HUMANITÉS ET SCIENCES HUMAINES
POINT DE VUE

François RASTIER
C.N.R.S.

(Texte diffusé sur la liste LaLif, Vol. 1, n°1, Décembre 2000)


Dans une récente conférence à l'Université de tous les savoirs, intitulée Les humanités ou la critique de la spécialisation, Marc Fumaroli affirmait, à propos du marxisme, défini comme " la première des sciences humaines " : " Le démenti infligé au marxisme a ébranlé directement la crédibilité de toutes les autres "sciences humaines" apparues dans son sillage ou refondues à son exemple [...] Ni le structuralisme, fondé sur une linguistique qui a révélé assez vite ses limites, ni l'histoire des mentalités impersonnelles, aujourd'hui désarçonnée et divisée contre elle-même, ni l'anthropologie, elle aussi émiettée en spécialités qui n'osent plus se livrer à de vastes généralisations, pour ne rien dire de la sociologie, n'ont été épargnées par le soupçon qui ronge le concept même de "science", appliqué à l'étrangeté radicale du sujet humain concret." (Le Monde, 21.11.2000, p. 16).

Il reste donc un grand et bel esprit pour croire que les sciences humaines sont politiquement suspectes. Cette certitude fut hélas naguère si bien partagée par tous les régimes totalitaires, dont ceux qui se recommandaient du socialisme réel, qu'ils se sont empressés de les interdire ou de les réduire, au prétexte qu'elles auraient été des sciences bourgeoises - ou bolchevisées.

Et cependant, elles seraient à l'origine des massacres qui ont ensanglanté ce siècle. Si l'on ne peut que stigmatiser les "carnages et les désastres", notre érudit Professeur est-il bien fondé à les mettre au compte d'un "pédantisme mégalomane" ? Les pédants, vous dis-je, sont la cause de tous les maux de l'humanité - et des humanités. Pourquoi ne pas prendre de libertés avec l'histoire, ce n'est après tout qu'une science humaine...
Les humanistes de la Renaissance, dont se réclame notre académicien, sont de fait les véritables initiateurs des sciences humaines : histoire, philologie, archéologie, anthropologie, linguistique, etc.

Par exemple, les humanités sont-elles si loin des sciences du langage ? Faut-il rappeler ce texte célèbre de Politien ? : " Les grammairiens doivent, en fait, expliquer et interpréter tout genre d'écrivain, les poètes, les historiens, les philosophes, les médecins, les jurisconsultes. Notre époque, qui s'y connaît si peu dans les choses anciennes, a relégué dans un cercle étroit le grammairien ; mais, auprès des Anciens, cet ordre avait tant d'autorité qu'ils (i.e. les grammairiens) étaient les seuls censeurs et juges de tous les écrivains, si bien qu'ils étaient également appelés critiques. Ainsi, comme le dit Quintilien, ils ne se permettaient pas seulement de marquer les passages dignes de censure avec de petites virgules, mais aussi d'éloigner de la famille, tels des enfants illégitimes, les livres apocryphes ; bien plus, ils décrétaient, à leur guise, ceux qui faisaient partie de l'ordre des auteurs, et ceux qui en étaient exclus. En effet, grammairien ne signifie rien d'autre en grec qu'homme de lettres en latin " (Lamia, 1492 ; texte latin in Opera, I, Turin, La Bottega d'Erasmo, 1971, p. 460.)

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En France, la séparation entre les lettres et les sciences a été et demeure plus sévère qu'ailleurs. Cuvier, pourtant peu suspect d'effusions littéraires, la déplorait déjà : " On raisonne toujours comme si la science excluait la littérature, ou même s'il était possible qu'un savant ne fût pas lettré. Proposition absurde! les connaissances appelées littérature sont une condition nécessaire de tout progrès réel des sciences". Les lettres ont été frappées par le rigorisme antirhétorique des Lumières, et c'est au nom du progrès que les arts du langage ont été sacrifiés à la déesse Raison : sous la plume de d'Alembert, l'Encyclopédie ne traite de la rhétorique qu'à l'article Collège, pour la réduire à des " puérilités pédantesques ". Le cursus révolutionnaire supprime la rhétorique des matières d'enseignement, au moment même où l'on crée cet idiome moderne hélas impérissable qu'est la langue de bois - ce que devient l'éloquence privée de ses dimensions critique et éthique.

Le contenu de l'enseignement de la rhétorique sera réparti entre la Grammaire générale et raisonnée - déjà cognitive, puisqu'elle se propose "l'analyse des sensations, des idées et des jugements, et des moyens de les exprimer avec exactitude " et les Belles-Lettres réduites à la lecture sensible d'œuvres littéraires (Marmontel). Nous n'en sommes encore pas si loin, l'avant-gardisme académique a simplement débordé le sensible par le pulsionnel.

Cette séparation est redoublée par la séparation entre les Lettres et les Sciences. Le ministre Fortoul, créant en 1852 le Baccalauréat ès sciences, déclarait : " Il serait chimérique de vouloir imposer aux esprits ordinaires, qui forment la majorité, l'obligation de mener de front les études scientifiques et les études littéraires ". En 1989, bicentenaire de la Révolution française, un autre ministre prononçait l'interdiction de fait, pour les élèves préparant un baccalauréat scientifique, d'étudier le latin. Le scientisme jacobin et le spiritualisme de la vulgate romantique s'accordent ainsi à créer deux " cultures opposées ", là où il n'y en a jamais eu qu'une.

Transposée dans le domaine propre des lettres, cette fausse querelle remet indéfiniment en scène un conflit moliéresque entre les honnêtes gens et les pédants, ou pire encore, les spécialistes. Les sciences du langage n'ont jamais eu bonne presse dans l'establishment littéraire : souvenons-nous des éloges assassins de Jean Hytier à Leo Spitzer. Le bon ton académique s'offusque de l'érudition, s'effare de la technicité, surtout quand elles osent s'acoquiner avec l'enthousiasme intellectuel.
De nos jours encore, au sein des disciplines littéraires, la séparation entre linguistique et littérature semble insurmontable à certains, comme si la littérature n'était pas un art du langage. Antoine Compagnon affirme ainsi : "Historicisme et formalisme réduisent la littérature à la non-littérature : l'histoire et le langage" (Dictionnaire des genres et notions littéraires, 1997, Paris, Albin Michel, p. 417, s.v. Critique). Ce geste de refus se répète régulièrement : le pamphlet de Pavel, Le mirage linguistique (1989) conduit à dénoncer dix ans plus tard Le Démon de la théorie - et à faire l'éloge du sens commun (cf. Compagnon, 1999).

Le préjugé académique devenu sens commun s'appuie notamment sur le conformisme nécessaire aux concours. Alors que l'agrégation a été fondée sous Louis XV pour pallier l'expulsion des Jésuites, depuis sont apparues maintes disciplines " sans concours " comme la linguistique, l'anthropologie, la psychologie ou la sociologie. Leur place dans les études littéraires reste naturellement fort discrète.

La critique cependant s'est bien accommodée d'une confortable indigence : ayant négligé sa dimension critique à l'égard de son objet comme à son propre égard, elle ne trouve ni son objet, ni corrélativement son langage, car elle ne parvient pas à définir la distance qui les sépare. Elle devient alors un discours littéraire, quelque peu fusionnel, sur la littérature, qui culmine dans le Rimbaud, le fils, de Pierre Michon, bon roman dont le personnage principal se prénomme Arthur. En temps ordinaire, elle s'étend sur les monotones idéalités qui ont remplacé les textes : la Littérarité, le Style, le Lecteur, l'Auteur, l'Inconscient du texte, l'Intertexte, le Corps - simple inversion de l'Esprit absolu.

Au principe de plaisir critique, j'opposerais volontiers un principe de réalité philologique. Entre deux éditions d'Hérodias, j'ai compté pour les six premières phrases douze différences, tant de ponctuation que de lexique. Nous nous repaissons de légendes, et par exemple Flaubert n'a jamais dit ni écrit : " Madame Bovary, c'est moi ".
En matière de langage, par bonheur, les créateurs - pourquoi ne pas les écouter ? - ont toujours été moins prudes que les critiques. Au rappel que Mallarmé adressait à Degas : "ce n'est pas avec des idées qu'on écrit des poèmes, c'est avec des mots", ajoutons : " La littérature est, et ne peut être considérée comme autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage " (Borges, OC, I, 1154).

Aussi les sciences du langage ont-elles leur mot à dire, sans prétendre porter de jugements esthétiques. Prenons pour exemple l'opposition humboldtienne entre forme intérieure et forme extérieure. Dámaso Alonso fondait sur elle la distinction entre le poétique et le poématique ; le courant désirant l'a utilisée pour opposer le sens à une mystérieuse signifiance. Chaque fois, il s'agissait de dépasser la description des formes linguistiques, qui n'aurait été qu'objectiviste. Les formes littéraires semblaient en attente d'une signifiance, qui leur aurait été infusée antérieurement par des sentiments, des pensées ou un inconscient dont elles seraient la traduction, et qu'il conviendrait de lire, en réintroduisant la théorie émotionnelle de la création et l'empathie de l'herméneutique post-romantique. L'oeuvre culminerait dans l'homme, la langue dans le style, la forme extérieure dans une forme intérieure.

Et si la forme intérieure n'était que la part non encore décrite de la forme extérieure ? Le poids de la tradition logico-grammaticale dans les sciences du langage les a certes conduites à négliger des formes d'organisation des textes, comme les inégalités qualitatives, les rythmes tant sémantiques que phoniques, etc. Mais dès lors qu'elles revendiquent leur place dans une sémiotique des cultures, elles doivent rendre compte, à leur niveau d'analyse, de ces qualités restées mystérieuses.

L'étude des langues et celles des littératures se complètent à l'évidence. En définissant la grammaire, Denys le Thrace, ce philologue sans doute élève d'Aristarque qui codifia notre tradition grammaticale, fait culminer la grammaire dans la critique des poèmes, qui en est " la plus belle part " (Technè grammatikè, I,1).

À la Renaissance, grâce notamment à Valla, Politien, Vivès, Erasme, les humanités deviennent indissociables des sciences du langage sommées dans la philologie.
Enfin, le projet même d'une histoire comparée des littératures se forme dans l'Allemagne romantique en étroite liaison avec la linguistique historique et comparée : Friedrich Schlegel comme Wilhelm von Humboldt en témoignent, on ne peut évidemment faire l'histoire des langues sans faire l'histoire des textes qui les concrétisent, les établissent, voire les créent.

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Le Dieu créateur s'étant dit-on absenté, il fut peu à peu suppléé par les artistes, qui, d'honnêtes artisans, devinrent ces démiurges qui pullulent désormais. La désacralisation des Ecritures, leur objectivation par la philologie, furent compensées par la sacralisation de la Littérature.

Tout ce qui peut objectiver la littérature, en faire un corpus digne d'études critiques, soumis à débats et conjectures, apparaît donc comme un sacrilège rampant. Tant qu'on reste dans le commentaire plus ou moins dévotionnel, tout va bien ; mais dès lors qu'on s'avise de scruter la lettre, qu'on ose sortir de l'espace de l'oraison académique, qu'on s'appuie sur des tableaux, des figures, pire encore des chiffres, tout n'est plus que jargon. D'ailleurs les revues d'études littéraires ne publient pas de hors-texte, sinon des illustrations comme la photo de la maison de Madame Bovary ou ces attendrissantes gravures qu'elle aimait tant.

Quand au nom des humanités on répète que l'homme est ineffable et ne saurait devenir objet de science, qu'on vilipende les sciences humaines au nom du Sujet - en fait de l'Ego-, ne risque-t-on pas de se laisser aller à une superstition narcissique ?


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©  mars 2001 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Humanités et sciences humaines. Texto ! mars 2001 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Humanites.html>. (Consultée le ...).