., p. 153.

[33] Contrairement à la traduction française de Martine Schruoffeneger qui accentue le sens du texte en introduisant une demande de « pardon au lecteur », dans le texte original de 1947 (il est repris tel quel dans l’édition de 1958), Levi demande simplement de l’indulgence : « Mi rendo conto e chiedo venia dei difetti strutturali del libro. »

[34] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 148.

[35] Ibid., p. 179.

[36] Carole Angier, op. cit., p. 442.

[37] Cela rappelle la relation d’écoute qui s’est instaurée entre Dionys Mascolo et Robert Antelme lors de la convalescence de ce dernier (cf. Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Antelme, éd. Maurice Nadeau, 1987).

[38] Robert Antelme, op. cit., p. 9.

[39] Henri Meschonnic, La Rime et la vie, Verdier, 1989, p. 291.

[40] François Rastier, Ulysse à Auschwitz — Primo Levi, le survivant, éd. du Cerf, à paraître 2005.

[41] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 138.

[42] Natalia Ginzburg reconnaît cette erreur notamment lors de son interview par Ian Thomson dans le London Magazine, en 1985 (cf. Ian Thomson, op. cit., p. 244).

[43] Ibid., p. 229.

[44] Ibid., p. 294.

[45] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 108 n. 1.

[46] Pour la collection « Scrittori tradotti da scrittori » (Des écrivains traduits par des écrivains), éd. Einaudi.

[47] Marco Belpoliti, « Postface » à Primo Levi, Dernier Noël de guerre (1997), 10/18, 2002, p. 115.

[48] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 138-139.

[49] Ibid., p. 199.

[50] Marco Vigevani, in Conversations…, op. cit., p. 211.

[51] Myriam Anissimov, op. cit., p. 281.

[52] Linda Lê, présentation du Système périodique, Le Livre de poche, collection biblio.

[53] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 166.

[54] Ibid., p. 174.

[55] Ibid., p. 128.

[56] René de Ceccatty, « L’usage littéraire de la métaphore scientifique chez Primo Levi », in Walter Geerts et Jean Samuel (dir.), Primo Levi, le double lien. Science et littérature, Ramsay, 2002, p. 83-84.

[57] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 221. Il s’agit du poème de S. T. Coleridge The Rime of the Ancient Mariner (Le Dit du vieux marin) que Levi a déjà cité, de façon non « rhétorique » cette fois, dans son poème Il superstite (Le Survivant).

[58] Alain Parrau, Écrire les camps, Belin, 1995, p. 285.

[59] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 83.

[60] François Rastier, « Primo Levi – prose du témoin, poèmes du survivant », in Formes discursives du témoignage, François-Charles Gaudard et Modesta Suárez (dir.), Champs du signe, Toulouse, éd. Universitaires du Sud, 2003, p. 145.

[61] « L’intertextualité substitutive signale l’impossibilité de l’écriture littéraire référentielle en même temps qu’elle la pallie. Devant la difficulté à rendre compte du monde en tant que tel, l’écrivain recourt à la bibliothèque, solution médiane entre la fiction et le compte rendu d’expériences référentiellement acceptable. » (Tiphaine Samoyault, L’Intertextualité. Mémoire de la littérature, Nathan, 2004, p. 85-86.).

[62] Luba Jurgenson, op. cit., p. 62.

[63] Primo Levi, « Appendice » (1976), Si c’est un homme, op. cit., p. 213.

[64] René de Ceccatty, op. cit., p. 89.

[65] On pourrait mettre ici en parallèle une phrase de Hans Mayer, alias Jean Améry, avec qui Levi entretenait une relation plutôt antagonique et auquel il consacre plusieurs mentions significatives dans ses entretiens et tout un chapitre, « L’intellectuel à Auschwitz » (ch. VI), dans Les Naufragés et les rescapés, la phrase est la suivante : « C’est seulement en appliquant mais aussi en transgressant la loi des Lumières que l’esprit accédera à ces sphères dans lesquelles “la Raison” cesse de se confondre avec le raisonnement plat » (Jean Améry, « Préface à la nouvelle édition de 1977 », Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable (1966), traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995, p. 19).

[66] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 119.

[67] Pour une critique de l’utilisation agambenienne de Primo Levi, cf. Philippe Mesnard et Claudine Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Kimé, 2002.

[68] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 151.

[69] René de Ceccatty, op. cit., p. 87.

[70] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 82.

[71] Je suis ici la définition du cliché comme « figure de style usée » que donne Michael Riffaterre (cf. Michael Riffaterre, « Fonction du cliché dans la prose littéraire », Essais de stylistique structurale, présentation et traduction par Daniel Delas, Flammarion, 1970).

[72] Primo Levi, À une heure incertaine (1984), traduction Louis Bonalumi, Gallimard, 1997, p. 11.

[73] Primo Levi, « Primo Levi se sent écrivain à demi », par Edoardo Fadini, Conversations…, op. cit., p. 111.

[74] Primo Levi, interview par Giovanni Tesio, ibid., p. 185.

[75] François Rastier, « Le survivant ou l’Ulysse juif », Littérature, n° 126, juin 2002, p. 98-103.

[76] Marco Belpoliti, Conversations…, op. cit., p. 151.

[77] Primo Levi, L’asimmetria et la vita, Turin, Einaudi, 2002.

[78] Jorge Semprun, préface à Primo Levi, À une heure incertaine, op. cit., p. I-X, pour la citation, p. III-IV.

[79] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 211-212.

[80] Ibid., p. 211-212.

[81] Jean Bessière, « Le sublime aujourd’hui : d’un discours sur le pouvoir de l’art et de la littérature, et de sa possible réécriture », in ouvrage collectif sur le sublime, sous la direction de Patrick Marot, Presse Universitaire de Toulouse-le-Mirail, à paraître.

[82] Primo Levi, Le métier des autres, op. cit., p. 76.

[83] On notera d’ailleurs que Trakl s’est lui-même trouvé sous le coup de l’interprétation ontologique de Heidegger (cf. Acheminement vers la parole [1959], Gallimard, 1976) qui n’a pas manqué, là aussi, de s’en approprier l’originalité.

[84] Primo Levi, Le métier des autres, op. cit., p. 74.

[85] Pour une critique de ce phénomène intellectuel, cf. Jean Bollack, notamment Poésie contre poésie, PUF, 2001 ; Henri Meschonnic, op. cit., plus particulièrement ce qu’il consacre à l’ « effet Celan ».

[86] Primo Levi, Le métier des autres, op. cit., p. 72.

[87] Primo Levi, À la Recherche des racines, op. cit., p. 205.

[88] Guido Davico Bonino, Postface à Poeti (1981), traduction Fanchita Gonzalez-Batlle, Liana Levi, 2002, p. 53.

[89] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 196.

[90] Ibid., p. 107.

[91] Linda Lê, présentation au Système périodique édition de poche, op. cit.

[92] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 203.

[93] Ibid., p. 224.

[94] Primo Levi, Le métier des autres, op. cit., p. 218.

[95] Ibid., p. 76.

[96] Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Gallimard, 1994.

[97] Je renvoie au texte de René de Ceccatty, op. cit.

[98] Ibid., p. 85.

[99] Primo Levi, Le Système périodique (1975), traduction André Maugé, Le Livre de poche (Albin Michel, 1987), p. 167-168.

[100] Bien que ce soit toujours emprunter un maladroit raccourci que d’établir un lien direct entre un texte de fiction et la biographie de l’auteur, signalons qu’il s’agit ici d’une allusion à Vanda Maestro qui, avec Luciana Nissim, avait été arrêtée au même moment que lui. Tous les trois avaient d’abord été internés à Fossoli, ils étaient partis par le même convoi et dans le même wagon. On trouve également de cette personne mention dans le poème 25 febbraio 1944, daté du 9 janvier 1946 et dans le premier chapitre de Si c’est un homme.

[101] Primo Levi, Le Système périodique, op. cit., p. 50.

[102] René de Ceccatty, op. cit., p. 89.

[103] Primo Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 41.

[104] Ibid., p. 42.

[105] Ibid., p. 42.

[106] Ibid., p. 43.

[107] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 211-212.

[108] François Rastier, « Le survivant ou l’Ulysse juif », op. cit., p. 97. Rastier note d’ailleurs qu’entre juin 1946 et juillet 1960, Levi écrit cinq poèmes seulement.

[109] François Rastier, « Primo Levi – Prose du témoin, poèmes du survivant », op. cit., p. 152.

[110] Henri Meschonnic, op. cit., p. 208.

[111] Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 138.

[112] Je propose de faire de la littérarité du texte et de sa dimension poétique – la réalisation de la poésie dans la texte – deux notions contiguës ; cette définition n’est pas exclusive dans la mesure où elle laisse volontairement de côté le fait que la littérarité d’un texte tienne également en partie à sa réception et aux cadres dans lesquels la production textuelle se réalise.

[113] Je ne parle pas de préalables brouillons aujourd’hui inaccessibles, ni des passages qu’a publiés l’hebdomadaire du Parti communiste, « L’Amico del popolo », de la fédération de Vercelli, en 1947 (cf. Marco Belpoliti, op. cit., p. 150).

[114] Ian Thomson, op. cit., p. 245-246 ; Myriam Anissimov, op. cit., p. 533.

[115] Primo Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 12.

[116] Myriam Anissimov situe par erreur ce passage dans le chapitre « Initiation » qui, s’il a effectivement été ajouté dans l’édition de 1958, évoque tout autre chose (cf. Myriam Anissimov, op. cit., p. 533).

[117] Primo Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 19.

[118] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Minuit, 2003, p. 167.

[119] Pour plus de renseignements, on se reportera à la biographie de Myriam Anissimov, op. cit., p. 187-188, 194, 206, 533.

[120] Pour cette phrase, l’édition française, avec la traduction de Schruoffeneger, ajoute la traduction suivante : « gare à vous, âmes noires » ; Jacqueline Risset, dans sa traduction de Dante, a choisi « méchantes ».

[121] Qui se situe entre les pages [.] et [.] du texte que nous publions à la suite.

[122] « Le camp de Monowitz, où j’étais interné, ne ressemblait pas du tout au complexe des camps de concentration d’Auschwitz. Il était situé à sept kilomètres d’Auschwitz, et cela changeait tout. » (Primo Levi, Conversations…, op. cit., p. 84-85).

[123] Ibid.

[124] On pense bien sûr à ce que nous apprend Un Vivant qui passe de Claude Lanzmann (1997), durant l’entretien avec Maurice Rossel, sur la visite à Theresienstadt, transformé en ghetto « pour la montre », par une délégation du Comité International de la Croix Rouge à la tête de laquelle se trouvait ce dernier et, plus généralement, sur les visites de la Croix Rouge dans les camps, y compris à Auschwitz, sans que jamais, aux yeux de celle-ci, rien ne parût scandaleux du traitement qu’y subissaient les déportés.

[125] Cf. Michel Foucault, Naissance de la clinique, Quadrige / PUF, 1963.

[126] Une impression analogue se dégage de cet autre rapport médical sur les « Muselmänner  » – texte également sans importance – de Zdzislaw Ryn et Stanislaw Klodzinski, Die Auschwitz-Hefte (1ère éd. Auschwitz, Przelad Lekarski), Beltz Verlag, Weinheim et Basel, 1987 (cf. Philippe Mesnard, Claudine Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, op. cit.).

[127] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés, op. cit., p. 50-60.

[128] Avant l’évacuation du camp d’Auschwitz, un groupe de juifs écrit un petit texte qui devait servir d’introduction à l’ensemble des écrits clandestins des déportés témoignant de leur condition, en voici une des phrases. À sa façon, elle dit, avant la fin de la guerre, que « plus personne n’ignorera », elle assurent déjà que si la connaissance des faits est importante, elle ne saurait suffire à transmettre l’expérience d’un peuple qui, abandonné de tous, savait qu’il était destiné à l’anéantissement : « Aussi ne s’agit-il pas ici pour nous de collecter faits et chiffres, de rassembler de froids et secs documents – ce se fera même sans nous. On pourra sans notre aide reconstituer l’histoire d’Auschwitz. Comment on mourait à Auschwitz, il y aura des images, des témoins, des documents pour le raconter » (« Le recueil d’Auschwitz », initialement publié dans les YIVO Bleter, n° 27, printemps 1946, republié, avec une traduction du yiddish de Batia Baum, dans Des Voix sous la cendre, Georges Bensoussan, Philippe Mesnard, Carlo Saletti (dir.), Revue d’histoire de la Shoah. Le monde juif, éd. CDJC, n° 171, janvier-avril 2001, p. 162-167, pour la présente citation : p. 164.).


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Référence bibliographique : MESNARD, Philippe. Primo Levi, du Rapport sur Auschwitz à la littérature. Texto ! décembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Mesnard_Levi.html>. (Consultée le ...).