ÉCRITURES DÉMIURGIQUES

François RASTIER
C.N.R.S.

(Article publié dans Visio, 2002, v. 6, n°4. Texte augmenté d'un Épilogue)

Hyperboloïds of Wondrous Light
Rolling for Age through Space and Time
Harbour those Waves which somehow Might
Play out God's holy Pantomime

Alan Turing

Comme tout ce qu’on appelle nébuleusement le virtuel, les écritures numériques donnent lieu à des exaltations new Age et attirent les condamnations hâtives d’auteurs qui entendent pourfendre les simulacres, crever la baudruche Internet [1]. Loin des excès d’honneur et des exécrations, le sang-froid s’impose, car le bouillonnement des idées, même fausses, reste en lui-même bienfaisant, et pourrait périmer bientôt l’avant-gardisme académique qui a stérilisé l’art moderne et post-moderne.

Ambigu, le mot d’écriture peut renvoyer tant au support graphique ou plus généralement sémiotique qu’aux styles qui s’en emparent. Sans dissiper cette ambiguïté, partout présente dans les débats actuels, je m’appuierai sur elle pour souligner que si le support peut conditionner certains aspects des styles, il ne les détermine aucunement. Par ailleurs, tout support technique concrétise et suscite des désirs d’expression, qui peuvent cependant dissuader d’en exploiter toutes les possibilités. Ainsi l’évolution du matériel cinématographique, jusqu’à la caméra vidéo digitale, n’a cessé d’ouvrir l’éventail des possibilités stylistiques, jusqu’à supprimer le plateau, les limites temporelles des prises, etc. Cependant, la suppression de contraintes empiriques n’entraîne pas par principe un essor esthétique, car la ruse des créateurs a toujours su tirer des effets artistiques des contraintes pratiques ; au demeurant, une œuvre “ pauvre ”, comme une gravure sur cuivre, peut être aussi bouleversante qu’une installation immersive.

Le virtuel mériterait ce nom si l’on partageait une image chosiste de la matière ; or, outre qu’il n’est pas moins matériel que ce qu’il remplace, dans le domaine des sciences de la culture, nous n’avons pas affaire à des choses, mais à des phénomènes [2]. Comme l’a établi Saussure, les langues n’ont rien de matériel et ne sont faites ni d’idées ni de sons, mais de sens et d’images acoustiques — d’où l’échec des linguistiques positivistes. À ce titre, les langues pourraient bien être dites virtuelles elles aussi ; du moins la linguistique, relevant des sciences de la culture, peut revendiquer quelque expérience de cette “ virtualité ” que partagent tous les objets culturels. En outre, si le numérique a permis l’interopérativité technique des sémiotiques à l’œuvre dans le multimédia, le problème des relations entre sémiotiques n’a évidemment rien de nouveau, et là encore, l’étude des langues peut apporter des suggestions, car toute manifestation linguistique met en jeu plusieurs sémiotiques.

Les brèves réflexions qui suivent aborderont successivement la littérature générée par ordinateur, l’interactivité, notamment narrative ; enfin, les principales conceptions de la création artistique, appliquées aux œuvres numériques [3].
 

1. Textes combinatoires

Théories anciennes et techniques nouvelles. —  L’histoire de la photographie et celle du cinéma montrent que ces techniques concrétisent en fait de séculaires réflexions théoriques sur la vision et sur la perspective. Mieux, la manière de concevoir et d’organiser des œuvres en utilisant des techniques nouvelles dépend de traditions culturelles et répond à des problèmes esthétiques restés en suspens : par exemple, le cinéma a concrétisé d’une manière inattendue la théorie romantique du roman, celle de l’œuvre totale.

Même considérées dans leur aspect graphique le plus élémentaire, les écritures numériques concrétisent encore des théories préexistantes et radicalisent des pratiques antérieures. Par exemple, la possibilité dans un traitement de texte d’utiliser des caractères cachés témoigne de la tradition de la rature [4], tradition fort riche en littérature — on a souvent joué sur cette assonance.

Si nous manquons d’études sur les pratiques d’écriture sur papier, nous manquons a fortiori de données d’enquête sur les pratiques de création multimédia. Par bonheur, elles n’ont pas encore constitué de traditions ni de problématiques propres et se trouvent donc encore préservées des routines académiques.

Littérature combinatoire. —  Les théories de la création multimédia dont nous disposons ne peuvent se juger à l’aune des pratiques [5]. Cependant, des théories de la générativité du langage, voire de l’interactivité, ont précédé et préparé de longue date les moyens techniques qui fascinent aujourd’hui. La générativité calculatoire était à l’œuvre dès les premiers essais de l’Ouvroir de littérature potentielle (alias Oulipo), bref dans toute l’effervescence autour de la littérature combinatoire qui a précédé l’usage effectif des ordinateurs pour la création littéraire.

Ses historiens l’ont négligé, la naissance de l’informatique elle-même semble liée à des réflexions sur les théories combinatoires du langage qui se développent à partir du XVII e siècle. En d’autres termes, ce n’est pas l’informatique qui a permis la littérature combinatoire, mais les recherches en littérature combinatoire qui ont accompagné les premières réflexions sur la puissance générative des langages formels. Chez Leibniz, à qui l’on doit comme on sait la numération binaire de nos ordinateurs, matière paradoxale du “ virtuel ”, et qui fut selon Wiener le “ saint patron ” de la cybernétique, ce thème s’affirme dès sa Dissertation sur l’art combinatoire (1666), où il étudie notamment les permutations de lettres et de mots.

En effet, la littérature combinatoire a connu un âge d’or à l’époque baroque, friande d’anagrammes et de cryptogrammes. On y a exploré trois paliers de la puissance combinatoire, celui des lettres, celui des mots et celui des strophes. Le premier doit beaucoup sans doute à la mantique des anciennes prophétesses, qui composaient des mots en jetant des carrés de bois portant des lettres, mais aussi aux réflexions cabalistiques sur le nom caché dans la Torah, ce nom divin dont les lettres combinées ont créé l’ensemble de l’univers. Elles ont d’ailleurs connu de nos jours un regain imprévu avec la notion purement métaphorique de “ code génétique ”, code dont les lettres, nouveau tétragramme, symbolisent quatre molécules.

Quant à la combinatoire des mots, voici par exemple ce que l’on appelle un vers protéen : Tot tibi sint dotes, caelo quot sidera, Virgo [Vierge, tu comptes autant de vertus que le ciel d’étoiles]. Ce vers du jésuite Bauhusius [6] est susceptible de 1.024 permutations, soit autant que le ciel, selon Ptolémée, compte d’étoiles, et que la Vierge célébrée compte de vertus [7].

Étudiant la combinatoire au sein des strophes, François Le Lionnais, dans sa préface à Cent mille milliards de poèmes, mentionne un distique de Harsdörffer susceptible de produire 39.916.800 distiques. Mais son contemporain Juan Caramuel y Lobkowitz a fait mieux : dans son Primus calamus (1663), il présente une machine ou “labyrinthe” capable de produire 9.644 millions de milliards de quatrains, puis une autre de 20 millions de milliards, deux cents fois plus puissante que celle de Queneau.

La réflexion rhétorique, qui jouait alors le rôle d’une théorie de la communication, privilégiait les textes plus abondants et les plus variés possibles. L’idéal oratoire unit en effet la copia — l’abondance — à la varietas, pour le plus grand plaisir, et notre Puteanus s’écrie : “  Quae varietas, ea voluptas ! ”. Érasme, dans son De copia, invoquait déjà Protée, éponyme du vers protéen : “ on évitera un si grand mal [l’ennui] si l’on sait traduire la même pensée en plus de formes que ne s’était changé, dit-on, Protée ” [8].

Cependant, même en quantité, la génération assistée peut être dépassée par l’improvisation : au cours d’une mémorable séance d’improvisation, Saikaku, à la fin du XVII e, produisit 23.500 haïkus ; soit trois fois plus, en vingt-quatre heures, que le générateur de haïkus installé par Balpe à Beaubourg en 1987 pour l’exposition Les Immatériaux. Saikaku devint romancier et la machine de Balpe irait certes plus vite aujourd’hui. Mais l’abondance est-elle encore si séduisante ? Alors que chacun cherche à se protéger des flots de données, le problème cependant n’est pas de produire plus de haïkus, mais moins, et de meilleurs, qui ne soient pas de simples combinaisons de jolis mots, mais témoignent de saisies originales : il reste à concevoir la machine qui éliminerait les haïkus sans grave défaut mais sans intérêt, comme ceux qu’écrivait dans sa prison un célèbre politicien concussionnaire. Aucun logiciel ne peut évidemment exercer la rigueur critique qui reste celle des meilleurs auteurs — et des meilleurs lecteurs [9].

Certes, la combinatoire semble productive tant que l’on combine des lettres — encore que cette combinaison produise des foules de non-mots ; mais dès que l’on combine des mots, elle ne produit que des chimères, car une phrase ne se réduit pas à une collection de mots, ni un texte à une collection de phrases, etc [10].

Cependant, la combinatoire ne résout à sa manière que le problème de l’inventio, non celui de la dispositio. Ainsi, les textes combinatoires réduisent en général le récit à des réitérations de péripéties, et ne se préoccupent pas de varier les techniques de la narration — exceptons Perec ! Enfin, sans lien avec un contexte situationnel déterminé, ils restent indépendants de l’actio, c’est-à-dire du moment propice, du ton, des gestes de l’orateur qui sont devenus ceux de l’auteur, ou du moins du narrateur.

En somme, produit aléatoirement, un livre écrit par personne pour personne peut-il intéresser quelqu’un ? Il lui manquera toujours la dimension de l’adresse, et cela lui ferme toute l’herméneutique de la question et de la réponse. Par ailleurs, n’ayant pas de contexte initial qui lui confère son sens et sa nécessité, il ne peut s’adapter à d’autres contextes ni devenir un classique — c’est-à-dire une œuvre qui se renouvelle avec les époques, parce qu’elle était radicalement nouvelle dans la sienne. Une œuvre classique ne peut jamais être complètement comprise, car elle dépasse les intentions et les théories qu’elle met en pratique.

Puisqu’une combinatoire ne peut se dépasser elle-même, comment donc la dépasser ? Bien loin de l’Infocom, les textes oraux ou écrits ne se réduisent évidemment pas à des combinaisons de signes transitant par un canal de communication. Il ne suffit plus de récuser la conception technologique de la communication et le fameux modèle Émetteur / Récepteur, qui vient des télécommunications, et convient beaucoup mieux aux téléphones qu’aux humains, même instrumentalisés ; il faut encore réfléchir sur la multiplicité des langages, percevoir l’arrière-plan des corpus en arrière-plan de chaque texte, de chaque phrase, et qui permettent de les comprendre.

En fait, nous sommes devant deux problématiques bien différentes. Celle du signe, de tradition logico-grammaticale, fait dériver le sens du “ message ” de la combinatoire d’unités élémentaires. En revanche, la problématique du texte est issue d’autres traditions, comme la tradition rhétorique et la tradition herméneutique [11]. Pour elles, le sens n’est pas contenu dans une sorte de vocabulaire préfixé des mots ou des lettres. Il résulte de la textualité et de l’intertextualité : les textes sont faits de textes et en engendrent d’autres. Aussi, aucune combinatoire ne peut produire ce mode supérieur de complexité. Le sens reste en effet inséparable des facteurs de textualité, c’est-à-dire de création d’univers, d’atmosphères particulières, d’effets de réel nouveaux, mais aussi d’intertextualité : reconnaître de façon critique les liens que l’on conserve inévitablement avec les traditions représentatives, faire deviner leur présence, reste ainsi une condition pour faire émerger du nouveau.
 

2. La créature peut-elle créer ?

Tous démiurges ? —  Accusant la finitude humaine, Saint Augustin s’écriait : “ Creatura non potest creare ” ! Mais depuis la Renaissance, l’affirmation prométhéenne de l’art a revendiqué une capacité démiurgique. Michel-Ange, le premier, fut appelé divino, et les divas témoignent encore de ce lustre métaphysique devenu mondain et suranné.

Mieux, au cours du XVII e siècle, on a fait le lien entre l’inventio rhétorique, la générativité mathématique, et même la théorie des formes de la nature. Le mathématicien Jacques Bernouilli, dans son Ars conjectandi (posthume, 1713), affirme ainsi : “ Il est manifeste que l’infinie variété, qui brille tant dans les œuvres de la nature que dans les actions des hommes et qui constitue la principale beauté de cet univers, n’a pas d’autre origine que la diversité des compositions, des mélanges et des transpositions ” [12].

On croit encore de nos jours pouvoir créer énormément par des combinaisons et la puissance démiurgique attribuée aux écritures numériques dérive pour une part de cette conception féconde et sans doute scientifiquement fondée des morphologies naturelles.

Les théories sémiotiques doivent évidemment être élaborées pour rendre compte des performances complexes. Elles doivent aussi être démystifiées, sinon la réflexion sur les écritures numériques cédera la place aux élucubrations new Age communes aujourd’hui dans les milieux de la création multimédia. Des mythes techno-scientifiques omniprésents revivifient en effet des rêveries anciennes [13]. On invente ainsi une sorte de démiurge avec prothèse numérique, cyborg appareillé, qui puise dans sa soumission à l’instrument sa puissance créatrice : un traitement de texte, et vous serez bientôt écrivain ; une boîte à rythmes, un graveur de cédéroms, vous voilà musicien. Les industriels encouragent discrètement cette banalisation rentable que le slogan Go create ! résume à merveille.

Les mythes techno-scientifiques se combinent à présent avec les mythes de la création propre au romantisme tardif où nous sommes encore : celui de l’œuvre totale, bien que toujours fragmentaire ; celui du créateur-démiurge qui devient lui-même son œuvre ; enfin, ceux de la générativité instantanée et de l’interactivité fusionnelle, sorte d’Einfühlung superlative.

L’immédiateté de l’acte créateur reste évidemment une des images techniques de la puissance divine. Elle transparaît aussi dans le concept même de temps réel, généralement associé à l’interactivité. On estimait jadis que le langage des anges se propageait instantanément, nous dirions à présent plus vite que la lumière ; le regard des anges traversait les objets : s’ils vous regardaient de dos, ils pouvaient voir à travers l’occiput votre visage. On retrouve ainsi aujourd’hui, secrètement, les thèmes archangéliques de l’instantanéité [14].

Ne faudrait-il pas se défier du fantasme de toute-puissance qui ferait de nous des démiurges ? Ces gens-là se croient au-dessus de toute loi. Bien qu’immédiat [15], et souverain dans cette mesure, un click n’est pas un fiat. Cependant, les discussions sur les écritures numériques semblent privilégier une conception démiurgique de l’artiste : l’auteur maîtriserait tout, même quand il laisse faire le hasard selon des règles qu’il a édictées, il déploierait devant vous une surabondance cosmique, etc.

Ne pourrait-on laisser une place à une autre conception de la création ? Elle résulterait plus d’une recherche, voire d’une errance, que de l’effectuation d’un programme prédéfini [16]. Les règles esthétiques servent peut-être précisément à générer des brouillons, des ébauches : le bon auteur n’est pas celui qui écrira le bon brouillon, mais celui qui fera les bons choix entre ses brouillons. La création consiste à tirer partie, sans relâche, de ces multiples accidents qui surgissent dans l’esquisse et dans l’ébauche, pour les conduire vers leur logique imaginaire et leur conférer cette légalité interne qui légitime l’achèvement de l’œuvre ou du moins son suspens dans un état stable.

Autographie et allographie. —  Revoici donc la question de l’auteur. Surtout dans des mondes Web où l’on ne trouve aucune autorité ni aucun garant, il faut parvenir à l’authentification de l’œuvre : le sceau de l’auteur n’est pas ou pas seulement une signature ou un waterprint, c’est son originalité, qui s’impose désormais comme nécessaire. Cette garantie de l’incomparable se confond-elle avec la fonction même de l’auteur ? Ici encore, les artistes auront la réponse, ou du moins sauront renouveler nos questions.

Dieu ne signait pas ses œuvres. Mais depuis quelques siècles, avec la naissance de l’individu et notamment du génie, la création devient un acte absolument singulier et son unicité fascine. En témoignent aujourd’hui la singularisation de masse par les tatouages, infibulations et piercing, mais aussi la fascination pour les empreintes singulières, digitales, vocales ou iridoscopiques, qui dépasse largement les préoccupations policières et bancaires. “ Nous sommes tous exceptionnels ”, clame mezza voce un constructeur automobile transalpin pour lancer une série spéciale.

D’un point de vue anthropologique, seul l’objet unique est doté d’une aura : comme chargé d’une mission, il émane bienveillance ou terreur, témoigne d’une puissance. Comment cependant cette figure souveraine pourrait-elle se multiplier ? Elle donne alors naissance à la foule de ses clones : l’idole unique se divise alors en multiples fétiches [17].

L’image de la création est devenue tributaire de cette fascination pour l’unique. La mode qui entoure les manuscrits littéraires, les livres d’artiste à un seul exemplaire, les chiffres faramineux qu’ils atteignent dans les ventes publiques témoignent de l’aura qui nimbe ces écrits uniques [18]. Dans le tracé, le ductus graphique, l’œuvre et l’artiste semblent ne faire plus qu’un.

De la foule des variantes et des brouillons littéraires sort un texte unique : un monde aboutit à un individu. Mais à l’opposé, le programme unique de l’œuvre combinatoire engendre des textes, des images, des musiques indéfiniment multipliés : une formule singulière donne naissance à un monde. Nous voici donc devant deux conceptions bien différentes de la création. Affadissant la réflexion de Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Nelson Goodman oppose dans Languages of art les arts autographiques, qui créent des œuvres uniques, et dont le modèle est la peinture, aux arts allographiques qui supposent une exécution ou interprétation (musique, danse, voire architecture, etc.). Cette distinction illustre mais sommaire — les meilleures interprétations sont autographiques — a le mérite de mettre en débat l’opposition entre unicité et multiplicité. Plutôt que d’y voir une opposition entre immanence et transcendance, comme Genette dans L’œuvre de l’art, concepts trop massifs ici, convenons qu’elle correspond à deux notions de l’objet : la conception physicaliste en fait un produit, qui peut être celui d’un artisan, et la conception herméneutique en fait une œuvre, celle d’un artiste. Ces deux conceptions correspondent nous le verrons à deux conceptions, artisanale ou poétique, de la puissance.

De fait, avec les écritures numériques, l’autographie semble disparaître ; du moins, seul le dispositif combinatoire ou le logiciel est autographe [19]. La multiplication des versions et des variantes, tant internes qu’externes, paraît ruiner l’identité de l’auteur [20]. En outre, sur la Toile, tout semble allographique et plus rien ne fait autorité, puisque l’autographie suppose l’inscription dans une matière et qu’à tort le numérique reste réputé immatériel.

L’exhibition. — Avec l’essor de l’allographie, l’aura de la présence s’estompe. Critiquer le désir de présence immédiate doit conduire à distinguer plus précisément encore l’œuvre, le spectacle et l’exhibition. Nous ne sommes même plus dans la société du spectacle, mais dans celle de l’exhibition, qui précisément affirme cette présence de l’auteur, totale, charnelle comme si la monstration du corps — chez des artistes comme Gina Pane ou Orlan, qui depuis des décennies filme les opérations esthétiques qu’elle se fait infliger — même médiatisée, même ironique, avait tout simplement remplacé l'auto-contemplation de l’Esprit [21]. Le body-art de la “ culture cyberpunk ” combine certes aux scarifications tribales les implants métalliques qui artificialisent le corps, rebaptisé kor, par primitivisme technologique (Lucas Zpira).

Ces altérations créatrices font du corps de l’artiste son œuvre : dans un geste de rupture avec son enveloppe humaine, il littéralise et radicalise l’individualisme du self made Man, en pratiquant l’autogénération, activité démiurgique par excellence. C’est l’aboutissement parfois frankensteinien du grand programme romantique de la Bildung, auto-formation de l’artiste par une culture supérieure.

Se confondant avec l’artiste, l’œuvre ne peut s’exposer que par son exhibition. Cependant, si l’Esprit absolu romantique a cédé sa place au Corps absolutisé, sa chair reste tout aussi philosophique et abstraite que l’était l’Esprit pur. Elle n’est pas plus ragoûtante pour autant, quand le narcissisme exhibé des créateurs caricature et chatouille l’individualisme de masse des consommateurs.

De la présence. —  Les difficultés que rencontrent les œuvres numériques à entrer sur le marché de l’art, toujours fasciné par les unica, tiennent sans doute à la multiplication toujours possible de l’œuvre, mais plus encore peut-être au retrait dans lequel se tient l’auteur, comme indiscernable dans l’abondance multimédiale. Jamais le programme de l’œuvre numérique ne sera nimbé par l’aura d’un manuscrit.

Dans notre tradition moderne, le magistère de l’artiste engage deux garanties principales qui font le prix de l’œuvre. (i) Celle de l’autorité  : le texte fait foi, mais comment l’auteur d’une combinatoire pourrait il avoir autorité sur ses avatars aléatoirement générés ? (ii) Celle de la présence : l’aura se transpose de l’auteur à l’œuvre, comme un nimbe qui l’auréole. D’où le prix de l’autographe, qui témoigne au plus près de sa présence [22].

La littérature semble avoir résolu le problème de la présence en s’engageant dans la confidence. Si l’émergence de l’auteur, puis sa distinction progressive du narrateur ont permis une sécession qui permet tout à la fois la sécularisation de la littérature et la divinisation de l’auteur, il reste tenu de maintenir une présence, et tous les commentaires journalistiques insistent sur son “ ton inimitable ”, sa “ petite musique ”, etc. Le ton autobiographique maintient cette présence. Des Epitres de saint Paul, tout entières organisées autour d’un témoignage de présence, aux Confessions de saint Augustin, aux écrits autobiographiques de Pétrarque, l’intimité s’affermit ; puis Rousseau, de tradition augustinienne lui aussi, osera publier l’intime sans visée ouvertement édifiante, anticipant le déluge diariste du siècle suivant et toute la séquelle des diverses autofictions d’aujourd’hui.

Le narcissisme exhibé garde quelque chose de la publicité du rite, qui suppose toujours le frisson d’une présence allusive du transcendant, ou du moins de l’unique.

Cependant, aucun rituel ne peut se déléguer, et l’on répugne à valider les sacrements télématiques. La condamnation platonicienne de l’art comme copie de copie stigmatisait déjà un double éloignement de la présence. De fait, un art sans présence ne peut durablement garder sa fonction rituelle, mais conserve une fonction ludique, comme les marionnettes remplacent les acteurs et transforment en divertissements les tragédies et les épopées.

Bref, à l’inverse du body art qui exhibe les stigmates tragiques d’une Passion, et scelle l’œuvre par le sang de l’auteur, l’art numérique, par son retrait instrumental, incline au ludique, comme en témoigne son souci de l’interactivité, et l’humour constant de ses auteurs [23]. Mais un jeu vidéo ne porte pas de signature.

Le lecteur interactif. —  Si l’auteur semble s’éloigner de la scène, il faudra bien que le spectateur y monte. L’interactivité, nouvelle forme de relation entre le créateur et son destinataire, rappelle beaucoup les théories romantiques tardives de l’Einfühlung, sorte de communication par sympathie communiante entre l’auteur et le lecteur. En quoi peut-elle faire du lecteur ou spectateur un créateur de diversité ? Trop souvent, malgré les discours enthousiastes qui font du spectateur un nouveau démiurge, l’interactivité se limite à lui présenter des alternatives prédéfinies, voire tout simplement à le faire appuyer sur la touche OK de la télécommande.

La possibilité pour le destinataire de l’œuvre d’intervenir, à différents degrés dans le processus de création peut devenir un facteur de diversité [24]. Mais rien de tel dans l’utilisation des produits les plus courants. Les inlassables échanges de horions qui ont fini par discréditer les romans de chevalerie, et dont Cervantès se gaussait, nous les retrouvons dans les jeux vidéo, les shoot them up, qui reprennent d’ailleurs la topique de l’heroic fantasy, issue de ce que l’on appelait la matière de Bretagne, celle de l’épopée anglo-saxonne. Ces récits faits d’évènements répétitifs, ces ressassements compulsifs ne tiennent souvent guère compte des possibilités bien réelles qu’offre le multimédia.

L’œuvre semble d’autant plus riche de sens qu’elle laisse une possibilité d’errance. Les bons narrateurs ménagent dans leurs récits des moments cruciaux, des carrefours où le récit s’ouvre sur ses possibles. Dans le meilleur des cas, le récit interactif formalise ces “ points de branchement ”, et transforme ces possibles en variantes [25].

L’interactivité développe ce que la tradition rhétorique nommait l’accommodatio, anticipation de la réception pour s’adapter au public et prévenir ses attentes. Elle est liée au mythe de la fraternité coopérative par un irénisme qui remonte au moins à Raymond Lulle puisqu’au XIII e siècle déjà, il concevait sa combinatoire comme une machine conceptuelle et argumentative destinée à convertir pacifiquement les musulmans, voire les juifs. Leibniz lui aussi voulait que son art combinatoire et sa langue parfaite participent à la paix universelle [26].

De nos jours, ressuscitant l’optimisme de Pangloss, l’idéologie Internet se réclame aussi de la paix universelle : dans les publicités, tout le monde s’accueille et se retrouve, Internet relie les hommes, etc [27]. Mais ce langage lénifiant n’est qu’un leurre. Dès que vous entrez dans un jeu vidéo en réseau sur le Web, vous rencontrez les avatars de centaines d’inconnus, de tous les coins du monde, ils n’ont qu’un but, tirer dans le tas et sniper (c’est le terme des hard-gamers) tout ce qui bouge avec divers bazookas laser ; avec le retour d’effort, ils sentent même le recul, par leur joystick. Bref, à l’étage noble, on vous fait des sourires vendeurs, mais au sous-sol tout le monde s’étripe [28]. Cette duplicité montre bien qu’en l’occurrence ce virtuel se réduit hélas à une stylisation à peine caricaturale de l’actuel.

En utilisant des degrés croissants de l’interactivité, le “spectacteur” de certaines œuvres peut modifier le décor, s’emparer d’objets fétiches, prendre le contrôle de personnages qui deviennent ses avatars, régir enfin l’intrigue pour la plier à ses désirs [29]. Mais à chacune de ces étapes et à mesure qu’il exerce sa puissance croissante, le spectateur-démiurge va perdre successivement l’admiration, la fascination, la surprise, le sentiment d’un destin. Confondant en lui-même le spectateur, le chœur, le chorège, les protagonistes et le dramaturge, il met fin, avec la séparation des rôles, au principe de réalité dans la fiction, la ravalant, par simple application du principe de plaisir, à une rêverie éveillée. N’obéissant plus qu’à celui qui la regarde, la fiction ne ménage alors plus d’autre surprise que le visage indéfini de Narcisse, en vertu d’un principe de plaisir où le sujet se résorbe, en s’y voyant agir, dans sa toute-puissance hallucinatoire. Mais la toute-puissance, régression au premier état infantile, conduit caractéristiquement à la psychose, par la perte du principe de réalité — comme on l’a hélas vérifié chez certains otaku japonais ou nerds américains. La perte du sentiment de l’altérité que susciterait un monde obéissant à nos désirs le viderait de sens : comme le sens s’établit sur des différences perçues comme irréductibles, cette perte conduirait inéluctablement à une noyade dans l’insignifiance.

L’interactivité pose ici des problèmes éthologiques délicats. En effet, la phylogenèse de l’art semble bien avoir enté un trait fondamental archaïque, la sensibilité aux leurres, et un trait fondamental plus récent, propre aux mammifères, la pratique du jeu. Le leurre est un comme si passif, un stimulus prégnant sans substrat propre, le jeu un comme si actif, qui instaure un régime modal particulier modifiant le couplage avec l’environnement [30]. Mais pour le destinataire, il faut trouver un équilibre entre le conscient du jeu et l’inconscient du leurre, entre la pulsion détournée par le leurre et le plaisir stylisé par le jeu. Il peut parvenir à une fascination maîtrisée ; mais quand le leurre prédomine, on crée de la dépendance ; quand le jeu prédomine, si l’on crée de la maîtrise, ou du moins de la liberté réglée, on perd en fascination.

Prenons l’exemple du mythe. Paradoxalement, le mythe crée de la certitude par son invraisemblance même qui en fait une vérité supérieure. Il rencontre l’adhésion parce qu’il ne varie pas, que ses énigmes demeurent. C’est pourquoi il peut jouer un rôle fédérateur pour une collectivité. Mais son invariance ne devient pas nécessairement un dogme : elle ouvre une dimension traditionale du sens, car ses reprises, variations et contestations deviennent signifiantes au sein du corpus auquel il a donné naissance. Un texte modifié à sa guise par tout un chacun perdrait tout pouvoir fédérateur, comme une loi perdrait toute vigueur.

En transformant les personnages en instruments, l’interactivité limite paradoxalement l’identification ludique, car on ne peut s’identifier à un instrument alors même que l’on cherche dans le jeu à affirmer sa liberté en trouvant les limites déontologiques de son pouvoir.

En outre, le caractère destinal du mythe a partie liée avec son irréversibilité, qui met ses protagonistes devant des choix cruciaux : en cela, il affirme la nécessité des valeurs. En revanche, dès que l’interactivité rend les événements réversibles, elle rend superflues les valeurs qui s’y attachent, comme en témoignent ces déclarations d’écoliers : “ La mort du héros, je n’en ai rien à faire. J’appuie sur le bouton ‘sauvegarde’ et je recommence ” (Arthur, 13 ans) ; “ Le héros, c’est juste un personnage, un instrument que l’on manie, ça ne représente rien de plus ” (Thierry, 13 ans). Les valeurs “ héroïques ” ou simplement positives sont ainsi abandonnées : “ C’est plus marrant de tuer les gentils que de tuer les méchants et de sauver la princesse ” (Yann, 11 ans) [31].

Immersion, atmosphères et univers. — La captatio rhétorique visait jadis à rendre l’auditeur favorable. Comme Dame Rhétorique, sur son lit de mort, a légué ses dernières hardes à ses deux filles ingrates, Propagande et Réclame, le citoyen aujourd’hui doit être assujetti mais rallié. Le client doit être fidélisé : çà et là dans le monde, s’il entre dans l’univers Disney ou McDo, il doit y retrouver chaque fois la même atmosphère.

Aussi publicitaires et créatifs cherchent-ils à créer des ambiances. On manque certes d’une sémiotique de l’ambiance ; mais pouvoir des mondes imaginaires de qualités sensibles, voilà une capacité du multimédia, non spécifique, mais prometteuse [32].

Cependant, plus le nombre des modalités perceptives et des systèmes de signes augmente, plus les tâches de traitement du signal et d’interprétation sont multipliées. Or l’expérience banale montre que les capacités de traitement simultané sont limitées, pour de simples raisons d’apport en oxygène, dont l’activité cérébrale est grande consommatrice. L’immersion multimédiale peut ainsi conduire à diffuser l’attention. Des travaux récents [33] semblent confirmer que la multiplication des canaux diminue la capacité d’analyse de chacun. Dès lors, l’effet d’immersion peut conduire à la submersion : c’est d’ailleurs ce que visait entre autres le programme romantique de l’œuvre totale.

Cependant, les techniques “ frustes ” unimédiales, comme la gravure, ont développé des techniques de suppléance : ainsi la perspective, la représentation du relief, des textures, des luminosités par les traits de burin, etc. En sculpture, la fin de la polychromie antique, romane, voire gothique a conduit les sculpteurs de l’âge moderne à donner des indications plastiques de couleur. Par exemple, dans son buste de Richelieu, Le Bernin parvint à figurer la clarté du regard : autour de la pupille, en relief et non en creux, l’iris est creusé peu profond et fait apparaître, malgré l’absence de couleur, des yeux bleus.

Quant à la littérature, malgré les réussites des typographes et des illustrateurs, elle a toujours conservé une vertueuse indigence médiatique ; mais, comme tous les arts du langage, elle a développé des techniques de créations d’ambiances émotionnelles, de perceptions imaginaires jadis réfléchies par les théories rhétoriques de l’energeia et de l’hypotypose. Ces ambiances, tons et atmosphères varient au long du texte avec les moments narratifs et s’ordonnent dans la tension globale du sens [34].

En revanche, les ambiances immersives des produits, rendues invasives par le multimédia, laissent d’autant moins à l’activité imaginaire que l’interactivité participe de l’immersion, puisqu’elle permet, voire oblige de se prendre au jeu. Dès lors, elle affaiblit leur fonction ludique — que serait un jeu dont on pourrait changer les règles selon son caprice ? En supprimant l’ambiguïté fondamentale du comme si, on crée de la dépendance [35].

En art, la volonté démiurgique se traduit par la volonté de faire une œuvre qui soit en elle-même un monde. Dès lors, par la simulation en trois dimensions, le retour d’effort, les sons multisources, ce rêve romantique prend corps. L’œuvre immersive fait de la lecture une errance dans un paysage, une action dans un récit, une de ces randonnées extatiques jadis réservées aux chamanes. Elle se prête aux espaces métaphysiques, comme en témoigne par exemple, de Maurice Benayoun, Dieu est-il plat ?, Le Diable est-il courbe ? [36]

À l’œuvre close comme monade, finie et close, se substitue une œuvre comme hénade, qui inclut le grand Tout. Mais dans cette œuvre-monde, le créateur n’a qu’une présence diffuse, partout et nulle part.
 

3. De la distance

Cependant, l’œuvre doit maintenir une distance qui permette une attente et une difficulté d’interprétation, parce qu’on ne reçoit véritablement que ce que l’on peut s’approprier dans un effort. L’interprète, en quelque sorte, produit du sens, voire le sens, dans la mesure où la lecture accroît le texte : en effet, le sens ne réside pas dans le texte mais dans la pratique de l’interprétation [37]  ; il varie donc avec cette pratique, et c’est là un premier facteur d’indétermination.

Éloge de l’indéterminé. —  La conception combinatoire de la pensée demeure irénique, car elle suppose que tout le dicible est pensable ; or un texte artistique échappe précisément à cette détermination, impose des absences, des choses qui ne peuvent pas être dites, qui ne le seront jamais, ou qui sont laissées au lecteur et le conduiront à relire.

Dans l’histoire des règles artistiques, les codes les plus contraignants semblent bien des moyens de recherche, des heuristiques. D’ailleurs, les grands auteurs de la littérature combinatoire, Perec notamment, utilisent non seulement la puissance génératrice de la combinatoire mais aussi la puissance inhibitrice de la contrainte. Elle est symbolisée par le lipogramme, effacement effacé, fascinant, car c’est dans “ l’effacé ” que le lecteur recherche une révélation.

Rappelons les deux conceptions de l’art que Michel-Ange avait parfaitement synthétisées quand il opposait la via di porre, qui agrège des poignées de glaise pour créer un modèle, et la via di levare qui consiste à dégager du marbre la forme artistique latente : ayant pris parti pour la seconde voie, il excluait en outre le trépan, et utilisait uniquement la gradine pour dégager la statue qui se trouvait à l’intérieur du bloc — il passait parfois des mois à le choisir. De même, on n’écrit pas un texte à partir de ses mots que l’on combinerait, on l’écrit en le dégageant des textes précédents, qui affleurent d’ailleurs dans les brouillons. Comme une tradition est toujours faite de ruptures, l’acte répété de rupture finit par individualiser l’œuvre et la rendre singulière. Bref, les théories génératives du langage et a fortiori de l’art, optimistes et séduisantes, ne rendent en rien compte de la complexité de la création artistique, car elles sont fondées sur le postulat démiurgique de la création ex nihilo.

Si de nouvelles conceptions de l’œuvre d’art apparaissent aujourd’hui, elles restent d’autant plus difficiles à cerner que notre conception de l’œuvre, notamment littéraire, la place dans une sorte de distance silencieuse. Elle suppose en effet la temporalité lente d’une contemplation, à la fois imprévisible et toujours suspendue, comme une lecture toujours recommencée, sans rien de commun avec le fameux “ temps réel ”, ni avec le vertige de l’immédiateté.

On ne peut même pas lui opposer l’accès immédiat, le caprice souverain du zappeur ou du surfeur internaute, fût-ce en invoquant la soudaineté de l’émotion. Le Natya Çastra, traité de poétique indien du deuxième siècle, suggère que les émotions artistiques n’ont rien de commun avec les émotions ordinaires : pendant tout le temps de la représentation artistique, on n’a plus accès à ses émotions personnelles. Dans une catharsis singulière qui n’a rien d’aristotélicien, on éprouve des émotions nouvelles ; on ne les retrouvera que là. La fonction médiatrice de l’art réside peut-être en partie dans la création de ces émotions nouvelles : en symbolisant les pulsions destructrices, il les exprime mais les transpose et les conjure dans un monde imaginal. À l’inverse, il semble que la culture de l’immédiateté ne puisse concevoir l’art comme médiation. Loin de créer d’autres gammes d’émotions, de nouvelles ambiances, elle en reste aux émotions du cerveau reptilien, et dans la plupart des jeux vidéo s’exprime par le meurtre, le meurtre toujours recommencé.

Récusant toute immédiateté, le sens d’une œuvre artistique peut devenir déterminant mais demeure toujours incomplètement déterminé : il réside ultimement dans la certitude de ne pas l’avoir complètement atteint, ou dans l’incertitude de l’avoir atteint. On peut soutenir que cette incomplétude est destinale, et témoigne de notre finitude, puisque l’impossibilité de la possession rend le désir indéfini.

La distance que l’œuvre maintient ainsi conditionne la surprise propre au plaisir esthétique. Au lieu de l’éviter, elle l’accroît : la surprise, en effet, va au-delà de l’espérance ; elle la comble, en la renouvelant. La distance maintenue conserve ainsi, au sein même d’un principe de plaisir, un principe de réalité : dans l’union de ces deux principes, on a le sentiment que le réel devient vérité, que l’existence devient vie.

Dé-ontologie. — Obsédée par l’ontologie, la tradition occidentale a longtemps privilégié l’esthétique du plein, du trop-plein : dans un tableau Renaissance, pas un centimètre n’est laissé sans peinture. Mais à présent, une œuvre trop achevée, comme le sont les tableaux de Gérôme ou d’autres pompiers, va nous sembler presque étouffante, sinon illisible ; du moins avons-nous pris quelque distance à l’égard de l’achèvement. Matisse, à Collioure, en 1905, laisse de la place entre les touches : la toile blanche apparaît entre elles.

La conception romantique du roman comme œuvre totale en fait une œuvre hétérogène. L’art contemporain a repris cet idéal d’une rhapsodie de fragments et la critique moderne a souligné la richesse des espaces entre les fragments, ou tout bonnement entre les sections ou les passages. La création combinatoire privilégie certes la composition rhapsodique ; cependant, elle n’opère pas sur des fragments, mais sur des séquences indéfiniment répétables : non entourées d’implicite, trop pleines pour être abouties. Elle reste ainsi sous la menace de la récurrence indéfinie de la musique d’ascenseur et du soap opera.

Affrontés dans des conditions nouvelles à des problèmes esthétiques classiques, les auteurs multimédia hésitent encore, pour ainsi dire, entre la surenchère et le contretemps. Si l’on privilégie la surenchère, on soulignera les points de simultanéité, par exemple entre l’acmé du son et le climax de l’image. Mais, en fait, et certains concepteurs de jeux vidéo en conviennent, on n’est pas obligé de faire tout coïncider : on a souvent intérêt à “ dégrader une modalité ” pour en privilégier une autre, comme à alterner les contrastes par une sorte de contretemps [38]. Dans les bons films, quand l’image semble vide, le son paraît l’occuper ; cet usage décalé permet toute une gamme d’effets esthétiques. Par la maîtrise de ces contrastes expressifs, les créateurs sont évidemment largement en avance sur les théoriciens, car ils ont une meilleure connaissance pratique des lois de la perception.

Nous sommes ainsi devant deux esthétiques bien différentes : celle du trop-plein, de l’implacable excès génératif, du foisonnement néo-pompier des détails ; à l’opposé, celle qui réserve, ménage de l’invisible, de l’inatteignable. Les touches non jointives en peinture, le cadrage serré en photo, qui suscite du hors-champ, le paragraphe elliptique… Tout n’est pas montré nécessairement [39], tout n’est pas également intéressant non plus, et le lecteur reste actif : n’est-ce pas, à tout le moins, une forme non-technologique de l’interactivité ? Seuls les navets montrent tout, c’est d’ailleurs le principe même de la société de l’exhibition, interminable reality-show.

Le désir de lire. —  Bizarrement, les théoriciens de la littérature n’ont guère questionné le désir de relire, ni même celui de lire. Le plaisir n’est pas l’ennemi du désir, mais pour combler l’attente en la renouvelant, à chaque page tournée, à chaque dévoilement, quelque chose doit se dérober, comme à chaque tournant d’une randonnée, à chaque étape d’un voyage. Le sens réside d’ailleurs non moins dans ce que l’on croit saisir du texte que dans la certitude de ne pouvoir tout saisir : la lecture accroît certes le texte, mais dans la mesure où elle ne prétend pas le maîtriser.

L’immédiateté du temps réel pourrait diminuer à sa manière la distance nécessaire à la construction réciproque du sujet et de l’objet : faire d’une chose un objet, l’accueillir dans le monde culturel de la subjectivité, ce n’est pas simplement l’affaire d’un plaisir immédiat, car le point vide du présent ne peut être considéré comme une plénitude. A fortiori, la temporalité spécifique qui distingue l’œuvre d’un simple objet, et une œuvre entre toutes, reste faite d’attentes et de regards en arrière : elle assure ainsi la perpétuité d’un présent dont la plénitude échappe aux instants. Cette tension temporelle propre à la textualité reste essentielle au sens, et lui confère d’ailleurs sa portée destinale de mort surmontée.

Depuis Hegel, la beauté a cessé pour les modernes d’être une valeur esthétique ; le romantisme tardif a exploré les mille ressources de la laideur ; mais dans une ultime phase, proprement post-moderne, on peut tenter d’en finir aussi avec la laideur. Du moins, pour annuler la beauté comme la laideur et parvenir à l’insignifiance, on a exploré deux voies principales. (i) La voie du démiurge ex machina exhibe soudain l’artiste, dans la nudité de ses autoportraits, autofictions, etc. : l’œuvre n’est qu’un miroir narcissique dans lequel la nudité, qui n’est plus même la nuditas criminalis du péché, ni la nuditas naturalis de l’innocence, reste dépourvue de sens, car elle a perdu tout contexte. (ii) La voie du démiurge horloger ou “ in machinam ”, efface en revanche l’auteur derrière son œuvre. Elle tend à réduire l’œuvre à une combinatoire, au risque de diminuer avec sa clôture sa textualité et son intertextualité. Or la combinatoire, mal maîtrisée, peut engendrer la monotonie, conformisme local qui émousse toute attente [40]. Plus inquiétante encore semble la perte de l’intrigue : la tension narrative de l’œuvre qu’assure l’intrigue, le mythos, s’efface, et elle “ tombe des mains ” car elle se réduit à une série de péripéties, voire se disperse en spots successifs. Par exemple, en génération narrative assistée, pour des raisons de complexité, et faute d’avoir pu penser la détermination du global sur le local, il reste techniquement très difficile de programmer les liaisons entre les séquences pour les sommer dans une totalisation : on doit se contenter de faire se succéder des paragraphes. On croit vérifier ainsi, par incapacité pratique comme par scepticisme post-moderne, la fin annoncée des “ grands récits ” instituants, aux enseignements d’autant plus inépuisables qu’ils sont conjecturaux.
 

4. Donner vie

Les deux démiurgies. —  Les deux conceptions de la démiurgie radicalisent l’opposition entre poiesis et praxis qui préoccupait déjà Aristote [41]. La poiesis tend vers un but, et procède d’une cause finale  : elle peut engendrer ainsi de grands récits, car le propre du récit est d’avoir une fin, qui ne soit pas simplement un terme, mais un accomplissement. Ainsi, elle donnerait vie. En revanche, la praxis doit être rapportée à la cause efficiente  : instrumentale, elle est réputée produire sans véritablement créer. Témoignant d’un mythe technologique qui transforme la poiesis en praxis, la littérature combinatoire est-elle capable de créer des mythes et de s’imposer par là ? Par son programme même, elle critique ironiquement l’exaltation de convenance qui s’attache généralement à la création littéraire.

La théologie chrétienne semble avoir hérité de la distinction entre poiesis et praxis. Les deux principales conceptions de la création qui rivalisent aujourd’hui dans les arts procèdent de deux notions traditionnelles de la puissance divine, dont nos modernes démiurges se sont emparés : la potestas, ou souveraineté, était redoublée par la potentia, ou capacité illimitée. Alors que Leibniz primait la potestas, Spinoza définit Dieu comme potentia. Dès lors, Dieu peut se confondre avec le système de la nature et ses lois éternelles. La science moderne peut enfin récuser la potestas mystérieuse et transcendante pour s’attacher, en privilégiant l’explication causale, à la potentia empirisable et susceptible de régularités descriptibles. Par exemple, des théories du langage se sont ainsi fixé le but exorbitant d’engendrer l’infinité des phrases (Chomsky) et des textes possibles (Hjelmslev). En littérature, les Mille milliards de poèmes et la foule de leurs descendants informatisés sont là pour excéder toute lecture humaine, égalant ainsi le verbe divin.

À l’opposé des Ingénieurs de génie qui déploient leur potentia, les Poètes de notre romantisme tardif exercent leur potestas, liberté imprévisible de l’acte immédiat, par différents fiat : le happening, l’action painting, le crachat (Kurt Schwitters) [42], la scarification au rasoir en direct (Gina Pane) et les diverses stigmatisations du body art qui déclinent un à un tous les mystères de l’incarnation.

Aux démiurges de la potentia l’instrumentation, l’ironie mécanique du grand horloger, providentiel mais en retrait ; à ceux de la potestas, l’irruption du deus ex machina, qui s’exhibe et fait de cette monstration son œuvre. Incarnation oblige, il revêt souvent la nudité de victime, voire brandit lui-même le sommaire couteau du sacrifice.

La Vie artificielle. — Dans les sciences aujourd'hui, de nombreux développements se réclament du paradigme de la vie artificielle : on peut citer des simulations de la vie “ sociale ” de populations d’automates élémentaires, des produits comme les puces biologiques qui utilisent des molécules organiques ou des algorithmes génétiques qui, engendrés automatiquement, sont ensuite sélectionnés par compétition pour des tâches.

La créature qui unirait le vivant et l’artificiel, la chair et le métal [43], témoignerait des deux modes de la puissance, potestas et potentia, unifierait en elle toutes les séductions de la démiurgie. Elle unirait la téléonomie du vivant et la téléologie du mécanique, en même temps que l’autorité des sciences de la vie et celle des sciences de la nature.

Le programme de la cybernétique s’est constitué autour de cet idéal de maîtrise [44]. L’Intelligence artificielle en est un des aboutissements, tant dans le cognitivisme orthodoxe, qui prime la potentia et conçoit le cerveau à l’image des ordinateurs, que dans le connexionnisme, qui conçoit les ordinateurs à l’image du cerveau. Qu’ils proposent de mécaniser l’humain ou d’anthropomorphiser le mécanique, l’ascendance démiurgique de ces programmes reste évidente, et malgré leur sophistication technique, les mythes qui les inspirent restent archaïques. Impossible ici d’évoquer l’immense descendance du Golem [45] ; ni les robots et cyborgs nés de l’Ève future, cette femme artificielle de Villiers de l’Isle-Adam. Mais il faut cependant saluer les clones, non seulement parce qu’ils somment et concrétisent l’exaltation narcissique, mais parce qu’ils unissent l’unicité du prototype, qui relève de la postestas, et la multiplicité des produits, qui relève de la potentia. Orlan elle-même, avec une pénétration admirable, affirmait récemment : “ Le rôle du démiurge s’est déplacé : il n’appartient plus à l’artiste, mais au scientifique, qui sait créer de l’humain ” [46].

Prenons pour exemple artistique le Life species system de Christa Sommerer et de ses collaborateurs (ATR, Kyoto). S’appuyant initialement sur la grammaire générative chomskienne, il en garde le principe combinatoire, pour créer des formes évoquant des animaux primitifs qui se meuvent sur l’écran : à chaque lettre correspond un trait visuel, et tout mot envoyé au système sera exécuté comme une suite d’instructions qui modifie les composants et les paramètres d’évolution de l’image. Par cette forme d’interactivité, tout message d’un “ spectateur ” présent ou lointain crée un animal individuel qui vivra sa vie parmi ses congénères sur l’écran. La générativité devient ici génétique voire génésique, puisque tout utilisateur crée de la vie artificielle. Ainsi, ce système d’art numérique associe générativitité combinatoire, interactivité, genèse “ biologique ”, et participe des trois grands domaines que nous venons d’aborder. Unissant postestas et potentia, il fait de chacun un démiurge occasionnel, capable de créer de la vie par son langage, et se recommande par là du paradigme scientifique de la vie artificielle — tout en renouvelant le mythe du Nom divin qui crée le monde par sa seule autoprofération.

*

Les sciences comme les arts sont imbus de croyances dont le substrat mythique affleure ; mais dans la mesure où ils assument leur fonction critique, tant à l’égard de leurs théories que de leurs techniques, ils parviennent à les renouveler, voire à les dépasser.

La création artistique et la création scientifique ne sont d’ailleurs pas si éloignées qu’on veut le croire, et les “ deux cultures ” n’ont été séparées que par un romantisme vieillissant. D’ailleurs, les créateurs d’œuvres hypertextuelles et de performances multimédia participent sans états d’âme de ces deux cultures et annoncent de nouvelles figures de l’artiste.

Utilisés pour renforcer les conceptions théologiques de la création, devenues démiurgiques, les nouveaux moyens techniques méritent mieux, en effet, que la monotonie et la volonté de scandale, qui toutes deux scandent hypnotiquement notre quotidien : les sauver avec nous de ces insignifiances, c’est la tâche indéfinie des créateurs. Avec les nouvelles techniques de création apparaissent de nouveaux problèmes esthétiques : après les œuvres qui leur répondent à leur manière, ces problèmes sont sans doute ce que les créateurs apportent de plus précieux ; puissent-ils permettre de dépasser les vieilleries démiurgiques qui obscurcissent encore la fonction asociale — ou l’absence de fonction sociale — de l’art dans la société de marché mondialisée.

Les nouvelles œuvres numériques ne sont pas par nature plus “ métissées ” que les œuvres de jadis, mais elles le sont autrement. Cependant, en sémiotique comme en génétique, faute de races pures, le métissage est de règle : que tout objet culturel soit hétérogène, la chose est entendue, et les théories néo-bakhtiniennes de l’hétérogénéité des textes rappellent cette évidence. Elle est triviale, car tout objet culturel participe d’une performance qui met en jeu les niveaux représentationnel, sémiotique et physique de la pratique, tant pour sa production que pour ses interprétations. En outre, à l’exception temporaire des calculs formels, tout objet culturel met en jeu plusieurs sémiotiques.

Aussi, la singularité essentielle des œuvres d’art consistait non pas dans cette hétérogénéité fondamentale, mais dans ce qu’Alberti appelait la concinnitas [47], tout à la fois structure permettant la détermination du local par le global et visée unifiante permettant la détermination du passage par la portée tensive du propos comme la maîtrise de toute hétérogénéité.

Cependant, l’œuvre s’est ouverte. L’inachèvement devenu une valeur, l’identité de l’auteur, du texte multimédia et du lecteur se dissipent ensemble dans des parcours qui deviennent errance sur des chemins qui se perdent dans la forêt obscure des signes [48]. À l’hétérogénéité de l’objet culturel répond celle du sujet, puisqu’ils se construisent ensemble dans leur couplage. Mais depuis Alberti le rapport entre concentration et dispersion a changé : à la centration totalisante sinon totalitaire de la potestas s’oppose la vigueur centrifuge de la potentia. Entre le narcissisme spéculaire de l’œuvre fermée et la dispersion du sujet dans l’œuvre ouverte, l’art numérique contemporain refuse à bon droit de choisir définitivement.
 

5. Epilogue : Puissance et Volonté

Comment le créateur et la création se sont-ils séparés ? Pourquoi avons-nous pu opposer l'auteur sans œuvre du body art à l’œuvre sans auteur de la création virtuelle ?

Les théories classiques du processus de création ont toutes développé la division aristotélicienne entre les trois moments de l'action : dynamis (puissance), energeia (actualisation) et ergon (réalisation). La  dynamis, en latin potentia, était conçue comme un éventail de possibilités,  comme en témoigne encore le mot potentialité  ; elle était un attribut de  l'Etre, premier Moteur.

Elle connut une refonte avec l'édification du concept philosophique de Sujet, notamment par la théorie kantienne. Le sujet transcendantal partage maintes qualités de l'Etre, notamment son caractère anhistorique et conditionnant. Le dieu des Lumières étant un dieu sans incarnation, sa place devient libre pour un sujet démiurge qui excède tout kantisme. Jusqu'à Hegel, le passage de la dynamis à l'ergon était conçu comme un accomplissement, voire une perfection, comme en témoigne le mot entéléchie, forgé par Aristote et que Leibniz emploie encore en ce sens. Il était plus parfait d'être en acte qu'en puissance - et par exemple la preuve ontologique de Saint Anselme est basée sur cette différence : Dieu  existe en acte, car il est parfait. Dans ce dispositif, l'actualisation de la puissance dans l'acte restreint cependant les possibilités ouvertes, puisqu'elle convertit l'infini de la puissance en un acte  nécessairement fini.

La contradiction entre l'absolu de la puissance et la perfection de l'acte éclate cependant dès lors que la puissance réside dans un sujet transcendantal. Comme ce sujet, inconditionné et conditionnant, partage certaines caractéristiques de l'Etre, il pourra être divinisé dans des systèmes post-kantiens ou la toute-puissance divine va se mirer dans la volonté-de-puissance humaine, potestas autocratique. Schelling, dans les Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine, opère ainsi un tournant décisif : " En dernière et suprême instance, l'Etre n'est autre que la Volonté. La Volonté est l'Etre originel (Ur-sein) et s'appliquent à elle tous ses prédicats : l'absence de fondement (Grundlosichkeit), indépendance du temps, auto-assentiment (Selbstbejahung)" (Sämtliche Werke, 1860, VII, p. 350).

Apparent dès la Renaissance, quand Jules-César Scaliger nommait  l'artiste alter deus, le thème du démiurge peut alors trouver son fondement métaphysique dans l'exaltation de la Volonté. De fait, le thème psychotique de la toute-puissance s'empare des créateurs : " tout ce qui advient, je le veux " (Novalis, fragment 1730). L'exaltation de la Volonté sera ensuite radicalisée par Schopenhauer puis Nietzsche.

Cependant, par sa radicalité même, la toute-puissance reste sans  produit à sa mesure, et ne s'accomplit pas dans l'action, car le moi du créateur  se trouve irrémédiablement séparé des choses. La séparation entre le Monde et l'Esprit, esquissée par la phénoménologie kantienne, radicalisée par la phénoménologie hégélienne dans la théorie de l'aliénation, retentit  sur le rapport entre l'artiste et son oeuvre, comme en témoigne la section de la Phénoménologie de l'Esprit intitulée L'esprit devenu étranger à lui-même :la Culture. Le concept de Culture va ainsi se trouver étrangement menacé de dévalorisation, au moment même ou se forme l'esthétique moderne.

Définir la culture comme aliénation conduira à découpler non seulement l'art de  la beauté, mais encore de la culture même : pour garder une vigueur et témoigner de la puissance du créateur, il devra revêtir un contenu anti-culturel. Du moins la dérision de la tradition culturelle, devenue poncif, aboutit-t-elle à des programmes de naturalisation, et Nietzsche s'écrie : " Quand aurons-nous complètement dédivinisé la nature ? Quand pourrons-nous commencer à nous naturaliser, nous les hommes " (Le Gai Savoir, § 853).

La fin de toute distance critique conduit Nietzsche à légitimer  Pygmalion (Zur Genealogie der Moral, III, 6) et à rêver d'un art uniquement pour artistes. L'autocontemplation artistique devient certes la seule possibilité d'échapper à l'aliénation, mais au risque de la psychose.

Pour éviter le déchirement de l'altérité, l'artiste voudrait devenir sa propre oeuvre. Sinon, l’œuvre ne peut être qu'inachevée, sans quoi elle s'éloignerait trop de la puissance sacrale qui lui donne naissance.

Soit elle est dévaluée, soit elle dévalue, par sa perfection, son créateur ; ne pouvant alors vivre son action que comme une stigmatisation, une passion crucifiante, il parvient à cette conclusion insondable : la création ne peut avoir lieu que comme (auto)destruction. Qu'elle reste une perte, non un accomplissement, cela signe non seulement le drame de toute action, mais l'éloignement du " métier " artistique.

En instaurant une séparation irrémédiable entre l'esprit et le monde, la théorie de l'aliénation exaspère l'opposition du principe de plaisir et  du principe de réalité. Le Moi et la Réalité devenus irréconciliables, l'aliénation sanctionne l'impossibilité du couplage du sujet et de son entour : en résultent le sentiment de la toute-puissance, l'agressivité, le masochisme, puisque la volonté de puissance ne s'exerce plus que sur le soi. Elle brode alors le thème paulinien de l'abjection sublime, qui dépouillé de quelques attendus théologiques, ira du satanisme romantique jusqu'à Artaud. Seules des oeuvres infernales peuvent témoigner de l'artiste déifié ; des oeuvres inachevées, de sa perfection, etc.

Ultimement, on pourra célébrer des auteurs sans oeuvre (Mallarmé, Rimbaud, etc.), ou, à l'inverse, des oeuvres sans auteur, comme les œuvres aléatoires.

L’œuvre ne peut plus témoigner de la Volonté essentielle de son créateur que par antinomie. La problématique de l'aliénation résulte en effet  d'une dialectique antinomiste qui traduit l'opposition entre l'esprit interne et la matière externe. Hors de la théologie négative  qui lui a donné naissance, elle conduit à l'inversion des valeurs, non seulement morales, mais esthétiques. Par exemple, seule la laideur de l’œuvre pourra dire la beauté de son créateur : la relève hégélienne n'est ici qu'un leurre, et l'on ne peut dépasser la beauté que dans l'insignifiance, comme on ne peut dépasser le bien et le mal que dans le crime absolu.

L'essentialisation d'un Moi tout-puissant renverse la théorie de l'action créatrice en bouleversant les rapports entre poétique et ontologie.

Alors que pour l'aristotélisme, la poiesis se définissait comme passage du non-être à l'Etre (d'ou l'idée d'accomplissement dans l'entéléchie), l'absolutisation de l'Etre comme Volonté peut induire à penser que la production fait passer de l'Etre au Non-être. En effet, si l'on  reconnaît la potentia comme inconditionnée, l’œuvre doit  également devenir inconditionnée, par son originalité absolue.

La théorie de l'aliénation a encore une conséquence cruciale sur la distinction entre l’œuvre et le simple produit. Pour les anciens, la différence ontologique entre praxis et poiesis redoublait une  différence sociale, puisque les esclaves étaient spécialisés dans les activités pratiques. Elle est demeurée très stable, et l'on a toujours distingué  les artistes des artisans, au point que les déclarations d'artistes se prétendant artisans restent un poncif de modestie affectée. Nous sommes devant une aporie esthétique : soit l’œuvre ne peut être créée, soit  elle vient au jour sous la forme dégradée et dérisoire d'un produit. Dès que l'artiste devient démiurge, tous ses produits accèdent au statut  oeuvres. La frontière ontologique entre oeuvre et produit ainsi effacée, le ready  made fait du produit une oeuvre, quand le pop art transforme l’œuvre en  produit.

Parallèlement, le ready made fait un objet unique d'un produit de  série, et le pop art multiplie indéfiniment un modèle par des techniques comme la sérigraphie. Ainsi, plus encore que la Marilyn de Warhol, sa boîte de  soupe Campbell reste emblématique, car ce chef d’œuvre du pop art représente précisément un ready made. Le débat sur la reproductibilité de l'œuvre d'art devient ainsi insoluble, car les frontières entre unité et multiplicité, oeuvre et produit, s'abolissent.

Combinatoires ou aléatoires, on conçoit cependant des œuvres autoreproductibles. Objectivant la volonté qui leur a donné naissance, elles paraissent inconditionnées, elles créent leur propre univers par l'infinité des parcours en leur sein. Elles réalisent, en l'inversant,  la prophétie de Nietzsche définissant " le monde comme  oeuvre d'art qui s'engendre elle-même " (Le Gai Savoir, § 796). Immersives, elle nous  font pénétrer dans leur univers ; interactives,  elle illustrent notre (bonne) volonté de puissance.

Une reconception du statut de l'art s'imposerait, pour critiquer son exaltation obscurément religieuse, de Schelling - qui en fait l'égal de l'histoire humaine - jusqu'à Heidegger. Il faudrait reconsidérer le processus de la création artistique dans le cadre d'une praxéologie qui ne place pas la source de l'action dans une Volonté assimilée à l'Etre. Or  une praxéologie déliée d'un ontologie reste d'autant plus difficile à  concevoir que la différence même entre théorie et pratique tient aussi à des  critères ontologiques. Alors que la séparation psychotique du Moi et du Monde conduisit certains courants tardifs de l'idéalisme allemand à l'apologie de la violence théorique voire politique, cette séparation n'a aucun  fondement scientifique, et traduit son inadaptation par d'inévitables rémanences dualistes au sein de l'idéalisme absolu comme du matérialisme  réducteur.

Le concept biologique de couplage, élaboré depuis Üexküll, permet de reconsidérer cette séparation : en effet l'action n'est qu'un aspect, certes essentiel, du couplage de tout organisme avec son environnement. 

Ce concept non seulement inverse celui d'aliénation, mais encore en  supprime le substrat dualiste : en effet, d'une part le sujet ne préexiste pas au couplage, sinon par la clôture organisationnelle de l'organisme ;  d'autre part, la séparation entre le Sujet et le Monde n'est aucunement posée a priori, ni renforcée par l'idéalisation qui fait correspondre le Sujet  à une instance de l'Esprit. Aussi, les sujets et les objets se  construisent mutuellement dans le couplage propre à l'environnement humain, éminemment socialisé,  sémiotisé, culturalisé. Il est non seulement peuplé d'artefacts, qui font l'objet eux aussi d'une adaptation, et notamment  des artefacts sémiotiques que sont les langues, les langages et les oeuvres, mais comprend une zone sans substrat perceptif immédiat, la zone  distale, qui contient le monde imaginaire des sociétés (arts, sciences et religions). L'art, moyen de couplage avec la zone distale, ne se réduit  pas à une représentation de la zone proximale, celle du " réel empirique ",  pas plus qu'il ne suscite les émotions liées à cette zone : il en problématise certes la perception, en créant des expériences et des sentiments  nouveaux, mais surtout, il crée la zone distale et y donne accès.

Pour Hegel, l'art appartenait à la religion, et une religiosité diffuse enfume encore les conceptions contemporaines de l'art. Si l'art peut certes créer de la transcendance, s'il peut assumer la fonction d'une idole, cela ne justifie pas qu'on l'idôlatrise sans chercher à le comprendre.

Suivons donc un principe d'immanence radicale : l'art consiste en ses formes  et dans les systèmes de signes, il est fait de ses oeuvres.

La zone distale contiendrait, en termes leibniziens, des mondes  possibles, c'est-à-dire des mondes en puissance ou virtuels. Pour peu que l'on  s'en tienne à un monisme sémiotique, pour lequel l'existence du sujet comme de l'objet se confond avec l'interprétation, non pas du monde ou de l'Esprit, mais des signes et des performances sémiotiques, ces mondes logiquement possibles sont de fait, dès lors qu'ils sont énoncés, des mondes tout aussi réels que les autres. Ainsi l'art virtuel, dans la mesure ou il abandonne les préjugés ontologiques, peut-il déployer une inlassable et réjouissante activité "ontogonique" de création de mondes.

En instaurant sa propre légalité formelle, l’œuvre d'art semble se représenter elle-même, mais comment  décrire le mouvement de ses formes ?

Alors que la position hégélienne marque la faillite de la logique dialectique à penser l'évolution des formes naturelles, une théorie générale des formes naturelles et culturelles, sans faire de l'art un phénomène d'exception vaguement  religieux et /ou sulfureux, pourrait prêter toute l'attention nécessaire à ses formes et à ses  métamorphoses, alors même que son absolutisation avait injustement déprécié toute réflexion technique.

 


NOTES

[1] En France, de Baudrillard à Finkielkraut, de Breton à Wolton, la liste est longue.

[2] Ces phénomènes sont eux-mêmes appréciés en fonction de préjugements ; par exemple, malgré les éloges appuyés des disk jockeys sur le caractère “ vivant ” du vinyle, le son numérique ne diffère pas grandement du son analogique, acoustiquement parlant.

[3]   Il n’y a pas d’art numérique, il y a des artistes qui s’emparent des supports numériques pour en faire un matériau esthétique.

[4] Comparons, par exemple, les brouillons de Flaubert et ceux de Proust : avec le même dispositif technique, ces auteurs mettent en œuvre des pratiques bien différentes d’inscription spatiale, de ratures. En général, Flaubert enlève 60% de la masse du texte vers le huitième et le neuvième brouillon (il en entassait souvent une quinzaine pour le même passage) ; en revanche, Proust utilise d’autres techniques, additions buissonnantes, ajout de paperoles, etc.

[5] Les pratiques ne sont pas simplement des applications des théories. Pour en juger, il faudrait distinguer la théorie à l’état spéculatif et la théorie à l’état pratique : ces deux états reposent en général sur des jugements ou des préjugés en partie comparables, mais leur cousinage reste problématique tant que la notion d’application n’est pas éclaircie par une théorie de la pratique.

[6] Jesu epigrammatum selectorum libri V, 1616. Cf. Hallyn, F. (1992) “ Un artifice de peu de poids… ” — poésie expérimentale au XVII e, Théorie, Littérature, Enseignement, 10, pp. 19-34.

[7] Son confrère Puteanus — alias Henri van de Putte — les énumère effectivement dès l’année suivante. Les bons Pères avaient aperçu que les grands nombres côtoient l’infini parmi les énigmes fondatrices des mathématiques comme théologie formelle.

[8] Œuvres choisies, trad. J. Chamarat, Paris, Gallimard, 1991, p. 241.

[9] Les meilleurs auteurs de la littérature combinatoire, comme Jean-Pierre Balpe, savent programmer en écrivains leurs systèmes, et choisir dans leurs productions les séquences les plus intéressantes, quitte à les mêler non sans malice avec des séquences écrites “ à la main ”.

[10] Chimères s’entend ici par allusion à la biologie, où il désigne des tissus de culture, sans organisme ni couplage avec l’environnement.
Les grammaires génératives de naguère, comme celle de Chomsky, procédaient d’ailleurs de la tradition combinatoire : elles entendaient énumérer automatiquement, par des moyens informatiques, non seulement l’ensemble des phrases grammaticales des langues attestées, mais encore des langues possibles. Cependant, sans même parler des langues possibles, les phrases possibles des langues attestées, même grammaticales, n’ont pas de sens, car elles sont dépourvues de contexte et de situation.

[11] Cf. l’auteur, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001.

[12] Si Bernouilli innove par son insistance sur les combinaisons, la comparaison entre les œuvres de la nature et celle des hommes n’est pas nouvelle. Dans ses Saturnales, Macrobe compare l’univers à l’œuvre de Virgile : “ Si tu examines attentivement l’univers lui-même, tu découvriras une grande similitude entre cette œuvre-ci qui est divine et cette œuvre-là qui est celle d’un poète ”(V,1, 19-20). Politien reprend cette comparaison dans Manto : “ Et qui, io !, jeunes gens, parcourant les merveilles d’une si grande éloquence, ne croira contempler les vastes étendues de la terre et de la mer ? ” (v. 351-367, trad. P. Galland). Le thème sera repris par Vida, Ronsard, le Tasse, etc. Landino, dans son commentaire sur Dante, souligne que la poésie comme la création partagent “ les mêmes règles de nombre, de mesure, et de poids ” (Sagesse, XI, 20). Puis, chez Scaliger ou Sidney, la poésie pourra l’emporter, en créant une autre nature plus parfaite (cf. Fernand Hallyn, Le sens des formes, Droz, Genève, 1994, III, 1). Cela adviendra, nous le verrons, quand la littérature combinatoire va s’associer au paradigme de la vie artificielle.

[13] Par exemple, un article récent affirmait que l’ordinateur n’est pas une machine inerte, mais au contraire un outil de création actif : “ Le principal matériau sur lequel opère la littérature, à savoir ce qu'on continue à appeler un "texte", se transforme. Il se transmue non seulement sur un plan matériel et technique en changeant en quelque sorte de "statut", d’état, dans la mesure où les mots, les signes linguistiques ou langagiers, et ce qui en constitue les signifiants et les significations contradictoires, deviennent ainsi indéfiniment sécables et malléables. Ils se sont mués en réalité en des symboles d'une nature poétique nouvelle, "matérique", à la fois matérielle, intellectuelle et spirituelle ”. Sans épiloguer sur ce troisième état de la matière, voyons ce qu’il advient quand un esprit caustique remplace le mot ordinateur par papier et crayon : “ Un papier et un crayon ne sont pas des machines inertes. Ce sont au contraire des outils de création actifs [...] Ils exécutent des traitements, ils modifient les textes, ils transforment les œuvres. Ils prolongent l'activité créatrice [...] ”.

[14] Par exemple, la carte de visite virtuelle, échange de données transmises instantanément dans la poignée de main, communication réciproque entre businessmen, rappelle fort la télépathie angélique.

[15] Cf. “ Ici, tout, tout de suite ! ” (publicité pour le Wap).

[16] Empruntons à Flaubert un exemple de cette conception pérégrine : le premier brouillon du début d’Hérodias est un simple plan ; mais les brouillons suivants vont tantôt vers le roman historique, tantôt vers un roman allégorique à portée religieuse ; enfin, petit à petit, cheminant jusqu’au quatorzième brouillon, Flaubert sort de ses hésitations et finit par choisir une orientation.

[17] L’œuvre reproduite doit demeurer un objet mobilier. On a noté que le consommateur, dans sa sagesse, préfère acheter le document source que d’en télécharger une copie : le marketing a prouvé le caractère rassurant des cédérom et des cassettes de jeu. Posséder un objet virtuel, c’est encore disposer de son support propre. En revanche, le contenu d’un cédérom transcrit sur un disque dur devient une copie de copie : on en dispose, mais on ne le possède pas.

[18] En 1994, Bill Gates a solennellement acheté pour le prix hiératique de 162 MF le Codex Hammer, manuscrit de Léonard : il a uni ainsi la puissance de l’allographie mondialisée par Microsoft au prestige de l’autographie absolue symbolisée par Vinci. Sur un mode plus bouffon, Philippe Sollers vient de proposer ses manuscrits à Jean-Marie Messier (Vivendi-Universal) pour 12 MF.

[19] Gallimard a cependant gagné un procès contre un éditeur qui avait publié une des versions de Cent mille milliards de poèmes.

[20] L’auteur cependant étend juridiquement sa propriété sur toutes ­— et le génie répand une uniforme grâce sur tous ses écrits, comme en témoignent les recueils dévotionnels d’œuvres complètes.

[21] Chez les écrivains, on peut rappeler, pour illustrer Renaud Camus, autobiographe à scandale, sa représentation idéale vêtue seulement d’une casquette de cuir, avec à ses genoux un bardache en active adoration incarnant sans doute une nouvelle allégorie du lecteur (Écritures, 10, 1998, cahier photographique, p. 81) ; Guillaume Dustan, diffusant pour le service de presse de son dernier livre au titre démiurgique, Génie divin, une photo où il porte en évidence un anneau pénien, le corps entier oint d’un spray doré qui fait de lui une idole auréolée.

[22] Dans la tradition d’une religion révélée, la catégorie de la présence est tout à fait fondamentale. Saint Paul questionne en affirmant : “ Quelle est en effet notre espérance, notre joie, la couronne dont nous serons ?ers, si ce n’est vous, en présence de notre Seigneur Jésus lors de sa Présence ? ” (1Th 2, 19). La Parousie adapte théologiquement la Présence, mais avant l’Apocalypse, la présence du divin ne peut encore se dévoiler.
Dans les pensées de l’Incarnation, les auteurs revendiquent pour eux non seulement l’
authorship de l’œuvre, mais également son autorité. Comme Saint Paul, il portent des stigmates, inscriptions corporelles : “  11  Regardez quelles grosses lettres j’écris avec ma propre main. 15  Il n’y a ni circoncision, ni incirconcision, mais une création nouvelle. […]17  Pour le reste, que l’on ne me trouble pas : je porte les stigmates de Jésus en mon corps.” (Ga 6, 11-18). Les marques épistolaires valident ici le discours, et les stigmates corporels valident cette validation (je suis ici de près Régis Burnet, La pratique épistolaire chrétienne au 1er et 2e siècle : de Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, thèse de l’EPHE, 2001).
Parce que Paul se déclare stigmatisé, il peut parler et signer, mais cette autorité est aussi une marque publique d’infamie : “ 
Il me semble en effet que Dieu nous a exhibés, nous les apôtres, en dernier, comme des condamnés à mort, de sorte que nous sommes devenus un spectacle pour le monde, les anges et les hommes. 13   […] nous sommes devenus comme les ordures du monde, jusqu’à présent l’universel rebut. ” (1Co 4, 9-13).
Dès lors que les artistes se substituent à des apôtres, on comprend que le body art devienne une épître muette : les stigmatisations que s’inflige l’auteur valident sa mission de témoigner de sa propre Présence, qui depuis la Croix ne pourrait être que souffrance ravivée par le dolorisme romantique.

[23] Indice de distance critique, l’humour est aussi un trait heureusement récurrent chez les auteurs de la littérature combinatoire, Queneau, Perec, Roubaud ; s’il est de tradition dans les classes préparatoires en mathématiques, par lesquelles beaucoup sont passés, il n’en recèle pas moins une critique implicite de la conception superstitieuse de l’art léguée par le romantisme tardif.

[24] Un exemple, celui des programmes iconographiques en peinture : avant la fin du XV e, on en restait pour l’essentiel à des programmes iconographiques standard, celui des franciscains, celui des dominicains, etc. ; au tournant de la Renaissance, des particuliers ont commencé à commander des tableaux, ce qui a ouvert la grande variation des thèmes iconographiques qu’entraînaient les souhaits personnels et les vœux privés.

[25] Le roman “ à choix ” est une création baroque, qui culmine dans l’indépassable Tristram Shandy. La littérature combinatoire à choix est déjà une forme d’interactivité : du moins l’auteur s’y dessaisit apparemment de son autorité au profit du lecteur, qui n’en a cure mais est ironiquement sommé de s’en emparer.

[26] Un lien secret unit l’irénisme et la combinatoire, non pas seulement parce que Lulle l’a créée pour convertir pacifiquement les musulmans, mais parce que la combinatoire généralisée met toutes les unités à égalité, et toutes au contact de toutes les autres, ce qui est déjà, transposé du monde des signes à celui des hommes, une image de la paix universelle.

[27] Avec plus de conviction et de naïveté, la “ World philosophie ” (cf. Pierre Lévy, Paris, Odile Jacob, 2001) voit dans le cyberespace un monde sans conflit, fait de partage, de coopération et conduisant à une fusion des esprits : il “ incarne une méditation collective de l’esprit humain, une conscience de l’espèce enfin réunie ” (Lévy). Cette vision irénique, qui rappelle la noosphère de Teilhard de Chardin, est partagée par divers auteurs bien médiatisés : Joël de Rosnay, Kevin Kelly, Tim Berners-Lee, Marc Pesce.

[28] La console de jeux de Microsoft, la X-box, est ornée d’un insert de plastique fluo vert. Le directeur marketing explique doctement qu’il symbolise “ le sang des extraterrestres ”. En iconologie, ce vert était l’apanage des démons, comme on le voit par exemple la fresque de Signorelli dans la chapelle Saint Brice de la cathédrale d’Orvieto. Les aliens n’ont fait que leur succéder, acteurs verdâtres d’une sempiternelle lutte entre le Bien et le Mal.

[29] “ The idea is to have an immersive environment with artificial actors in which a human player (the "spect ACTOR ") can take part at his convenience to influence the plot. He does not have to be involved full time, though (unlike a computer game). While he is away from the set, the plot still unfolds, propagating the consequences of his previous (causal) actions, and the user can watch it from outside the set ” (J. Murray, Hamlet on the Holodeck, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1999). Pour une discussion, cf. F. Rastier et M. Cavazza, Sémiotique et interactivité, MEI, à paraître.

[30] Alors que l’illusion reste consciente, perçue comme un artéfact sinon une œuvre, le leurre est perçu comme un stimulus naturel saillant et reçoit une réponse compulsive, car il crée un effet de réel total. Il suscite une émotion, non des sentiments. Plus l’effet de réel est intense, et l’immersion multimédia y participe, plus l’œuvre se confond avec un leurre.
La gamme des illusions est beaucoup plus grande que celle des leurres. De même, les émotions de base seraient, selon les éthologistes, une demi-douzaine, alors que le nombre des sentiments varie selon les cultures.

[31] Le Monde, 1 er mars 2000, supplément, p. III.

[32] Toni Dove, auteur d’installations numériques interactives affirmait : “ Je voudrais qu’on puisse nager dans mon œuvre ” (Nov’Art, février 1997, p. 32).
Si le support numérique est récent, le multimédia ne date certes pas d’hier, car tout rite, toute performance sémiotique complexe fait appel à lui. Par exemple, une messe met à contribution l’odorat (encens), l’ouïe (musique), des sensations motrices (agenouillement) voire tactiles (serrement de mains) et gustatives (hostie).

[33] Marcel Just (Université Carnegie Mellon, Pittsburgh), en étudiant l’incidence du téléphone sur les performances des automobilistes, a comparé l’activité de groupements de neurones, les voxels, impliqués dans deux tâches, une temporale (compréhension de discours) et une pariétale (jeu d’orientation d’objets géométriques sur écran) : si chaque tâche séparément mobilise 37 voxels, seulement 42 sont activés quand on les couple, alors que théoriquement, sans inhibition réciproque des tâches, on en attendrait 72 (cf. la revue NeuroImage, printemps 2001).

[34] Dans le domaine littéraire, il faut citer en exemple le cédérom que Jean-Louis Boissier et ses collaborateurs ont consacré aux écrits autobiographiques de Rousseau, en recréant notamment l’ambiance présente des lieux privilégiés, de Wootton à l’Ile Saint Pierre.

[35] Par ses réclamations et ses exigences, le jouet interactif éveille le drame de la dépendance. Combien d’enfants ont connu le deuil et la culpabilité des survivants parce que leur tamagochi était mort ! (cf. sur ce point les travaux de la pédopsychiatre Myriam Sjezer).

[36] Cf. Nov’Art, février 1997, pp. 46-47.

[37] Cf. l’auteur, Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001, ch. 1 et 4.

[38] “ Nous appelons point de synchronisation, dans une chaîne audio-visuelle, un moment de rencontre entre un moment synchrone et un moment visuel concomitants, autrement dit un moment où l’effet de syncrèse est plus marqué et plus accentué. La fréquence et la position des “ p.d.s. ” dans la durée d’une séquence contribuent à lui donner son phrasé et son rythme, mais aussi à créer des effets de sens et de soulignement ” (M. Chion, Le son, Paris, Nathan, 1998, pp. 230-231).

[39] Un grand maître japonais du tatouage, trésor vivant, se refuse toujours à utiliser la couleur : en imposer une, pour une fleur, par exemple, empêcherait de voir en imagination toutes les autres possibles.

[40] Le risque de l’easy listening est bien réel : le blasement a fait des Quatre saisons le prototype de la musique de petit déjeuner de chaîne hôtelière.

[41] Cf. l’Ethique à Nicomaque, VI, 2, 40 b.

[42] On connaît sa formule : “ Tout ce que crache l’artiste, c’est de l’art ”. Bien d’autres, le prenant au pied de la lettre, exposeront consciencieusement leurs diverses déjections (cf. les excréments en boîte, dûment signés, de Piero Manzoni).

[43] Chair et métal est le titre d’une revue canadienne consacrée aux arts numériques.

[44] Formulé par des réfugiés, des rescapés, il visait, au lendemain de la seconde guerre mondiale, à rétablir désormais, par la communication universalisée, la paix entre les hommes. Il poursuivait ainsi, dans des conditions nouvelles, les grands projets de Lulle et de Leibniz.

[45] Modelé dans l’argile, il était animé par le shem, formule secrète que son créateur le rabbi Loew avait déposé dans sa bouche et qui jouait le rôle du programme. Le premier grand ordinateur de l’Institut Weismann à Tel Aviv était nommé Golem : c’est Gershom Scholem, le grand historien de la Kabbale, qui l’avait ainsi baptisé. Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique aimait d’ailleurs se prétendre descendant du rabbin Loew ; il a d’ailleurs écrit un God & Golem Inc. (rééd. Editions de l’Eclat, Nîmes, 2001). Un autre pragois, Karel Capek, dans sa comédie futuriste R.U.R. (Rossum’s Universal Robots, 1921) multiplia et socialisa le Golem, qui de valet obtus devient prolétaire. À la fin de la pièce, Helena et Primus, successeurs androïdes d’Adam et Ève, finissent par connaître l’amour : leurs noms conjoignent l’origine et la beauté, car ils incarnent ironiquement le rêve démiurgique de l’homme nouveau.

[46] Le Monde, 22 mars 2001, p. 31. Il est clair ici que l’artiste et le savant sont les deux figures modernes de la démiurgie.

[47] Cf. De re aedificatoria, IX, 5. Cette notion issue de la tradition rhétorique, et dont Alberti a fait une sorte d’harmonie mathématiquement fondée, sera à la base du disegno florentin, dont le design d’aujourd’hui témoigne encore quelque peu.

[48] La randonnée extatique fut la pratique clé des religions préhistoriques qui se sont continuées dans le chamanisme. Les hallucinogènes ne lui sont pas étrangers. L’art numérique immersif en retrouve les angoissantes délices ; sera-t-il un nouvel opium populaire ?


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©  mars 2003 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Ecritures démiurgiques. Texto ! mars 2003 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Ecritures.html>. (Consultée le ...).