L’APRÈS-CULTURE - À PARTIR DE GEORGE STEINER

François RASTIER
C.N.R.S.

(Texte paru en juin 2004 dans la revue Poésie, n°108, p. 95-113)

Après un silence relatif, assez long, les milieux culturels et artistiques se sont emparés de l’extermination comme d’un thème esthétique et non plus seulement politique. Or, discours brouillés et doubles langages se développent aujourd’hui, dans une situation diversement marquée par le retour d’un antisémitisme qui parcourt tout l’éventail politique, par un renouveau concomitant des rêves identitaires et de philosophies politiques de l’état d’exception.

Pour prendre la mesure de ces questions, nous consacrerons l’essentiel de cette étude à une relecture de Steiner, car cet auteur synthétise des ambiguités éclairantes, mais restées largement inaperçues.
 

1. L’insoupçonnable augure

Partout présent sur les ondes et dans la presse culturelle, George Steiner est évidemment inévitable : honneurs, Légion d'honneur, chaires prestigieuses ; lauréat du Jewish Quarterly Literary Prize for Non-Fiction ; du prix Principe de Asturias ; 17.000 hits sur Google, etc. Pour les média, il incarne aujourd’hui la Culture. Chacun sait qu’il appartient « à cette famille des grands esprits cosmopolites qui ont fait la réputation de l’Europe de la Renaissance ou de l’Europe des Lumières : Erasme par exemple, Leibnitz ou Montesquieu » [1]. Lui décernant en 2003 le Prix Ludwig-Boerne, le ministre allemand Joschka Fischer confirme : « Il est un maître du mot et l’une des rares figures de notre temps à disposer d’un savoir universel de notre temps ».

Cette unanimité ne semble pas connaître de limites : le Cahier de l’Herne consacré à Steiner (2003) recueille les contributions, entre autres, d’un poète lauréat et professeur au Collège de France, d’un théologien dominicain, d’un directeur de revue catholique, d’un professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem, mais aussi, introduits par Steiner, de deux pamphlétaires antisémites, Pierre Boutang et Lucien Rebatet [2]. Ne cherchons pas trop qui gagne à ces iréniques voisinages.
 

Lire la lecture. — George Steiner ne se définit pas comme un professeur ou un essayiste, mais comme « un maître à lire » (cf. Nostalgie de l'absolu, Paris, UGE, 2003, p. 4). Voyons, par exemple, comment il lit Homère, puisqu’il patronne la grande exposition sur Homère qui aura lieu cet automne 2004 à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts.

Dans « Homère et les professeurs » (in Langage et silence, 1969), Steiner admire une Iliade guerrière : « Même au milieu des carnages, on sent la pulsation de la vie et sa gaieté sauvage. Homère sait et proclame que quelque chose dans l’homme aime la guerre, craint moins les horreurs des combats que l’interminable ennui du foyer » [3]. [début p. 96]

Au regard de ces virils carnages, l’Odyssée semble naturellement bien amollissante. Athéna et Ulysse « marchandent comme des camelots dans les rues de Damas, chacun essayant de rouler l’autre » (p. 214) [4]. « Ce parfum-là, subodore notre maître à lire, vient de l’Orient » (p. 215). D’ailleurs, « par deux fois au moins, les vents qui poussent Ulysse viennent d’Arabie. Quand il rencontre Nausicaa, il semble venir tout droit des Mille et une nuits » (p. 213). Bérard disait l’Odyssée phénicienne (p. 215) et « il est certain qu’on y retrouve […] des échos de mythes africains et asiatiques » (p. 212).

Si l’Ulysse de Steiner n’est pas explicitement juif, bien que par « une intuition caractéristique « Joyce ait « fait de son Ulysse un juif » (p. 215), il est assurément oriental ; n’a-t-il pas « le teint très mat » (p. 214), « le regard vagabond et ironique ”, qui contraste avec les « yeux brillants et anciens » de l’Iliade ? Peut-on alors lui faire confiance ? « Les personnages de l’Iliade sont d’une simplicité pleine de résonances et ils évoluent dans une lumière franche, alors que le héros de l’Odyssée est aussi fuyant que le feu » (p. 213). D’ailleurs, alors que « quelque chose dans l’homme aime la guerre ”, Ulysse feignit la folie pour l’éviter. Est-il donc un homme, un vrai, comme les héros de l’Iliade ?

L’Iliade semble bien posséder un caractère germanique ou nordique qui justifie l’expression « la saga de Troie » (p. 217). Sa facture est bien supérieure à celle de l’Odyssée : « L’épopée guerrière est sculptée dans de grands et solides blocs de granit ; l’histoire du long voyage de retour est un habile tissage ” (p. 211), autant dire une oeuvre féminine. Dans cette histoire languide, « on ne retrouve plus les anciennes flambées du style héroïque, et la simplicité vigoureuse de la vie autour de Troie a fait place à toutes les ironies, à toutes les complications » (ibid.).

Ainsi, l’Iliade, peuplée de francs guerriers aux yeux clairs, se recommande par une granitique facture et le style héroïque d’une saga, alors que l’Odyssée, histoire d’un camelot levantin au teint mat et au regard fuyant, n’est qu’un tissage d’artificieuses complications, comme un « conte de fées oriental ” (p. 213) [5].

On retrouve ainsi, adroitement disséminés en quelques pages sur le mode de l’insinuation, tous les poncifs raciaux d’une littérature inspirée d’un Rebatet pour qui Steiner ne cache pas son admiration [6]. Dans tout ce pathos, aucune considération littéraire ou linguistique : une obsession qui ne nous apprend rien sur Homère mais beaucoup sur Steiner.
 

Les sciences et la philosophie font l'objet du même type de lecture magistrale. On sait que les notions de "théorie juive" et de "science juive" ont justifié que l'on brûle des livres et qu'on tue leurs auteurs. Elles sont raciales, indépendantes de toute référence au judaïsme et de toute inscription dans sa tradition. Par exemple, la pensée de Lévi-Strauss ne se réfère jamais au judaïsme et ne dépend d'ailleurs d'aucune tradition religieuse : il n'y a donc aucune justification, sauf antisémitisme de principe, à la qualifier de juive.

Mais dès lors qu'on caractérise une pensée, une oeuvre scientifique ou littéraire par la judéité de son auteur, on pose qu'elle procède d'une détermination "ethnique" — c'est le mot qu'emploie Steiner à propos de Marx, Freud et Lévi-Strauss. Il existerait entre leurs œuvres "un lien génétique" (2003, p. 55) qui n'est pas celui des théories, mais des auteurs ; "des côtés judaïques spécifiques" [7]. Ainsi, après la "pensée juive" de Marx, voici la "sensibilité juive" (ibid.) de Freud [8]. Quant à Lévi-Strauss, "il a le sentiment obsessionnel de la rétribution " (ibid.) ; nouvel Isaïe, il aurait "formulé une vision prophétique de l'apocalypse, qui par son caractère vindicatif et persuasif vaut [début p. 97] bien celle qui ont vu le jour depuis l'Apocalypse de Jean et les paniques millénaristes du Xe siècle") [9].

Steiner conclut par une question à laquelle il a déjà donné une réponse : "est-ce pur hasard que ces constructions visionnaires […] soient toutes trois d’origine juive ?" (p. 58). En quoi l'anthropologie structurale serait-elle "d'origine juive" ? De même que la physique d'Einstein, jadis condamnée comme telle? [10]

Dans un entretien avec Laure Adler, Steiner a donné une clé de son humanisme en disant : "Par trois fois, le Juif a exercé sur l'homme un chantage d’un poids lancinant" (par le monothéisme, le christianisme et le marxisme ; il s'agit bien du Juif en général et de l'Homme en général) ; en conséquence, "l'antisémitisme est une sorte de cri humain" (France-Culture, 19.11.03). On aura saisi que le Juif est l'ennemi de l'homme : l'humanisme bien compris aurait-il pour fonction de libérer l'humanité des juifs ?

Ce propos est inlassablement décliné : « Par trois fois, dans l’histoire de l’Occident, le Juif s’est efforcé d’affronter la conscience humaine » (Errata, 1998, p. 84), par le monothéisme, puis par le christianisme, qui « demande un altruisme, une retenue qui va contre l’instinct, ‘contre-nature’, envers tous ceux qui nous blessent et nous offensent » (p. 86) ; enfin par le marxisme « autre grande hérésie du judaïsme » (p. 87). C’est de ce « triple chantage » que « procède la détestation » (p. 89), le judaïsme causant ainsi l’antisémitisme, car « le Juif retient en otage la chrétienté, et, de fait, l’espèce humaine » [11].

Ces thèses n’ont évidemment rien d’anodin : la critique du monothéisme a été un des leitmotiv du néo-paganisme nazi ; le thème chrétien du pardon aux ennemis a été évidemment critiqué au nom d’une politique fondée sur l’agression [12] ; enfin, la théorie du judéo-bolchevisme reste un des poncifs surannés des nostalgiques de l’hitlérisme.
 

L’exonération. — Steiner a consacré un livre à l’extermination, Dans le château de Barbe-Bleue (Paris, Seuil, 1973) qui synthétise les grands thèmes repris ensuite dans d’innombrables essais, livres de souvenirs et recueils d’entretiens.

Il y reprend la thèse heideggerienne que les camps d’extermination nazis sont l'aboutissement de la pensée technique : « le camp de concentration reflète la vie de l’usine, que la ‘’solution finale ” est l’application aux êtres humains des techniques venues de la chaîne de montage et de l’entrepôt ” (p. 61).

Ce type d’explication par un déterminisme technique est redoublé par un déterminisme biologique : l’analyse que propose Steiner est explicitement sociobiologique. Par exemple, les nazis empruntèrent à l’écologie animale le concept d’espace vital (Lebensraum) [13]. Or, Steiner, sans analyse politique de l’extermination, en fait une lutte pour l’espace vital : «Nous passons une grande partie de notre vie dans le coude à coude menaçant de la foule. L’espace vital, le besoin de s’isoler, subissent la pression gigantesque du nombre. Il en résulte une tendance contraire à ‘’dégager’’. D’une part, la masse palpable de l’uniformité, les colonies d’insectes qui envahissent villes et plages rabaissent toute notion de valeur individuelle […] D’autre part, sentant notre identité mise en cause par le suffocant marais de l’anonyme, nous sommes saisis d’accès meurtriers, du désir aveugle de foncer pour nous faire de la place. » (p. 62 ; ces insectes, rappelons-le, sont des hommes). On a compris que l’urbanisation est la source de nos maux : « Il est prouvé que les êtres humains sont mal faits pour vivre dans l’étouffante densité de la ruche industrielle urbaine. Au bout d’un siècle, l’accroissement du bruit, l’accélération du mouvement et des cadences de travail, la puissance multipliée de l’éclairage artificiel, ont peut-être atteint un seuil pathologique et déclenché des instincts de dévastation » (p. 63, je souligne). [début p. 98]

Cela suppose bien entendu que la volonté de détruire l’autre soit inscrite dans la nature humaine : « la conception de la personnalité, telle qu’elle évolue de Hegel à Nietzsche puis Freud (à bien des égards son plus fidèle disciple), est avant tout une théorie de l’agression […] la conscience de toutes les possibilités du moi implique l’assujettissement ou même la destruction de l’autre » (p. 63). La conclusion ne se fait pas attendre : « ainsi, les réflexes de génocide du vingtième siècle, la dimension implacable du massacre proviennent peut-être d’une ruade de l’âme asphyxiée. Celle-ci tente de retrouver ‘l’air libre’ en abattant les murailles de la foule qui l’oppresse » (p. 64). Il ne s’agit pas ici de race, mais de l’opposition entre l’âme (d’élite, évidemment) et les insectes (la foule devenue colonie d'envahisseurs). L’extermination est ainsi devenue un réflexe naturel : « L’holocauste est un réflexe, plus intense d’avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des tendances animistes et polythéistes de l’instinct » [14].

La grande exonération, celle d’Hitler et de l’Allemagne nazie, peut alors être entreprise, en diluant d’abord les responsabilités : « L’holocauste n’est pas la conséquence d’un état morbide individuel ou des névroses d’une seule nation » (1973, p. 46). L'extermination est donc le fait de la culture occidentale, après la « mort de Dieu » : « En tuant les juifs, la culture occidentale éliminerait ceux qui avaient ‘inventé’ Dieu » (p. 52).

Steiner conclut donc : « L’antisémitisme nazi est le couronnement logique de l’éternelle vision chrétienne » (Langage et silence, Paris, Seuil, 1969, p. 186). Au-delà, le monothéisme juif devient par lui-même la cause de l’extermination : « À travers l’histoire, le monothéisme absolu s’est révélé quasi intolérable » (1973, p. 50). Les persécuteurs ont donc agi selon la raison : « certains soutiennent, de façon convaincante, que l’antisémitisme nazi et stalinien, tout meurtrier qu’il était, obéissait en dernier ressort à des objectifs rationnels » (p. 45).

Dans un anodin compte rendu de Günther Grass, Steiner affirme : « Il existe un lien secret et arrêté de toute éternité entre juifs et fascistes, une identité cachée ou une attirance mutuelle plus profonde que les manifestations ostensibles de mépris ou de violence. […] C’est du judaïsme même que le nazisme a tiré sa propre foi en une race «élue », son nationalisme millénaire et messianique. […] La communauté juive d’Allemagne attira l’ouragan sur sa propre tête en flattant insidieusement les désirs les plus subtils de la bête. Une extermination aussi calculée et totale ne peut qu’impliquer une complicité occulte entre la victime et le bourreau » (1969, p. 130) [15]. Les juifs sont donc complices sinon coupables de l'extermination.

Allons plus loin : « c’est le Juif qui a remis en question l’idée que notre espèce, l’homo sapiens, a été d’une certaine manière créée à l’image de Dieu. Sans le Juif, il n’y aurait pas pu y avoir cet effacement de l’homme qui est Auschwitz » (2002, p. 30).

Steiner commente posément : « Dans mon œuvre, du moins dans la majeure partie de mon œuvre, je me suis attaché directement ou indirectement à élucider, à énoncer clairement les causes et les finalités de l’holocauste » (1973, p. 44, je souligne). Il fait dire par ailleurs à Gervinus Röthling : « n’importe qui peut dire Auschwitz, et s’il le dit assez fort, il n’y a plus qu’à baisser les yeux et écouter [...] C’est trop facile » (1981, p. 163). S’est-il garanti contre cette facilité ?
 

Le grand style. — Quand Steiner déclare dans un entretien à France-Culture (4.11.03) que « le grand style est à droite », sa posture esthétique sert à faire avancer une position politique. [début p. 99]

Précisons cependant son idée du style par sa pratique littéraire. Steiner a publié un roman, Le transport de A. H. (1981, tr. de The Portage to San Cristobal of A.H.), peu lu en France, mais fort connu dans le monde anglo-saxon. Il met en scène Hitler retrouvé vivant en Amazonie par un commando israélien. La propagande néonazie a certes de longue date contesté la mort du Führer, présentée comme un montage américano-bolchevique ; mais une fiction échappe (n'est-ce pas ?) au grief d’une révision de l’histoire.

Peu importe ici que la traque d’Hitler soit conduite par des justiciers juifs auxquels Steiner n’épargne aucun des clichés de l’antisémitisme. Atteints de dysenterie, ils sont « puants » [16], alors qu’Hitler, dans le rôle du noble vieillard, sort finalement grandi : «Il avait gagné de la vigueur, captant on ne sait où de mystérieuses forces, tandis que s’affaiblissait son escorte » (p. 193).

Cette opportune résurrection permet à Steiner de mettre dans la bouche d’Hitler lui-même, au cours d’un procès final où il se mue en accusateur, un condensé des thèses qu’il expose ailleurs d’une manière plus discrète. Jésus est un juif qui a persécuté l’humanité, bien plus qu’Hitler : « Le Nazaréen […] sur cette terre, a fondé son Église d’esclaves. Ce sont des hommes et des femmes, créatures de chair, qu’il a abandonnés à cet infernal chantage du châtiment éternel. Que sont nos camps comparés à cela ? » (p. 244). Cet Hitler redivivus reprend les thèmes du fanatisme antireligieux de Nietzsche pour justifier les camps, produits du judéo-bolchevisme : « Marx et ses mignons étaient juifs […] toute la clique du bolchevisme — Trostky, Rosa Luxembourg, Kamenev, toute la meute fanatique et meurtrière — est sortie d’Israël. » (p. 245).

Appris d’un rabbin «graisseux” pour qui Hitler peignait des cartes postales pendant sa jeunesse munichoise, le racisme nazi ne serait qu’une imitation de la théorie juive de l’élection et le Reich une préfiguration d’Israël (« un seul Israël, un seul Volk, un seul chef », p. 240). Steiner parvient à réviser Mein Kampf, qui n’est pas inspiré par un rabbin ni par Herzl, mais par les tribuns extrémistes de l’époque, les Lüger et les Ungerer. Pour être aussi néfaste, Hitler devait être juif : « Seul un Juif pouvait faire de tout Juif un mort-vivant. […] Hitler le Juif », dit son personnage Elie Barach (p. 140).

Dans cette œuvre littéraire, dont la grossièreté de style dépasse le simple encanaillement professoral et décèle un pamphlet à peine romancé, divers personnages reprennent avec insistance des thèses présentées de façon plus voilée dans d'autres écrits de Steiner.

(i) Blaise Josquin, diplomate cultivé, estime que l’Europe selon Hitler et Drieu — la grande Europe du Reich — serait notre vœu commun (cf. p. 205).

(ii) Gervinus Röthling expose ses doutes : «Toute l’affaire d’Hitler, je ne peux m’empêcher de me demander si on ne lui accorde pas trop d’importance. […] je ne peux m’empêcher de me demander si ce fut vraiment important” (p. 186). Fidèle au principe nietzschéen qu’une vie réussie est une vie intense, il regrette d’ailleurs le Reich : «Dieu, quelle vie ce fut […] Un Reich millénaire en chacun de nous, un millénium de vie en mémoire » (p. 168).

(iii) Parmi les poursuivants, un certain John Asher tranche par sa culture et son « insolente facilité pour les langues » sur les brutes du Mossad, ce qui le rapproche de l’image canonique de l’auteur. Détail crucial, il n’est pas de mère juive et donc n’est pas véritablement, « techniquement » juif (p. 195) ; or, Steiner insiste sur la judéité de son père mais laisse dans l’ombre sa mère. Enfin, Asher tient le rôle de l’avocat de Hitler dans le pseudo-procès en pleine jungle amazonienne, caricature de Nuremberg plusieurs fois mis en doute dans le livre. [17] [début p. 100]

(iv) Enfin, Hitler commence la tirade infamante qui a le dernier mot du livre, «son bras atrophié recroquevillé contre lui » (p. 234). Steiner, victime jadis d’un accident, porte de même un bras atrophié. Ainsi, tant l’avocat que le prévenu accusateur signent obliquement leur identification à l’auteur.

Voilà le grand style selon l'esthétique de Steiner. Quand son roman fut adapté sur une scène londonienne, des néo-nazis vinrent bruyamment applaudir la tirade finale de Hitler, pendant que des survivants de l'extermination distribuaient des tracts de protestation.

On objectera aisément que les survivants et les néo-nazis, sans doute peu au fait de l’herméneutique littéraire, firent preuve, comme moi, d’un fâcheux littéralisme.

Cependant, l’ouvrage est organisé autour de deux chapitres-monologues, l’un d’un agent du Mossad (ch. VI), l’autre de Hitler (ch. XVII). Le premier, souvent cité pour garantir la sincérité de Steiner, détaille des atrocités de l’extermination, mais reste parasité par des traits grotesques (mots en hébreu de cuisine, etc.). Celui de Hitler utilise les ressources du pathétique, car il semble une victime dans une parodie de procès intenté en pleine jungle par des sbires israéliens.

Par un chiasme qui réalise l’inversion des valeurs, Hitler appuie sa défense sur des sources rabbiniques et le Mossad son accusation sur des sources nazies : par exemple, « le sang giclant de sa tête et de sa bouche comme du vin nouveau » (1981, p. 66) est une formule attribuée au Wachleister Ottmar Prantl [18].

Tout argument d’un camp est repris de l’ennemi, ce qui réalise l’unité du Reich et d’Israël affirmée par Hitler. Enfin, le monologue du Mossad annonce, dans une parodie de langage prophétique, le Messie hitlérien qui aura le dernier mot du livre. Ainsi l’emprunt réciproque des arguments se trouve articulé par la structure même du récit, qui confirme dans sa forme ce qui pourrait être mis en doute par ailleurs.

Le procédé consistant à judaïser Hitler et à nazifier Israël est repris de l'ouvrage du néo-nazi Hennecke Kardel, auteur de Adolf Hitler-Begrunder Israels (1974), où le dictateur devenu "demi-juif" se trouve dépeint comme l'inspirateur et en quelque sorte fondateur d'Israël. Dans Imagining Hitler (Bloomington, Indiana University Press, 1985), Alvin Rosenberg souligne des reprises qui décèlent cet ouvrage comme une source de Steiner.

Dans les essais de Steiner, le parallèle entre le Volk et le peuple juif revient de façon insistante (cf. par exemple De la Bible à Kafka, Paris, Hachette, 2003, p. 86). Dans une conférence au MIT, il conduisit à rapprocher Herzl et Hitler, au tournant du siècle, dans une mémorable représentation de Wagner. À l’époque où Hitler assista à ce spectacle Herzl était décédé depuis deux ans, mais peu importe à Steiner : la liberté mythifiante qu’il prend avec la vérité historique montre les deux fondateurs du Reich et d’Israël communiant dans une identique ferveur esthétique (cf. Jeffrey Mehlman, in l’Herne, 2003, p. 78).
 

Stratégies. — Le malaise demeure, suscité par une œuvre qui cultive, à tout le moins, l'ambiguité. N’importe, pour les journalistes, Steiner n'est-il pas attendrissant, avec son jardinet, son grand chien blanc à longs poils ? Ses petites-filles adorables, orphelines indiennes bien noires, dont il craint qu'elles ne soient victimes du racisme ? Le grand-père idéal, un peu réactionnaire çà et là, mais c'est bien de son temps (et du nôtre). On préfère retenir cette image adroitement imposée. Quand un auteur est devenu un « phénomène de société », chacun peut en parler sans plus se soucier de le lire.

On néglige, dans la même émission de France-Culture (19.11.03), les propos sur la profonde justesse des phrases de Hitler, ce "méchant monsieur" : "le juif a inventé la conscience", et de Soljenitsyne : "le virus du communisme est parfaitement juif". S'il [début p. 101] regrette de n'être qu'un critique et non un créateur, Steiner ajoute aussitôt qu'il regrette aussi de n'avoir jamais connu l'exaltation du combat.

Point d’appels au meurtre sur France-Culture, mais rien n'interdit, çà et là, des écarts calculés : il est agréable de tester jusqu'où aller trop loin, il faut être dérangeant, sentir un peu le soufre.

Cependant, quand un discours se contredit de manière systématique et cache ses contradictions, non pas ponctuellement, mais sur quarante ans, on peut conclure à un double langage : un discours couvre l'autre, le laisse transparaître et permet de prendre à témoin de sa sincérité. Le double langage comble tout le monde, ceux qui sont de bonne foi comme ceux qui l'entendent.

La confusion des valeurs se traduit par la confusion des évaluations : toute proposition risquée est contrepointée par son antiphrase. Mais le propos dangereux couvre-t-il un langage de la compassion, ou le doucereux masque-t-il le dangereux, le rend-il acceptable, malgré la menace qui persiste obscurément ?

Il serait discourtois d’étiqueter le respectable professeur Steiner comme un antisémite juif, un extrémiste mitigé, un nazifiant affable. Outre que les nazis n’ont jamais dissimulé leur programme, mille déclarations vertueuses pourraient être opposées à un tel procès d’intention. D’ailleurs, la personne reste inoffensive, et, si effrayantes soient-elles parfois, les idées restent moins dangereuses que l’accueil lénifiant qui leur est fait et la banalisation qui en résulte.

Décrire le double langage n’est pas prétendre lever l’ambiguité, mais en cerner les contours et les objectifs. Un indice notable : plus un propos va loin, plus il faut épaissir le discours qui le couvre. À l'issue d'une étude sur Primo Levi, c'est précisément le pathos de Steiner à propos d'Auschwitz (cf. Dans le Château de Barbe-bleue, titre grand-guignolesque, et Le transport de A.H., ch. VI) qui m'a conduit à le lire plus attentivement.
 

Brouillant adroitement son propos, Steiner prend la posture du Survivant : il a écrit un essai intitulé Je suis un survivant, dédié à Elie Wiesel. Né et grandi en France, il partit avant l’invasion allemande étudier au lycée français de Manhattan : « Je ne fais qu’un avec l’obscure malédiction qui a frappé l’Europe. D’autant plus que je n’y étais pas ” (1969, p. 153).

Comme Steiner exploite à merveille sa judéité, presque personne ne veut saisir la portée de ses propos, qu’il masque d’ailleurs par de multiples références aux grands noms de la culture occidentale et un imparable pathos à propos d’Auschwitz. Dans le château de Barbe-Bleue fut salué par Alain Finkielkraut comme « un livre dense et lucide » proposant « une redéfinition tragique de la culture » ; insoupçonnable, il figure d’ailleurs in extenso sur un des principaux sites antinégationnistes internationaux.

Au centre de la confusion qu’il fait habilement régner, Steiner semble encore ainsi «un frère d’Elie Wiesel et de Primo Levi » (Linda Lê, préface à Steiner, 1981, p. I). Il a ainsi le dernier mot : « Notre seuil d'entendement s'est affaissé » (1973, p. 81).
 

Rétrospection. — Nous ne prétendons pas avoir fait de grandes découvertes : tout cela, connu ou connaissable, peut choquer, mais ne devrait pas surprendre. Certains argueront certes qu’on ne peut rien tirer de citations, pourtant déjà nombreuses et qui auraient pu être multipliées. Mais chacun peut se reporter aux textes originaux : c’est bien la moindre des choses que de prendre la peine de lire les « maîtres à lire ». Cependant, [début 102] les problèmes posés par cette étude plus descriptive que polémique dépassent bien entendu la personne de Steiner.

Ils questionnent la responsabilité d’intellectuels qui oublient leur mission critique et, en conférant une autorité à ce type de maître, vont bien au-delà de la simple badauderie journalistique. Pourquoi ces lectures superficielles, qui croient vérifier leurs attentes ? Peu importe qu’elles soient ou non de bonne foi : maintenant ordinaires dans un monde conquis par l’easy listening, elles ne prennent pas moins de responsabilités que les lectures attentives.

Que veut-on célébrer en célébrant Steiner ? En s’en remettant à son pathos éthique, on croit sans doute exorciser les culpabilités diffuses qu’il attise. S’il fait office, comme il le dit, de passeur, c’est celui d’une conception identitaire de la culture : or, le repli identitaire va croissant, à un moment où partout en Europe les ultra-nationalismes sont en plein essor, où l’on se prépare bon gré mal gré à un « choc des civilisations ». Tout cela est favorisé par des courants de pensée irrationnalistes qui répugnent à la notion même de responsabilité historique.

Ainsi comprise, la « haute culture » construit par l’esthétisation un Auschwitz à grand spectacle, qui, nous y reviendrons à propos du kitsch, semble bien le pendant « humaniste » et « éthique » des images excitantes de longue date répandues dans la pop culture  (icônes néo-gothiques, érotisations sadiques, jeux vidéo d’extermination, etc.).
 

2. Après-culture et apocalyptique

La zone grise ouverte dans les camps n’a pas disparu avec la Libération. Elle est revenue dans le discours négationniste. Plus subtilement, tenant pour acquise l’horreur de toutes façons indéniable, d’autres discours brouillent la réflexion et prétendent qu’Auschwitz ouvre une ère nouvelle où les valeurs ont été détruites, où les critères de la responsabilité ont perdu leur sens, où nous vivrions dans une après-culture.

Le thème apocalyptique de la fin de l’Histoire, poncif millénariste, fut rénové par le nazisme : le Reich de mille années reformule évidemment un thème millénariste. Mais depuis la Libération, divers courants importants de la pensée contemporaine ont fait de l’extermination le « moment originaire » de la fin de l’Histoire.

L’extermination a-t-elle marqué dans l’histoire un seuil qui ferait entrer l’humanité dans une ultime étape, post-historique, celle d’une post-humanité ? L’homme, animal politique, doit-il redevenir un animal biologique ? Telles sont les questions confuses agitées à présent, alors que le négationnisme et la haine raciale connaissent un essor international.

2.1. Les ruses apocalyptiques

Généalogie. —  Nietzsche reste la référence constante : la célèbre exclamation « Dieu est mort ! ” (Le Gai savoir, 3), plutôt mot d’ordre que constat, occupe le centre de Dans le château de Barbe-Bleue(p. 51-52).

Réalisant un éternel retour, le thème de la mort de Dieu recycle l’antique croyance germanique du crépuscule des Dieux, fin du monde. Il fonde l’antihumanisme contemporain, puisqu’il permet de déclarer enfin la mort de l’Homme.

Toutefois, ce trépas fêté, il ne reste plus que des Surhommes et des Sous-hommes : rien n’empêche plus les premiers d’exterminer les seconds, qui menacent l’espèce de dégénérescence [19]. Dans son hommage à Steiner, Claudio Magris a parfaitement décrit [début p. 103] l’enjeu, en évoquant « une mutation qui peut mettre sur la touche l’homme lui-même et faire advenir une nouvelle culture et une espèce post-humaine, ‘l’au-delà de l’homme’ ou l’Übermensch nietzschéen » (L’Herne, 2003, p. 22).

Chemin faisant, la déshumanisation a lieu, comme en témoignent les insectes et les rats du professeur Steiner ; ou la « vérité » métaphorique de la célèbre phrase du professeur Faurisson : « À Auschwitz, on n’a gazé que des poux ».

De la mort de Dieu, on est passé aisément aux thèmes de la fin de l’histoire et de la post-humanité [20]. Chez Hegel, la fin de l’histoire se concrétisait politiquement dans l’état prussien. Pour les nazis, le Reich ouvrait cette ère nouvelle qui allait durer mille ans : ce millenium est une autre version de la fin de l’Histoire.

Le passage de l’histoire à la post-histoire ne peut être une transition pacifique, car l’histoire s’achève par une extermination. Bien entendu les théoriciens de la post-histoire semblent tenir pour acquis qu’Auschwitz fut une catastrophe, mais les ambiguités de leurs écrits suggèrent qu’ils y voient aussi une libération. De fait, Auschwitz abusivement sacralisé prend tout à la fois le sens d’une catastrophe et d’une libération, comme une passion du Christ [21] étendue à l’ensemble du peuple juif.
 

Le pathos catastrophiste. — À présent que le pire semble chaque jour l’emporter, les prophètes intéressés annoncent sans risque des catastrophes, surtout quand elles ont eu lieu. Steiner se réfère aux prédictions de Soloviev [22], à la bataille d’Armageddon dans l’Eve de Péguy (1973, p. 41), enfin à l’ « apocalypse rationnelle » de Spengler (p. 75).

Frappant d’inanité toute compréhension historique, Steiner déploie les ressources infinies du pathos : la culpabilisation générale de l’Europe, de la Culture, voire de l’Humanité, exonère de fait les bourreaux, devenus simples instruments du destin ; la rhétorique de l’intense esthétise le crime ; bref les ruses des langages prophétiques, appliquées à l’histoire contemporaine, sont mises à profit pour nous assurer que les derniers jours sont bel et bien advenus. Nous vivrions dans une après-culture et une post-histoire (cf. 1969, p. 267 sq.).

Steiner voit dans Auschwitz l’accomplissement d’une prophétie ou la réalisation de l’Enfer sur terre, tant celui de Dante (« parce qu’elle place l’enfer au centre de l’ordre occidental, la Divine Comédie demeure, littéralement, notre guide vers la fournaise et vers les étendues glacées, vers le crochet du boucher » 1973, pp. 65-66) [23] que l’Enfer de la religion : « L’univers concentrationnaire n’a pas de contrepartie exacte sur le plan séculier. L’enfer est son homologue. » (p. 65). L’extermination serait ainsi une « image matérielle spéculaire de l’Enfer imaginaire » (1998, p. 148).

Par rapport aux engloutis des camps, les damnés de l’Enfer de Dante restent cependant fort privilégiés : ils peuvent parler et se plaindre, ils comprennent les paroles des démons, ils conservent leur identité et leur nom, personne enfin ne veut détruire leur humanité. Aussi, pendant l’extermination, un prisonnier pouvait-il, comme Primo Levi, réciter l’Enfer de Dante pour se rassurer et résister à l’ordre nazi.

Mais quand Steiner évoque l’Enfer de Dante, ce n’est pas seulement pour étaler sa culture et esthétiser l’extermination : c’est d’une part pour induire une lecture théologique, apocalyptique, d’Auschwitz, mais aussi pour conforter sa thèse que l’extermination nazie ne fait qu’accomplir les prophéties de l’imaginaire judéo-chrétien. Cependant, ce n’est pas l’Enfer qui permet de comprendre Auschwitz, mais Auschwitz qui prive de sens l’Enfer même [24]. [début p. 104]
 

La confusion des victimes. — Steiner se dit « sans expérience personnelle du Arschloch der Welt, ce chef-d'œuvre de précision allégorique dont l'allemand se sert pour désigner Auschwitz et Treblinka » (1973, pp. 65). Outre que l’anus est un fétiche diabolique, comme l’atteste largement l’iconographie, en quoi consiste cette allégorie ? Elle peut seulement signifier qu’Auschwitz sert à éliminer les déchets du monde, en quoi elle est purement nazie [25] et ne peut sembler exacte que de ce point de vue.

Pour les courriers de l’Apocalypse, les événements historiques deviennent des symboles de la Catastrophe métaphysique et perdent ainsi leur sens. Auschwitz, singularisé parmi tous les camps, parmi tous les moments de l’extermination, devient une essence idéale ; Hiroshima sera mis de même parmi les grands Signes annoncés et annonciateurs ; puis le 11 septembre 2001 – qui accomplit la prophétie d’Isaïe, la parousie de Yahvé, détruisant « toutes les hautes tours » [26].

Par principe, les victimes du Jugement dernier sont des coupables, leurs bourreaux des anges exterminateurs ou des démons. Si l’on décrit Auschwitz comme un signe du Ciel, on justifie l’extermination, qui entre dès lors dans les desseins divins. L’Apocalypse, en effet élitaire, justifie la mort violente et massive de ses victimes, les réprouvés, comme le salut éternel de ceux qu’elle épargne. Rien cependant n’accable plus les victimes que d’en faire les instruments d’une expiation : on leur enlève, après la vie, leur innocence.
 

L’inversion des valeurs. — Pessimisme et nihilisme se renforcent, l’homme, « animal cruel » (Steiner), semble assez mauvais pour prendre la place de Dieu. La Parousie du Surhomme est ainsi annoncée, sous le couvert de la fiction, par Steiner : « À l’heure des ténèbres surgira sur la terre un homme d’une éloquence sans pareille. Tout ce qui vient de Dieu, loué soit son Nom, a toujours une seconde face, un revers de mal et de néant. […] Il créa sur la face nocturne du langage une parole infernale » (1981, p. 60). Cette apothéose de la duplicité est prophétisée dans un langage typiquement apocalyptique.

Hitler ainsi annoncé détient la parole séductrice, donnée in fine  : « Il saura la grammaire de l’enfer et d’autres l’apprendront de lui » (ibid. p. 60) et le lecteur de cette rhapsodie reçoit, avec un de ses agents, ce conseil du Mossad : « bâillonnez-le s’il le faut, ou bouchez-vous les oreilles comme Ulysse le marin » (p. 59-60). Ulysse aujourd’hui peut-il entendre les sirènes hitlériennes ?

Dans la guerre intérieure pour l’inversion des valeurs, des antisémites prennent la pose du survivant, Hitler devient l’inspiré des rabbins. Le brouillage hypocrite reste d’ailleurs une des caractéristiques du discours extrémiste, où les juifs sont des « collabos », les victimes des bourreaux, les racistes victimes d’un « génocide blanc », etc.

Après l’inversion des valeurs, la culture se trouve déliée de toute exigence morale, puisqu’Auschwitz signerait « l’arrêt de mort » de toute norme éthique [27] : elle laisse place alors au pathos d’une esthétisation absolue - dont témoignerait le prétendu raffinement des SS. Puisque seul le principe de plaisir anime le Surhomme, l’histoire, porteuse du principe de réalité, peut être indéfiniment révisée.

Non moins pernicieuse que le négationnisme devenu impossible, l’esthétisation participe de l’insensibilité par son outrance complaisante : par exemple avec le « crochet de boucher », Langner « écorché vif, ‘’le sang s’égouttant lentement de sa chevelure’’ » (1969, p. 177), les enfants et les « traces griffées sur les murs des fours par leurs petites mains » (p. 181 ; il n’y avait dans les fours ni traces griffées, ni enfants vivants). Voilà des exemples de que l’on a appelé la « pornographie de l’holocauste ». [début p. 105]

Si l’érotique universitaire culmine dans l’esthétisation, cette dernière peut à l’inverse condescendre à l’émoi pornographique. On sait que la pacotille nazie est devenue une réserve d’icônes de la pornographie  sado-masochiste ; Steiner apporte sa contribution, dans un essai sur la pornographie : “ Les romans conçus selon le nouveau principe de franchise absolue hurlent à leurs personnages : dénude-toi, fornique, commets telle ou telle perversion. Les gardes-chiourme SS criaient de même à des files d’hommes et de femmes ” (1969, p. 104). Ainsi, les victimes du nazisme deviennent des personnages de roman de gare [28].

N’importe, pour Steiner, la question politique ne sera pas posée, tout est affaire d’émotions, quand l’érotisation et l’esthétisation se rencontrent dans la littérature sadique, mise sur le même plan que le nazisme : « C’est l’un des attributs diaboliques du nazisme, comme de la littérature sadique, que de marquer d’une touche d’incertitude et de déséquilibre ceux qui parviennent à conceptualiser son délire, même quand ils le rejettent avec horreur » (1969, p. 182). Le trouble évoqué reflète évidemment une ambivalence qui en dit long sur Steiner, mais plus encore sur les sentiments qu’il entend susciter.

Le plaisir à faire mal, la satisfaction de faire le mal, se composent dans l’émoi pervers idéalisé par le programme confusionniste de l’inversion des valeurs.
 

Auschwitz comme origine.— L’avènement du Reich de mille années a certes avorté ; Steiner, par l’autocritique de Gervinus Röthling, reproche d’ailleurs aux nazis leur insuccès, non leur entreprise : «Nous n’avons rien laissé pour ceux qui ont suivi. C’est là notre vrai crime» (1981, p. 168).

Mais les nazis ont tout de même « laissé » l’extermination ; les théoriciens de l’après-culture et de la biopolitique y voient le moment inaugural d’une nouvelle époque de l’Histoire : Sub Lege, sub Gratia, sub Auschwitz. Donner une explication sociobiologique (comme Steiner) ou biopolitique (comme Agamben) de l’extermination, c’est cependant la penser avec les catégories mêmes qui l’ont rendue possible. En outre, on ne peut rien fonder sur une destruction : ce serait confirmer la thèse nazie que le Reich ouvrait une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité.

Si le Reich n’est plus de ce monde, ce glorieux royaume s’est spiritualisé ; du moins, il s’étend dans les esprits, avec ce qu’Améry appelait le « triomphe posthume » d’Hitler. Les nazis, trop positifs, voulaient détruire la Loi en exterminant ses porteurs, mais nos penseurs transfigurent en succès l’échec de la solution finale, en affirmant que l’extermination a mis fin à toutes les valeurs.

Les trois thèmes, catastrophiste, sociobiologique et postculturel, également présents chez Steiner et bien d’autres, font système, car ils utilisent ainsi l’extermination pour accréditer le pathos apocalyptique.

2.2. Ethique et culture

L’après-culture et l’Occident. — Imprégné du sentiment de la décadence et les thèses de Spengler sur le déclin de l’Occident, Steiner centre Dans le château de Barbe-Bleue, sous-titré Notes pour une redéfinition de la culture, sur l’après-culture [29]: « Au sens biologique, nous contemplons déjà une culture diminuée, une après-culture » (1973, p. 43). Pourquoi la biologie intervient-elle ici ? Parce que selon lui, le patrimoine génétique de l’Europe a été diminué par les pertes des deux guerres mondiales : « Nous avons une idée de la diversité et de la densité génétique au-dessous desquelles une civilisation disparaît » (p. 42). Il faudrait croire que les privilèges génétiques de l’Europe la dotaient [début p. 106] d’une culture supérieure ; c’est ce que Steiner suggère par ces questions purement rhétoriques : « Pourquoi n’y aurait-il pas un Proust des Caraïbes, un Beethoven africain ? Mais croyons-nous sincèrement à cet avènement ? Ou l’impression de crépuscule a-t-elle quelque fondement ? » [30].

De fait, « la biosociologie et la génétique historique en sont encore à un stade trop élémentaire (…) pour permettre une évaluation sérieuse, scientifique, des atteintes portées à l’organisme de la civilisation occidentale » (1973, p. 73, je souligne).

« La suprématie occidentale », jadis « irrécusable », doit ses foyers d’inspiration à une « matrice raciale », voire à des détails « de l’héritage et des hasards génétiques » [31]. Par contraste, « les races et civilisations moins développées, plus indolentes » doivent cela à « des circonstances écologiques et génétiques adverses » (1973, p. 155).

Cette sorte de tableau clinique de l’affaiblissement génétique de l’Europe a préparé les entreprises de purification raciale. Peut-on cependant penser l’extermination avec les catégories qui l’ont justifiée ?
 

Pour décréter l’après-culture, il faut d’abord poser que les valeurs esthétiques sont indépendantes des valeurs éthiques : « rien, dans le monde tout proche de Dachau, ne venait troubler la saison de musique de chambre » (1973, p. 76). « La plume de Heidegger ne s’est pas arrêtée, son esprit ne s’est pas tu » (p. 91 ; certes…). D’ailleurs, Weimar n’est-il pas tout près de Buchenwald (p. 100) ?

Ainsi donc, « les bibliothèques, musées, théâtres, universités et centres de recherche qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration » (p. 90). Apparemment, loin de souffrir des meurtres de professeurs et d’étudiants, des bûchers de livres, ces nobles institutions en tirent même un renfort : « les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien, et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture » (ibid., je souligne). La sauvagerie de l’aryanisation aurait donc renforcé l’éthique de la haute culture allemande ?

D’ailleurs les nazis étaient gens de culture : au lieu de les piller, ils visitaient « respectueusement les galeries, catalogue en main » (p. 76) ; certains, comme Hans Frank, étaient des connaisseurs exigeants de Bach et de Mozart, « parfois même de bons interprètes » (p. 91), d’autres « admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke » (ibid.) [32]. Étaient-ils une élite ? « La notion de culture est synonyme d’élite » (p. 99).

Le raisonnement reste heureusement incomplet. La culture dépend des gènes (et de l’environnement) ; la culture européenne (seule haute culture) a été affaiblie par la « guerre de 30 ans » (1914-1945, certainement pas déclenchée par les nazis). La rétablir est affaire politique, selon la loi steinerienne que les grandes œuvres sont toujours nées dans les conditions d’un absolutisme voire d’un totalitarisme : « Au sein même de la civilisation européenne, beaucoup d’œuvres marquantes, aussi bien littéraires qu’artistiques ou philosophiques, sont inséparables de l’absolutisme, de l’extrême injustice sociale, et même de l’abjecte violence dans lesquelles elles se sont développées » (1973, p. 76-77) [33].

S’il est un totalitarisme contemporain qui a pris soin du patrimoine génétique, quel est-il ? Une bonne dictature serait-elle le moyen de renforcer la culture ? Le mot de la fin des Notes pour une redéfinition de la culture est donné à Ezra Pound, poète fasciste et condamné comme tel, « maître-voyageur de notre âge » (p. 157) : le thème culturel et le thème politique trouvent ainsi leur unité dans ce prétendu maître, dont le « superuomismo » était précisément critiqué par Primo Levi. [début p. 107]

Cette conception politique de la culture n’est en fait que la rançon de l’esthétisation absolue de la pensée sans cesse réaffirmée par Nietzsche. Ainsi l’esthétique, découplée de l’éthique, trouve-t-elle dans la politique « absolutiste » voire totalitaire, sa condition nécessaire. La prétendue culture des nazis précise alors sa fonction imaginaire.

L’après-culture ne peut être que la barbarie.  


Culture et kitsch.
— Dans l’essayisme à la Steiner, il ne reste de la culture que du culturel, celui de la conférence mondaine de jadis, des valeurs sûres, des préjugés qui se disent subversifs. Les allusions décoratives, les titres en langue originale, les mots étrangers inutiles, les citations non traduites suscitent ou confortent l’image de l’érudit polyglotte. À propos des vérités scientifiques, il évoque par exemple, un carcere de Piranesi (ne sommes-nous pas dans les cachots de la vérité positive ?) [34] et, plus loin, à propos de la dernière porte du Château de Barbe-Bleue, la desolate clairvoyance de la musique de Bartók [35]. Cet esthétisme composite compile des clichés pour le confort d’un « grand public » cultivé — mais pas trop. Il relève de la tradition kitsch, qui s’est imposée par une synthèse parfaite de l’expressionnisme et de la mièvrerie.

Comme le note Roger Scruton, « il est frappant que la littérature, la musique, la peinture et l’architecture nazie et communistes relèvent toutes du kitsch le plus pur. Et le kitsch n’est pas tant de l’art qu’une contrefaçon de l’art créée par ceux qui sont vaccinés contre l’art. Si Steiner avait procédé à une analyse plus attentive du kitsch, s’il avait cherché à le comprendre, nul doute qu’il aurait disculpé la culture allemande des accusations de collaboration dirigées contre elles » (L’Herne, 2004, p. 113).

Bien qu’issu de milieu viennois, si Steiner n’a pas perçu le kitsch nazi, c’est qu’il développe lui-même une conception ornementale et émotionnelle de la culture qui se reflète dans son propre pathos et qu’il la superpose à une vision également esthétisée de l’Extermination.

Son « bourreau qui joue Schubert », alors que les nazis ne prisaient rien tant que la musique militaire, unit dans une même icône absurde et frappante le raffinement et la brutalité, le Beau et le Mal, etc. En déclinant mille fois cette figure imaginaire, Steiner est l’un des premiers et reste l’un des principaux illustrateurs d’un Auschwitz kitsch, ramené à des clichés dantesques et sadiques : celui-là même qui s’est médiatisé bien au-delà de la sous-culture et que Ruth Klüger, véritable écrivain et survivante, a dénoncé dans son essai Kitsch et camps (1996).

Excitant un sentimentalisme composite, le kitsch vise tout à la fois l’attendrissement et la révulsion, la mièvrerie et la violence.

L’attendrissement ne garantit de rien. On l’oublie, le sentimentalisme fut un des grands ressorts du nazisme ; sur les sites néo-nazis, on voit encore des jeunes femmes en robe à fleurs, de mignonnes gamines dans les bras. Il reste un des ressorts puissants de la démagogie.

Cet irrationalisme sensationnel a aussi un versant expressionniste, exalté la violence du combat, l’exaltation du sacrifice. Joints ensemble, guimauve et brutalité ont donné matière à une industrie émotionnelle, un pathos quotidien, ont préparé et accompagné l’essor du Reich et la mise en œuvre de l’extermination [36]. Justement décrit comme une esthétisation de la politique, le nazisme, exploitant les ressources émotionnelles du kitsch, a associé cette esthétique petite-bourgeoise à son programme identitaire.
 

D’une involution identitaire de la culture.— Steiner concrétise ainsi par l’exemple son concept de culture. Il témoigne certes d’un déclin, non de la culture, mais de sa notion professorale, quand elle se retourne en satisfaction narcissique. [début p. 108]

Plus subtilement, il s’agit d’opposer la culture, valeur d’autocontemplation, à la civilisation dont on décrit complaisamment la crise : c’est là un trait caractéristique du nihilisme, notamment tel qu’il s’est exprimé dans le monde germanique, où le mot Kultur avait une valeur identitaire, alors que Zivilisation sonnait cosmopolite [37].

Par la démagogie propre à l’élitisme de masse, la « haute culture » ignore les civilisations « de couleur » non occidentales, arabe, indienne, chinoise, etc., et réalise ainsi la prétendue supériorité occidentale [38]. Son catastrophisme, son Kulturpessimismus (Steiner se plait à souligner que le mot est allemand) reste un simple artefact d’un point de vue rétrograde qui met par exemple Rebatet au-dessus de Céline : c’est le déclin de l’Occident qui est en jeu.

Steiner s’oppose bien entendu à « une anthropologie envahissante, relativiste, refusant les jugements de valeur » (1973, p. 95), c’est-à-dire la reconnaissance de la supériorité occidentale. Cependant, une culture ne peut être comprise que dans le corpus des autres cultures, étrangères et antiques. Chacune recèle des traits qui peuvent prétendre à une valeur universelle, quand bien même cette valeur lui resterait voilée par des préjugés d’appartenance. De cette universalisation naît le cosmopolitisme ou citoyenneté mondiale qui garantit l’existence de l’humanité, indépendamment de tout patrimoine génétique.

Steiner estompe les contours du concept même de culture, juxtaposant ou superposant deux acceptions qui se confondent, tantôt au sens tout venant de culture « générale », tantôt au sens anthropologique : la notion de « culture occidentale » est la seule qui somme ces deux acceptions. Le professeur cultivé en occupe naturellement le sommet.

Elle s’identifie avec les Lettres européennes, réduites à leurs « grands textes », présents par leurs citations incontournables, [39] voire simplement la mention de leurs auteurs. À chaque degré de restriction, on perd la dimension critique, on symbolise, on canonise, on héraldise. On compose une culture rabougrie et grandiloquente, vidée par sa répétition, comme la musique de répertoire karajanisée, celle de la magistralité des maestros et des « maîtres à lire ».

Dominée par le bon plaisir, indifférente à toute déontologie philologique qui la ramènerait au principe de réalité, farouchement antirationaliste, cette culture abomine les sciences humaines et sociales qui précisément sont sorties de l’essayisme [40].

Jamais Steiner ne leur accorde attention en tant que telles (ses pages contre toutes les tentatives de théorisation ne sont pas simplement un renfort de l’esthétisation, puisque Steiner abomine aussi les théories esthétiques). Même les théories esthétiques sont victimes de cette esthétisation.

Ainsi se dessine une image de la culture d’élite intégrable à la culture de masse : immédiatement reconnaissable sans effort, suffisamment kitsch pour être attirant, ce leurre, tendu aux journalistes et au grand public, a pleinement réussi.
 

Humanisme et culture. — Steiner ne se revendique jamais de l'humanisme juif, qu'il présente comme un insupportable chantage de la Loi, mais bien de celui de Heidegger (dans la suite de sa Lettre sur l'humanisme, qui s'accommodait fort bien de l'aryanisation des universités).

Les lassantes prophéties sur la « mort de l’homme » ont eu le mérite de rappeler qu’après l’extermination le concept d’humanité n’allait plus de soi : il reste à (re)construire, au sens où « l’homme est un survivant » [41]. Plusieurs voies convergentes pourraient y conduire.

(i) À partir des humanités et leur idéal d’éducation, qui n’ont aucunement démérité.

(ii) À partir d’une anthropologie culturelle qui tienne compte de la genèse et de l’histoire comparée des cultures, et puisse refonder le cosmopolitisme kantien en deça de l’universalisme qui lui a donné naissance. Il s’agit de décrire l’anthropisation dans la genèse des cultures : comment l’on est passé de l’hominisation à l’humanisation. [début p. 109]

(iii) À partir d’une réflexion sur les arts : depuis que la beauté a cessé d’être une valeur esthétique, on pense que l’esthétique est à jamais découplée de l’éthique, mais ce préjugé doit être questionné, car l’œuvre, comme tout acte, engage une responsabilité.

(iv) À partir d’une éthique qui se trouve, à l’état pratique, dans la littérature de l’extermination – et non celle sur l’extermination – chez des auteurs comme Améry, Levi, Gradowski, Antelme. Nous n’aborderons ici que ce dernier point. [42]

Les droits de l’homme, sur lesquels ironisent tous les théoriciens de l’après culture et de la post-humanité, se fondent désormais sur le droit à être un homme ; des écrivains comme Levi (Se questo è un uomo) ou Antelme ont formulé ce paradoxe : " Les héros que nous connaissions, de l’histoire ou des littératures, qu’ils aient crié l’amour, la solitude, l’angoisse de l’être ou du non-être, la vengeance, qu’ils se soient dressés contre l’injustice, l’humiliation, nous ne croyons pas qu’ils aient jamais été amenés à exprimer comme seule et dernière revendication, un sentiment ultime d’appartenance à l’espèce" [43]. Depuis l’extermination, le fondement du droit est ainsi l’appartenance à l’espèce : même posthume, cette revendication refonde un humanisme, non pas sur la " haute culture ", mais sur l’humanité la plus élémentaire, dans la reconnaissance en l’autre d’un prochain, reconnaissance qui détermine son appartenance indéniable au genre humain.
 

La littérature de l’extermination. —  Bizarrerie aveuglante comme souvent les absences, Steiner n’évoque à peu près jamais la littérature de l’extermination ; par son refus du pathos, son refus de toute esthétisation, elle récuserait sa littérature sur l’extermination. Notamment, il n’évoque que très rarement Levi, pour dire par exemple qu’il n’est pas convaincu par ses « efforts de rationalisation » [44]

Or Levi suppose un tout autre concept de culture, qui se confond avec la civilisation, en tant qu’elle est opposée à la barbarie. Il affirme que la culture, fugitivement, l’a peut-être sauvé. Dans Les naufragés et les rescapés, il relit, après quarante ans, le « chant d’Ulysse », chapitre central de Si c’est un homme. Ce lien retrouvé avec le passé fortifie son identité ; Ulysse lui permettait alors de se retrouver, l’Odyssée devenant son Ithaque. Il évoque alors, incidemment, le monde sans livres de Fahrenheit 451. Le monde homérique des aèdes et des rhapsodes, où il n’y avait pas encore de livres, et celui d’Auschwitz, où il n’y en avait plus, se rencontrent dans cette allusion, dans une lucidité d’après les bûchers.

Levi dessine une vision pratique et éthique de la culture, non comme trésor d’une élite, mais comme ce bien commun qu’il voulait sans cesse partager avec ses camarades, en leur parlant aussi bien de Leopardi que d’Avogadro : elle maintient la dignité et l’étincelle de la conscience, elle unit les lettres, les sciences et les techniques. Volonté indéfinie d’enseigner et d’apprendre, elle culmine dans ces allègres cours de langue à ses camarades, où il traduisait Dante ou les lettres d’une mère.

À partir d’une critique de l’esthétisme, on peut réfléchir la transmission de valeurs. Tout écrit littéraire s’adresse non à une postérité, mais à un monde indéfini de lecteurs, dans un temps et un espace quelconques : dès lors qu’il ne se limite pas à viser un public précis, il suppose et construit implicitement, un concept d’humanité — l’humanisme sortit des livres, comme peut-être la notion même d’humanité. En suscitant une image du lecteur qui partage ses valeurs d’indignation et de bienveillance, Levi éveille une forme d’humanité : son lecteur voudrait en effet devenir digne de l’image que le témoignage donne implicitement de lui. [début p. 110]

Le témoignage se dédie aux victimes. Il s’adresse aux survivants, aux contemporains, allemands et tous autres, ainsi qu’à la postérité : il leur donne mission de savoir le crime, de le juger, d’éviter son retour. Il se destine enfin aux bourreaux, car il dépose contre eux. Dédicace, adresse et destination ouvrent ensemble l’étendue de la collectivité humaine.
 

Culture et extermination. —  Romantisée, la mort était devenue une valeur esthétique, comme un passage à l’absolu. Or Améry a précisément noté qu’à Auschwitz : « Ce qui se produisait d’abord, c’est l’effondrement total de la représentation esthétique de la mort »  [45]. Corrélativement, le sublime disparaît. Ainsi Perec, remarquant qu’il n’y a pas dans L’espèce humaine une seule « vision d’épouvante » (p. 96), voit lucidement la force d’Antelme dans « son refus du gigantesque et de l’apocalyptique » [46] (1992, p. 94). Le survivant se trouve devant un problème esthétique nouveau : son livre doit se garder de l’esthétisation.

L’esthétisation, conçue par le romantisme tardif comme une idéalisation, reste toutefois un puissant moyen de déréaliser l’histoire ; elle permet par exemple à Steiner de comparer le nazisme avec la littérature sadique.

La littérature de l’extermination conduit en revanche à dé-romantiser l’entreprise littéraire. Elle exerce enfin une critique de fait sur l’ensemble de la tradition littéraire moderne. L’auteur n’est plus ce lettré obéissant à une vocation supérieure, cultivant son intériorité, consacrant sa vie à son art. La subjectivité du témoin qu’il fut ne peut devenir pour lui une matière littéraire.

Dans ses techniques, la littérature de l’extermination refuse le sublime, l’obscurité, l’opacification verbale ; dans ses finalités, le plaisir, l’art pour l’art, l’autotélisme ou l’autoréférentialité du mythe ; dans son rapport au lecteur, le pathos et la séduction. Revêtant un autre sens, l’unicité de l’œuvre n’a plus seulement pour critère une singularité esthétique, mais une singularité éthique qui intéresse tout à la fois la figure de l’auteur et le respect dû aux disparus comme aux lecteurs.
 

D’un moment de l’histoire, l’extermination est aussi devenue, depuis deux décennies, une composante de la culture occidentale. Si l’activité culturelle poursuit un travail de stylisation, de symbolisation, elle risque aussi la simplification, la banalisation, la création des poncifs. En outre, le statut de la culture est aujourd’hui obscurci ; par exemple, après avoir affirmé : « En fait, depuis Auschwitz, tout est culture », l’artiste plasticien Jochen Gerz ajoute : « tout devient fiction » [47].

Entré dans la culture, devenant une des ses œuvres vivantes, le témoignage lui épargne la gratuité fictionnelle, l’esthétisation ironique prônée par les théoriciens de l’après-culture. Sa vigueur critique revivifie et dépasse les Plus jamais ça ! aujourd’hui ritualisés ; elle demeure présente, quand bien même les événements qu’il relate s’éloignent, nous dit-on, dans l’histoire.


NOTES

[1] Bruno de Cessole, préface aux Entretiens avec George Steiner, Paris, BPI, 1994, p. 1.

[2] Boutang, présenté dans Les Logocrates comme « un des derniers grands survivants du fascisme français, un personnage très éminent » a déjà signé un recueil d’entretiens avec Steiner ; finalement gracié, Rebatet fut condamné à mort à la Libération pour ses appels au meurtre et dénonciations, notamment dans Je suis partout. Bizarrement absents de l’index des auteurs, ces deux collaborateurs - à plus d’un titre - sont au sommaire aux pages 89-99 et pp. 101-108 pour le second. Pour la relève, soulignons la présence de Juan Asensio, auteur du premier essai publié en français sur Steiner et par ailleurs collaborateur du site d’ultra-droite Subversiv.com. On peut y lire notamment des articles sur Dantec dont il justifie les lettres de soutien au groupe Bloc Identitaire et les propos sur le « gauchisme » de Le Pen par le précédent des liens entre Steiner, Rebatet et Boutang (Dantec devant les cochons, janvier 2004, note 4). Voici un extrait de son plaidoyer : « on remarquera l’art consommé du sautillement avec lequel les tiques journalistiques se sont accrochées à leur chien, qu’elles comptent bien faire crever en lui inoculant leur gonorrhée verbeuse, ces parasites étant gonflés d’un jus qui rendrait plus rafraîchissante qu’une source de montagne la Sargasse de fond de cale d’une putain taïwanaise » (consulté le 28.04.04). Tel est le grand style du principal commentateur de Steiner en France.

[3] 1969, p. 219 ; cf. aussi la définition de la guerre comme "un mécanisme d'équilibration essentiel pour nous maintenir dans un état de santé dynamique", 2003, p. 83. Cette lecture « dorienne » de l’Iliade reste discutable. James Redfield écrit notamment « L’Iliade est un poème guerrier qui ne célèbre pas la guerre […] la guerre en elle-même n’est pas valorisée […] La passion du combat se dit en grec homérique lussa. C’est un état de folie furieuse au cours de laquelle le guerrier devient invincible mais perd du même coup son humanité » (La guerre et le héros dans le monde classique, Europe, 2001, n° 865, pp. 172-192. ; ici p. 175-176).

[4] Cf. aussi « l’utilitarisme mercantile » d’Ulysse (Errata, Paris, Gallimard, 1998, p. 99).

[5] Le même parallèle antithétique revient dans « Homère en anglais » (in De la Bible à Kafka, Paris, Hachette, 2002), pour en préciser les connotations sexuelles : « À travers l’Iliade rayonne une vision idéalisée mais ferme de la masculinité, d’un ordre de valeurs et de reconnaissances mutuelles radicalement viriles » (p. 175). Par contraste, « l’Odyssée apparaît comme un rejeton inspiré, une rédaction tardive, marquée par le folklore méditerranéen et des touches de pathos dans lesquelles même les premiers traducteurs et exégètes ont deviné une fibre presque ‘féminine’ » (p. 188).

[6] On les retrouve chez Jean-Marie Le Pen, lui aussi Kulturkritik à ses heures, quand il oppose par exemple au "tintamarre des exotismes de pacotille" le "péan haut et clair des combats antiques".

[7] 2003, p. 57 ; cf. aussi p. 85, l'hypothèse que 80% ou plus "de ce que nous sommes, vous et moi, sont programmés génétiquement et nous viennent de l'hérédité de la race".

[8] Le langage qu’emploie Steiner à propos de Freud n'est pas inconnu. Quand Kurt Wais, poéticien nazi, reprochait à Proust des comparaisons “qu’il interprète avec l’hyper-intelligence d’un talmudiste”, George Steiner reproche à Freud l'"intellectualisme inexorable" de "l'interprète de textes", "au sens rabbinique du terme" (2003, p. 57). La cible est une variable : le topos péjoratif peut s’appliquer à n’importe quel intellectuel, dès lors qu’il est juif, le voici un talmudiste en puissance. Dans son compte rendu de la pièce tirée de The Portage to San Cristobal of A.H., le journal du National Front appelait talmudists les adversaires de Steiner.

[9] 2003, p. 50 ; l’outrance du propos, pour quiconque a lu Lévi-Strauss, se passe de commentaires. Inutile de souligner la violence péremptoire de ce type de lecture. Les références de Steiner, souvent de seconde main, ne résistent guère à la lecture d’un spécialiste du domaine traité : par exemple, son ouvrage Les Antigones a été récemment remis à sa juste place par Jean Bollack, dans La mort d’Antigone (Paris, Puf, 1999). N’importe, de chic, pour un public non prévenu, elles peuvent faire illusion.

[10] Steiner souligne, entre autres, l’empire des juifs sur la science : « L'Amérique juive, confiait-il à Laure Adler, domine en grande partie aujourd’hui la science et l’économie de la planète, sans parler des média, de la littérature, etc. " (France-culture , 19.11. 03).

[11] De la Bible à Kafka, Paris, Bayard, 2002, p. 22. La majuscule insistante et le singulier font du Juif une essence intemporelle, comme chez Rebatet.

[12] Carl Schmitt, qui fut le Kronjurist de Hitler et théorisa l’état d’exception, se croit obligé sur ce point de contourner laborieusement les Évangiles (cf. La notion de politique, 1932, § 3).

[13] La théorie du Lebensraum, due à Ratzel (Der Lebensraum, 1901) est la base de la géopolitique hitlérienne exposée dans Mein Kampf, et servira à naturaliser l’agression nazie tant à l’Ouest qu’à l’Est.

[14] 1973, p. 52, je souligne ; ce polythéiste s'oppose évidemment au monothéisme. Il renvoie à l’éloge nietzschéen du paganisme, qui serait conforme à la nature humaine.

[15] Bien entendu, ces propositions ne sont pas affirmées nettement et restent voilées par un estompage opportun. La première est introduite comme “une idée sournoise”, la deuxième, un “soupçon”, la troisième un “sentiment confus”. Aucune ne semble assumée directement par le narrateur ; cependant, on les retrouve à d’autres endroits de l’œuvre de Steiner, voire dans le même ouvrage. Les techniques de dissimulation mériteraient un développement propre : dispersion des propos litigieux dans l’espace de la page, construction rhapsodique, modalisations forcées, précautions affichées, prétéritions diverses, retour au domaine littéraire dès que le propos politique devient trop clair.

[16] P. 190 ; cf. aussi p. 192 : " ils ne formaient plus qu’une seule masse, chacun empêtré dans les besoins et les odeurs des autres ".

[17] Cf. « Si le code pénal ne s’applique pas à Herr Hitler, mon garçon, alors il avait totalement raison de se proclamer au-dessus de la loi et de voir en elle un tas de parchemins bons pour les rats », p. 182 et aussi p. 226. Les juifs sont fréquemment comparés à des rats (p. 126 (« Les rats filaient […] Nous sommes dans les égouts » ; cf. aussi p. 131 : « nous mourrons. C’est tout. Comme les rats »). On sait que Goebbels avait ordonné à Veit Harlan que Le juif Süss commence par l’image de rats sortant d’une bouche d’égout.

[18] Outre que ce pathos recèle une exaltation esthétique de la violence, il réalise une transsubstantiation à l’envers, du sang en vin.

[19] Jean Améry commente, à propos de Nietzsche : « Ainsi parlait celui qui rêvait de la synthèse de l’inhumain et du surhumain. Que lui répondent ceux qui furent témoins de l’union de l’inhumain et du sous-humain ; car ils étaient présents en tant que victimes lorsqu’une certaine humanité organisa les réjouissances de la cruauté comme Nietzsche l’avait exprimé lui-même dans le pressentiment de certaines anthropologies modernes » (Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995, p. 119).

[20] Elle pourrait se définir comme celle qui a accepté la destruction des “ faibles ” au nom des intérêts supérieurs de l’espèce : “ Pour l’espèce, il est nécessaire que le malvenu, le faible, le dégénéré périssent […] Qu’est la “ vertu ” et la “ charité ” dans le christianisme, si ce n’est la réciprocité dans la conservation, cette solidarité de faibles, cette entrave à la sélection ? ” (Nietzsche, La volonté de puissance, Paris, Le livre de poche, 1993, § 161, p. 166 ; sélection s’entend ici au sens du darwinisme social). La théorie de la post-humanité n’est qu’un antihumanisme : pour elle, l’eugénisme positif de la sélection prénatale, l’eugénisme négatif de l’extermination finiront par s’unir comme le Meilleur des Mondes et le Lager.

[21] À plusieurs reprises, Steiner a mis en relation le Golgotha et Auschwitz, accentuant la confusion à propos du sacrifice (cf. No passion spent, Essays, 1978-1995, Londres, Faber and Faber, 1996, p. 395).

[22] 1973, p. 61. Vladimir Soloviev, théoricien fin-de-siècle de la théocratie universelle, messianiste raciste, prédisait la fin de l’Histoire et la lutte finale entre le Christ et l’Antéchrist. Il reste influent dans l’extrême-droite panslaviste russe.

[23] En outre, selon Steiner, la responsabilité de l’extermination revient à l’imaginaire chrétien, non au paganisme nazi : “ Dans les camps a fleuri l’obscénité millénaire de la peur et de la vengeance, cultivée dans l’esprit occidental par les doctrines chrétiennes de la damnation ” (1973, p. 66). Ainsi, Dante dépasserait d’emblée le témoignage des survivants. Ce point de vue esthétisant domine l’analyse d’Auschwitz par Steiner, qui convoque indifféremment Dante et Sade.

[24] Pour un développement, le lecteur pourra au besoin se reporter à notre étude sur Primo Levi, Le survivant ou l’Ulysse juif, Littérature, 126, 2002, pp. 81-105.

[25] Et non pas « allemande ». Steiner précise ailleurs incidemment sa source nazie : “ Le temps et l’espace sont devenus des éternités statiques de souffrance dans ce que les nazis, faisant inconsciemment écho à Dante, appelaient ‘l’anus du monde’ (Auschwitz) ” (Errata, Paris, Gallimard, 1998, p. 148 ; voir aussi 1999, p. 126, l’allusion à “ un historien nazi officiel ”).

[26] Isaïe, I, 2, 11-16.

[27] Cf. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot, 1999, p. 87.

[28] Sur l’esthétisation pornographique de l’extermination, Primo Levi s’est exprimé, à propos du film porno-chic de Liliana Cavani, Portier de nuit  : “ à les en croire, les camps de concentration n’étaient qu’une sorte de salle de gymnastique sexuelle ” (Conversations et entretiens, Paris, Laffont, 1998, p. 225). Il ajoutait : “ laissez les femmes des camps tranquilles : elles n’étaient pas des actrices sexy […] Quant aux SS, ils n’étaient pas des monstres, ni des idiots, ni des pervers. C’étaient des fonctionnaires de l’Etat ” (in La Stampa, 12 février 1977).

[29] Titre de la section centrale du livre. Voir aussi, dans Langage et silence, le chapitre Littérature et post-histoire, et, dans Exterritorialité, Dans une postculture.

[30] Errata, Paris, Gallimard, 1998, p. 43. Cf. aussi « Les œuvres de Mozart vont plus loin que les battements de tambour et les clochettes javanaises » (1973, p. 78). Si bien que «  Les êtres humains qui sont doués d’assez d’empathie (…) pour adopter les catégories, les normes de conscience d’une culture non blanche ou appartenant au « Tiers Monde », sont naturellement en nombre très restreint. [N.B : je souligne ; l’original anglais donne colored culture ; sauf à considérer que seuls les blancs des pays riches sont des êtres humains, ce nombre très restreint est en fait la majorité de l’humanité]. Presque tous les mages et camelots occidentaux qui (…) se proclament esprits frères des âmes irritées et vindicatives de l’Asie ou de l’Afrique vivent un mensonge rhétorique » (1973, p. 79).

[31] 1973, p. 77, « genetic inheritance » dans l’original. Les blancs sont à l’origine de la civilisation, mais « du fait de l’hystérie et du masochisme actuels concernant le rôle de la minorité caucasienne dans la création et la dissémination de la civilisation humaine, il est presque impossible d’étudier le phénomène de cette ‘prédominance blanche’ » (Extraterritorialité , Paris, Calmann-Lévy, 2002, p. 252).

[32] « Tous mes livres tournent autour d’une obsession : le camp de concentration et le bourreau qui joue Schubert » (Entretiens avec Bruno de Cessole, BPI, Paris, 1994, p. 33).

Le topos rebattu du raffinement culturel des nazis n’a évidemment aucun fondement historique. Même Paul Rassinier, initiateur du négationnisme, qui a servi de valet aux SS pendant sa captivité, constate que « leur niveau intellectuel est excessivement bas ».

[33] Il s’agit bien d’un thème récurrent. Dans une étude sur Céline, Steiner s’exclame : « L’art, la littérature et la musique ont connu un tel essor sous la tyrannie et le patronage de la violence ! » (Extraterritorialité , 2002, p. 58). « Grand art, musique, poésie, la science de Bacon et celle de Laplace florissent sous les systèmes sociaux plus ou moins teintés de totalitarisme » (1973, p. 99). « Au regard de l’évolution des espèces vers une exploitation plus poussée des capacités du cortex, ce à quoi l’histoire se réduit peut-être, il est primordial de maintenir le type d’organisation politique où les aptitudes exceptionnelles sont reconnues et poussées à s’épanouir » (p. 100—101 ; ce poussées traduit «  pressures under which they flourish » ; il s’agit bien d’oppression, comme le montre cette question : « Dans quelle mesure le stalinisme est-il indispensable [a necessary condition] à la venue d’un Mandelstam, d’un Pasternak, d’un Soljenitsine ? » p. 77).
Le totalitarisme serait ainsi une condition de l’évolution du cortex et de l’accomplissement culturel qui en résulte.

[34] « Au lieu de se plier aux penchants naturels et aux désirs humains, les ‘vérités positives’ que recèlent les lois scientifiques se sont transformées en un geôle, plus sombre que celle de Piranèse, un carcere où se trouve emprisonné l’avenir » (1973, p. 154).

[35] On reconnaît ici la technique éprouvée du name dropping, souvent portée à ses sommets : «L’esprit de Dante, l’esprit de Proust, sont parmi les plus analytiques, les plus systématiquement informés que nous connaissons. La clairvoyance politique d’un Dostoïesvski ou d’un Conrad est difficile à égaler. Considérez la rigueur théorique d’un Dürer, d’un Schönberg. » (Réelles présences, Gallimard, 1991, p. 31). Les coq-à-l’âne s’enchaînent : « Les Manifestes du surréalisme de Breton n’annulent pas L’essai sur la critique de Pope, même s’ils en constituent peut-être l’antithèse » (p. 100). Les noms, presque toujours signes de reconnaissance allusifs, se multiplient visiblement dans les passages où se présente une difficulté conceptuelle : entravant la pensée, ils servent à détourner l’attention par leur variété chatoyante.

[36] On comprend pourquoi Georges Perec, remarquant qu’il n’y a pas dans L’espèce humaine une seule « vision d’épouvante » (Antelme ou la vérité de la littérature, in L.G. – Une aventure des années soixante, Paris, Seuil, 1992, pp. 87-114) voit très lucidement la force d’Antelme dans « son refus du gigantesque et de l’apocalyptique » (p. 94).

[37] Cf. Leo Strauss, dans une conférence Sur le nihilisme allemand prononcée en 1941 : « Beaucoup de nihilistes sont de grands amoureux de la culture, en tant que distincte de la civilisation et opposée à la civilisation » (Nihilisme et politique, Paris, Payot, 2001, p. 52).

[38] De la Chine ne subsiste que l’œuvre de Needham, simplement mentionnée comme « un des hauts faits de l’intellect occidental contemporain » (1973, p. 77).

[39] Bizarrement, notre « maître à lire » ne lit jamais de manière un peu continue, il prélève çà et là quelques citations commentées.

[40] Voir par exemple au début d’Errata : « l’invocation de la ‘théorie’ dans les humanités, dans les études historiques et sociales, dans l’évaluation de la littérature et des arts, me paraît mensongère » ; car « les seules propositions sont celles du choix personnel, du goût, des échos de l’affinité ou de la surdité » (1998, p. 16). Même les théories esthétiques victimes de cet esthétisme, restent absentes de son propos.

[41] Cf. Michel Deguy, Sans retour, Paris, Galilée 2004, p. 127. Rosenzweig, premier auteur de cette phrase, ajoutait : « dans le judaïsme » ; mais depuis l’extermination tous les hommes sont des victimes en puissance. Primo Levi, d’ailleurs, ressentait la honte d’appartenir au même genre humain que les bourreaux : à travers les juifs, c’est bien à l’humanité qu’ils portaient atteinte, c’est bien la Loi qu’ils voulaient détruire.

[42] Sur les précédents, on pourra au besoin se reporter à l’auteur, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001 ; L’action et le sens — Pour une sémiotique des cultures, Journal des anthropologues, 2001, 85-86, pp. 183-219; Rastier, F. et Bouquet, S., éd. Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF, 2002.

[43] Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 11.

[44] Entretiens, avec Ramin Jahanbegloo, Paris, UGE, 2002, p. 61. Levi dessine une forme nouvelle de la rationalité : devant ce qui restera inconcevable et pourtant attesté, la raison ne s’avoue pas vaincue, mais bien au contraire s’attache à cerner ce qui la dépasse.

[45] Par delà le crime et le châtiment, Arles, Actes sud, 1996, p. 43.

[46] Georges Perec(1992) Antelme ou la vérité de la littérature, in L.G. – Une aventure des années soixante, Paris, Seuil, pp. 87-114 ; ici pp. 96 et 92.

[47] Entretien avec Philippe Mesnard, qui lui pose la question : « Ça signifie qu’Auschwitz inaugure une perte radicale du réel ? » (Philippe Mesnard, Consciences de la Shoah, Paris, Kimé, 2000, p. 82). Jochen Gerz est notamment l’auteur d’un projet de mémorial de l’extermination à Berlin.


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©  septembre 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. L'après-culture - à partir de George Steiner. Texto ! septembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Apres-culture.html>. (Consultée le ...).