UNE LARME BAUDELAIRIENNE
ESSAI DE DESCRIPTION MORPHOSEMANTIQUE DE TRISTESSES DE LA LUNE

Régis MISSIRE
Université de Toulouse le Mirail

(A paraître dans Champs du Signe, concours et recherche, 2005, n°20, Editions Universitaires du Sud)

Tout à l'heure il aimait les mots d'amour, l'alcôve fermée, la femme frémissante et évanouie la gorge étendue ; il aimait les soupirs, les baisers, les longues pâmoisons, les yeux noyés de larmes ; il aimait la danse ivre, folâtre, longue chaîne amoureuse ; il aimait les resplendissantes clartés, la lune argentant les pelouses vertes, il aimait le mystère des bois, le parfum des fleurs ; il aimait toutes ces choses qui navrent l' âme et la font fondre en délices.

Gustave Flaubert, Smarh

Le 13 juillet 1857, Flaubert, remerciant Baudelaire de son envoi des Fleurs du Mal, lui écrit ceci : "Il faut que je vous dise [...] que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la Lune." Une semaine plus tard, Sainte-Beuve renchérit : "J'aime plus d'une pièce de votre volume, ces Tristesses de la Lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque poète anglais contemporain de Shakespeare." Le lecteur éventuellement ému est prestement rappelé à l'ordre par l'euphémisme de Claude Pichois : "On saisit ici — Flaubert et Sainte-Beuve n'étant pas entrés ou n'ayant pas voulu entrer très avant dans l'intelligence des Fleurs — ce qui unit Baudelaire à la sensibilité de son temps. Il est facile de deviner ce qui l'en sépare." (1975, p. 949). Moins confiant dans la sagacité de son lecteur, John E. Jackson complète utilement : "Ce sonnet d'un romantisme attardé et d'un érotisme mièvre nous paraît [...] l'un des moins représentatifs des Fleurs." (1999, p. 298). Peu soucieux de jugement esthétique, le pourtant très moderne logiciel Hyperbase d'Etienne Brunet propose un résultat inverse : Tristesses de la Lune serait, après Le Balcon, le poème le plus représentatif des Fleurs du Mal. [1]

Sans s’aventurer à comparer les performances herméneutiques d’exégètes baudelairiens et d’un logiciel de lexicométrie, on trouvera dans cette disparate évaluative et statistique un motif d'intérêt pour un poème peu étudié :

TRISTESSES DE LA LUNE

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse ;
Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d'une main distraite et légère caresse
Avant de s'endormir le contour de ses seins,

Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l'azur comme des floraisons.

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poëte pieux, ennemi du sommeil,

Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil [2].

Cette étude met en oeuvre les propositions de François Rastier défendant une conception morphosémantique [3] du texte. Rappelons-en les grandes lignes. La conception morphosémantique développe l’hypothèse de la perception sémantique, pour laquelle l’interprétation s’apparente bien davantage à la reconnaissance de formes et de fonds qu’au calcul. Les fonds sont des faisceaux d’isotopies et les formes des groupements stables de sèmes (molécules sémiques) articulés par des relations structurales qui contrastent sur ces fonds. L’interprétation se conçoit alors comme une activité perceptive qui consiste à « élaborer des formes, établir des fonds, et faire varier les rapports fond-forme » (Rastier, 2001, p. 48). Mettant au centre de ses préoccupations le problème de la discrétisation des fonds et des formes, la description morphosémantique permet de compléter la conception distributionnelle du texte, et de dépasser l’élémentarisme d'une linguistique du signe : les unités ne sont pas données d’emblée puis concaténées dans un mouvement intégratif second, mais constituées dans les parcours interprétatifs ; aussi leur empan est-il bien rarement celui du mot. Le texte, bien plus qu’une suite de symboles, doit alors se concevoir comme un cours d’action sémiotique, temporalisé et rythmé, dont la description s’efforcera de restituer les moments réguliers et singuliers. L’approche morphosémantique se donne ainsi, par image, les moyens d’appréhender la prosodie du contenu, centrale pour l’étude de la textualité. Surtout, l’appropriation du thème perceptif comporte une dimension constitutivement esthétique qui rend stimulante sa confrontation aux textes littéraires appréciés comme relevant des arts du langage.

Outre l’établissement et la caractérisation des fonds sémantiques (1), l’étude comprend deux moments principaux : une analyse de l’impression référentielle [4] dans les neuf premiers vers, où l’on montre que l’intrication tropologique induit une forte instabilité du mode mimétique [5], particulièrement critique dans l’interprétation des anaphores (2). Le dégagement d’une séquence dialectique simple nous servira ensuite d’interprétant pour évaluer l’appropriation thématique du topos de la Lune dans le sonnet, et plus largement dans l’œuvre poétique de Baudelaire (3) : contrastant Tristesses de la Lune sur le recueil, on ne s’interdira donc pas, incidemment, de revenir sur la question de la représentativité.

1. Fonds sémantiques

Décrire des fonds consiste à établir des isotopies, évaluer leurs variations internes, leur regroupement et leur distribution.

1.1. Trois isotopies

Voici le relevé de trois isotopies spécifiques, mises à profit dans la suite de l’étude :

 

—rondeur—

—mollesse—

—clarté—

Remarques :

‘lune’
‘rêve’
‘paresse’
‘coussins’
‘distraite’
‘légère’
‘caresse’
‘s’endormir’
‘contour seins’

+


+




+

 
+
+
+
+
+
+
+
+

+


(+)




(+)

- Les traits horizontaux figurent la séparation des quatrains et des tercets.

- Les syntagmes étant le site privilégié des propagations sémiques, nous les avons reportés dans le relevé : les groupements en faisceaux des isotopies, soulignés en gras, apparaissent ainsi plus clairement.

- Entre parenthèses figurent les actualisations qui requièrent des interprétants externes, notamment des topoï  : —clarté— pour ‘yeux’ se comprend ainsi dans une reprise du topos pétrarquiste, dont on peut attester la présence chez Baudelaire (cf. Le Flambeau vivant, ou Sonnet d’Automne qui précède Tristesses de la Lune) ; pour ‘seins’, la valeur /blanc/ de —clarté— est motivée par un faisceau massif de corrélation ‘seins’/’blanc’ dans la poésie  du XIXe. Ces actualisations, qui sont des interprétations, restent ouvertes à la discussion, et seront justifiées pour certaines dans la suite de l’analyse.

‘dos satiné’
‘molles avalanches’ 
‘mourante’ 
‘se livre’ 
‘pâmoisons’ 
‘promène’ 
‘yeux’ 
‘visions blanches’ 
‘azur’ 
'floraisons’ 

(+)





+

+
+

+
+
+
+

+
(+)




(+)
+
+
(+)

‘globe’
‘langueur oisive’
‘laisse filer’
‘larme’

+


+

(+)
+
+

(+)


+

‘sommeil’
‘creux’
‘larme pâle’
‘irisé’
‘opale’
‘cœur’
‘yeux du soleil'


+
+


+
+

+ => -



+
+
+

+

Tab. 1. Trois isotopies spécifiques

1.2. Sèmes, modulations de l’isotopie, et mouvements textuels

Pour une isotopie donnée, le passage du global au local doit s’entendre comme la caractérisation de la valeur prise par l’isotopie en une zone de localité du champ perceptif : une isotopie n'est en effet pas égale à elle-même en tout point du texte. Considérant —clarté— :

la variation appliquée à un gradient qui opère sur l’isotopie (ici un gradient d’intensité) permet de comprendre comment celle-ci, tout en conservant son unité, peut être le siège de modulations internes qui affectent l’identité des valeurs qu’elle prend dans le texte ; celles-ci, qui indexent toujours des localités du champ, sont susceptibles d’être relues comme des sèmes, c'est-à-dire des contours de formes (/pâle/, /blanc/, etc.) [6]. L’attention portée à ces modulations isotopiques donne accès à la description de mouvements sémantiques au palier textuel : —clarté— fait ainsi l’objet d’un crescendo régulier du premier au dernier vers. On pourrait montrer de la même manière que —mollesse— atteint son acmé au vers 6 (‘mourante’, ‘pâmoisons’) avant de disparaître après le vers 9.

1.3. Remarques sur la lexicalisation de l’isotopie

La conception de l’isotopie comme qualification d’un aspect global du texte appelle commentaire quant à la question de sa lexicalisation. Il s’agit en effet de rendre compte du fait que cette dénomination doit pouvoir subsumer l’ensemble des valeurs sémiques qui réaliseront localement l’isotopie. Voici deux illustrations de cette question, pour —mollesse— et —rondeur— :

mollesse — Avant de trouver la lexicalisation —mollesse— nous cherchions à rendre compte tout à la fois (i) d’une certaine activité de faible intensité (‘rêve’ , ‘caresse’, ‘promène’ etc.), qui défendait pourtant de retenir —passivité— ; (ii) d’une certaine forme d’affection, dont —passivité— pouvait rendre compte (‘paresse’, ‘distraite’ , ‘pâmoisons’, etc.) ; enfin (iii) d’une certaine caractéristique d’« objets » (‘coussins’, ‘seins’, ‘molles avalanches’).  —mollesse— s’était imposé faute de mieux, et à titre provisoire. Pourtant, voici ce que propose le Robert pour ‘mollesse’ :

On note que, outre « coussin », « paresse », et « langueur », qui apparaissent dans le texte, on trouve des lexicalisations analytiques de sémèmes du texte (« perdait conscience » => ‘mourante’, ‘s’endormir’ , ‘pâmoisons’), ou l’indication d’une dimension  (« mollesse des chairs » => ‘seins, ‘dos satiné’). Autrement dit, la polysémie d’acceptions dont le lexème « mollesse » fait l’objet est ce qui rend possible le passage de —mollesse— par différents points du texte, chacun se spécifiant dans un domaine ou une classe lexicale distincte.

rondeur— Nous avions dans un premier temps retenu la lexicalisation —convexité—. Mais cette dernière, bien que correcte, est d’emblée bien trop définie et ne manifeste pas de signification générique qui pourrait ensuite se spécifier dans diverses acceptions. En revanche, —rondeur­—, paraît plus productive : outre qu’elle permet de subsumer /convexe/ et /concave/, elle témoigne d’affinités avec —mollesse— [8] et —clarté— [9] dans la poésie romantique et symboliste ; aussi la recherche de cette généricité ne doit-elle pas s’exercer en s’abstrayant de l’espace des normes, poétiques ou non, qui régit les productions linguistiques [10].

Retenons alors le principe suivant : alors que pour la lexicalisation d’un sème on cherchera un lexème ou une lexie monosémique (ex. /convexité/), la lexicalisation d’une isotopie devrait dans la mesure du possible s’efforcer de porter une signification générique (ex. —rondeur—).

1.4. Configurations et reliefs du texte

La linéarisation syntagmatique du signifié peut se faire selon des configurations rythmiques remarquables [11] : dans les deux premiers quatrains, —rondeur— et —clarté— se groupent ainsi en faisceau et alternent avec —mollesse—, qui occupe le centre des quatrains, produisant deux configurations en chiasme liées aux vers 4 et 5.

Outre les variations continues dont témoignent les mouvements textuels, il arrive que se produisent en certains lieux des fractures ponctuelles qui le partagent en grandes zones. Ces ruptures peuvent être codifiées par des conventions rhétoriques ou poétiques : c’est le cas de la volte dans le sonnet, qui se produit en général entre le vers 11 et 12. Dans Tristesses de la lune, le phénomène d’inversion est massif :

Vers 1-10

Vers 11-12

‘Lune’/’Beauté’ ->
/duratif/ /statif/ ->
/mollesse/ ->
/sommeil/ ->
/convexité/ ->
LOC : /contact/ ->
/haut/ ->
/étendu/ ->
/nocturne/ ->
 

‘Poëte’, ‘larme’
/ponctuel/ /évolutif/ 
/ardeur/ (cf. ‘pieux’, piété : fervent attachement…)
/veille/ (cf. ‘ennemi du sommeil) 
/concavité/ (cf. Dans le creux de sa main)
LOC : /intérieur/
/bas/
/concentré/
/diurne/

Tab. 2. La volte dans Tristesses de la Lune

La description isotopique établit ainsi des fonds sémantiques, et correspond à un premier temps de la perception sémantique foncièrement global et homogénéisant. La construction des formes dégage des contrastes significatifs sur cette "toile de fond".


2. Formes sémantiques : étude de l'impression référentielle dans les 9 premiers vers

Un complexe sémique est une forme sémantique dont la description s'efforce de détailler la construction, la transposition sur différents fonds (qui engage transformations), et l'éventuelle disparition. L'invariant de ces transformations est une molécule sémique. Nous proposons d'appeler morphologie sémantique une structure stabilisée reliant un fond et une forme sémantique [12].

2.1. Une première série de réécritures

Une première lecture opère une salve de réécritures s’autorisant de la métaphore du vers 1 et de son développement dans le huitain à partir de la structure comparative du vers 2. La ‘lune’ étant comparée (isotopie comparée i1 //céleste//) à une ‘beauté’ féminine (isotopie comparante i2 //terrestre//), on produit les connexions métaphoriques et symboliques suivantes [13] :

Où :  : réécriture ;  : comparaison ;  : indexation sur une isotopie ; CS : complexe sémique extrait. i1 : //céleste// ; i2 : //terrestre//

Voici le détail des complexes sémiques permettant les réécritures :

Considérés comme des formes sémantiques, les complexes sémiques sont notamment constitués de sèmes correspondant aux valeurs prises par les isotopies en différentes localités du texte. ­— clarté— par exemple se retrouve dans les cinq complexes sémiques avec les valeurs /pâle/, /blanc/, /lumineux/, /transparent/ et /lumineux/. Mais ces complexes sémiques accueillent également des parties de formes plus fugaces, comme [/pluralité/, LOC : /contact/] (« Sur de nombreuxcoussins», « sur le dos des molles avalanches »).

Sans nier absolument la validité de ces premières réécritures, qui signent une lecture conjonctive de la métaphore (et cursive du huitain), un examen attentif révèle un fonctionnement autrement complexe.

2.2. Intrication métaphore/comparaison/hypallage : l'activité sémantique des huit premiers vers

Les commentateurs ont noté que Baudelaire « décrit l’astre en se servant de termes “psychologiques” : rêve, s’endormir, mourante, pâmoisons — et la femme en termes plastiques : le contour de ses seins » (Hubert, 1993 : 63). Précisons l’articulation de ce qui semble une forme d’hypallage double.

Convenons de segmenter le huitain en trois parties : I (vers.1), II (vers 2-4), III (vers 5-8). Le premier vers active de façon compacte une personnification topique de la lune via une métaphore prédicative [17] (« la lune rêve ») que développe la suite du huitain. La partie II amorce une comparaison (« Ainsi que ») dont elle expose le comparant [18], la partie III en exposant le comparé. Aussi la comparaison qui se développe sur II et III semble-t-elle s’offrir comme un développement de l’énoncé métaphorique de I ; on s’explique ainsi que II, en tant que comparant de la comparaison, soit parfaitement isotope avec ‘rêve’ et ‘paresse’, indexés sur l’isotopie comparante de I. Mais les choses se complexifient dans III : alors que la lexie comparative qui régit la relation entre II et III induit l'attente d'une lexicalisation du domaine //céleste// dans III, c'est-à-dire une rupture de l'isotopie //terrestre//, le quatrain développe en fait la métaphore de I sur l'isotopie //terrestre//. Schématiquement :

L’insertion de la relation Ca3=>Cé3 dans la structure comparative englobante Ca2=>Cé2, que l’on peut sténographier Ca2=>(Ca3=>Cé3), est l’une des conditions de l’effet interprétatif produit, qui réside dans une perception sémantique complexe inversant localement l’orientation métaphorique. Cette inversion est facilitée par une sorte d’hypallage textuelle entre I et II : à la personnification de la lune dans I répond la caractérisation de ‘beauté’ dans II par les sèmes /convexité/ et /clarté/, qualités plastiques ordinaires de la lune [19]. Synthétisons ce parcours interprétatif :

(i) la première condition du parcours est la « remontée » de Ca3 en position Cé2 ; Ca2 et Cé2 se trouvent alors isotopes par rapport à //terrestre//.

(ii) la seconde condition est la partie d’hypallage de Ca2 où ‘beauté’ est caractérisée par /convexité/ et /clarté/ ; Ca2 et Cé2 sont alors également isotopes par rapport à ces deux isotopies.

(iii) L’interprétant du parcours est la structure comparative « ainsi que » qui induit une opération de dissimilation entre Ca2 et Cé2.

(iv) le résultat du parcours est alors une transaction actorielle qui installe la ‘beauté’ comme « foyer » de la métaphore.

Cette inversion est localisée sur III. Pourtant, le parcours interprétatif global garde pour ainsi dire en mémoire la préparation thématique du titre et du premier vers. Considéré dans son ensemble, le huitain se présente ainsi comme le lieu d’une « multistabilité perceptive » [20], divers interprétants faisant pencher la balance vers l’un ou l’autre des percepts [21] :

 

comparé

comparant

interprétants


Percept 1


‘LUNE’


‘beauté’

titre du poème
métaphore de I (v.1)

Percept 2

‘BEAUTÉ’

‘lune’

continuation isotopique II/III (v.3-8)

Tab. 3. Multistabilité perceptive dans les vers 1-8

L’interprétation du pronom « elle » (v.6) emblématise cette oscillation perceptive ;  notamment, la distance entre le pronom et l’antécédent ‘lune’ (6 vers, séparés par une pause forte à la fin du premier) favorise son investissement par ‘beauté’.

Outre l’inversion de l’orientation métaphorique, l’indétermination actorielle est également entretenue par les vers 7 et 8 : les comparaisons/métaphore des vers 1 à 6 reposent, on l’a vu, sur l’opposition des domaines //terrestre// et //céleste// (et, bien sûr, des dimensions //animé// et //inanimé//) qui implique l’opposition spatiale /haut/ vs /bas/ ; Or cette opposition se trouve neutralisée pour ‘lune’ et ‘beauté’ dans les vers 7 et 8, car relativement à |‘étoiles’|, ‘lune’ et ‘beauté’ coïncident en position /bas/. |’étoiles’| remplit ainsi une fonction de tertium comparationis qui renforce le rapprochement de ‘lune’ et ‘beauté’. Schématiquement :

 

/haut/

/bas/

v. 1-6

‘lune’

‘beauté’

v. 7-8

|’étoiles’|

‘lune’, ‘beauté’

Tab. 4. ‘lune’ et ‘beauté sur l’isotopie spatiale

2.3. Emergence d’une morphologie

Si la description en termes de multistabilité perceptive permet d’approcher l’effet produit sur la perception sémantique par l’intrication singulière d’une métaphore, d’une comparaison, et d’une hypallage, elle reste cependant insuffisante. Encore trop dépendante d’une conception exclusivement disjonctive (percept 1 ou percept 2) qui devrait être nuancée, elle implique également que chacun des percepts soit d’emblée stabilisé et situé dans des ordres de repérages (comme les classes de définition), ce qui s'avère régulièrement délicat [22]. Il faut en effet concevoir que le flottement actoriel dont le second quatrain est le site a pour effet de valoriser l'aspect figural commun aux deux percepts en le faisant passer au premier plan : ne pouvant stabiliser l'impression référentielle, le parcours interprétatif va ainsi aboutir à la typification d'un invariant perceptif, une molécule sémique, qui sera le modulo des complexes sémiques permettant les connexions métaphoriques et symboliques, dans le cas présent [/convexe/, /clarté/]. On récupère ainsi le faisceau d'isotopies que l'on avait relevé précédemment, mais avec un statut différent puisqu'il accède ici au statut de forme sémantique. Pour se convaincre que la distinction faisceau d'isotopie/forme sémantique n'est pas byzantine, on notera que — mollesse— ne fait pas l'objet d'une semblable élection : bien que massive dans le huitain, elle n'apparaît que sur l'isotopie //terrestre// et ne motive aucune connexion, hormis dans CS2. Ceci nous permet de décrire la morphologie sémantique principale du huitain [23] :

Cette morphologie sémantique [24] n’a pour ainsi dire pas de signifiant isolable au palier de la lexie ou du syntagme : « contour de ses seins », par exemple, lexicalise les trois valeurs, mais on ne peut les structurer en fond et forme qu’au palier supérieur ; on trouve là une raison essentielle pour échapper au modèle du signe.

On arguera peut-être que cette description ne fait que reformuler la vénérable question de l’analogie sous les habits neufs de la morphosémantique ; mais l’essentiel pour notre propos est ailleurs : si [/convexe/, /clarté/] revêt une saillance perceptive remarquable dans le sonnet, ce n’est pas seulement parce que l’on a une métaphore entre ‘lune’ et ‘beauté’, mais surtout parce que l’orientation de cette métaphore s’inverse dans le second quatrain. On pourra ainsi distinguer la prégnance du faisceau [ — rondeur—, —clarté—] dans le premier quatrain de la saillance de [/convexe/, /clarté/] dans le second, le passage de l’un à l’autre s’entendant alors littéralement comme une morphogenèse.

D’autres indices viennent au demeurant confirmer le caractère stratégique du second quatrain quant à l’aspect figural du sonnet. On y observe en effet une variation significative par rapport au premier : alors que dans les vers 2-4, tous les comparants s’indexent immédiatement sur l’isotopie //terrestre//, les deux syntagmes « molles avalanches » (v.5) et « visions blanches » (v.7) se caractérisent par leur indifférence aux domaines //terrestre// et //céleste//, bien qu’ils se réécrivent aisément sur les deux isotopies (cf. fig. 2) : « avalanches » par exemple semble devoir s’entendre [25] dans un sens grammaticalisé de type « déterminant quantifieur nominal », et on retiendra principalement les sèmes /pluralité/ et /mouvement descendant/, ce dernier parce qu’il fait écho au /mouvement ascendant/ du vers 8. La généricité transdomaniale que manifestent ces deux syntagmes, bien qu’elle n’investisse pas nécessairement la morphologie principale du quatrain, témoigne d’un phénomène du même ordre : la disparition momentanée d’un fond, ici d’une isotopie générique, contribue à l’émergence de la forme.

2.4. Quel est « ce globe » ?  L'interprétation du vers 9

Le vers 9 offre une confirmation a posteriori [26] de la lecture que nous avons proposée du second quatrain. Il en continue et en amplifie l'activité sémantique. Quelle valeur référentielle alloue-t-on en effet à "ce globe" ? La présence de l'adjectif démonstratif aiguise encore la question : on a souvent remarqué la spécificité des démonstratifs [27], entre anaphore et déixis, et pour les emplois déictiques, une indétermination foncière liée à leur qualité de token -réflexifs ; pour Kleiber par exemple  « Signaux opaques incomplets, ils [les démonstratifs— RM] invitent l’interlocuteur à chercher dans la situation d’énonciation de l’occurrence démonstrative quel est le référent en question mais [ils] ne le montrent ni ne le localisent » (Kleiber, 1983, p. 115) ; Gary-Prieur note également que le démonstratif « (i) attire l’attention sur un objet identifié ; (ii) ne suffit pas à identifier cet objet » (Gary-Prieur, 1998, p. 13). Pour les emplois anaphoriques, plusieurs auteurs (De Mulder, 1998 ; Marandin, 1986) soulignent la valeur de rupture du démonstratif : « l’emploi d’un démonstratif a pour effet d’isoler le référent et de le détacher du contexte précédent, marquant ainsi une rupture avec celui-ci. On comprend par conséquent que les démonstratifs soient aussi employés pour présenter le référent comme saillant » (De Mulder, 1998, p. 24). Précisons. Le rôle de sommation de l’anaphore intervient au titre de la continuité sémantique ; cette continuité peut se préciser si l’on souligne que le lexème déterminé dans le syntagme nominal réalise une lexicalisation compacte, d’une forme potentiellement diffuse dans la proposition antécédente [28]. Considérons les deux extraits suivants :

Dans (1) « rotondité » et « extériorité » lexicalisent les sèmes /rondeur/ et /convexité/ de ‘seins’ ; dans (2) « gibbosités » lexicalise les sèmes /convexité/ et /concavité/ de ‘creusé’, ‘creux’, ‘creuses’, ‘orbites’, ‘saillants’, ‘cavités’. Au titre de la rupture, ce qui fait la spécificité du démonstratif est d’opérer un décrochage dialectique en thématisant un nouvel acteur dont le contenu consiste précisément dans la sommation des valeurs antécédentes sélectionnées par propagation d’isotopie. On parlera dans ce cas, d’anaphorique générique. Voyons alors comment le caractère hautement réceptif du démonstratif aux effets de contexte est mis à profit dans le vers 9.

Une première possibilité consiste à lire le vers 9 comme un embrayage énonciatif à valeur déictique (parallèle au "Ce soir" du premier vers) et "ce globe" est alors le lieu de résidence terrestre du foyer énonciatif. Cette lecture s'autorise d'interprétants convaincants :

(i) la transition du huitain au sizain favorise le parallélisme des vers 1 et 9, le déterminant dans "ce soir" pouvant difficilement supporter une interprétation anaphorique.

(ii) Le morphème "quand", signale généralement une incidence temporelle et/ou aspectuelle.

(iii) Une acception lexicale de "globe" dans le domaine astronomique.

(iv) La présence du "poëte pieux", plausiblement terrestre, et vraisemblablement co-indexé à "ce globe" [29].

Cette lecture, référentiellement cohérente, fait pourtant peu de cas de l'activité sémantique du huitain qui précède le vers 9. Si l'on admet que la cohésion sémantique détermine partiellement la cohérence référentielle, on pourra noter que :

(i) l'indétermination référentielle du pronom "elle" dans le vers 6 se réplique dans le pronom "elle" du vers 10 ;

(ii) la force [30] de la morphologie [(/convexe/, /clarté/) (ATT) — mollesse—] dans le second quatrain en fait une candidate crédible pour une lecture anaphorique générique du syntagme "ce globe", particulièrement dans le contexte "en sa langueur oisive" ;

(iii) l'unité pertinente n'est pas tant "ce globe" que "sur ce globe" où l'on identifie une spécification locative de la morphologie : [[(/convexe/, /clarté/) (ATT) — mollesse —]( LOC) : /contact/] déjà rencontrée dans "sur de nombreux coussins" (v. 2) et "sur le dos satiné des molles avalanches" [31] (v.5) ;

(iv) spécifiant l’anaphorique générique de (ii), "seins" (v.4) et "yeux" (v. 7) peuvent faire ainsi faire l'objet de la reprise anaphorique : tout d'abord, on relève dans le discours poétique de nombreux emplois attestés de "globe" comme corrélat de "yeux" et de "seins" [32]. "yeux" est par ailleurs directement isotope avec "larme" (v.10) ; pour "seins", on argumentera dans la section suivante la réécriture de "larme pâle"(v.12) par |'lait'|. Que 'seins' et 'yeux' puissent faire l'objet de la reprise n'est sans doute pas fortuit : on les trouve en effets comparés à deux reprises dans le recueil : "Tes deux beaux seins, radieux/ comme des yeux" (A une mendiante rousse) ; "Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,/Elle appelle des yeux la race des humains"(Allégorie) [33].

Le vers 9 dramatise ainsi la tension interprétative décrite dans le huitain. Ici aussi, il ne s’agit pas tant de trancher sans reste en faveur de l’une des possibilités, mais bien plutôt de reconnaître qu’elles sont savamment ménagées par le sonnet. On peut cependant les hiérarchiser en comparant la force respective des faisceaux d’interprétants. Pour les interprétants externes, on accordera ainsi un poids supérieur aux emplois de ‘globe’ pour ‘yeux’ et ‘seins’ par rapport à son acception [34] dans le domaine astronomique. Pour les interprétants internes, on peut synthétiser leur dissymétrie en la représentant sur un réseau sémantique : si l'on appelle [F] la forme sémantique [/convexe/, /clarté/], [M] la morphologie [[/convexe/, /clarté/] (ATT) — mollesse—], et [M(LOC])] sa caractérisation par /contact/ :

Où :  : indexation/réécriture sur une isotopie ;   : connexion par extraction de sèmes communs.

Prenons bien garde que les doubles flèches ne représentent pas des réécritures, mais simplement des connexions par extraction de sèmes communs. On figure ainsi la structuration des 9 premiers vers du texte par rapport à la morphologie M. Les poids des connexions ne sont pas équivalents :

[M[LOC]] > [M] > [F] > /convexité/

On entre dans le réseau par ‘globe’ et l’on suit les flèches de réécritures en observant la connectivité des trois points d’arrivée : |’terre’|, ‘seins’, ‘yeux’. Le point d’entrée correspond au lieu du texte dont l’interprétation nous intéresse, ici « globe » ; le début du parcours selon les réécritures possibles permet de limiter la connectivité galopante du réseau : on pourrait dans le cas contraire affirmer que ‘lune’ est immédiatement connectée à ‘globe’, et comme ‘lune’ est connectée (connexions non-représentées) par [F] à tous les nœuds du réseau sous la ligne horizontale, il ne serait plus possible de hiérarchiser les réécritures. Si l’on convient d’évaluer la force d’une réécriture tout à la fois par le poids de la connexion de la réécriture et par le produit du nombre et du poids des connexions qu’entretient chaque nœud réécrit, il apparaît très clairement que la force de la réécriture |’terre’| est nettement inférieure à celles de ‘yeux’ et de ‘seins’(i.e leur reprise anaphorique). Il apparaît aussi, que ‘seins’ a une force sensiblement supérieure à ‘yeux’, non par le nombre des connexions mais par leur poids [35].

On pourra synthétiser nos conclusions dans un tableau (ou [m] : [[/convexe/, /clarté/] (ATT) — mollesse—]) :

 

PERCEPT 1
(v.1-4)

PERCEPT 2
(v.4-8)

PERCEPT 3
(v.9)

Activité sémantique

Installation de la comparaison/métaphore

inversion de l’orientation et émergence de m

intensification de percept 2

Centre du champ

LUNE

BEAUTÉ
[m]

BEAUTÉ
[m]

 
Périphérie du champ

 
beauté

 
lune

 
lune

Tab. 5. Synopsis de la perception sémantique des vers 1-9

La caractéristique principale des 9 premiers vers à l’égard de l’impression référentielle, nous paraît donc tenir en deux points :

(i) tout d’abord la multistabilité percept1/percept2-percept3, qui culmine dans le vers 9. Bien que les arguments en faveur d’une résolution sur percept2-percept3 paraissent convaincants, on jugera cette multistabilité, ne serait-elle que transitoire, comme constitutive de l’activité sémantique des 9 premiers vers quant à leur mode mimétique.

(ii) ensuite, la promotion d’une morphologie sémantique M, rendue présente [36] dans le champ du fait de la multistabilité.

Que la forme sémantique de cette morphologie renvoie à la modalité visuelle explique sans doute que les commentateurs aient cherché une source picturale pour ce sonnet [37]. On rappelera que la promotion d’une forme mobilisant la modalité visuelle, et le passage corrélatif dans le fond des thèmes domaniaux qu’elle investit, n’est pas un fait isolé chez Baudelaire : dans une strophe autographe ajoutée aux Bijoux [38] il formule ainsi « le vœu que le sujet même passât au second plan et qu’on ne vît dans la pièce qu’une intention plastique » [39].


3. Appropriation idiolectale du topos de la Lune

3.1. Composante événementielle : la fonction du don

La dissolution de la morphologie [(/convexe/, /clarté/) ATT — mollesse—] qui coïncide avec l'inversion massive des valeurs à partir du vers 11 change significativement la physionomie du poème. Parallèlement, se constituent les niveaux événementiel et agonistique, qui engagent respectivement des relations (fonctions pour le niveau événementiel et séquences pour le niveau agonistique) entre acteurs et types d'acteurs [40]. De même qu'une molécule sémique se constitue par l'extraction d'invariants à partir de complexes sémiques, les séquences du niveau agonistique s'élaborent par l'extraction d'invariants dans les fonctions du niveau événementiel : au minimum, la structure actancielle commune aux relations entre acteurs. Comme le niveau dialectique de Tristesses de la lune est élémentaire, on reconnaît d'emblée une fonction [41] triactancielle typique, celle du don [42]. En voici le graphe actanciel [43], repris de Rastier 1989 :

On pourra en première approximation identifier acteur 1 à 'lune'/'beauté', acteur 2 à 'larme' et 'acteur 3' à 'poëte'

3.2. De la lune à la Lune

Si dans le premier huitain la 'lune' minuscule se définit dans le domaine //céleste//, l'apparition du "poëte" au vers 11 transforme le mode herméneutique et mimétique du texte : le domaine //poésie// dans le contexte 'lune' induit en effet l'activation du topos de la Lune tel qu'on le rencontre dans la tradition poétique et mythologique. Ce point est d'importance car il commande également une rétrolecture du huitain selon un autre mode herméneutique ; on notera l'incidence d'indices de "bas niveau" sur le mode herméneutique : l'édition de 1868 voit la lune et le soleil flanqués de majuscules qui affaiblissent notoirement la lecture que nous avons proposée du huitain. Si, comme on peut le supposer, la modification typographique est de Banville, elle détermine une interprétation qui nous prive pour ainsi dire de la moitié du poème.

L'objectif de l'étude devient alors d'exposer l'appropriation du topos et les transformations liées à sa contextualisation dans le sonnet et dans l'oeuvre poétique de Baudelaire. Voici, qui sera justifié infra, le topos [44] que nous mobilisons dans la description :

3.3. Les domaines //céleste// et //poésie//

L'interprétant principal est ici la présence du 'poëte pieux' au vers 11, qui permet d'actualiser l’isotopie domaniale //poésie//. Nous ne nous étendrons pas sur le symbolisme lune/muse dans le domaine poétique. Rappelons cependant la muse Luna dans la poésie néopétrarquiste [45]de Benedetto Gareth, et sa transposition, guerrière et inquiétante, avec la Diane triple chez Scève (Délie), d’Aubigné, Jodelle, etc. La reprise chez Keats (Endymion, 1818) des thèmes néoplatoniciens de la renaissance anglaise identifiera le poète à Endymion et la lune à sa muse [46]. Des interprétants internes aux Fleurs du mal concordent : (i) « visions » n’apparaît que trois fois dans le recueil et toujours lié à l’isotopie //poésie//  ; outre Tristesses de la lune, dans La muse malade : « Ma pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?/Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes » et Une Martyre, où « visions » entre en comparaison avec |'fleurs’| via « renoncule », et l’on sait que les poèmes du recueil sont des « fleurs maladives » ; (ii) dans La muse vénale, la muse est en relation avec ‘lune’ : « Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées/Aux nocturnes rayons qui percent les volets ? » ; au titre de l’inspiration, dans Les yeux des pauvres, le topos des yeux de l’amante/muse comme voie d’accès à l’Idéal est lunaire : « je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le caprice et inspirés par la Lune »; cf. aussi Le vin du solitaire, où « Le regard singulier d’une femme galante/Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc/Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant/Quand elle veut y baigner sa beauté nonchalante » est comparant du « vin » dans la classe des adjuvants de la création poétique. [47]

La validation du topos externe par des interprétants internes permet un retour sur le sonnet. On pourra ainsi voir dans « une beauté » (v.2), bien qu’elle soit grammaticalement indéfinie et typographiquement minuscule, une guise discrète de la Beauté monumentale du sonnet XVII, et dans « l’azur » (v.8), l’espace de l’|’idéal’|. Les « visions blanches » (v. 7) comparées à des « floraisons » (v.8) pourront se réécrire |’poèmes’| [48]. « ennemi du sommeil » (v. 11), dans lequel Richter (2001, p. 642) propose de voir une allusion à la |‘veille’| chrétienne (certes isotope avec ‘pieux’), pourra surtout, selon nous, se lire comme la transformation par négation [49] du topos « Endymion endormi » sur l’isotopie //poésie//.

3.4. Les domaines //céleste// et //amours//  

3.4.1. Un thème baudelairien

On pleure beaucoup chez Baudelaire ; et les larmes de l’amante sont à ce point désirées qu’on a parlé de sadisme [50]. On commencera par noter, comme indice d'importance, que ‘larme’, rencontré à deux reprises dans le texte, est le premier sémème directement isotope avec ‘tristesses’ du titre. Remarquons également que sur —clarté—, ‘larme’ conjoint presque l’ensemble des valeurs (/transparent/, inhérent ; /pâle/, afférent contextuel ; /irisé/, afférent contextuel) de l’isotopie.

Sur l’isotopie //amours// on reconnaît plus spécifiquement l’instanciation d’un important thème [51]baudelairien, celui de la « larme dans le cœur » : [[’larme’]LOC [‘cœur’]] dont voici quelques occurrences « […] le magnifique fleuve/De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux » (Le masque) ; « Et dans mon cœur qu’ils soûleront/Tes chers sanglots […] » (L’héautontimorouménos) ; « J’aspire, volupté divine !/Hymne profond, délicieux !/Tous les sanglots de ta poitrine » (Madrigal triste) ; « Puis, elle s’épanche, mourante,/ en un flot de triste langueur,/ qui par une invisible pente/Descend jusqu’au fond de mon cœur. » (Le jet d’eau) ; parfois, le sème /liquide/ suffit pour que l’on reconnaisse le thème : « Je crois boire un vin de Bohême,/Amer et vainqueur,/Un ciel liquide qui parsème/ D’étoiles mon cœur ! » (Le serpent qui danse [52] ) ; le sème /liquide/ peut justifier de parcours interprétatifs plus complexes, comme dans « Tu me déchires, ma brune,/[…]/Et puis tu mets sur mon cœur/Ton œil doux comme la lune.» (Chanson d’après-midi) où il faut actualiser le sème afférent /liquide/ de ‘lune’.

3.4.2. ‘lune’ et /liquide/

Il apparaît en effet que /liquide/ est très régulièrement un corrélat de ‘lune’ chez Baudelaire ; l’association se fait diversement : par propagation contextuelle dans une prédication « […] la lune verser son pâle enchantement » ; par propagation contextuelle au sein du syntagme : « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,/Ô vase de tristesse, Ô grande taciturne » (XXIV) ; par collocation : « La gerbe épanouie/en mille fleurs, où Phoebé réjouie/Met ses couleurs,/Tombe comme une pluie de larges pleurs » (Le jet d’eau), « Il était tard ; ainsi qu’une médaille neuve/La pleine lune s’étalait,/Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,/Sur Paris dormant ruisselait » (Confession ; cf. également supra : Le vin du solitaire) ; ou encore, dans Les bienfaits de la Lune, "Tu aimeras ce que j'aime, et ce qui m'aime : l'eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l'eau informe et multiforme [...]".

Ces éléments permettent d'apprécier l'appropriation idiolectale du topos [['lune'] COMP ['amante']] par son "accrochage" au thème [[(larme)] LOC ['coeur']], /liquide/ étant l'invariant. C'est ce que confirme une interrogation de la base Frantext sur la cooccurrence de ‘larme’ (également ‘pleurs’) et ‘lune’ dans le genre poésie : si la lune est, comme attendu, la spectatrice régulière et attendrie des larmes de l'amant et/ou du poète, nous n'avons rencontré aucune occurrence d’une métaphore du type « larme de la lune » [53].

3.4.3. Vénus et Sapho ?

Pierre Brunel, qualifiant Tristesses de la Lune de poème « masturbatoire » (Brunel, 1998), le rapproche de Femmes Damnées (Delphine et Hyppolyte), notant que l’on y trouve un « décor analogue de “ profonds coussins tout imprégnés d’odeur ” » ; l’hypothèse mérite attention. Sans assimiler tribadisme et onanisme, on notera effectivement que les poèmes saphiques [54] de Baudelaire évoquent les plaisirs solitaires ; ainsi dans Lesbos : « […] à leurs miroirs, stérile volupté !/Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,/ Caressent les fruits mûrs de leur nubilité » ; les Femmes Damnées « Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,/ L’écume du plaisir aux larmes des tourments. » [55]. Rapprochées par /stérilité/ [56], qui est une caractérisation topique de la lune, les deux pratiques ont également en commun de concilier larmes et volupté [57] : outre le vers de Femmes Damnées cité supra, on relèvera les « paresseuses larmes » d’Hyppolyte associées à la « stupeur » et à la « morne volupté », qui font évidemment écho à la « langueur oisive » et aux « pâmoisons » de Tristesses de la Lune. On serait tenté alors de doubler la réécriture |‘amante’| de ‘beauté’ par |’femme damnée’| et de ‘larme’ par |’écume du plaisir’| ; ces réécritures permettraient notamment une reprise sur l’isotopie //poésie// puisque dans Lesbos, Sapho [58] est explicitement évaluée sur //amours// et //poésie// (« De la mâle Sapho, l’amante et le poëte»), et comparée d’ailleurs trois fois à Vénus : « Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho ! ». La relation entre la Sapho mythique et les Femmes Damnées apparaîtrait ainsi comme une transposition du topos antique de l’opposition entre les Vénus céleste et terrestre (|‘amante’|), l’« écume du plaisir » transformant le topos des « larmes de Vénus ».

Tempérer ces réécritures permettra de préciser un point de méthode : le parcours de l’œuvre est en effet motivé par la constitution du thème de la Lune dans le recueil et sa relation avec la forme sémantique du graphe triactanctiel du don. Or les poèmes « lesbiens » convoqués n’instancient la fonction dialectique caractérisant le poëte/amant comme destinataire de la larme/inspiration que de façon très diffuse, voire projetée par les objectifs de l’analyse [59]. On reconnaîtra donc une simple évocation thématique de ces poèmes dans Tristesses de la Lune, les réécritures n’ayant pas la même force de conviction que les précédentes.

3.5. Les domaines //céleste// et //maternel//

Contrairement à //céleste//, //poésie// et //amours//, le domaine //maternel// n'est pas lexicalisé de façon inhérente ; son actualisation requiert donc des parcours interprétatifs plus complexes. L'hypothèse qui guide la réécriture 'larme'--> |'lait'| repose sur la conjonction de trois facteurs internes : le syntagme 1.'larme pâle', 2.le sémème 'opale' (« d’un blanc laiteux et bleuâtre, à reflets irisés »), 3. le fait que 'globe' puisse plausiblement se réécrire |'seins'| (cf. supra). Détaillons un cas exemplaire de parcours interprétatif instable : (i) comme contexte actif de ‘opale’, ‘irisé’ sélectionne le sème /coloré/ ; n’étant pas isotope, /laiteux/ n'est pas actualisé. Mais (ii) ‘pâle’ et ‘opale’ étant à la rime, on peut, parce que dans ce sonnet celles-ci sont massivement isotopes [60] , estimer que ‘pâle’, active /laiteux/ dans ‘opale’. On aurait donc pour ‘opale’ : /irisé/ et /laiteux/, et, par propagation, /laiteux/ pour ‘larme’ ; par une conjonction locative (« sur ce globe/Elle laisse filer une larme […] ») ‘larme’ entre en relation avec, et conforte, la réécriture ‘globe' => |’seins’|. Ces éléments ont-ils pour autant une force de conviction suffisante autorisant la réécriture ‘larme' => |’lait’| [61] ? Essayons de la conforter par des interprétants externes.
La dualité mythique de la lune s’exprime, notamment, dans l’opposition /fécondité/ vs /stérilité/ [62].

3.5.1. Lune et ‘lait’ dans Les Fleurs du Mal

Un interprétant majeur se trouve dans le poème en prose Les bienfaits de la Lune. Celle-ci y est en effet présentée comme la "fatidique marraine, […] la nourrice empoisonneuse » [63] et elle descend sur le berceau de l’enfant « avec la tendresse souple d’une mère ». La lune offensée confirme l’association ‘lune’/’lait’, tout en la transformant : « —Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,/Qui […] plâtre artistement le sein qui t’a nourri » [64] où ‘plâtre’, parce que corrélé à ‘sein’ et à ‘mère’, peut se lire comme le transformé (/liquide/=>/solide/) dysphorique (/fécondité/=> /stérilité/) de ‘lait’.

3.5.2. Parallélismes inter-domaines

On peut trouver d’autres éléments en rapprochant //maternel// de //poésie// et //amours// : sur l’isotopie //poésie// dans V. J’aime le souvenir… où, s’opposant aux « muses tardives », Cybèle « […] louve au cœur gonflé de tendresses communes,/ Abreuvait l’univers entier à ses tétines brunes ». Sur //amours//, on retiendra qu’il arrive à l’amant de téter le lait de l’oubli : « Je suçerai, pour noyer ma rancoeur,/ Le népenthès et la bonne cigüe/ Aux bouts charmants de cette gorge aigüe» (Le Léthé).
La conjonction de ces interprétants externes et des trois facteurs internes autorisent la réécriture ‘larme' => |’lait’| sur cette isotopie.

3.6. Récapitulation : transit actantiel et structuration des domaines

En nous limitant aux trois agonistes de la séquence du don, voici les réécritures auxquelles nous avons procédé :

 

Destinateur =>

Destiné =>

Destinataire [65]

//céleste//

‘lune’

|‘rayon lunaire’|

//poésie//

|‘muse’| |'Sapho'|

|’inspiration’|

‘poëte’

//amours//

|‘amante’|

‘larme’

|’amant’|

//maternel//

|‘nourrice’|

|’lait’|

//érotique//

|’femmes damnées’|

|’écume du plaisir’|

Tab. 6. Réécritures du graphe du don

Fait remarquable, chacun des acteurs est lexicalisé sur trois isotopies distinctes et sur les trois étapes du transit actanciel.

On peut spécifier le rapport entre le graphe actanciel et les domaines dans lesquels il s'instancie. La définition du transit actanciel comme parcours sur les zones distale, proximale et identitaire [66] proposée par Rastier (2002) est éclairante : négligeant ici l’axe de l’ergation, on retiendra celui de la communication, qui articule une distinction fondamentale entre agentif/bénéfactif (zone de l’actance secondaire : resp. zone distale initiale et finale) et destinateur/ destinataire (zone de l’actance primaire resp. zone proximale et initiale et finale) et l’axe de la catégorisation où l’on situe nominatif/attributif. Ces dimensions permettent une représentation synoptique de la position de chaque acteur des agonistes et du transit de l’agoniste larme [67] :

3.6.1. Une larme

Considérés par rapport au graphe du don, les trois agonistes sont, par définition, d’égale importance. Dans la dynamique textuelle, on soulignera cependant la centralité de l’agoniste larme. En effet :

(i) larme fait l’objet de deux transits actantiels, selon qu’on envisage le parcours de ses acteurs sur les isotopies //poésie// et //céleste// ou //amours//, //maternel//, et //érotique//. Il assure ainsi le lien entre zones distale, proximale et identitaire.

(ii) Le signe « larme » connecte quatre domaines sémantiques (//poésie//, //céleste//, //amours//, //maternel//), deux isotopies spécifiques (—rondeur— et —clarté— (cette dernière dont il somme les valeurs)). Son sémème ‘larme’ sur l’isotopie //amours// est par ailleurs le seul du sonnet à être isotope avec ‘tristesses’ du titre.

(iii) Enfin, la position de ses deux occurrences est centrale : la première (v. 10) se situe en effet juste avant « poëte » (v.11), la seconde au vers suivant (v.12). Si, comme on l’a défendu, « poëte » transforme le mode herméneutique du texte, il faut alors convenir d’une antanaclase radicale entre les deux occurrences. La première se lit dans la continuité des neuf premiers vers : « larme » réalisant la forme [/convexe/, /clarté/] elle s’interprète comme la transsubstantiation de la figure duelle ‘lune’/‘beauté’ du huitain. L’activation du topos de la Lune invitera en revanche à une lecture symbolique de la deuxième occurrence, et motivera les réécritures.

3.6.2. Spécificité et « représentativité »

La catégorie de la représentativité suppose une conception monadique de l’œuvre, et son application signale rarement plus qu’une adéquation à un canon interprétatif. Aussi faudrait-il toujours préciser à quelle aune elle est évaluée.

Tristesses de la Lune se distingue par l’ambivalence des modes herméneutique et mimétique qu’il requiert. Cette ambivalence revêt au moins deux formes : (i) tout d’abord le phénomène d’indétermination actorielle dans la période du premier huitain. Son analyse découvre une virtuosité tropologique qu’une lecture cursive pourrait écraser dans une interprétation uniquement métaphorique. (ii) La lexicalisation du domaine //poésie// induit l’activation du topos Lune et engage alors naturellement l’interprétation dans une voie symbolique affaiblissant la précédente, mais qui ne l’annule pas pour autant. L’analyse thématique, guidée par la structure actancielle du don, a permis d’évoquer l’appropriation du topos Lune et sa conjugaison avec des thèmes des Fleurs du Mal, ce dont témoignent les réécritures proposées. On a ainsi identifié l’instanciation de thèmes générique (p.ex. le rapprochement des domaines //amours// et //maternel//, donc de figures amoureuse et maternelle sous le même agoniste) [68] et spécifique (p.ex. ‘liquide’ (LOC) ‘cœur’) [69] caractéristiques du recueil.

Parce qu’il affiche des traits de facture classiques, Tristesses de la Lune est un site privilégié pour observer l’investissement et l’appropriation de formes sémantiques de la tradition. Il témoigne ainsi exemplairement qu’un texte est toujours le fruit d’une transaction entre un espace de normes et la spécificité d’une œuvre.


NOTES

[1] Plus précisément, le huitain. On a utilisé la fonction résumé de la version 5.O d'Hyperbase (janvier 2002). Cette fonction évalue la cooccurrence des spécificités lexicales de l'oeuvre dans une phrase, le résultat étant pondéré par la représentativité de chaque mot et la longueur de la phrase. Pour plus de détail, cf. Brunet 2002, pp. 78-79. Voici les signes ayant valu ce palmarès : "soir", "rêve", "paresse", "beauté", "caresse", "endormir", "seins", "promène", "yeux", "azur". Encore les "floraisons" ne sont-elles pas prises en compte.

[2] (Baudelaire, Spleen et Idéal, LXV).

[3] La perspective morphosémantique était déjà en germe dans Rastier 1989. Pour les derniers développements, cf. Rastier 2003.

[4] Impression référentielle : « représentation mentale contrainte par l’interprétation d’un passage ou d’un texte. Cette représentation peut se définir comme un simulacre multimodal. » (Rastier, 2001, p. 299).

[5] « mode mimétique : mode d’organisation qui détermine le régime d’impression référentielle du texte » (Rastier, 2001, p. 300).

[6] D’un point de vue théorique, cette perspective engage des remaniements non négligeables de la relation entre sème et isotopie, que nous ne pouvons pas développer ici (cf. l'auteur, Isotopie et formes sémantiques). Retenons que nous sténographierons l’isotopie entre grands tirets : ­—clarté—, et le sème, conformément à la tradition structurale, entre barres obliques : /pâle/.

[7] On retrouve donc une affinité avec l’isotopie —rondeur

[8] outre « caractère d’une forme souple, douce, arrondie » à l’entrée ‘mollesse’ du Robert, on trouve par exemple « La molle rondeur de ses bras » chez Gautier.

[9] Pour rester lunaires, n’évoquons que « l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface de ses molles  clartés» lamartinien.

[10] La question de la dénomination de l’isotopie prend d’autant plus d’importance avec le développement des corpus numériques : laxité ou convexité ramènent peu de leur parcours dans Frantext. Il ne s'agit pas de prôner une conception "littéraire" de la description, mais simplement de distinguer métalangage (sème, sémème, classème, etc.) et discours métalinguistique comme qualification d'un objet linguistique.

[11] Cf. Rastier 1989, pp. 95-102.

[12] Légère variation terminologique par rapport aux propositions de Rastier pour qui morphologie sémantique est le terme générique qui désigne les fonds et les formes. Le terme nous paraît cependant adéquat pour désigner une structure complexe fond/forme, et évite la prolifération terminologique.

[13] Précisons nos conventions typographiques : /sème/, 'sémème', "signe", signifiant, [complexe sémique/molécule sémique/morphologie sémantique], |'réécriture'|, (...) : lien entre composants d'une forme : (ATT), (LOC) etc.).

[14] LOC pour Locatif : lien qui structure une forme ou une morphologie.

[15] Si CS3 rend possible la réécriture ‘floraisons' => |’étoiles’|, celle-ci peut dans ce cas-là « court-circuiter » l’extraction des sèmes communs : la comparaison ‘fleurs’/’étoiles’ est en effet un topos auquel on peut difficilement se soustraire après la promotion qu’en a faite Hugo, et qui motive encore la lecture des « blancs bouquets d’étoiles parfumées » mallarméens comme une hypallage.

[16] Pour ‘larme’, deux réécritures sont plausibles  (sur l’isotopie //céleste//, car on verra infra que ‘larme’ se réécrit également sur d’autres isotopies): le sème inhérent /liquide/ de ‘larme’, l’isotopie —rondeur—, et le cliché de la comparaison larme/rosée semblent prescrire |’goutte rosée’| ; cependant, le sème /étirement/ du morphème fil- ( « elle laisse filer… ») comme contexte actif de larme, sans nécessairement inhiber /liquide/, permet de réécrire la ‘larme’ comme ‘rayon lunaire’. Les deux ne s’opposent d’ailleurs pas et on peut fort bien y lire une « goutte de rosée éclairée par la lune ».

[17] Qui s’avérera une partie d’une double hypallage.

[18] "comparant" et "comparé" sont à entendre ici dans un sens large : dans une structure syntaxique X ainsi que Y, X sera le comparé et Y le comparant, sans préjuger de la nature de X et Y (lexie, période, etc.).

[19] L’hypallage « textuelle » se retrouve au palier du syntagme : « la lune rêve  », « main distraite et légère », « langueur oisive » ; elle voisine d’ailleurs avec l’oxymore, qui radicalise son principe : « molles avalanches », « longues pâmoisons ».

[20] En psychologie de la perception, on appelle multistabilité perceptive le fait qu’un stimulus puisse faire l’objet de plusieurs percepts différents qui ne peuvent coïncider temporellement. Dans le domaine visuel, les illusions de la duègne-ingénue et du canard-lapin en sont des exemples connus. Nombre des expériences visuelles menées par les gestaltistes reposent sur de tels types de stimuli.

[21] Nous appelons percept une structure complexe du niveau actoriel de la dialectique. Un percept est constitué d'au moins deux formes ou morphologies qui se partagent la répartition du champ entre son centre et sa périphérie. Dans une métaphore, la relation comparant/comparé est un percept ou le comparé occupe le centre et le comparant la périphérie. Dans une double hypallage, l'impossibilité de cette répartition crée un effet de multistabilité perceptive.

[22] p.ex. dimensions //inanimé// (‘lune’) vs//animé// et //humain// (‘beauté’ ); domaines //céleste// (‘lune’) vs //terrestre// (‘beauté’) ; taxème //astres// (‘lune’). Mais dans quel taxème situer ‘beauté’ ?

[23] ATT  (attributif) est un lien qui structure une forme ou une morphologie.

[24] La disparition de l’isotopie ­—mollesse—  au début du troisième vers du sizain fait que cette morphologie sera dissoute, la forme [/convexe/, /clarté/] se transposant sur un autre fond

[25] Ce qui n’empêche pas que « hanche » soit également audible, spécialement dans le contexte ‘seins’, ‘main’, ‘dos’, ‘yeux’. Cf., dans Chanson d’après-midi : « Tes hanches sont amoureuses/De ton dos et de tes seins,/Et tu ravis les coussins/Par tes poses langoureuses. ».

[26] a posteriori dans la linéarité de la lecture.

[27] Les démonstratifs ont donné lieu récemment à de nombreuses études sur leur emploi dans le domaine littéraire. Cf. notamment le numéro de Langue française (120, 1998), « Les démonstratifs dans les textes et dans la langue », sous la direction de M.-N. Gary-Prieur et M. Léonard..

[28] C’est là une guise particulière, mésosémantique et partiellement grammaticalisée, de ce que Rastier appelle un méréomorphisme : « Relation particulière entre parties d’un texte qui présentent de manière compacte et locale des formes amplifiées par ailleurs de manière globale et diffuse ; par exemple, des configurations codifiées comme la description initiale, la parabole, le rêve annonciateur, sont transposées dans la suite du texte par d’autres formes plus étendues. » (Rastier, 2001, p. 300).

[29] On ne le confondra cependant pas avec le foyer énonciatif.

[30] C'est-à-dire la saillance de la forme et la prégnance du fond.

[31] La transformation de l'attribut /pluralité/ en /unité/ se retrouve à l'identique dans le rapport |'étoiles'|/'larme'. cf. infra.

[32] pour « yeux » cf. notamment Lamartine : « Le globe de ses yeux d’un azur pâle et clair » (La chute d’un ange, 10e vision) ; « Les globes de ses yeux tournent sous sa paupière » (La chute d’un ange, 15e vision)  ; Baudelaire : « Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux, leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie » ( Les petites vieilles), Gautier : «  Ses paupières battent des ailes sur leurs globes d' argent bruni » (Emaux et Camées, Marbre de Paros); pour « seins », cf. notamment Lamartine « De son sein virginal elle couvrait le globe » (La chute d’un ange, 15e vision) ; Gautier : « Son sein, neige moulée en globe » (Emaux et Camées, Symphonie en blanc majeur), « Faisant jaillir ta gorge en globe » (Emaux et Camées, Une robe rose). On se limite aux "Romantiques". On notera pour "seins" comme pour "yeux" la récurrence de /clarté/.

[33] Rastier 1998 fait remarquer que "dans la tradition poétique, ces parties du corps sont opposées, comme le spirituel et le charnel".cf. le nu de Magritte (Le viol, 1934) où les seins siègent à la place des yeux.

[34] « emploi : sémème dont la signification comprend des sèmes afférents localement normés ou idiolectaux ; acception  : sémème dont la signification comprend des sèmes afférents socialement normés » (Rastier, 1989, pp. 277-278).

[35] Relativisons toutefois le caractère déterminant d’un tel réseau : il ne produit que ce qu’on lui a fourni dans une interprétation préalable. En particulier, celui-ci ne tient pas compte des interprétants externes, de la tactique de l’expression et du contenu. C’est donc une simplification drastique, mais qui permet de modéliser des aspects de la perception sémantique que l’analyse aurait pu dissoudre.

[36] dont la forme est saillante et le fond prégnant.

[37] L’édition Pommier-Pichois rapproche Tristesses de la Lune de l’Enlèvement de Psyché par Prud’hon (musée du Louvre).

[38] Non retrouvée, mais signalée par Y.G.Le Dantec.

[39] Cf. Baudelaire, 1975, p. 1133.

[40] "agoniste : type constitutif d'une classe d'acteurs" (Rastier, 2001, p. 297).

[41] Qui sera aussi une séquence.

[42] On pourrait discuter la pertinence, ici, du cas ERG pour l'acteur 1 car la lune/beauté est le siège d'une activité plus que d'une action. Mais cela n'est pas capital pour l'instant. cf. 3.4

[43] Les noeuds du graphe sont instanciés par des acteurs ; les liens par des cas sémantiques, ici ERG : ergatif ; ACC : accusatif ; BEN : bénéfactif ; DAT : datif.

[44] Une précision : ce qu’ici nous appelons topos ne correspond pas exactement au sens du concept dans la sémantique interprétative. Rastier distingue des topoï internes : « enchaînement récurrent d’au moins deux molécules sémiques ou thèmes. Cet enchaînement est un lien temporel typé pour les topoï dialectiques (narratifs) et un lien modal pour les topoï dialogiques (énonciatifs). » (2001, p. 303) par exemple, le topos Amour-inhibe-expression. Quant aux topoï externes, ce sont des: « axiomes normatifs sous-tendant une afférence socialisée » (2001 : 303), du type X est Y (ex. l’amour est aveugle). Ce dont nous voulons rendre compte dans notre schéma, c’est que la ‘lune’ est fréquemment comparée (nœud COMP) à une femme, à une muse, etc. Cette comparaison a bien une valeur topique ; pour autant, elle n’est pas nécessairement typée temporellement ou modalement, ce ne peut donc être un topos interne ; on hésite également à parler de topos externe, ce qui supposerait de pouvoir écrire Lune => /femme/, /muse/. Or dans notre cas, ‘femme’ ou ‘muse’ ne sont pas des sèmes : les nœuds du topos ont même statut. Doit-on alors envisager un troisième type de topos, symbolique ? Nous laissons la question en suspens. La différence d'épaisseur des flèches signale la différence d'importance des relations.

[45] Où l’on note une inversion de la Laure-soleil de Pétrarque.

[46] Ces topoï étaient directement accessibles à la réception des Fleurs du Mal comme en témoigne la réponse de Sainte Beuve à Baudelaire. Cf. également la présence du poète et d’Endymion dans La Lune offensée.

[47] Adjuvants dont le destinataire est dans ce sonnet, comme dans Tristesses de la lune, un « poëte pieux ». Cf aussi dans l’hymne à la Beauté : «[…] Ô Beauté ? ton regard, infernal et divin,/ Verse confusément le bienfait et le crime,/Et l’on peut pour cela te comparer au vin. »

[48] Sans qu’on puisse le développer ici, il apparaît que le terme « réécriture » est sans doute trop fort. Une réécriture repose de fait sur un interprétant et des sèmes spécifiques communs à la source et au but de la réécriture (cf. supra). On a plutôt affaire ici à des valeurs « symboliques » ou « allégoriques » dont la motivation est en quelque sorte oubliée. Il serait peut-être plus juste ici de dire que ‘poèmes’ est évoqué, sans qu’on puisse encore donner à ce terme un contenu théorique consistant.

[49] Cf. Rastier 2001, p. 220.

[50] Pour l'effet euphorique des larmes de l’amante sur le foyer énonciatif qui en est le destinataire, cf. (relevé partiel) : L’invitation au voyage, Sisina (par ailleurs comparée à Diane), Le masque, Sed non satiata, XXXII (Une nuit que j’étais…), L’héautontimorouménos, Madrigal Triste.

[51] Rappelons que « alors qu’un thème est récurrent au moins une fois dans un même texte, un topos réapparaît au moins une fois chez deux auteurs différents. » (Rastier, 2001, p. 303). Nous parlons ici de thème car nous ignorons s’il a une valeur topique.

[52] à propos de « l’eau de la bouche » reçue dans un baiser

[53] La métaphore se rencontre en revanche fréquemment au XXe siècle, notamment chez les surréalistes et Reverdy.

[54] Nous retenons Femmes Damnées (Ainsi que du bétail…), Lesbos et Femmes Damnées (Delphine et Hyppolyte).

[55] Plusieurs indices motivent par ailleurs une lecture auto-érotique de Delphine et Hyppolyte, à commencer par la disparate des prénoms, (le premier fréquent à l’époque de Baudelaire, le second antiquisant) qui invite à les considérer dans une relation de type (Hyppolyte) à occurrence (Delphine). Certains vers pourraient alors se lire littéralement : « Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié », « ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée ».

[56] Outre les « stériles voluptés » de Lesbos, cf. également « L’âpre stérilité de votre jouissance »  dans Delphine et  Hyppolyte.

[57] Rastier rappelle que « le sexe et les larmes étaient liés par le pessimisme païen (post coïtum triste), mais aussi par le dolorisme chrétien » (1998 : 45). La construction antithétique tourment/volupté de Femmes Damnées, est en effet entièrement construite sur l’isotopie chrétienne.

[58] Que Platon appelait « la dixième muse ».

[59] Tout au plus les « urnes d’amour » des Femmes Damnées évoquent-elles le « vase de tristesse » de la lune (XXIV), et le poète qui « veille au sommet de Leucate » (Lesbos) surplombe-t-il une mer de sanglots.

[60] 'paresse'/'mollesse' : /mollesse/ ; 'coussins'/'seins' : /convexité/, /mollesse/ ; 'avalanches'/'visions blanches' : /pluralité/, /blanc/ ; 'pâmoisons'/floraisons' : isotopie par afférence idiolectale, cf. p.ex. "— Des fleurs se pâment dans un coin" (Bien loin d'ici) ; 'ennemi du sommeil'/'soleil' : /veille/. 'oisive' et 'furtive' font exception.

[61] On ne peut en effet sans réserve passer du sème /laiteux/ pour ‘larme’au sémème |‘lait’|.

[62] S’agissant de /fécondité/, la lune partage, avec Junon, le surnom de Lucina, qui qualifie une déesse préposée aux naissances. On croyait aussi « qu’elle influençait la menstruation des femmes et qu’elle assurait leur délivrance en couches. Aussi était-elle apparentée à la déesse des accouchements, Ilithye. » (Agapiou, 2002 : 1199).

[63] Il faut bien sûr entendre ‘nourrice’ dans le sens qu’il a au XIXe. « Femme qui allaite l’enfant d’une autre » (Littré).

[64] La Lune répond à une question du foyer énonciatif.

[65] Les réécritures du destinataire restent très conjecturales. Par exemple, on hésite à réécrire |’enfant’| sur //maternel//. ‘poëte’ et |’amant’| fonctionnent comme des « attracteurs » dont la force inhibe les réécritures.

[66] Les trois zones identitaire, proximale et distale, dont la distinction a une portée anthropologique, repose sur trois ruptures fréquemment homologuées sur les dimensions personnelle, locale, temporelle et modale :

 

Zone identitaire

Zone proximale

Zone distale

Personne

Je, nous

Tu, vous

Il, on, ça

Temps

maintenant

Naguère, bientôt

Passé, futur

Espace

ici

Là-bas, ailleurs

Mode

certain

probable

Possible, irréel

Sur l’axe de la personne, la zone distale, permet de parler des absents : « L’homologation des décrochements les situe de préférence dans un autre temps (ancêtres, postérité, envoyés à venir), d’autres lieux et d’autres mondes (héros, dieux esprits). » (Rastier, 2002 : 250). Pour une présentation détaillée, cf. Rastier 2002.

[67] Cette présentation vient utilement préciser le graphe thématisé du don qui nous a servi d’interprétant pour homologuer les noeuds actanciels sur plusieurs isotopies génériques. La distinction distal vs proximal/identitaire nous permet notamment d’apercevoir que le réseau métaphorique constitutif des agonistes est structuré par des connexions paradigmatiques entre actance primaire et secondaire. S’ouvre ici une piste de recherche : attendu que « le transit actanciel “complet” comporte cinq phases : il part des actants distaux initiaux, puis passe aux actants proximaux initiaux, puis aux actants identitaires, ensuite aux actants proximaux finaux, enfin aux actants distaux finaux. » (Rastier, 2002 : 258), certaines structures métaphoriques pourraient dans ce cadre s’interpréter comme des condensations paradigmatiques de la syntagmatique du transit actanciel complet : le caractère destinal de la métaphore dans le mode mimétique du réalisme transcendant serait ainsi lié à cet accrochage de l’actance primaire et secondaire, qui contiendrait pour ainsi dire un récit non « déplié ».

[68] Fréquent dans les Fleurs du Mal cf. XXV (Tu mettrais l’univers entier…) ou Bénédiction.

[69] Il faudrait pouvoir montrer comment la transmission du graphe du don est une partie d’une forme plus complexe qui comprend deux temps :  [t0 : /ascendant/ => t1 /descendant/ (LOC)’cœur’]. Elle se réalise de manière éclatante dans Le jet d’eau « Ainsi ton âme qu’incendie/ L’éclair brûlant des voluptés/S’élance, rapide et hardie,/vers les vastes cieux enchantés,/Puis, elle s’épanche mourante,/ en un flot de triste langueur,/ qui par une invisible pente/Descend jusqu’au fond de mon cœur. » ; elle est plus diffuse quand elle se répartit sur deux acteurs : « Les fleuves de charbon monter au firmament/Et la lune verser son pâle enchantement » (Paysage). Elle est évidemment présente, de manière bruitée, dans les « visions blanches/floraisons » et la « larme » de Tristesses de la Lune.  


BIBLIOGRAPHIE

Agapiou, N. (2002) « Lune », in P. Brunel (éd.), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Editions du Rocher.

Baudelaire, C. (1975) Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol.1. (Texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois).

Baudelaire, C. (1999) Les Fleurs du Mal, Paris, Le livre de Poche. (annotations de J.E. Jackson).

Brunel, P. (1998) Les fleurs du mal, entre « fleurir » et « défleurir », Paris, Editions du temps.

Brunet, E. (2002) Manuel de référence Hyperbase (logiciel documentaire et statistique pour la création et l’exploitation des bases de données hypertextuelles).

Gary-Prieur, M.-N., Leonard,, M. (dir.), (1998) Les démonstratifs : théories linguistiques et textes littéraires, Langue française, 120.

Hubert, D. (1993) L’esthétique des Fleurs du mal, essai sur l’ambiguïté poétique, Genève, Slatkine.

Kleiber, G. (1983) Les démonstratifs (dé)montrent-ils ? Sur le sens référentiel des adjectifs et pronoms démonstratifs », Le français moderne, 51-2.

Marandin, J.-M. (1986) CE est un autre. L’interprétation anaphorique du syntagme démonstratif, Langages, 81.

Missire, R. (2004) Isotopie et formes sémantique, document de travail.

Rastier, F. (1989) Sens et textualité, Paris, Hachette université.

Rastier, F. (1998) Rhétorique et interprétation — ou le Miroir et les Larmes, in M. Ballabriga (éd.), Sémantique et rhétorique, PUM.

Rastier, F. (2001) Arts et sciences du texte, Paris, PUF.

Rastier, F. (2002) Anthropologie linguistique et sémiotique des cultures, in Bouquet S., Rastier F., (éds.) Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF.

Rastier, F. (2003) Formes sémantiques et textualité, Unité(s) du texte, Cahiers du Crisco, 12, pp. 99-114.

Richter, M. (2001) Les fleurs du mal, lecture intégrale, Genève, Slatkine.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à :rmissire@univ-tlse2.fr

©  décembre 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : MISSIRE, Régis. Une larme baudelairienne : essai de description morphosémantique de Tristesses de la Lune. Texto ! décembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Missire/Missire_UneLarme.html>. (Consultée le ...).