SUR L'IMMANENTISME EN SÉMANTIQUE

François RASTIER
C.N.R.S.

(Texte paru dans Cahiers de Linguistique Française, 1994, n°15, p. 325-335)

 

Dans un article récent (Lexique et pragmatique -- Les données du problème, CLF, 14, pp. 7-35), Jacques Moeschler critique à bon droit la thèse que « le sens est dans le texte ». Il l'attribue à la sémantique structurale. Ce n'est pas l'essentiel de son article, mais il me semble que cette critique pourrait être tout à la fois nuancée et élargie. D'une part la sémantique structurale n'est pas immanentiste par principe, et des auteurs comme Coseriu échappent à ce grief. D'autre part, les autres sortes de sémantique ont connu d'autres formes d'objectivisme, que le sens réside dans le rapport entre des propositions et des états de choses, selon la sémantique vériconditionnelle, ou dans des conceptualisations, selon la sémantique cognitive, qui propose une involution mentaliste de l'espace des états de choses.

Pour prendre quelque recul, évitons les périodisations trop simples (du type : sémantique structurale, puis sémantique vériconditionnelle, puis pragmatique, puis sémantique cognitive, etc.) péremptoires en cela qu'elles n'ont de cesse de déclarer périmés les points de vues jugés adverses. Mais surtout posons plus généralement le problème de l'objectivisme en sémantique, et, plus généralement encore celui du positivisme en linguistique, dont il procède indéniablement.

1. Le positivisme en linguistique

Il a été particulièrement actif au cours de ce siècle, notamment sous la forme du positivisme logique. Sa conception naïve de l'objectivité, son réalisme non critique, ont creusé le retard considérable de la sémantique. Le sens fut réputé insaisissable, et son étude remise à plus tard ou à d'autres. Ou bien la sémantique fut fondée sur l'ontologie pauvre du monde référentiel ou des mondes possibles ; ou enfin sur des "domaines cognitifs" tout aussi pauvres et restés jusqu'ici sans dimension historique ni culturelle.

Vraisemblablement le succès du positivisme logique en linguistique s'appuie sur la tradition objectiviste de la grammaire, qui constitue son noyau millénaire. De l'Antiquité à nos jours, la grammaire est essentiellement une discipline scolaire, à caractère propédeutique -- jadis la première section du trivium. Elle a toujours été enseignée sous forme de règles, et reste quoiqu'on en dise une discipline normative. Les conditions d'emploi des règles ne sont généralement pas problématisées, ou simplement renvoyées à un locuteur-auditeur idéal. Cela permet la thèse qu'un mot ou qu'une phrase sont pourvues de signification indépendamment du contexte et de la situation de leur emploi. Cette signification pourrait elle-même relever d'une étude objective -- qui ne se pose pas la question du statut de l'interprète, dès lors qu'il assume le titre d'observateur scientifique.

A cette problématique positiviste de la signification, nous avons opposé la problématique herméneutique du sens. A un palier d'analyse supérieur, et à un autre degré de complexité, le sens est une propriété des textes (cf. 1994 b). Et à la détermination principielle du local par le global répond une détermination de la signification lexicale et phrastique par le sens textuel.

1.1. De la tripartition à la sémantique cognitive

La tripartion sémiotique syntaxe/sémantique/pragmatique marque l'incidence majeure du positivisme logique sur les sciences du langage. Elle est réputée les diviser sans reste. Elle constitue pour leur développement, depuis quarante ans, l'obstacle épistémologique principal. Notamment, elle est fondée sur un paradigme du signe (selon la sémiotique de Morris et Carnap) et non du texte. Encore ce signe est-il réduit à une simple expression.

a) La sémantique logique

Le problème herméneutique est radicalement éludé par l'absence du signifié linguistique, qu'il soit assimilé au concept (dans la tradition aristotélicienne, aujourd'hui cognitive) ; ou supprimé par la théorie de la dénotation directe, qui réduit à la relation entre un symbole (pur signifiant) et un objet. Nous avons discuté naguère (1987) la conception logique de l'interprétation, et nous ne la détaillerons pas. Retenons que si l'on considère un texte comme une suite de symboles (dans l'acception logique du terme), c'est à dire une suite d'expressions, il ne peut trouver son interprétation que dans un domaine externe d'objets. Ce domaine se décompose en états de choses. Dans ce domaine extant, les mots -- du moins les catégorématiques -- trouveraient leur référence, et les propositions décidables leur valeur de vérité. Mais on se heurte alors à des difficultés trivialement insurmontables. Pour déterminer par exemple la valeur de vérité de Les enfants de John ont les yeux bleus, Kamp se voit obligé de déterminer le nombre minimal de ces enfants, soit deux, et de créer un symbole Z, qui représente le nombre maximal des enfants possibles de John. Je n'épiloguerai pas sur le caractère oiseux de ces calculs, en l'absence de tout texte et de tout contexte. Les linguistes gagneraient à se priver sans regret de ce genre de faux problèmes.

Voilà en tout cas à quoi conduit le découplage de la sémantique et de la situation, du sens et de l'interprète. L'absence du signifié est la cause de cette séparation. Le sens étant ailleurs, dans le monde extralinguistique (conceptuel ou physique) où John déploie ses talents paternels, il jouit d'une objectivité qui n'est pas constituée par l'interprète.

b) La pragmatique

Certes, la pragmatique a ajouté à cela le rapport à un domaine circonstant, qui est celui de l'interprète. Mais elle n'a guère problématisé sa propre situation. Notamment, elle n'a encore pu choisir entre une philosophie transcendantale, dont le kantisme appauvri de Grice est un exemple, et la microsociologie (dite ethnométhodologie). Un de ses courants se rapproche de l'ethnolinguistique de la communication, mais pour sortir de ses limites spéculatives, il lui manque d'une part de tenir compte de la différence des langues, qui est à mes yeux l'objet de la linguistique, et d'autre part de l'histoire, dimension complémentaire de la socialité. Une pragmatique linguistique qui rendrait compte de ces facteurs se confondrait d'ailleurs avec une sémantique bien faite.

La pragmatique est une théorie de l'interprète dans son rapport aux signes, non de l'interprétation. Rien ne dit comment l'interprète reconnaît le sens littéral, ni même le signe. Il s'agit donc d'un objectivisme relativisé.

Rien, sinon des délégations de pouvoir, et des distinctions infondées, comme celle qui oppose le sens littéral au sens dérivé, ne permet d'articuler la pragmatique et la sémantique (logique). Le domaine circonstant et le domaine extant ne sont pourtant que deux aspects inséparables d'une même pratique sociale -- tout usage linguistique relève en effet d'une pratique sociale. Dans le cas d'une pratique ou des objets "désignés" sont présents, l'identification des objets pertinents et des qualités pertinentes de ces objets dépend tout à la fois du domaine extant et du domaine circonstant. Ou plus exactement, le domaine extant et le domaine circonstant ne peuvent être distingués car ils sont unis dans la pratique. C'est pourquoi nous avons redéfini à notre usage la référence, en distinguant la référence intersémiotique, comme rapport du texte aux autres sémiotiques en jeu dans la pratique, et la référence extrasémiotique comme rapport de la sphère sémiotique de la pratique à sa sphère représentationnelle (qui inclut la perception de sa sphère physique). Cette référence extrasémiotique est l'objet des recherches sur l'impression référentielle.

1.2. Le positivisme en sémantique

Le positivisme en sémantique prend diverses formes, parmi lesquelles nous détaillerons l'immanentisme, l'ontologisme, le littéralisme, le spatialisme. Nous allons en rappeler brièvement les principes, en formulant nos propositions.

a) Le littéralisme :

La notion de sens littéral sert traditionnellement en lexicographie à hiérarchiser les significations et acceptions. En outre, elle a une fonction fondamentale pour articuler la sémantique vériconditionnelle et de la pragmatique : l'une prend pour objet le sens littéral des propositions, l'autre leur sens dérivé.

Or la notion de sens littéral est une des plus énigmatiques de notre tradition. Il est en effet donné sur le mode de l'évidence, et personne n'a jamais proposé de méthode pour identifier le sens littéral. Les grammairiens alexandrins en ont fait le fondement du discours pédestre (pézé lexis) qu'ils ont pris pour objet, comme à leur suite les grammairiens latins le sermo pedestris. Dans la tradition grammaticale, on ne pose guère la question des conditions de fixation du sens littéral, encore moins celle de la pluralité des sens littéraux, intrépidement posée par saint Augustin.

Les Pères de l'Eglise n'ont pas fait grand usage du sens littéral, car ils s'efforçaient de le dépasser dans l'allégorisme. Mais Luther lui a conféré une fonction théologique éminente. Naturellement, la sémantique littéraliste (vériconditionnelle) connaît ses plus grands succès dans les pays réformés (Pays-Bas, Scandinavie notamment). La pragmatique, florissante d'ailleurs dans les mêmes pays (car issue de l'intentionnalisme augustinien), n'a jamais contesté sérieusement la notion de sens littéral, et cela confirme le lien constitutif qui la rattache au positivisme logique.

Pour une sémantique interprétative, le sens supposé littéral doit être construit, comme tout autre sens. Les procédures ne diffèrent pas de celles qui conviennent aux sens dits figurés. Les unes comme les autres dépendent étroitement de l'entour de la communication, et l'identification du sens littéral n'est pas moins soumis à conditions herméneutiques que celle des tropes par exemple.

Comment alors rendre opératoires les notions de sens littéral et de sens dérivé, si l'un et l'autre varient indéfiniment selon les pratiques sociales et les individus ? On objectera que la distinction entre sens littéral et sens dérivé a été étendue au palier de la phrase. Mais si l'on convient que les phrases isolées sont des artéfacts des linguistes, toute phrase doit être considérée comme un segment de texte. Or, un segment de texte reçoit son sens des autres segments, notamment voisins, qui définissent des conditions d'actualisation de sèmes, soit qu'il en reçoive des déterminations, soit qu'il ne contrevienne pas aux compatibilités qu'ils ouvrent. L'opposition entre littéral et dérivé se trouve alors déplacée et dissoute dans une théorie de l'isotopie et de l'allotopie (cf. l'auteur, 1987).

b) L' immanentisme :

Le principe d'immanence a été formulé par Hjelmslev, repris en sémantique structurale par Greimas, observé par Pottier. Rapporté au signe, il postule que sa signification lui est immanente, d'où il suit que si le signe est connu l'identification du signifiant permet celle du signifié. La stabilité du signifié est assurée par des traits définitoires (noyau sémique). Quand il est rapporté au texte, le principe d'immanence suppose que son sens fait l'objet d'une procédure d'analyse (Hjelmslev), de découverte ou de mise en évidence (Greimas), qui relève de la méthodologie, non de l'épistémologie.

A cela, nous opposons que tout signifié résulte d'un parcours interprétatif : il n'est ni découvert, ni inventé, mais constitué dans une interaction entre le texte et l'interprète. Cela s'étend aux traits sémantiques qui le composent. Les traits réputés inhérents ne sont aucunement donnés, il sont simplement hérités par défaut du type lexical. La différence entre traits inhérents et afférents n'est donc pas une différence de nature, mais de complexité des parcours interprétatifs qui permettent de les actualiser.

On connaît le principe différentiel de la sémantique structurale. Si on l'applique fermement, il contredit l'immanentisme. En effet, chaque trait sémantique et chaque sémème sont définis au sein de classes. Mais peu de classes peuvent être rapportées à la langue, et même celles qui le peuvent sont susceptibles d'être remaniées en discours. Les classes lexicales n'appartiennent pas à la langue, mais dépendent de normes, mêmes temporaires, et du point de vue qui a présidé à leur construction.

Quant au texte, s'il fallait chercher une immanence à son sens, elle serait temporaire : le sens du texte est immanent à sa situation d'interprétation, pourtant transitoire et variable (cf. l'auteur, 1989, ch. III). Il s'établit donc dans le rapport avec son interprète, au sein d'une pratique sociale. Il se modifie donc avec elle. En outre, au sein d'une sémiotique des cultures, on ne peut caractériser transcendantalement la situation d'interprétation. Les seuls invariants sont des lois de perception sémantique, qui peuvent être étudiées par la psychophysiologie, mais échappent en tant que telles à l'herméneutique philosophique.

c) L'ontologisme :

La sémantique vériconditionnelle n'est pas immanentiste, dans la mesure où elle définit la signification comme une relation, médiatisée ou non par un concept, entre un signe ou une chose. De tradition aristotélicienne, elle repose sur une ontologie, et dépend donc d'une métaphysique : les mots ont un sens parce que les choses ont un être. S'ils peuvent s'analyser, c'est en conditions de dénotation qui correspondent à autant de qualités du référent.

Le positivisme défend une ontologie substantielle. D'où deux conséquences. L'atomisme : les substances étant individuées, les objets n'ont pas à être discrétisés, les significations non plus. Par exemple la dénotation de bagnole est la même que celle de voiture et d'automobile. Le statisme : la substance tendant à la permanence, l'identité à soi de la chose garantit la stabilité de la signification.

A un palier supérieur, l'atomisme et le statisme se retrouvent dans le concept somme toute étrange d'état de choses, à quoi correspond la clôture structurale de la phrase élémentaire censée exprimer le contenu de la proposition, ainsi sans doute que l'univocité des rattachements en syntaxe : un objet n'ayant qu'un être, le mot qui l'exprime n'a qu'une fonction.

Le texte, et même la période, posent cependant des problèmes insolubles par ce type d'ontologisme. En effet, si un état de choses se situe à l'intérieur d'un intervalle temporel -- l'intervalle étant dans le domaine temporel l'atome correspondant à la chose dans l'espace positiviste -- la durée intrinsèque du texte et même de la période obligent à poser le problème du temps.

Dans ce siècle, une autre forme majeure d'ontologisme, la phénoménologie heidegerrienne, se sera certes opposée à celle du positivisme logique en faisant du langage le berger de l'Etre. Sans entrer dans ce débat, nous souhaitons réaffirmer que les préoccupations ontologiques ont toujours fait obstacle aux sciences du langage, en le rapportant à une une physique ou à une métaphysique, interdisant ainsi de concevoir la spécificité de la sphère sémiotique. En outre, toute ontologie, qu'elle se prétende physique ou métaphysique, revêt une fonction normative, et tend à conformer les phénomènes à ses préconceptions sur les lois naturelles ou divines.

C'est pourquoi nous avons formulé des propositions en faveur d'une conception non-réaliste du sens. D'une part en soulignant les apories auxquelles conduits l'ontologisme ­-- par exemple dans la définition des parties du discours (on voit ainsi Langacker réaffirmer que les noms représentent des choses et les verbes des actions, en 1991...). D'autre part, en recherchant comment les dispositifs textuels contraignent les diverses formes d'impression référentielle, et ont par là un effet ontogonique.

d) Localisme et spatialisme :

L'hypothèse localiste a été diversement formulée à propos des cas, par Wüllner, puis Hjelmslev : les interactions dans la phrase représenteraient des relations positionnelles et des parcours dans l'espace. Depuis une dizaine d'années, elle a été étendue à tous les secteurs de la sémantique par les théoriciens des grammaires cognitives (qui ignoraient apparemment le précédent majeur de Pottier). Elle justifie leur iconisme : un métalangage graphique serait naturellement le mieux à même pour figurer les parcours dans un espace. Rappelons quelques éléments de discussion (cf. l'auteur, 1993). Le statut de cet espace n'est pas clair : est-il physique, phénoménologique, transcendant comme l'espace absolu de l'ancienne métaphysique ? Si l'étude des propositions spatiales est bien entendu une illustration facile, l'extension à toute la sémantique lexicale paraît impossible (Jackendoff, confondant les significations et les référents, ne se hasarde-t-il pas à affirmer que les oies et les canards ne se distinguent que par "une nuance géométrique" ?).

Il semble bien que cet espace soit dans tous les cas une involution mentaliste de l'espace des états de choses. L'objectivisme demeure dans son principe de rapporter le sens linguistique à un domaine d'objectivité indépendant des langues. Le site de ce domaine d'objectivité est certes passé de la sphère physique à celle des représentations mentales ; et par ailleurs, le discret est remplacé par du continu à seuils. Le choix de l'espace témoigne sans doute d'une volonté d'objectivation ; par contraste, le choix du temps, comme naguère chez Gustave Guillaume, aurait marqué un choix de subjectivation.

L'immanentisme et le littéralisme sont liés, comme d'autre part l'ontologisme de la sémantique logique et le spatialisme de la sémantique cognitive. Ils témoignent de deux gestes d'objectivation qui souvent se complètent. L'objectivation intrinsèque -- selon le littéralisme et l'immanentisme -- situe le sens dans le texte ; en le situant a fortiori dans sa lettre, elle décourage toute critique herméneutique, ou la délègue à la philologie, dont la tâche sera d'établir cette lettre. L'objectivation extrinsèque -- qu'elle soit logique ou cognitive -- rapporte le sens à un domaine de référence stable, pour l'essentiel indépendant de l'histoire et de la société. D'une façon ou d'une autre, comme toutes les théories extrinsécistes maintiennent une conception instrumentale du langage, le domaine externe règle le texte sur ses lois.

La contradiction entre les deux formes d'objectivation peut se résoudre par deux voies complémentaires, générative ou "interprétative", respectivement : soit en considérant que le sens a été déposé dans le texte par l'esprit et/ou le monde, et qu'il reflète leur cours (par des marques énonciatives, des signes référentiels, etc.). Soit en estimant, conformément au postulat réaliste qui fait le fond de toute la tradition occidentale que les textes sont des représentations plus ou moins transparentes du monde ou de l'esprit.

Il faut toutefois introduire une distinction. Les théories immanentistes et littéralistes, malgré leurs insuffisances, ont permis de proposer des théories du texte, alors que les théories ontologistes et/ou mentalistes n'ont pu le faire. En cela, l'échec de la sémantique cognitive n'est pas moindre que celui de la sémantique vériconditionnelle.

Il reste que les deux gestes d'objectivation découplent les textes de la société et de l'histoire, et empêchent de discerner leur sens, qui naît de leur rapport aux sujets historiques que sont les auteurs et les interprètes.

2. Pour une approche interprétative

Les propos parfois abrupts que nous venons de tenir s'éclairent dans le cadre d'une sémantique interprétative étendue aux textes et consciente de son statut herméneutique (cf. l'auteur et al. 1994 b, dont nous reprenons à présent certains éléments). Nous avons renvoyé le problème de la compréhension à celui de l'interprétation. L'interprétation part de la matérialité philologique des textes pour y revenir en leur assignant du sens ; pour la philosophie, c'est l'objectif de l'herméneutique. La sémantique interprétative n'est pas une herméneutique, car elle n'a pas de caractère philosophique. Elle redéfinit cependant dans sa pratique certains thèmes herméneutiques.

Toute interprétation suppose une stratégie d'analyse qui précise quelles sont les tactiques à employer, et qui garantisse la pertinence des éléments retenus pour l'interprétation.

(i) Le paradigme positiviste encore dominant dans les sciences sociales voudrait que les faits s'imposent d'eux-mêmes par une simple évidence, alors que nous avons à les constituer. Les signes linguistiques sont le support de l'interprétation, non son objet. Seuls des signifiants, sons ou caractères, sont transmis : tout le reste est à reconstruire. En d'autre termes, l'interprétation ne s'appuie pas sur des signes déjà donnés, elle reconstitue les signes en identifiant leurs signifiants et en les associant à des signifiés. L'identification des signes comme tels résulte donc de parcours interprétatifs.

(ii) Toute suite de signifiants est indéfiniment équivoque, dès lors qu'elle est privée de ses conditions d'interprétation. N'en concluons pas que "le langage naturel est fondamentalement ambigu", ni même que l'ambiguïté soit un problème fondamental, mais que le problème de la signification ne peut être posé de façon valide que si l'on tient compte des conditions d'interprétation. Or ces conditions se disposent par degrés successifs. Au premier degré, le texte, comme globalité, détermine le sens de ses unités locales. Que le global l'emporte sur le local, cela va évidemment à l'encontre du principe de compositionalité, ou loi de Frege, qui régit toutes les sémantiques logiques, et qui définit le sens d'une expression par la composition du sens de ses sous-expressions.

A cette détermination s'ajoute une détermination de la situation de communication sur le texte lui-même considéré dans son ensemble. Or la situation de communication n'est pas neutre, et ne peut être définie abstraitement. Elle prend toujours place dans une pratique sociale, qui définit le discours dont relève le texte, et le genre qui le structure. Par là, elle détermine jusqu'au sens de ses mots, et les tactiques interprétatives qui permettent de l'actualiser.

(iii) Enfin, l'interprétation aussi est située. Elle prend également place dans une pratique sociale, et obéit par là-même aux objectifs définis par cette pratique. Ils définissent à leur tour les éléments retenus comme pertinents. Si l'on en convient, on récuse par là-même l'idée d'une interprétation totalisante et définitive, car l'interprétation d'un texte change avec les motifs et les conditions de sa description.

Pour penser ces déterminations, nous avons proposé de distinguer, outre les ordres syntagmatique, paradigmatique, et référentiel, un ordre herméneutique : c'est celui des conditions de production et d'inter­prétation des textes. Il englobe les phénomènes de communication, mais il faut souligner que les textes ne sont pas simplement des messages qu'il suffirait d'en­coder puis de décoder pour en avoir fini avec la langue. Il englobe aussi ce que l'on appelle ordinairement les facteurs pragmatiques, qui affectent la situation de communication hic et nunc ; mais il les dépasse car il inclut les situations de communication codifiées, différées, et non nécessairement interpersonnelles. Il est inséparable de la situation historique et culturelle de la production et de l'inter­prétation. Son étude systématique doit rendre compte des différences de situation historique et culturelle qui peuvent séparer la production de l'interprétation.

L'ordre herméneutique ne serait-il pas une sorte de pragmatique élargie ? Si certains pro­blèmes traités par la pragmatique sont de son ressort, le statut de l'ordre herméneu­tique diffère grandement de celui du « niveau » ou de la « composante » pragmatique, dont les trois secteurs principaux nous paraissent insuffisants. La pragmatique des indexicaux ne traite que de certains signes, alors que tous renvoient diversement à la situation. Celle des actes de langage suppose une philosophie de l'inten­tionnalité restée inévitablement spéculative, et qui ne tient pas compte du caractère culturel de ces actes, lesquels n'ont au demeurant pas de rapport définissable avec les structures linguis­tiques. Enfin, la pragmatique conversationnelle traite des échanges linguistiques sans se préoccuper de leur genre, et se fonde de fait sur une microsociologie. L'universalisme commun de ces trois secteurs de la pragmatique rappelle qu'elle est une partie de la philosophie du langage, et qu'elle ne traite pas le problème fondateur de la linguistique, celui de la diversité des langues.

La pragmatique tend à laisser indistincts l'énonciation et la production d'une part, la compré­hension et l'interprétation de l'autre. Elle décrit l'interaction linguistique de sujets hu­mains, d'individus impliqués dans des stratégies interlocutives. Mais elle ne garde pas la balance égale entre le locuteur et l'auditeur. Le concept d'acte de parole, par exemple, n'a pas de symétrique : l'auditeur doit reconnaître comme tel l'acte du locuteur pour assurer la problématique félicité de la commu­nication, mais le concept d'acte interprétatif manque, car on ne reconnaît pas au rôle de l'auditeur la même autonomie et la même sorte d'intentionnalité que celles dont on crédite le locuteur. On nous objectera qu'on ne peut séparer ainsi ces rôles, et qu'à tout le moins ils sont assumés tour à tour, mais cela n'oblitère pas leurs différences.

Se limiter au hic et nunc de l'échange verbal empêche enfin de percevoir la spécificité de la situation herméneutique de celui qui lit un texte. Dans la perspective interprétative, ce sont les actes d'interprétation qui permettent de conjecturer les actes d'énonciation.

***

Le langage n'est pas un instrument de représentation ni de communication, car il est le monde où nous vivons. Dira-t-on que l'air est l'instrument des oiseaux ?

Plus précisément, dans une perspective phylogénétique, on peut considérer le langage comme le lieu privilégié du couplage entre l'individu et son entour culturel. Le sens linguistique n'est alors ni immanent aux langues, car le sujet est l'agent indissociable de son élaboration. C'est en outre dans la sémiotisation ou par la sémiotisation que l'individu biologique se transforme en sujet humain.

Le sens n'est pas non plus transcendant, car les langues et les autres systèmes sémiotiques sont bien des formations culturelles, et le sens ne se déploie qu'en elles.

Dans ce cadre théorique, deux face à face prennent fin : celui du sujet et de l'objet, qui fondait le paradigme représentationnel ; et celui des deux sujets, Emetteur et Récepteur, qui fondait le modèle communicationnel.

Dès lors l'opposition traditionnelle entre immanence et transcendance cesse d'être valide, car l'autarcie du sujet et l'étrangeté du monde se trouvent récusées. Par la médiation des langues et des autres systèmes sémiotiques, le sujet participe à un monde culturalisé, celui où il vit, celui de l'histoire et de la socialité.

Cette participation est évidemment active. L'activité interprétative spontanée, compulsive et incoercible des sujets se déploie particulièrement sur les formations sémiotiques. Elle les conduit à interpréter même des non-mots, ce pourquoi nous avons pu dire que l'homme est condamné au sens.

Mais ces formations sémiotiques ont des structures propres qui, à défaut de leur conférer une objectivité, contraignent les parcours interprétatifs, sans les déterminer pour autant. Par exemple, un tiret inhibe la propagation des traits sémantiques entre les syntagmes qu'il sépare, alors que les deux points la favorisent. A grande échelle, ce type de contraintes, auxquelles s'ajoutent des contraintes situationnelles, dessinent des parcours préférentiels. Plus généralement, on pourra définir les sens d'un texte comme des parcours entre des comportements sémantiques stabilisés (ou attracteurs, dans la terminologie des systèmes dynamiques). Le "mouvement" du texte, qui le rend irréductible à une suite de phrases, serait alors une trajectoire dans un paysage d'attracteurs, le passage d'un attracteur à un autre dépendant des objectifs de la pratique interprétative en cours.

Nous ne pouvons chercher ici à relier cette conception à l'objectivité immanente selon Brentano, à la transcendance dans l'immanence selon son élève Husserl, ni même à l'autotranscendance qui dans la théorie des systèmes désigne le rapport paradoxal entre une dynamique et son attracteur (cf. Dupuy, 1994, p. 109). Nous suggérons seulement que la critique de l'immanentisme demande un approfondissement de la réflexion en sémantique.


BIBLIOGRAPHIE

Coseriu E. (1962) Teoria del lenguaje y lingüistica general, Madrid, Gredos.

Dupuy J.-P. (1994) Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte.

Greimas A. J. (1966) Sémantique structurale, Paris, Larousse.

Jucquois, (1986) Aspects anthropologiques de quelques notions philologiques, Cahiers de l'institut de linguistique de Louvain, 12, 1-2, pp. 183-248.

Rastier F. (1987) Sémantique interprétative, Paris, PUF.

------ (1989) Sens et textualité, Paris, Hachette.

------ (1990) : La triade sémiotique, le trivium et la sémantique linguistique , coll. Nouveaux actes sémiotiques, 9, 54 p. [avec une préface de Jacques Fontanille, et des postfaces de Sylvain Auroux et Gérard Deledalle].

------ (1991) Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF.

------ (1993) : La sémantique cognitive -- Eléments d'histoire et d'épistémologie, in Brigitte Nehrlich, éd. "Histoire de la sémantique, 1890-1990", Histoire, Epistémologie, Langage, XV, 1, pp. 153-187.

------ (1994 a) : Tropes et sémantique linguistique, Langue française, 101, pp. 56-78.

------ (1994 b): Sémantique pour l'analyse, avec la collaboration de Marc Cavazza et Anne Abeillé, Paris, Masson.

Starobinski, J. (1970) L'interprète et son cercle, in La relation critique, Paris, Gallimard.

Vattimo, G. (1991) Ethique de l'interprétation, Paris, La Découverte.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à : Lpe2@ext.jussieu.fr

©  juin 2002 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Sur l'immanentisme en sémantique. Texto ! juin 2002 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Immanentisme.html>. (Consultée le ...).