LES OBJETS CULTUELS ABORIGÈNES OU COMMENT REPRÉSENTER L'IRREPRÉSENTABLE [1]

Marika MOISSEEFF
CNRS, Laboratoire d'anthropologie sociale

(Texte publié dans Genèses : Les objets et les choses, 1994, n°17, p. 4-32.)

L'objet cultuel est, par définition, un artefact matériel destiné à une fonction spécifiquement rituelle. Il est donc logique de supposer que l'aspect qui lui est donné ou pour lequel il est choisi -- ses propriétés sensibles --, possède une relation directe avec le rôle qu'on lui fait jouer dans les rites où il est manipulé. Réciproquement, on peut s'attendre à ce que l'articulation entre l'aspect et la fonction de ces objets éclaire d'un jour nouveau ce qui est mis en jeu dans le rite même, à savoir son efficacité : ne procède-t-elle pas, en effet, de la fonction représentative spécifique des objets qu'il met en scène? Cette question est souvent évacuée des études consacrées aux objets cultuels. Les unes considèrent l'efficacité de ces objets comme une donnée de départ, et se limitent à décrire leur aspect et les modalités de leur intervention sans établir de connexion entre les deux (cf. divers exemples dans Surgy 1985). D'autres, d'inspiration structuraliste, envisagent bien l'objet comme véhicule de sens, mais tendent à aplatir sa spécificité, à savoir son caractère de signe matériel non verbal, en le traitant à la manière d'un signe linguistique : son aspect matériel est ramené à des phénomènes d'ordre discursif tels que métaphore et métonymie (Heusch 1970), noms propres (Humprey 1993), signification opposée à un signe verbal "vide" (Pouillon 1970), etc. Le pouvoir agissant de ces objets en tant que tels reste alors essentiellement à expliquer.

Le point faible des approches mentionnées ci-dessus, quels que soient par ailleurs les apports positifs qu'ils faut leur reconnaître, est leur penchant à traiter la catégorie des objets cultuels comme équivalente à celle des phénomènes discursifs. La place distinctive, médiatrice, occupée par ces objets entre les éléments appartenant aux autres catégories sémiotiques intervenant dans le rituel (actes, paroles) est alors aisément occultée. Cette pente est d'autant plus facile à emprunter que les exégèses locales, lorsqu'elles existent, tendent elles-mêmes à rendre compte de l'ensemble des phénomènes rituels, objets inclus, à partir des mythes. S'il est légitime de mettre en rapport symbolisme mythique et symbolisme rituel, il est non moins légitime de poser qu'ils sont à distinguer [2]. L'un appartient au registre du discours et de la narration, l'autre de la représentation et de l'action. Le rite ne dit pas seulement quelque chose, il montre et est également censé agir quelque chose.

De fait, le recours à des objets cultuels situe d'emblée les rites à un autre niveau que celui auquel nous confinent les mythes : ils assument une présence concrète qui n'est pas réductible au discours qui les entoure et qui est, paradoxalement, renforcée par leur camouflage éventuel (lorsqu'ils sont, par exemple, recouverts ou placés derrière un écran). La réalité tangible des objets est à rapprocher des agents que le rite est censé faire intervenir et qui sont eux, précisément, invisibles : les esprits, les ancêtres, etc. Dans le rituel, à la différence de ce qui se passe dans une simple narration, ces forces, ces agents invisibles sont convoqués. C'est à ce niveau que doit être situé le rôle médiateur particulier des objets cultuels : il leur est attribué un pouvoir d'évocation spécifique. Ce pouvoir d'évocation se fonde, selon nous, sur la matérialité propre des objets auquel un façonnage conventionnel confère souvent une tonalité spéciale. On doit alors observer que cette aptitude ne se manifeste pleinement qu'au moment de la manipulation rituelle de ces objets, c'est-à-dire quand leur maniement est conjoint aux autres phénomènes proprement rituels. Lorsque les objets de culte sont préservés au-delà de l'exécution des rites dans lesquels on les fait intervenir, leur fonction hors de la scène rituelle relève communément d'un registre différent, sous-tendant, par exemple, le statut privilégié de ceux qui en ont la charge exclusive. Quant à ceux qui ne sont élaborés que pour un rite donné, leur abandon ou leur destruction après l'exécution de celui-ci ne souligne que mieux leur vocation essentiellement rituelle.

De fait, si les activités rituelles donnent lieu à un déploiement de phénomènes -- parures, gestuelles, chants et/ou discours, objets divers -- particularisés par rapport à des phénomènes analogues en usage dans la vie ordinaire, leur cessation aboutit à la désintrication de ces éléments et elle leur fait perdre simultanément le rôle spécifique qu'ils assumaient dans ce contexte inhabituel. La spécification d'un acte rituel par rapport aux actes courants ne procède donc pas tant de la particularisation des divers phénomènes qu'il fait intervenir, que de leur combinaison dans l'espace et la période de temps déterminés qui définissent son cadre formel. Il faut alors remarquer que le contenu d'un rite, ce qui se déroule dans ce cadre, associe toujours des phénomènes relevant de catégories sémiotiques distinctes (paroles, actes, objets), et renvoyant, par conséquent, à des registres perceptifs différents (auditif et visuel en particulier, mais auquel peuvent s'ajouter les autres registres sensoriels). C'est pourquoi, si l'on tient à envisager l'efficacité des objets cultuels comme une propriété fondamentale de leur sens, il paraît essentiel de relier leurs propriétés sensibles aux modalités de leur intervention dans le cadre du rituel, voie qui a été ouverte par Ellen (1988) et Augé (1988).

C'est dans cette optique que nous nous proposons de reconsidérer le churinga, objet cultuel des Aranda. Depuis la parution des premiers recueils ethnographiques concernant ce groupe aborigène du désert central australien (cf. en particulier, C. Strehlow 1907-1921; Spencer et Gillen 1899, 1904, 1927; T. G. H. Strehlow 1968 [1947]), le churinga a suscité nombre d'interprétations dans la littérature anthropologique, depuis Les formes élémentaires de la vie religieuse (Durkheim 1968 [1912]), jusqu'à La pensée sauvage (Lévi-Strauss 1962), en passant par celles de Mauss et de Roheim, pour ne citer que les plus classiques. Nous rappellerons tout d'abord brièvement la teneur de ces interprétations. Nous verrons que Durkheim est l'auteur qui s'approche au plus près du questionnement qui nous intéresse ici. Afin de pousser un peu plus loin ce questionnement, nous présenterons sommairement la cosmologie aranda : elle renvoie à une représentation holiste du monde au sein de laquelle les churinga trouvent leur place. Puis nous nous tournerons vers ces objets en considèrent plus précisément ceux auxquels on confère une valeur prototypique. Nous examinerons alors les différents volets de leur fonction représentative. En effet, ces objets plats, en bois ou en pierre, supportent des inscriptions dont le caractère à la fois non figuratif et non abstrait sous-tend la complexité de cette fonction : ils représentent tour à tour et tout à la fois, le concept princeps des Aranda -- le Rêve --, la représentation d'un être prodigieux, la singularité individuelle, mais, au total, la seule chose, le seul référent auquel l'objet renvoie est lui-même. C'est cette auto-référentialité de l'objet cultuel -- étayée par sa matérialité --, qui sous-tend son efficacité dans les rites où il est mis en scène. C'est ce que nous essaierons de montrer en décrivant l'un de ces rites. Au terme de cette présentation succincte des churinga, nous soumettrons quelques hypothèses à visée plus générale concernant les objets cultuels.

Un objet historique

Afin de mettre en perspective les interprétations anthropologiques concernant le churinga, nous commencerons par présenter le point de vue psychanalytique de Roheim (cf. en particulier 1970 [1945]). Pour cet auteur, le churinga serait un gage offert à l'initié par ses initiateurs en échange de l'éloignement vis-à-vis de sa mère qu'ils lui imposent : un objet phallique -- en raison de sa forme allongée --, supportant un symbole maternel -- le(s) cercle(s) gravé(s) à sa surface --, qui lui permettrait de surmonter la nostalgie du giron maternel. Parallèlement, Roheim voit dans la pratique de la subincision qui consiste à inciser la face inférieure du pénis, une façon de représenter le sexe féminin sur le sexe masculin : en faisant saigner leur orifice de subincision au cours des rites, les initiés imiteraient les femmes menstruées. De ce point de vue, le churinga est à rapprocher du pénis subincisé en tant que phallus porteur d'un symbole féminin représentant la mère : tous deux compenseraient la perte de ce premier objet d'amour, en rendant possible "le déplacement de la libido de la mère au groupe des pères", et représenteraient des moyens culturels pour dépasser le complexe de castration. Chaque discipline a des buts et des méthodes qui lui sont propres, la visée principale de la psychanalyse freudienne a été pendant longtemps, et notamment à l'époque de Roheim, de mettre à jour la sexualité infantile et ses avatars dans la psychologie des adultes. En ce sens l'interprétation de Roheim est intéressante, mais en situant l'efficacité des churinga principalement au plan des exigences de la psyché individuelle, elle s'écarte quelque peu de l'objectif que nous nous sommes fixés [3].

De son côté, Mauss (1969 [1900]), lorsqu'il envisage les churinga, est emporté par son désir de voir dans les objets ayant quelque valeur dans "les sociétés les plus primitives" des objets d'échange, ce qui vient soutenir sa perspective sur le don. Il prend donc pour argent comptant pourrait-on dire, la formule concernant les churinga rapportée par Eylmann et qui aurait été délivrée à celui-ci par ses guides "provenant de nations très distantes" que "c'était là "l'argent des noirs"" (Vol. 2 : 110). Les guides sont certainement à même d'établir un rapprochement entre la grande valeur accordée à l'argent par les "blancs" qui les emploient, et la valeur suprême conférée aux objets cultuels dans la culture aborigène. Compte tenu de leur rôle d'intermédiaires à la fois proches et lointains, on peut suggérer que leur réflexion vise ici à souligner le rôle d'objets d'échange que les churinga pourraient jouer dans une transaction entre les "blancs" et les "noirs" dont ils médiatisent les relations [4]. La confusion est d'autant plus facile que le terme churinga se réfère à des objets multiples qui n'ont pas tous la même fonction. Certes certains sont donnés (comme gage de chance à la chasse), d'autres sont prêtés (ceux des morts), mais ceux qui sont manipulés dans les rites de fertilité et au cours des initiations, et qui pour cette raison nous intéressent plus particulièrement, ne font pas l'objet de telles transactions. Malheureusement, Mauss n'a pas tenté de rendre compte des modalités d'utilisation rituelle de tels objets où leur valeur prend pourtant tout son sens. Il rabat, en effet, leur valeur rituelle à une dimension essentiellement mythique selon un raisonnement quelque peu circulaire qu'il attribue aux Aborigènes : puisque dans ces temps fabuleux et révolus, "ce sont eux [les churinga] qui firent naître les âmes des bêtes et des hommes", et que les espèces continuent à se reproduire à chaque saison, leur efficacité se trouvent ainsi vérifiée. Les churinga auraient donc une valeur à la fois "mythique" et "expérimentale", en permettant de diminuer la distance "qui sépare de cette époque fabuleuse", "le temps, à la fois infini et historiquement mesuré" (Vol. I : 475). Ceci n'est pas sans rappeler le rôle que Lévi-Strauss reconnaît à ces objets : ramener la diachronie -- la dimension historique --, dans la synchronie -- le présent et les rites.

En effet, pour Lévi-Strauss (1962), parce que le churinga figure "le corps physique d'un ancêtre" (p. 116), il est "le passé matériellement présent" (p. 316). La formule est belle et elle a le mérite de souligner l'importance de la matérialité de l'objet comme support d'évocation d'une entité invisible, à savoir l'ancêtre. Malheureusement Lévi-Strauss tend à restreindre le rôle du churinga à cette seule fonction, celle de représenter "sous une forme tangible, l'être diachronique de la diachronie au sein de la synchronie même."(ib.) Ceci le conduit à assimiler les churinga à des documents d'archives auxquels est attribué un caractère précieux en vertu de leur ancienneté (p. 316). De son point de vue, il est donc inutile "de chercher, aussi loin que fait Durkheim, la raison du caractère sacré des churinga" (p. 318). L'emblème totémique dont ils sont porteurs aurait la même signification que le timbre porté sur les documents placés dans les Archives Nationales : il ne ferait que confirmer le caractère précieux qui leur a été reconnu (p. 319). De fait, jamais au cours de son argumentation qui vise à démontrer les relations qu'entretiennent diachronie et synchronie dans "la pensée sauvage", Lévi-Strauss ne se réfère directement aux rites où le churinga est véritablement mis en scène. Il ne mentionne que le cérémonial qui entoure l'examen des churinga des morts -- ceux qui sont éventuellement prêtés --, et qu'il peut ainsi aisément rapprocher du cérémonial avec lequel on procède à l'exhumation des archives à partir des coffres où ils sont enfermés. Cependant, le rôle des churinga associés aux vivants se jouent sur une autre scène, celle des rites de fertilité et des initiations, et c'est en examinant ce type de rites que Durkheim (1968 [1912]) s'est interrogé sur les raisons qui permettent de leur attribuer un pouvoir sacré. Pour Lévi-Strauss, si l'emblème totémique ne représente pas directement le totem, c'est que "le totem représenté est plus sacré que le totem réel : l'animal individuel joue le rôle de signifiant, et le caractère sacré s'attache, non à lui ou à son icône, mais au signifié dont ils tiennent indifféremment lieu." (pp. 318-319) Nous conviendrons que l'animal totémique censé être représenté sur le churinga n'épuise pas toute la signification du motif porté sur l'objet, ce pourquoi, à l'évidence, il ne le représente pas directement. Cependant, il reste à rendre compte du brouillage entre signifiant et signifié opéré par une représentation qui n'est pas selon nous indifférente, et dont les modalités restent entièrement à expliquer. C'est, nous semble-t-il, sur cette voie que s'est avancé Durkheim.

A l'encontre de Mauss et de Lévi-Strauss, Durkheim (1968 [1912]) situe le sens premier des churinga, leur vocation proprement sacrée, non au niveau du mythe qui ne viendrait selon lui rendre compte du respect qu'ils inspirent qu'après coup, mais au niveau même des rites où ils sont manipulés. Il relève ainsi avec pertinence que le terme churinga renvoie à l'ensemble des actes rituels et que c'est lorsqu'il est employé comme substantif qu'il désigne les objets cultuels proprement dits. Il se voit cependant contraint de constater que la forme de ces objets ne les prédispose pas d'emblée à jouer ce rôle puisqu'ils sont comparables à de vulgaires morceaux de bois ou de pierre. C'est donc dans l'image inscrite à leur surface qu'il va chercher la raison de la sacralisation des churinga. C'est à celle-ci que "les démonstrations du rite" s'adresseraient (p. 174), en témoigne le caractère éphémère de celle portée sur les objets qui ne sont fabriqués que pour la durée d'un rite et qui seule permet de reconnaître le totem représenté par ce rite. C'est donc grâce à ce timbre totémique que les churinga peuvent matériellement représenter le totem. Durkheim a alors à affronter le problème suivant : pourquoi les Australiens ne cherchent-ils pas à représenter fidèlement l'aspect externe des animaux totémiques, au lieu de quoi ils le représentent par des dessins géométriques? Il tente de cerner le problème du lien indirect entre l'animal représenté et le motif qui le représente en étudiant les modalités de cette représentation à vocation rituelle. Il note ainsi la récurrence des quelques éléments qui composent les motifs totémiques, leur nature polysémique, le caractère apparemment arbitraire de leur choix qui procède d'un sens conventionnel connu des seuls membres du clan concerné. Nous ne saurions nous inscrire en faux par rapport à cette analyse du symbolisme pictural de l'Australie centrale (cf. Moisseeff 1989 et infra) dont la justesse est d'autant plus remarquable qu'il aura fallu attendre plus d'un demi-siècle pour qu'elle soit reprise et complétée (cf. Strehlow 1964, Munn, 1964, 1973). Durkheim en conclut que l'Australien ne cherche pas à faire le portrait de son totem, mais qu'il éprouve le besoin d'en représenter l'idée qu'il s'en fait au moyen d'un signe matériel (p. 179). Comme le signale Lévi-Strauss, l'intention de Durkheim est ici de démontrer le caractère emblématique du totémisme (1962 : 318). De ce point de vue, l'emblème porté sur les churinga exprimerait sous une forme matérielle l'unité sociale composant le clan -- une identité collective --, et à ce titre ces objets seraient à même de produire chez chacun des participants d'un rite collectif, le sentiment d'appartenance à une même communauté.

Cette perspective est intéressante car elle confère à l'objet l'aptitude à produire quelque chose dans le rituel, mais elle est imparfaite : d'une part, les churinga du type évoqué par Durkheim sont, en fait, les supports de la singularité individuelle et, d'autre part, elle ne peut rendre compte du rôle des churinga dépourvus d'un tel emblème. Dans ce cas, la valeur placée dans le churinga doit être recherchée non au niveau de l'inscription dont il peut être dépourvu sans perdre pour autant sa vocation rituelle, mais au niveau de l'objet comme tel, c'est-à-dire dans sa matérialité même. Or la matière dont on tire l'objet, comme Durkheim le relève, est apparemment indifférente : hors de la scène rituelle, rien a priori ne la prédestine à produire du sens, et dans ce contexte, nous préciserons qu'elle n'est efficace qu'à la condition d'être accompagnée d'une gestuelle qui en spécifie le sens. L'efficacité des churinga seraient donc, plus fondamentalement encore, à rechercher dans la complémentarité de leur aspect avec la gestuelle qui leur fait exprimer ce que leur matérialité apparemment banale ne pourrait exprimer à elle seule. De ce point de vue, plus leur aspect confine à la banalité, plus il est à même de fonder le caractère exceptionnel du rôle de tenant lieu qu'on leur fait jouer, à savoir qu'une pierre ou un morceau de bois signifie nécessairement plus dans le cadre rituel que ce à quoi prétend renvoyer son apparence immédiate. Vue sous cet angle, la confusion opérée entre signifiant et signifié au sein de l'emblème porté sur le churinga participe de la même logique paradoxale : on montre pour mieux dissimuler et, ce faisant, on crée du sens.

De fait, et nous y reviendrons, il semble que les objets qui ont une place privilégiée dans les rituels soient précisément ceux dont l'expressivité est  amoindrie. On en rapprochera ici l'observation de Durkheim, qu'il mentionne sans s'y arrêter, quant aux Indiens d'Amérique du Nord : bien qu'ils représentent leur totem d'une façon plus réaliste que les Australiens, ils le font néanmoins en utilisant des procédés grossiers (p. 178). Tout se passe donc comme si l'aptitude des objets cultuels à produire du sens reposait en profondeur sur l'impossibilité de leur apposer une signification univoque. En replaçant le churinga dans le contexte où il est utilisé, Durkheim a eu le mérite non seulement de reconnaître l'importance de son aspect matériel, mais également de dégager l'un des principes de sa fonctionnalité, à savoir, son mode de représentation spécifique : le churinga serait un artefact matériel utilisé pour représenter une idée, ou pour le dire en d'autres termes, pour représenter un signifié qui dépasse le référent totémique qui lui est associé.

En fait, le rôle du churinga auquel s'est intéressé Durkheim consiste à représenter une relation, un concept et un signifiant pur. En nous tournant vers la cosmologie aranda, nous serons à même de reconsidérer les principes qui régissent la fonction représentative complexe de cet objet.

Un objet à histoire

La cosmologie aranda résulte d'une démarche culturelle qui répond à trois principes. (1) Une classification des différents phénomènes visibles du monde en trois catégories distinctes : les traits de paysage, l'espèce humaine, et les autres espèces vivantes, animales et végétales. (2) Une articulation entre ces trois catégories de sorte que chaque élément d'une catégorie soit mis en relation avec un élément des deux autres : chaque humain est associé à un trait de paysage et à une espèce non humaine (son totem). (3) La mise en place d'un rapport hiérarchique entre les deux catégories d'êtres vivants : les humains, au travers de leurs activités cérémonielles, sont seuls responsables de la fertilité de l'ensemble des espèces. Le caractère holiste de cette cosmologie procède du fait que les Aranda attribuent cet ordonnancement du monde à un même processus asubstantiel et éternel : Alchera, le dynamisme spatial (cf. Moisseeff 1988, et à paraître), traduit dans la littérature anthropologique contemporaine par le terme Rêve (cf. par exemple, Elkin 1967, Munn 1964, Myers 1986, Glowczewski 1991).

Pour les Aranda, comme pour l'ensemble des Aborigènes australiens, tout procède du Rêve : le modelage de l'environnement, l'incarnation des êtres vivants, les divers phénomènes culturels (organisation sociale, rites, etc.). Réciproquement, les Aborigènes appréhendent tout ce qui les entoure, tout ce qu'ils voient, comme l'indice de la réalité du Rêve. Par conséquent, les phénomènes visibles du monde sont eux-mêmes qualifiés de Rêve : ils en sont autant de représentants partiels, mais aucun pris isolément ne peut prétendre le représenter dans sa globalité. En tant que dynamisme générateur de formes, il différencie la matière, mais il est lui-même invisible parce qu'asubstantiel. Pour restituer son sens de mouvement multidirectionnel, de processus de mise en forme, la meilleure façon de le représenter, ou plutôt de l'évoquer, est de représenter un déplacement. D'un autre côté, pour restituer la transcendance du Rêve, il faut conférer à ce déplacement une dimension d'exception. La manière dont on va s'y employer diffère suivant que la représentation se fonde sur un discours, ou un objet, ou une mise en scène. Tournons nous tout d'abord vers les modalités discursives de représentation du Rêve [5].

Pour évoquer le Rêve dans les récits, les Aborigènes décrivent les déambulations d'êtres doués d'éternité dont la nature est à la fois humaine -- ils pensent, rêvent et se comportent comme tels --, et non humaine : ils ont l'apparence et/ou la capacité de se transformer (a) en un animal ou un végétal qui détermine leur identité totémique, (b) en divers traits de paysage et (c) en objets cultuels, churinga, qui sont conjointement associés à cette identité totémique. On attribue donc à ces êtres hybrides, ou êtres du Rêve, des capacités extraordinaires qui sont rattachées à leur mobilité : ils marchent, courent, volent, se faufilent sous terre et c'est sous leurs pas que seraient apparus le relief de l'environnement australien et son imprégnation par des éléments spirituels et éternels, les esprits-enfants, dont procède l'incarnation des êtres vivants [6]. Chaque être du Rêve disséminerait ainsi tout au long de sa trajectoire une multitude d'esprits-enfants qui émaneraient de son corps : certains sont aujourd'hui incarnés sous une forme humaine (et l'on désigne alors au cours de la narration les individus concernés), ou sous la forme de l'autre espèce naturelle associée à l'être du Rêve (sa nomination au cours du récit rend compte de l'identité totémique des lieux désignés) [7]. De fait, les histoires des êtres du Rêve consistent essentiellement à décrire la topographie et la toponymie du territoire en rendant compte de l'identité totémique des individus et des lieux ainsi que des relations qu'ils entretiennent entre eux [8].

Par ailleurs, tout ce qui est attribué à ces personnages fabuleux est mis au compte du Rêve : le discours les institue comme les agents de ce dynamisme multidirectionnel, éternel et transparent qui ordonne le monde. Pour ce faire, il se fonde sur une figure de style particulière : l'hybridité combinée à une mobilité exceptionnelle. Ces deux qualités permettent d'associer chaque élément du paysage d'une part avec des humains, d'autre part avec une autre espèce naturelle. Elles permettent également d'exprimer l'ubiquité et l'éternité du Rêve, en conférant à ses agents l'aptitude à démultiplier leur présence sous forme de traces inaltérables : les phénomènes disparates qui sont identifiés aux êtres du Rêve sont présentés comme autant d'avatars manifestant le caractère éternel de leur présence. Le fil invisible qui lie entre eux ces représentants dispersés est la parole. C'est elle qui court d'un point de l'espace à un autre, en tissant la trame discursive qui anime ces personnages et qui leur apporte ainsi un semblant d'individualité. Elle se fait en quelque sorte l'écho de leur transparence ontologique car, en tant qu'entités unifiées et individualisées, les êtres du Rêve demeurent, tout comme le Rêve lui-même, invisibles : ils ne sont globalement perçus qu'au travers d'une narration, seule à pouvoir les constituer en tant que sujet total.

Le récit du déplacement d'êtres hybrides se présente donc comme un moyen particulièrement adéquat pour évoquer le Rêve. Il institue ces êtres prodigieux comme les supports discursifs les plus appropriés pour représenter ce dynamisme à la fois asubstantiel et modificateur de substances. La rentabilité de la représentation du Rêve au travers de ces personnages repose en grande partie sur le fait qu'elle aboutit à l'impossibilité de lui apposer une représentation unitaire : non seulement les êtres du Rêve sont multiples, mais encore, chacun renvoie à des phénomènes eux-mêmes multiples. Il nous faut alors remarquer que l'hybridité des êtres du Rêve renvoie par prétérition à leur spiritualité foncière -- leur corps est un agglomérat d'esprits-enfants humains et non humains en quantité indéfinie --, qui sous-tend leur transparence en tant que sujet total. C'est d'ailleurs cette transparence qui permet de les associer à des représentants qui sont à la fois multiples et hétérogènes entre eux. De ce point de vue, la trame narrative qui anime ces êtres prodigieux, les fait passer de l'état de sujet d'un discours sur le Rêve à celui d'objet référés à lui (cf. Munn 1970). Cette alchimie du verbe permet d'extérioriser leur hybridité spirituelle : elle associe des phénomènes hétéroclites en leur donnant une origine commune qui les transforme en autant d'anamorphoses d'un même être. Mais ces phénomènes sont eux, à la différence de l'être dont on les fait procéder, différenciés en nature.

Si l'hybridité combinée au mouvement sous-tend la représentation du Rêve, parmi les phénomènes qui sont identifiées aux êtres du Rêve, quels sont ceux qui pourraient prétendre en représenter toutes les dimensions sur un plan matériel? Outre leur état différencié, le caractère mortel des humains, tout comme l'immobilité des traits de paysage et des objets cultuels qui leur sont apparentés en nature, puisqu'ils sont en bois ou en pierre, semblent les rendre a prioriimpropres à fonder la représentation d'un dynamisme éternel. Existerait-il un processus alchimique équivalent à celui auquel nous a conduit les histoires du Rêve qui permettrait de les transformer en une représentation unifiée du Rêve, concrètement appréhendable?

Un objet relationnel

Selon l'optique aborigène, tout phénomène visible de ce monde est à même d'actualiser la présence d'un être du Rêve. La capacité à se mouvoir des humains leur confère d'emblée une aptitude propre à représenter un déplacement. Avant de considérer les procédures particulières qui les autorisent à représenter également les différents aspects de l'hybridité de ces personnages, tournons nous vers les objets auxquels on prête une fonction analogue alors même qu'ils sont a priori impropres à évoquer le mouvement du Rêve. Il s'agit des objets churinga qui sont spécifiquement associés aux esprits-enfants humains : l'être du Rêve disséminerait en même temps que les esprits-enfants humains, les churinga qui leur correspondent [9]. En conséquence, puisque chaque personne est vue comme l'incarnation d'un esprit-enfant, elle est en même temps associée à un churinga.

Les churinga personnels sont façonnés à partir de pièces de bois résistant ou à partir de fragments rocheux. Ils sont de forme plate, le plus souvent allongée, ovale ou rectangulaire, exceptionnellement arrondie. Leur longueur varie entre 10 et 40 cm, pouvant atteindre parfois plus d'un mètre, leur largeur entre 5 et 20-25 cm. Ils sont également toujours gravés et leur graphisme est parfaitement original d'un churinga à l'autre. De fait ils sont censés représenter la singularité des individus auxquels ils sont associés ou plus précisément celle des esprits-enfants qui animeraient ces derniers. En ce sens, le churinga est le pendant dans le domaine sensible d'un esprit-enfant et il réifie la relation particulière d'un individu avec un être du Rêve. De ce point de vue, les churinga personnels sont les prototypes de l'ensemble des objets churinga. En effet, selon Strehlow (1968-1971) et Roheim (1976 : 157), le terme churinga ou pour ces auteurs, tjurunga, est composé de deux vocables, tju qualifiant quelque chose de secret ou de honteux, et runga signifiant "sien propre". "Sien propre" dénote un rapport d'intimité étroite qui, en milieu aborigène, est associé à la notion de honte (cf. Myers 1979) : ce qui est profondément à soi n'a pas à être révélé à autrui, mais doit, au contraire rester secret. La dénomination globale convient parfaitement au rôle joué par le churinga personnel : en présentifiant la part constitutionnelle inaccessible de la personne et son lien spécifique avec un être du Rêve particulier, il est bien "son propre secret". On ne s'étonnera donc pas que les churinga personnels soient soumis à un secret particulièrement strict : hors des situations rituelles qui les mobilisent, ils sont enroulés dans des ficelles de cheveux et dissimulés dans un endroit creux (fissure rocheuse, grotte, tronc d'arbre), dont l'accès est interdit aux non initiés et aux initiés qui ne sont pas directement affiliés au centre totémique correspondant. L'aspect des inscriptions dont ils sont porteurs participe également à la dissimulation du sens qu'ils sont censés receler.

En effet, si les graphismes portés sur un churinga sont censés représenter la nature particulière du lien qui unit un individu avec un être du Rêve donné, ils sont, en règle générale, composés de l'association d'éléments non figuratifs : cercles (concentriques ou en spirale) et/ou de demi-cercles (emboîtés les uns dans les autres) reliés par des lignes (droites ou sinueuses, pleines ou en pointillé, tracés d'empreintes de pattes d'animaux). Les cercles renvoient plus particulièrement à l'identité totémique d'un être du Rêve et/ou à l'empreinte qu'aurait laissée à un endroit précis un événement qui lui est rapporté : le campement qu'il a établi à tel endroit, l'emplacement où il a disparu en s'enfonçant dans le sol. Mais un cercle peut aussi renvoyer simultanément à ces différents référents : il représente alors simultanément l'être totémique, son campement, et le rocher qui serait apparu à l'endroit où il a disparu. Un cercle similaire dans un autre motif renverra à un autre être totémique et/ou à un autre trait de l'environnement, etc. Les demi-cercles représentent l'aspect humain de ces personnages : ils renvoient à l'empreinte laissée dans le sable par un homme (ou une femme) assis en tailleur ou jambes écartées (cf. Strehlow 1964; Munn 1973). Les lignes qui relient entre eux ces différents éléments, renvoient, de leur côté, au cheminement qui associent les divers référents (traits de paysage, événements, etc.) que ces éléments désignent : elles représentent le parcours précis, géographiquement repérable, de l'être du Rêve associé à l'apparition du churinga. Les initiés choisissent parmi les différents référents et les divers signifiés auxquels peuvent renvoyer ces quelques éléments picturaux, ceux qui sont pertinents pour fonder l'identité territoriale et totémique de l'individu auquel ils attribuent le churinga : à partir de la virtualité signifiante du motif, ils actualisent sa signification.

Ainsi, si les gravures portées sur les churinga des divers individus affiliés à un même centre totémique renvoient toutes à la trajectoire et aux haltes de l'être du Rêve sur le territoire de ce centre, les phénomènes précis auxquels elles se référent différent d'un churinga à l'autre. C'est pourquoi les churinga sont toujours singuliers. Leur particularisation est obtenue d'un côté par le choix, le nombre, et la taille des éléments disponibles, et de l'autre par la nature de leur agencement. A cette particularisation formelle s'ajoute celle qui s'attache à la signification associée d'une part à chacun des éléments composant le motif, d'autre part à leur combinaison : tel cercle sur un churinga renverra à un trou d'eau, tandis que sur un autre, il renverra à une grenouille, deux cercles sur un même objet renverront respectivement à un émeu et à un rocher, et ainsi de suite; l'agencement des cercles et des lignes, selon les churinga qui les portent, renverra pour sa part à telle ou telle portion de trajectoire effectuée par tel ou tel être du Rêve.

On voit donc que les churinga figurent la singularité des identités individuelles au moyen d'une représentation symbolique et cependant fondamentalement polysémique. De fait, les graphismes qui les recouvrent ne représentent pas  la morphologie des personnages auxquels ils se référent, mais la trace que leur cheminement et leurs actes concomitants auraient laissée à la surface du sol, ce pourquoi les empreintes d'animaux peuvent s'y adjoindre. Ce faisant, ils sont à même de suggérer l'hybridité d'un être du Rêve dont leur support -- le churinga --, est une composante puisqu'il est présenté comme l'une de ses transformations --, et son mouvement : celui-ci est évoqué par les lignes, tandis que les cercles et les demi-cercles évoquent sa ponctuation par l'émergence de traces concrètes rapportées à des événements particuliers. Au niveau de l'objet, les lignes se substituent à la parole qui, au niveau de la narration, assemblent des phénomènes dispersés et différenciés, tandis que la transparence de l'être qui permet de les combiner est rendue au travers des modalités particulières de représentation picturale de ces phénomènes : les éléments qui composent un motif ne sont pas suffisamment figuratifs pour permettre de les associer, ensemble ou séparément, à une représentation univoque. Mais ces signes ne sont pas non plus suffisamment abstraits pour fonder une écriture qui permettrait de traduire la signification globale de l'oeuvre sans recourir à ses créateurs. En conséquence, il faut, pour connaître le sens attribué à l'ensemble du motif porté sur un churinga se référer au discours qui en agence les éléments, et que seuls les initiés rattachés au centre totémique où il se trouve sont habilités à délivrer.

Le churingaparticipe dans sa matérialité même à la dissimulation de la signification qu'il prétend exhiber : la nature polysémique des signes dont il est le support ne fait que confirmer la nature exceptionnelle, irreprésentable, du signifié dont il est cependant le représentant matériel. De fait, la représentation d'un être du Rêve, qu'elle soit discursive ou matérielle, n'est que le leurre offert à la perception pour happer le signifié qui s'attache au Rêve : elle sert à désigner un au-delà de la chose représentée. De ce point de vue, le churinga personnel est un signifiant matériel idéal : il est présenté comme la trace qui représente la trace du mouvement qui l'a généré et, ce faisant, il indique la nature conceptuelle de la procédure qui lui fait signifier autre chose que lui même.

Un artefact-concept

Les churinga personnels sont transportés sur les terrains cérémoniels où les acteurs qui les manipulent leur impriment un mouvement qui participe à la représentation d'un être du Rêve. Mais au-delà de cette fonction sur laquelle nous allons nous arrêter plus loin, ils évoquent en eux-mêmes et par eux-mêmes le dynamisme que recèle à l'état latent l'environnement spatial. Le matériau utilisé pour  les fabriquer (bois résistant, pierre inaltérable) est tiré de l'environnement auquel, une fois façonnés, ils sont à nouveau conjoints : ils sont entreposés dans un contenant naturel. Ils sont donc à proprement parler des parcelles de paysage. En outre, chacun  représente par les inscriptions dont il est porteur, et par son autonomie physique par rapport à un territoire donné, un paysage à lui tout seul : à l'image du sol désertique de l'Australie centrale, leur surface plane est sillonnée d'empreintes. Les churinga personnels sont de ce point de vue des paysages mobiles sur lesquels est inscrit le mouvement.

Le Rêve, en tant que dynamisme spatial asubstantiel, modifierait la matière sans s'y laisser emprisonner. La représentation concrète du concept Rêve, semble donc impossible. Pourtant les Aranda attribuent à l'objet churinga ce rôle spécifique : il représente à lui seul un concept auquel il est interdit d'apposer une représentation définie sous peine de lui dénier sa valeur de concept. Comparons concept et objet. Pour mériter de désigner le Rêve selon une optique unifiante, ses représentants devraient prendre la forme d'un phénomène doué : (i) d'une hybridité propre à signifier et à mettre en relation les différents phénomènes visibles du monde, traits de paysage, individus humains et non humains; (ii) d'une permanence tangible, rangée du côté de l'éternité spatiale; (iii) d'une mobilité incontestable; (iv) d'une association avec les esprits-enfants qui lui confère une aptitude à promouvoir la fertilité. Or, le churinga répond à ces différentes exigences.

Il combine l'hybridité (quoiqu'en bois ou en pierre, il est associé à un être humain dont il est la référence totémique), la permanence (immuable par nature, il reste identique à lui-même tout au long des rites et même au-delà), rangé du côté de l'éternité spatiale concrète (il est un paysage), et la mobilité (il voyage et porte lui-même l'inscription de son mouvement). Enfin, il est posé comme l'indice de la présence d'esprits-enfants et sa manipulation est censée favoriser leur incarnation. Par ailleurs, tout en étant posé comme une concrétion issue du Rêve, le churinga évoque simultanément, et de façon subtile, son mouvement asubstantiel inscrit en creux sur l'ensemble de sa surface plane. Si le churinga personnel est propre à représenter toutes les dimensions du Rêve, c'est bien parce que les signes apposés à sa surface, ne sont ni tout à fait abstraits, ni tout à fait figuratifs : en renvoyant à différents niveaux de signification, à une polysémie essentielle, ils suggèrent plus qu'ils ne fixent la multiplicité des phénomènes référés au Rêve.

Les conditions qui permettent au churinga d'assumer sa fonction représentative paradoxale -- il concrétise un concept -- renvoient donc à l'aspect particulier qui lui est conféré. Celui-ci est le résultat d'un travail de représentation d'un genre particulier qui consiste à représenter non pas une chose, mais la représentation de la chose en question. Autrement dit, le churinga ne prétend pas représenter le monde tel qu'il est perçu par les Aranda, mais la conception aranda du monde. Il peut alors être présenté comme le seul médiateur tangible entre phénomènes appartenant à des registres différents : humains et non-humains, animés et inanimés, visibles et invisibles. Dans cette perspective, cet artefact est la clef de voûte de la conception holiste du monde aranda.

Remarquons enfin que les inscriptions portées sur le churinga, font de lui un objet autoréférentiel, porteur des conditions de sa propre apparition. Il est en effet une parcelle de paysage sur laquelle est inscrit -- sous forme de traces -- le mouvement à travers le paysage dont il représente la trace. Au travers de la confusion opérée ici entre d'un côté, l'environnement spatial, et de l'autre, le churinga, on assiste à un télescopage logique du macrocosme vers le microcosme, semblable et complémentaire à celui qu'opèrent les Aranda entre le Rêve et l'activité onirique (le rêve). A l'image du Rêve, le churinga contient à l'état virtuel l'ensemble des éléments du monde : il est la partie qui représente le tout. De ce point de vue, ce microcosme est comme le Rêve, autosuffisant au plan du sens. Mais, à la différence du Rêve, "immatériel", c'est la matérialité immuable de l'objet qui conditionne son autosuffisance : c'est la matière de l'artefact qui sous-tend son auto-référentialité.

C'est en vertu de sa qualité d'objet autoréférentiel qu'il est possible d'assigner au churingaun rôle de signifiant particulier, dégagé de toute relation de référence ordinaire. D'un côté il est un signifiant "pur" puisqu'au total, il est son propre référent. De l'autre, sa matérialité est la condition fondamentale de son institution en signifiant pur. C'est en tant que tel que le churinga va pouvoir jouer son rôle d'objet rituel. Son maniement donne alors vie à la présence de l'entité invisible qu'il évoque. Il permet ainsi d'affirmer la production de l'effet tangible recherché -- incarnation, initiation -- dont les mécanismes demeurent invisibles.

Considérons maintenant de plus près les modalités de l'intervention du churinga dans un rite aranda, le quabara.

Un artefact auto-référentiel

C'est en vertu de la singularisation des humains, dont la preuve matérielle est rapportée à l'existence des churinga personnels, qu'ils auraient la responsabilité exclusive du maintien de la fertilité de l'ensemble des êtres vivants. Chacun de ces objets est en effet associé à des rites personnels dénommés quabara qui mettent en scène l'être du Rêve auquel ils sont rattachés. Ces rites sont exécutés au cours des différentes étapes initiatiques et ils sont censés participer à la production de deux effets concomitants : l'incarnation des esprits-enfants et la transformation des novices en initiés. Le quabara que nous allons présenter, met en scène un être du Rêve Grenouille.

La tête de l'exécutant est ornée d'une coiffe composée d'une base aplatie et circulaire constituée de plusieurs mètres de ficelles de cheveux maintenues par des brindilles et recouverte de cercles concentriques de duvet rouge et blanc. Tout autour sont accrochées des ficelles de corde de fourrure qui dissimulent le visage par ailleurs masqué par une couche compacte de duvet. Au centre de cette base aplatie est disposé à la verticale un grand churinga en bois, d'environ un mètre de hauteur et 10-15 centimètres de largeur autour duquel sont fixés des bouquets de plumes noires. Il est enroulé dans plusieurs mètres de ficelles de cheveux et cet harnachement initial est entièrement recouvert de bandes de duvet, alternativement rouge et blanc, disposés concentriquement et  formant des rayures alternées. A l'extrémité supérieure de cet objet oblong est fixé un bouquet de plumes. Le dos et la poitrine sont complètement recouverts de points blancs de différentes tailles, chacun encerclé de duvet blanc. Sur la partie interne de chaque cuisse sont dessinées des lignes blanches.

Les cercles de duvet disposées sur la coiffe sont censées représenter les racines d'un arbre qui serait apparu à l'endroit où l'être du Rêve Grenouille s'est enfoncé dans le sol. Aux alentours de cet arbre sont censés avoir été disséminés par l'être Grenouille des esprits-enfants, grenouilles et humains, dont l'un est incarné par le propriétaire du quabara et du churinga. Les points blancs apposés sur le corps sont censés représenter les différents stades de la métamorphose des grenouilles, les lignes sur les cuisses, des pattes de grenouilles adultes.

Une fois décoré, l'exécutant s'accroupit dans une petite fosse et balance son corps de droite à gauche. Les novices sont alors invités à courir autour de lui en hurlant, tandis que retentit le bruit des rhombes maniés par les initiateurs. Le mouvement de l'acteur, qui renvoie à celui de l'être Grenouille, suscite l'envol du duvet qui simule la dissémination des esprits-enfants à partir du corps de cet être. Sa qualité est posée comme une condition essentielle à la réussite du rite.

Au bout de trois minutes, un des novices pose ses mains sur les épaules de l'exécutant qui s'arrête. La cérémonie est finie; les décorations sont ôtées et démantelées. (cf. Spencer et Gillen 1927)

La mise en scène rituelle d'un être du Rêve doit obéir à une contrainte majeure, fondement même de son efficacité : elle doit préserver voir même renforcer le caractère foncièrement irreprésentable de l'entité qu'elle est censée figurer. Cette contrainte impose que la représentation rituelle obéisse à certaines conditions. Premièrement, la constitution d'une hétérogénéité d'autant plus évidente que pour l'édifier on recourt à de la colle et à des liens (sang et ficelles) : un churinga placé sur un corps humain sur lequel sont représentés des phénomènes non humains (racines, têtards, grenouilles), et dont le revêtement est constitué d'éléments on ne peut plus hétéroclites (cheveux, brindilles, duvet, fourrure, plumes, etc.). Deuxièmement, la distinction des rôles des divers participants qui renvoie à une disparité analogue. Le propriétaire du quabara, qui est du totem Grenouille, préside à son organisation et fournit le churinga, mais il n'est pas l'exécutant : le sujet qui incarne de façon tangible l'humanité d'un être du Rêve ne peut, en principe, en assumer simultanément l'aspect non humain et le mouvement, pris en charge par l'exécutant; celui-ci, qui est du totem Chat Sauvage, est le support de l'apparat rituel. Les préparateurs, associés à divers totems, préparent le terrain cérémoniel, peignent et décorent l'exécutant, et sont seuls habilités à fournir les éléments nécessaires à sa transformation en entité hybride; leur complémentarité transparaît jusque sur le terrain cérémoniel où les premiers, en tant que spectateurs actifs, entonne le chant correspondant à la cérémonie. Les novices et les porteurs de rhombes contribuent à l'agitation sonore et gestuelle jugée indispensable.

Troisièmement, la nécessité du mouvement, ici assumé par l'acteur et les novices. Non seulement il n'y a pas de quabara sans mouvement, mais encore l'efficacité du rite est censée dépendre de sa qualité, elle-même censée dépendre du chant des spectateurs : en provoquant l'envol du duvet, il sous-tendrait l'incarnation des esprits-enfants et la fertilisation des novices. Quatrièmement, la fugacité : la performance dure trois minutes alors que les préparatifs ont duré cinq heures. D'un côté, l'hétérogénéité n'est montrée qu'au moment où elle est mise en mouvement. De l'autre, ce mouvement ne peut se prolonger, tandis que les divers éléments qui composaient l'hybridité, une fois celle-ci montrée et agie, sont immédiatement disjoints ou effacés du corps qui les supportait. Cette nécessité de marquer le statut temporaire des compositions cérémonielles est si importante qu'à l'exception des churinga personnels, les autres objets fabriqués à l'occasion d'un rite sont, une fois celui-ci exécuté, toujours démantelés, et ce même s'ils sont identiques à ceux employés dans les cérémonies suivantes. Ils ne sont jamais réemployés, et d'autres objets seront recomposés. On fait donc équivaloir un rite donné à la représentation d'un être prodigieux particulier, et dans le même temps, on souligne que cette représentation ne peut être qu'éphémère. Ceci nous conduit à la dernière exigence : la représentation de la transparence spirituelle de l'être du Rêve. Elle est concrètement représentée par l'apposition d'un masque de duvet sur celui qui en assume l'animation : l'identité de l'acteur est dissimulée et, compte tenu de la similitude des artefacts cérémoniels employés d'un quabara à un autre, seuls son mouvement et le chant qui l'accompagne permettent vraiment de reconnaître l'identité de l'être mis en scène. Au niveau de la représentation rituelle, transparence et opacité vont de paire.

On voit donc que la représentation globale d'un être du Rêve renvoie conjointement à son hybridité spirituelle et à son mouvement. Mais elle exige pour être efficace d'être instantanée : elle est vouée à une dissolution immédiate. Elle n'en restitue que mieux la transparence ontologique de cet agent qui permet d'évoquer le Rêve. La conjonction nécessaire du mouvement et de l'instantanéité paraît effectivement on ne peut plus appropriée pour évoquer le Rêve tel que nous l'avons défini : un dynamisme subtile qui ne peut être épinglé, figé dans une représentation unitaire.

De fait, l'hétérogénéité, tout en restituant l'hybridité de l'être du Rêve, et tout en offrant une représentation globale tangible, empêche de situer cette entité de façon précise. La représentation d'un être du Rêve s'impose comme d'autant plus insaisissable que les matériaux et les agents intervenant dans sa constitution sont multiples et hétérogènes. L'agencement complémentaire de ces éléments les dote d'une capacité de représentation qu'à l'évidence ils sont incapables d'assumer à eux seuls. Ce n'est donc que durant le bref temps de l'acte rituel que ces composants disparates participent à la constitution d'une représentation unitaire déterminée. Toutefois, cette représentation, irréductible aux éléments qui la composent, comme au mouvement qui l'anime, reste associée à l'invisibilité : l'arrêt du mouvement marque la dissolution de l'être du Rêve rendu à la multiplicité de ses constituants.

Sur le terrain cérémoniel, l'unique élément permanent est le churinga : il sera réemployé dans les quabara du totem Grenouille appartenant à son propriétaire. Enfoui dans l'épaisseur hétérogène de la coiffe qui désigne sa place capitale tout en préservant son mystère, cet objet apparaît en effet comme le noyau dur de la représentation rituelle. Si c'est un être du Rêve qui est représenté, l'objet qui le représente est le churinga. La preuve en est que l'identité totémique représentée est celle du churinga, et non celle de l'acteur. Celui-ci est une des composantes de l'apparat cérémoniel et le véhicule de l'objet.

Mais si l'exécutant rendu anonyme par son revêtement dense et disparate est le support du churinga qui est au coeur de la représentation, le churinga lui-même, on l'a vu, est le support d'une représentation à la fois conceptuelle et auto-référentielle : il représente un dynamisme englobant l'ensemble des signifiés mais en même temps il ne renvoie qu'à sa propre matérialité. De ce point de vue, la représentation rituelle d'un agent du Rêve emprunte sa forme à celle de la mise en abîme : une pluralité d'éléments disparates assemblés en une figure unitaire construite autour d'un objet dont la matérialité est auto-référentielle. Le résultat en est une représentation dont la matérialité renforce le caractère irreprésentable de l'entité qu'elle prétend représenter. Le paradoxe réside donc bien dans la matérialité particulière de l'objet : pour représenter l'invisible, un dynamisme ou une conception du monde, l'objet qui garantit la visibilité de l'entité représentée renvoie, en dernière instance, à lui-même. L'objet cultuel est bien, au total, un pur signifiant, et c'est en tant que tel qu'il peut être associé à des signifiés sans signifiants concrets.

Dans le rite, le churinga apparaît comme le signifiant du signifié correspondant à l'acte rituel. Celui-ci consiste à assembler dans un espace déterminé, le terrain cérémoniel, et pour une période de temps limitée, des phénomènes visuelles, sonores et gestuelles qui gravitent autour d'un même objet : la présence concrète du churinga synergise les effets de ces phénomènes en leur conférant un même poids de signification. En ce sens, l'objet représente bien la valeur signifiante du signifié associé aux signes assemblés dans le rituel, et leur combinaison dans un cadre formel défini est à l'origine de la création d'une entité singulière agissante dont la présence garantit l'efficacité du rituel : sa création ex-nihilo est en soi un effet suffisant pour que lui soit rapportée la production d'un effet d'un autre ordre (l'incarnation, l'accession à un statut d'initié). Le cadre formel du rite signale que les rapports ordinaires de signification sont pour un temps abolis, tandis que l'objet cultuel médiatise de façon créative les nouveaux rapports de signification engendrés dans ce contexte par les différents phénomènes constituant le contenu du rite : au terme de son exécution, les hommes sont confirmés dans leur responsabilité sur la fertilité et les churinga regagnent leur cache secrète. Si le rite est apte à générer du sens, c'est qu'en introduisant un signifiant matériel pur, sans référent concret défini, il bouscule les rapports ordinaires entre signifiants et signifiés.

Le churinga, un objet cultuel exemplaire?

Dans les rites aranda, la manipulation des objets churinga autorisent la représentation d'une puissance ordinairement invisible, et c'est cette représentation obéissant à une série de règles strictes qui étaye l'efficacité du rituel. L'exécution d'un rite définit un avant et un après entre lesquels se passe quelque chose qui permet d'affirmer qu'un événement extraordinaire a véritablement eu lieu : les novices ont été transformés en initiés, et les initiateurs se voient confirmés dans leur responsabilité sur la fertilité. Selon notre hypothèse, l'efficacité du rite ainsi comprise -- changement de statuts, maintien de la fertilité --, est assurée de façon fondamentale par l'intervention des churinga : non seulement leur présence est requise, mais encore, ils occupent une position centrale dans la représentation qui est mise en place par le rite. La seconde hypothèse qui suit logiquement la première est la suivante : c'est l'apparence matérielle du churinga qui, dans le cadre même du rituel, permet d'affirmer l'intervention d'une puissance invisible et, par là, l'efficacité rituelle. Si les individus qui participent au rite sont les garants de son exécution, le plus -- la définition d'un avant et d'un après du rite --, doit, lui, être directement mis en rapport avec la manipulation de l'objet : les qualités spécifiques du churinga lui donne la capacité de médiatiser les relations entre les participants de manière telle qu'au moment de l'exécution du rite, ils créent une totalité nouvelle génératrice de sens. En mettant ainsi en rapport les propriétés sensibles du churinga avec sa fonction rituelle, nous avons pu mettre en évidence le caractère crucial de son auto-référentialité : il est un signifiant matériel dégagé de tout rapport de signification ordinaire. Cette constatation peut, selon nous, être étendue à l'ensemble des objets cultuels. En effet, les objets auxquels est assignée une place privilégiée dans les rituels sont souvent ceux dont la fonction représentative semble la plus amoindrie (agglomérats d'éléments hétérogènes peu ou pas figuratifs, statuettes à la facture volontairement grossière, etc.). On s'évertuerait en quelque sorte à gommer toute possibilité de les accoler à une signification ordinaire et univoque, de façon à les associer à une signification plus opaque et, par là, plus efficiente, la signification qui se réfèrent à des forces surnaturelles et immatérielles. La puissance non ordinaire attribuées à ces forces repose sur le prédicat qu'elles sont invisibles, irreprésentables, et pour cela même extraordinaires : on en appréhende les effets (l'initiation, la reproduction, etc.), mais non la forme.

Dans la mesure où dans l'univers commun, c'est-à-dire hors rituel, elles sont en principe dépourvues de représentation tangible univoque, et qu'au cours de l'acte rituel, leur représentation est maintenue voilée, nous dirons qu'elles renvoient, au plan du sens, à un signifié flottant qui permet de les associer à des phénomènes divers [10]. Dans cette perspective, le façonnage d'un objet cultuel consisterait à créer le signifiant correspondant, c'est-à-dire un signifiant sans signifié univoque ou ordinaire. Pour conserver au rituel sa fonction d'exception et aux forces, leur puissance postulée, il est indispensable que cet objet préserve leur invisibilité. Cette condition impose que la fonction représentative de l'objet soit amoindrie. Il doit donner le moins de prise possible à toute interprétation univoque : il gagne en efficacité ce qu'il perd en expressivité. Il peut alors être appréhendé comme une présence énigmatique consistante mais à la signification essentiellement opaque. Cette opacité est renforcée par sa matérialité. Pour empêcher toute confusion avec un référent ordinaire, le référent idéal de l'objet est l'objet lui-même. L'auto-référentialité de l'objet cultuel en fait un signifiant pur parfaitement apte à engendrer du sens.

Il semble assez adapté d'aborder le masque rituel sous cet angle. Le masque se substitue au visage de celui qui le porte et, en dissimulant ainsi son identité, il lui confère l'anonymat. Le signifié associé à l'acte rituel ne peut alors être confondu avec l'identité de l'officiant : il est déplacé sur le mouvement et l'officiant est réduit au rôle de véhicule de l'objet. D'un autre côté, l'autosuffisance du masque -- il se suffit à lui-même dans la mesure où il se passe, pour signifier, de l'identité de celui qui l'anime --, le situe clairement comme le véritable signifiant de l'acte rituel. Mais son aspect particulier indique que le signifié auquel renvoie le mouvement qui l'anime est hors des normes ordinaires : il est difficile d'attribuer une signification univoque à l'acte rituel du fait même de la présence de cet objet à la matérialité singulière. Bien sûr, le masque blanc est un cas extrême : son aspect lisse signale d'emblée sa fonction de signifiant neutre, d'objet en soi. Les traits grossiers et/ou la nature composite des autres masques, rendent plus équivoque encore le signifié auquel ils sont censés renvoyer : le caractère tangible de leur présence porte à croire qu'ils recéleraient en eux-mêmes, au sein même de la matière qui les compose, un signifié secret; mais cette illusion perceptive qui s'attache à leur aspect "monstrueux" ne sert en fait qu'à voiler le vide signifiant qu'ils incarnent. Dans tous les cas, le masque se présente donc comme l'aimant qui permet de happer le signifié indéterminé correspondant à la gestuelle du rite : il est érigé en inducteur du mouvement qui témoigne de la réalité de l'intervention de forces surnaturelles. Toutefois, la charge magnétique potentielle du masque n'est vraiment activée qu'à être mue et baignée dans l'atmosphère crépusculaire du rite où des chants ensorceleurs encensent les participants en les faisant dériver, à l'instar des sirènes de l'Odyssée, vers un au-delà qui se dérobe à la vue du commun des mortels (l'emploi éventuel de stupéfiants peut y aider, en renforçant l'illusion perceptive). Une fois le rituel achevé, l'acteur et le masque qui avaient été conjoints sont désunis, et le premier en retrouvant son identité perd son pouvoir sur le second qui regagne son statut d'objet. Hors du contexte cérémoniel, l'acteur et le masque sont isolés l'un de l'autre, et ils ne peuvent en aucun cas être confondus avec la force dont ils sont censés avoir été pour l'un le vecteur, pour l'autre, le catalyseur, de l'intervention : c'est l'effet synergique résultant de leur combinaison dans un espace formel défini qui est ici encore à l'origine de la création d'une entité singulière agissante.

Le recours à des langues rituelles incompréhensibles mériterait également d'être envisagé selon cette optique : il est impossible d'accoler aux paroles prononcées une signification usuelle, les mots-signifiants ne correspondant plus aux signifiés ordinaires (cf. Bloch 1974, Sales 1986). La langue est choséifiée et le chant qui la porte, de même que la gestuelle qui l'accompagne, en se substituant à ces signifiés habituels, renvoient alors à une présence à l'inquiétante étrangeté bien propre à évoquer le monde de l'au-delà et sa puissance présupposée. Il apparaît donc possible de transformer des phénomènes discursifs en des choses sonores dépourvues de signifié ordinaire. C'est à cette condition qu'on peut leur faire jouer un rôle analogue à celui des objets cultuels. De ce point de vue, il paraît plus rentable d'aborder les langues rituelles comme des objets, que les objets cultuels comme des phénomènes discursifs : la dénaturation de la forme matérielle des unes et des autres provoque une dissonance perceptive qui produit son effet, un effet saisissant indéniable. Cette perspective permet d'affirmer le caractère indispensable du recours à des objets particuliers -- fussent-ils réduits à des langues choséifiées -- dans les rituels.

La fonction représentative des objets cultuels des Aborigènes australiens qui furent, faut-il le rappeler, jugés comme moins qu'humains , nous a conduit vers l'un des procédés qui fonde notre espèce à créer du sens à partir des choses : l'invention d'un artefact-étalon, d'un signifiant paradigmatique, à l'aune duquel sont mesurées les valeurs attribuées à l'ensemble des signifiés. Notre hypothèse est que l'introduction de ce pur signifiant sur la scène rituelle opère une translation sur l'échelle des rapports entre signifiants et signifiés qui transforme les repères habituels de signification et conduit à une redéfinition, ou à une reformulation, des positions de chacun. C'est cette redéfinition des places qui permet d'affirmer avec quelque vérité qu'entre le début et la fin du rite, quelque chose s'est réellement passée. Somme toute, une initiation sans objet ne peut produire d'initié.


NOTES

[1] L'étude sur les objets cultuels à partir de laquelle a été rédigé cet article a bénéficié d'une bourse de la Fondation Fyssen (990-91). Je tiens également à remercier, pour leur aide ou leurs commentaires, X. Blaisel, R. Boulaye, P. Boyer, D. de Coppet, R. Guidieri, J. Hassoun, M Cartry, M. Coquet, M. Houseman, A. Itéanu, M. Izard, M.-J. et R. Jamous, B. Jullierat, M. Mauzé, C. Rabant, L. Racine et S. Tcherkézoff. L'article a paru en 1994 dans Genèses, N°17 (Les obets et les choses), p.4-32, et, en anglais, dans M. Jeudy-Balini & B. Juillerat (éd.), 2002, People and Things : Social Mediations in Oceania, Durham : Carolina Academic Press, p. 239-263.

[2] Ce point est souligné par Lévi-Strauss dans le "Final" de L'homme nu (1971) où il rappelle la nécessité d'adopter des méthodologies radicalement distinctes pour analyser la structure formelle des mythes et des rites. 

[3] Signalons que Morton (1985, 1987) a proposé une nouvelle interprétation psychanalytique du churinga.

[4] Nicholas Thomas a particulièrement bien analysé le sens acquis par les objets exotiques dans les rapports entre colonisés et colonisateurs, et son occultation dans les comptes rendus anthropologiques (1991).

[5] Pour un développement plus fourni de l'analyse du mode discursif de représentation du Rêve, on se reportera à Moisseeff à paraître.

[6] La reproduction est en effet conçue comme relevant de deux processus complémentaires, l'un charnel, l'autre spirituel : les esprits-enfants survoleraient le territoire et viendraient pénétrer la matière informe des germes vitaux, en provoquant ainsi leur animation et leur différenciation sous la forme correspondant à leur espèce.

[7] On trouvera de nombreux exemples de tels récits aranda dans The Arunta (Spencer et Gillen 1927), Aranda Traditions et Songs of Central Australia (Strehlow 1968 et 1971).

[8] Lévi-Strauss a clairement perçu cet enjeu fondamental des récits de ce type :

" [...] le mythe prend acte que l'ancêtre est apparu à tel endroit, qu'il a parcouru tel trajet, accompli ici où là certaines actions qui le désignent comme l'auteur d'accidents du terrain qu'on peut encore observer, enfin qu'il s'est arrêté ou a disparu en un lieu déterminé. A proprement parler, par conséquent, le mythe se ramène à la description d'un itinéraire, et il n'ajoute rien ou presque aux faits qu'il prétend fonder : qu'un trajet, que les points d'eau, les bosquets ou les rochers qui le jalonnent, offrent pour un groupe humain une valeur sacrée, et que ce groupe proclame son affinité avec telle ou telle espèce naturelle : chenille, autruche ou kangourou." (1962 : 302-3)

[9] Le façonnage humain des churinga personnels est relégué à l'arrière plan par les initiés : ils affirment qu'il existe toujours un churinga originel issu d'un être du Rêve, mais que celui-ci a été perdu et qu'ils sont à même de le retrouver -- et donc de le restituer -- en rêve. En effet, l'activité onirique est, de façon générale, perçue comme l'un des moyens privilégiés d'être en relation directe avec le Rêve et de se remémorer les phénomènes qui lui sont rapportés (cf. Dussart 1988, Poirier 1989).

[10] Le mana mélanésien, lui-même si insaisissable qu'il a fait l'objet de nombreuses interprétations anthropologiques, peut, bien entendu être rapproché de la notion que nous désignons par l'expression "signifié flottant". On se reportera à ce sujet à Keesing 1985 et Boyer 1986.


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©  mars 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : MOISSEEFF, Marika. Les objets cultuels aborigènes ou comment représenter irreprésentable. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Moisseeff.html>. (Consultée le ...).