DYNAMIQUES ET STRUCTURES EN LANGUE

David PIOTROWSKI
CNRS/ Laboratoire Communication et Politique

Présentation

Le travail exposé dans cet ouvrage consiste à reprendre une série de points problématiques au coeur des sciences du langage pour leur apporter des traitements concordants qui, assemblés, contribueront à définir les linéaments d'un modèle des formes et des opérations langagières. En somme, par métaphore, il s'agira de reprendre certaines des principales pièces d'un puzzle problématique que les sciences du langage ont progressivement élaboré pour, après en avoir retravaillé quelques facettes, en essayer un nouvel agencement qui débouche sur une architecture fonctionnelle des processus langagiers.

Les points problématiques dont il sera question relèvent des fondements de la linguistique dans la mesure où, dans ses montages théoriques comme dans ses investigations empiriques, celle-ci ne peut manquer de les rencontrer et d'émettre des propositions sur leur compte. Parmi les principaux d'entre eux, citons la connexion signifiant/signifié, le statut du différentiel de recevabilité, les relations entre les données empiriques et les systèmes théoriques, les niveaux de formalisation, le rapport forme/substance... Il va sans dire que chacun de ces points, qui met en jeu une compréhension globale de l'objet "langue", constitue un champ d'investigation à part entière et a été l'objet de nombreuses recherches et de discussions approfondies.

Parallèlement, donc, aux travaux de synthèse déjà accomplis sur ces questions, parallèlement, aussi, aux études centrées sur un point particulier, et qui s'interdisent d'une certaine façon d'appréhender l'ensemble des dimensions dont l'unité fait la langue, nous avons choisi une troisième voie, à savoir : après avoir rappelé ce qu'ils comportent de consensuel, reprendre certains des principaux points problématiques de la linguistique suivant des approches dont le crédit est indiscutable, prolonger sous cet angle leur traitement pour atteindre des conclusions « exploitables » et, enfin, synthétiser l'ensemble dans le cadre d'une architecture fonctionnelle explicite des formes et des opérations en langue.

Le premier point problématique est d'ordre épistémologique : il concerne les rapports qu'une théorie entretient avec les données d'expérience dont elle vise la reconnaissance. Sur ce point, il est acquis qu'il n'existe pas de données empiriques « neutres » : toute observation, tout constat d'expérience est conditionné par un système de concepts catégoriels qui administrent la diversité empirique dans son identité d'objet -- ce qui induit directement le problème de l'auto-satisfiabilité des édifices théoriques : comment une théorie pourrait-elle être mise à l'épreuve des faits sachant qu'elle est à la source même de l'objectivité de ces faits ? La réponse que nous explorerons (chap. 1) est celle développée par K. Popper. Pour échapper au problème de la circularité, une théorie de l'expérience doit inclure la composante d'un « espace de phases », c'est-à-dire doit intégrer dans son cadre descriptif un système de détermination indépendant, en partie, de ses concepts « propres ». L'« espace de phases » est donc un système de qualification autonome suivant le prisme duquel des observations indépendantes de la théorie peuvent être réalisées. L'« espace de phases » constitue donc une base légitime d'évaluation des propositions qu'une théorie énonce. Or il se trouve que les théories linguistiques ne disposent pas de la composante d'un espace de phases : leurs données de référence, comme les jugements de recevabilité, ne sont jamais des données constituées hors de leur champ théorique. Autrement dit, et paraphrasant Saussure, si l'on appelle « substance » (au sens de Hjelmslev) le complémentaire d'un phénomène par rapport à ses qualifications suivant une grille théorique donnée, les phénomènes linguistiques n'ont pas de substance. Il s'ensuit que les théories linguistiques ne peuvent échapper au cercle de l'auto-satisfiabilité : ce sont, par la nature de leur objet, des théories non réfutables.

Pour sortir de cette impasse, par ailleurs notoire, nous choisirons d'affaiblir la notion d'espace de phases, et, corrélativement, d'affaiblir les modalités de mise à l'épreuve des montages théoriques (chap. 2). Le principe est le suivant : pour l'essentiel, la notion d'espace de phases rend compte de la possibilité de viser un phénomène empirique suivant des grilles de qualification mutuellement indépendantes (ou en partie). Dans la version « forte », les rapports qu'entretiennent ces différentes grilles sont alors des rapports de confrontation : chacune d'elles constituant, comme on a vu, un poste d'observation des descriptions du phénomène apportées par les autres.

Dans une version « faible », un phénomène n'est plus visé par des systèmes de qualifications autonomes, mais par des systèmes composant une unité fonctionnelle. Dans ce cas de figure, les identités (d'objet) des différentes dimensions factuelles qu'implique le phénomène considéré sont structurellement appariées, et il s'agira alors de rendre compte des rapports de participation qu'entretiennent les systèmes de qualification qui déterminent ces différentes dimensions. Tel sera le critère de légitimation faible des édifices théoriques : lorsque les données empiriques sont constituées au carrefour de plusieurs régions de factualités, une théorie sera faiblement légitimée si elle rend explicitement compte des rapports fonctionnels établis entre les systèmes de formes administrant chaque région.

L'application du critère de légitimation faible suppose donc que les objets dont il est question se composent au croisement de plusieurs régions de factualités. Tel est le cas des objets de langue : ils mettent en jeu les substances de l'expression, du contenu et des faits de recevabilité dans un système de déterminations mutuelles. On considérera alors ces différentes sortes de factualités comme des phénomènes, c'est-à-dire, au sens kantien, comme des grandeurs d'expérience encore indéterminées, et, dans cette optique, il s'agira d'identifier leurs régimes internes de structuration au sein d'un complexe fonctionnel tel que les formes constitutives de chaque région de phénomènes soient fonctionnellement appariées à celles des autres régions.

C'est de ce même point de vue que l'on abordera un second point problématique des sciences du langage, à savoir le statut et la qualification des jugements de recevabilité (chap. 3). Conformément au principe de légitimation faible, les jugements de recevabilité seront considérés comme des données phénoménales à part entière, dont il faudra élaborer une analytique, et qui participent d'une connexion structurale avec l'ordre des signifiants et des signifiés. Autrement dit, on choisira d'aborder le fait de l'impossible en langue sous l'angle de son « rendement » linguistique, c'est-à-dire sous l'angle de sa participation à l'établissement de signifiés. Très précisément, nous montrerons comment le différentiel de recevabilité est fonctionnellement apparié aux processus de différenciation qui catégorisent la substance du contenu pour y instituer des valeurs langagières. La forme interne des signifiés, à savoir une forme oppositive, est alors le corrélat empirique des limites du dicible, et la possibilité offerte par la langue de transgresser sa propre législation (i.e. de produire des énoncés irrecevables) n'apparaît plus comme paradoxale puisque c'est dans le franchissement des seuils de recevabilité que s'objectivent les identités de langue, autrement dit, que se rencontrent, par voie d'une pratique expérimentale réglée (la méthode variationnelle), les formes constitutives des grandeurs langagières.

Pour avancer dans cette entreprise, qui vise à établir aux pôles d'un triangle fonctionnel les signifiants, les signifiés et le différentiel de recevabilité -- lui même méthodologiquement corrélé aux pratiques variationnelles -- nous nous appuierons sur une approche topologique et dynamique des formes linguistiques.

Pour motiver ce choix -- et traitant alors un troisième point problématique, à savoir celui des niveaux de formalisation --, nous examinerons certains obstacles que rencontre la modélisation des phénomènes langagiers à un niveau d'analyse « algébrique ». En premier lieu, et prenant appui sur les travaux de H. B. Curry, nous montrerons (chap. 3) que les modèles formels, qui visent à rendre compte sous un mode calculatoire de l'opposition possible/impossible en langue, satisfont à la condition du « double niveau d'organisation » d'objet (qui permet au système de la langue de formuler l'impossible en langue) mais, et en toute logique, ne comportent pas la composante d'un authentique espace de phases ; cela de deux points de vue. D'abord pour des raisons d'architecture : la distribution possible/impossible est une donnée interne de la théorie et ne saurait donc définir un espace de phases ; ensuite, pour des raisons de structuration : dans un système formel, la modélisation des données possibles et impossibles en langue ne respecte pas l'ordre des rapports variationnels dont celles-ci procèdent. En d'autres termes, la formalisation algébrique du différentiel de possibilité annihile la dimension différentielle qui met en connexion (transformationnelle) les données possibles et impossibles : ne subsistent alors que des grandeurs autonomes et déliées.

En second lieu, nous examinerons le régime fondamental de l'« intégration » (chap. 4). Ce régime, qui est celui du primat de la totalité sur les parties, sera abordé dans une forme « inférieure ». En effet, alors que dans une authentique intégration la totalité détermine en tous points les parties qui la composent, au niveau algébrique l'intégration désigne un processus qui fusionne en une totalité unitaire des composantes préalablement formées (il en résulte un traitement formel dont le caractère artificiel est la conséquence de l'inadéquation d'une qualification algébrique des phénomènes intégratifs). Nous montrerons alors que la structure des grandeurs algébriques -- structure qui distingue la dimension des unités de celle des identités -- a pour effet des disjoindre artificiellement deux orientations intégratives (respectivement syntagmatique et sémantique) qui, en langue -- et à un niveau de qualification algébrique --, sont inséparables. Enfin, après avoir rappelé certaines difficultés que pose la décomposition du signifié en constituants élémentaires, nous montrerons, reprenant à cette fin la théorie glossématique de L. Hjelmslev (chap. 5.C), que le principe d'une telle décomposition procède d'une identification première des phénomènes langagiers à un niveau d'analyse algébrique.

Pour éviter ces écueils, nous choisirons de développer une architecture des formes et des opérations langagières à un niveau d'analyse topologique et dynamique. À cette fin, nous prendrons appui sur la pensée de F. de Saussure qui a explicitement développé un structuralisme topologique (chap. 5B). Après avoir rappelé les principaux concepts de la pensée saussurienne, et abordant alors les derniers points problématiques, nous rassemblerons en une structure unitaire les constituants et les régimes relationnels qui, dans la conception de Saussure, composent l'unité intégrée du signe. Nous verrons que cette structure fonctionnelle est plus complexe que l'image naïve à laquelle il est communément fait référence. Tout particulièrement, nous aurons à prendre en considération et à conjuguer les deux composantes de la notion de valeur, à savoir la composante « systémique » suivant laquelle une valeur est définie par sa position dans un système relationnel, et la composante « substantielle » qui envisage la connexion de la valeur avec des entités extérieures au système dont elle relève. Comme il a été souvent souligné, considérées séparément l'une de l'autre, ces deux composantes sont insuffisantes pour rendre compte de la réalité des phénomènes langagiers. En effet, au seul plan systémique, une valeur désigne un être abstrait, une entité positionnelle désincarnée et détachée des matières d'expérience de diverses natures que la langue investit et façonne. Corrélativement, prise isolément, la composante substantielle plonge les unités de langue dans des domaines externes dotés d'une organisation propre et, par voie de conséquence, les met en rupture vis-à-vis de leurs formes internes.

La solution au problème de la composition des deux facettes de la notion de valeur, à savoir, donc, au problème de l'instanciation d'une forme linguistique dans un espace substrat (la substance du contenu) s'articule, suivant une lecture que nous proposons du Cours, sur le niveau des signifiants. En effet, ceux-ci sont fonctionnellement situés à la charnière des opérations variationnelles, dont ils constituent les arguments, et de la substance du contenu, aux occurrences singulières de laquelle il donnent accès par le biais de ce que Saussure dénomme la relation de « signification ». Aussi, via la relation de « signification », les signifiants pointent, parcourent et jalonnent des occurrences de la substance du contenu et déterminent ainsi des lieux où le corrélat empirique (un système d'interfaces catégorisant la substance du contenu) des frontières du dicible, rencontrées par voies variationnelles, est susceptible d'être instancié.

On entrevoit ainsi la fonction capitale des signifiants : situés au carrefour fonctionnel des formes de la langue (opposition recevable/irrecevable appariée à l'opposition différentielle des signifiés) et de la diversité des occurrences en substance, dotés par ailleurs d'une forme de stabilité intrinsèque qui leur assure une existence quasi-autonome, les signifiants constituent le matériel externe que la langue met à disposition des locuteurs pour travailler les sens en jouant autant sur les occurrences concrètes qu'ils pointent que sur les frontières qu'ils prennent en charge. Le modèle des formes langagières qui, progressivement, se dessine accorde donc une place centrale aux processus de mise en forme du sens linguistique par « manipulation » de signifiants. Ces manipulations, qui prennent la forme de négociations (i) sur des occurrences d'expérience ou de représentation et (ii) sur les latitudes admissibles des agencements de marques (les signifiants), s'accomplissent dans les activités de parole, et celles-ci, par voie de conséquence, apparaissent comme le moment des actualisations et des productions d'identités de langue : les processus de renouvellement de sens, d'ajustement des significations, de déplacement d'oppositions, de stabilisation par référence à des occurrences d'expérience... relèvent donc des formes internes de l'objectivité linguistique dont ils assument l'héritage mais qu'ils recomposent sans cesse.

Pour donner à cette complexion fonctionnelle une architecture explicite et détaillée, nous ferons appel à la théorie des catastrophes (chap. 6), qui, en écho aux principes du structuralisme saussurien, rend compte des processus de catégorisation différentielle d'un espace substrat.

Il en résultera (chap. 7) un modèle des formes et des opérations en langue dont les principaux traits sont les suivants : (i) les formes (stables) qui déterminent les valeurs de signification sont issues d'un processus d'émergence et de stabilisation de formes instables. Aussi, les formes en langue (stabilisées) ne sont pas ici séparables des activités de parole qui « mobilisent» une être formel instable (une singularité) dont la stabilisation va actualiser des identités linguistiques. Ce point de vue, qui recoupe les considérations précédentes sur la position charnière des signifiants, invite à reconsidérer la validité de l'opposition compétence/performance. En effet, les rapports entre langue et parole ne sont plus maintenant pensés suivant le mode « type/token », à savoir suivant le mode d'une identité abstraite formellement qualifiée (le type) qui subsume une diversité de données empiriques manifestées (les token), mais suivant le mode du rapport « virtuel/actuel ». Dans cette optique, la parole n'est plus une simple manifestation concrète de la réalité objective de la langue. L'existence en langue, autrement dit l'existence des formes stables de la langue, ne peut être déliée de son effectuation en parole ; parce que l'ordre de la langue est incorporé dans un processus d'émergence qui n'est autre qu'un acte de parole -- acte de parole au cours duquel, donc, se déploie, se négocie et se constitue l'objectivité des grandeurs linguistiques. Le modèle ambitionne par ailleurs (ii) de fournir une analytique du phénomène de recevabilité, (iii) d'établir une connexion fonctionnelle entre les formes constitutives des identités du contenu, de l'expression et de la recevabilité, pour satisfaire ainsi au critère de légitimité faible, (iv) de rendre compte des processus intégratifs en langue (v) ainsi que de l'indissociabilité du signifiant et du signifié.

Ce modèle des processus langagiers requiert assurément de nombreux compléments. Pour en évaluer le pouvoir descriptif et explicatif : pour aller efficacement à la rencontre des données d'expérience et examiner quel éclairage il est susceptible de leur apporter, il sera notamment nécessaire de prendre en considération, au delà des formes simples mais déjà subtiles du « cusp », les principaux schémas catastrophiques (« catastrophes élémentaires ») recensés par la théorie morphodynamique. Par ailleurs, en vue d'une implémentation effective (sous forme de réseau de neurones), certains mécanismes fonctionnels (notamment les conflits entre parcours de stabilisation « prescrits » et «forcés ») exigent sans doute des déterminations supplémentaires. Enfin, le modèle proposé comporte de nombreux aspects structurels et opératoires qui renouvellent certaines problématiques de la linguistique formelle, et dont le statut devrait faire l'objet de discussions serrées (notamment, par exemple, les processus d'émergence des formes différentielles par stabilisation d'une singularité ou l'analytique de la recevabilité).


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©  juillet 1998 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : PIOTROWSKI, David. Dynamiques et Structures en Langue. Texto ! juillet 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Piotrowski_Dynamiques.html>. (Consultée le ...).