SÉMIOTIQUE DU COGNITIVISME ET SÉMANTIQUE COGNITIVE
QUESTIONS D'HISTOIRE ET D'ÉPISTÉMOLOGIE
[1]

François RASTIER
C.N.R.S.

Les vérités, semées de distance en distance, sont confondues dans une infinité d’erreurs qui remplissent tout l’espace. Les siècles s’écoulent, les erreurs s’accumulent, le plus grand nombre des vérités échappe, et les athlètes se disputent des prix que distribue un spectateur aveugle.

Condillac, Traité des animaux

Dans la tradition occidentale, les théories des signes et les théories de la connaissance ont toujours été indissociables : ainsi, jusqu’à Saussure, la sémiotique a-t-elle toujours été cognitive. Les courants nominalistes et empiristes liaient indissolublement les idées et les signes : ainsi chez Occam avec la théorie du langage mental, chez Locke, chez Condillac, pour qui les sciences sont des langues bien faites, etc. Le cognitivisme orthodoxe fait de même, mais comme il dérive de l’empirisme logique, se pose à lui le problème de relier le format logique du langage mental universel avec les diversités des langues, en postulant une grammaire universelle et en extrayant la forme logique universelle des énoncés particuliers.

Dans cette étude, nous contrasterons la sémantique cognitive développée en linguistique avec la sémiotique du cognitivisme, commune à l’Intelligence Artificielle et à la psychologie cognitive, conformément à ce qu’on a appelé le paradigme computationnel.

Contestant la sémantique formelle au profit d’un mentalisme généralisé, la sémantique cognitive pose que le sens linguistique consiste en représentations ou processus mentaux, ce qui la conduit à s’appuyer sur une psychologie ou une phénoménologie spontanée. Dans tous les cas, la mise en relation du linguistique et du mental soulève des difficultés considérables. Le domaine de l’espace, privilégié par la sémantique cognitive, en offrira une illustration qui éclaire ses rapports avec l’esthétique transcendantale.

Selon la périodisation séduisante mais simpliste proposée par Geeraerts (1991, pp. 36 et 44), la sémantique historico-philologique aurait disparu vers 1930, date d’apparition de la sémantique structuraliste ; celle-ci aurait disparu à son tour vers 1975, date d’apparition de la sémantique cognitive.

Cela supposerait que l’apparition d’un courant de recherche s’accompagne de la disparition du précédent. Par bonheur, l’univers intellectuel n’est cependant pas si clos que tout nouveau courant de recherche doive prendre la place d’une autre. De fait, les problématiques et les méthodes de la sémantique historique et de la sémantique de tradition structurale ne sont nullement épuisées : elles continuent à produire des descriptions et des découvertes qu’il ne serait pas discourtois de comparer avec celles de la sémantique cognitive. Les tenants de la péremption peuvent concéder seulement que chaque nouvelle étape tire leçon des étapes intermédiaires[2].

De fait, par une amnésie déconcertante, un certain conformisme conduit à réduire le nombre des théories sémantiques et à renvoyer au néant toute sémantique linguistique qui ne serait ni logiciste ni cognitive. Eco affirme ainsi : « il y a trois types de théories que l’on peut étiqueter comme “sémantiques”, à savoir : (i) une théorie de la vérité pour des expressions indexicales […] (ii) une théorie de la vérité pour des expression non indexicales, ou pour des propositions éternelles ; (iii) une théorie du signifié, ou une théorie de la compétence sémantique, c’est-à-dire une sémantique cognitive. » (1992, p. 292). Ces trois théories se résument en fait à deux : la sémantique logique (les théories de la vérité) et la sémantique cognitive. Aussi, la sémantique de tradition saussurienne n’est-elle tout simplement pas prise en considération, comme si elle n’existait pas.

Illustré notamment par Chomsky, Fodor, Pylyshyn, Pinker, le cognitivisme orthodoxe utilise une sémantique de tradition logique (ex. la forme logique chez Chomsky). En revanche, la sémantique cognitive (illustrée par des auteurs comme Lakoff, Langacker, Johnson, Turner) s’appuie sur une tradition mentaliste d’inspiration phénoménologique, en opposition déclarée avec la sémantique logique. Le premier courant entend passer directement du symbolique au neuronal ; le second s’oppose au paradigme symbolique et adopte une position psychologiste. Nous allons les évoquer successivement en ne retenant que ce qui peut illustrer notre propos général.

 
1. Le paradigme symbolique du cognitivisme

Les conceptions du sens dépendent ordinairement des théories du signe, aussi nous faut-il aborder la sémiotique du cognitivisme. Seuls les langages formels se définissent par un inventaire fixe de signes définis et par une liste de règles. En modélisant à leur image le langage et la pensée, la sémiotique du cognitivisme marque l’aboutissement d’un long processus de logicisation et de syntaxisation du sémiotique.

Les types de signes reconnus par le cognitivisme se limitent de fait à deux : les signaux et les symboles — dans la définition logique du terme. Les autres types de signes ne sont étudiés qu’en vue de leur retraduction en symboles, puis, le cas échéant, en signaux. Examinons donc les types de sémantique et d’herméneutique attachés au signal et au symbole logique.

Les signaux et les symboles. — Les théories du signal, florissantes à l’époque cybernétique, restent liées à la théorie de l’information. Le mot signal, dans des expressions comme traitement du signal ou signal de parole, désigne des flux physiques susceptibles d’être interprétés comme des signifiants. La notion de signal appelle inévitablement une théorie de l’interprétation, car personne n’a encore proposé de méthode véritablement fiable pour distinguer le signal (partie signifiante) du bruit (reste du flux physique). Dans cette acception, le signal n’a pas de syntaxe, car il n’est pas discret.

Dans une autre acception, les signaux sont des bits électromécaniques. Ils sont discrets, mais n’ont pas de syntaxe : le concept d’information exprime une propriété statistique des signaux et n’a aucun rapport avec le sens que l’on peut attribuer au message.

Le schéma de la communication que l’on trouve dans tous les manuels de linguistique et de sémiotique est issu de l’ingénierie des télécommunications. Dans ce domaine, l’émetteur et le récepteur sont par exemple un haut-parleur et un microphone ; le message ne constitue pas un texte, mais se compose de signifiants réduits à leurs éléments. Or, le Récepteur ne saurait tenir lieu d’interprète, ni le décodage de compréhension, car entendre n’est pas comprendre, sauf à éluder le problème de l’interprétation. En somme, l’extension du schéma de la communication témoigne du déficit herméneutique des sciences du langage et des recherches cognitives.

Dans le cognitivisme classique, le programme de naturalisation du sens s’accompagne de la réduction des signes à des signaux, c’est-à-dire à des phénomènes physiques de bas niveau : les bits dans les théories compilatoires de la cognition, les spikes dans les théories neuronales[3]. Cette réduction des signes à leurs signifiants donne l’illusion d’une naturalisation, mais le sens se trouve simplement éludé, plutôt que naturalisé.

Le texte que vous lisez est certes fait de traces noires sur du papier, votre compréhension s’accompagne certes de décharges neuronales, mais la médiation entre ces deux ordres matériels continue de faire problème. Le paradigme symbolique des recherches cognitives, notamment avec la théorie du langage de la pensée, aura tenté de le résoudre en utilisant uniquement le concept logique d’interprétation et en ignorant son concept herméneutique. L’étude du concept de symbole[4] va nous permettre de préciser comment.

La sémiotique du positivisme logique. — En tant que disciplines spécialisées dans le traitement des symboles, l’informatique et l’Intelligence Artificielle devraient relever de la sémiotique. Mais la réflexion sémiotique n’y est traditionnellement présente que sous une seule forme, d’ailleurs théoriquement assez pauvre : la sémiotique logico-positiviste issue de Morris et Carnap. En tant qu’elle est logique, elle ne connaît de fait qu’une seule sorte de signes, les symboles logiques, ou du moins entend y réduire tous les autres (cf. e.g. English as a formal language, in Montague, 1974). Par la théorie computationnelle de l’esprit, le paradigme dit symbolique des recherches cognitives transpose les symboles logiques dans le domaine mental. Son réductionnisme procède de celui du Cercle de Vienne, dont est issue cette forme de sémiotique[5]. Conformément à son objectif de réduction, Morris donnait une définition purement physique du signe : « Un événement physique particulier » (1971, p. 96). Ainsi, le positivisme pratique déjà la réduction au physique dans sa définition même du signe.

Nous allons voir comment le signe, considéré comme objet matériel peut être considéré en même temps un objet logique pour satisfaire ainsi le programme du positivisme logique.

Le symbole et le signe hilbertien. — L’évidence est un des critères du positivisme[6]. L’approche formelle chez Hilbert en témoigne de son rôle : « En mathématiques […] l’objet de notre examen ce sont les signes concrets eux-mêmes dont la forme nous apparaît immédiatement avec évidence » (1925, pp. 170-171, d’après Ladrière, 1957, p. 3). La démonstration devient alors « quelque chose de concret et de repérable » (op. cit., p. 169). Cela suppose que les signes n’ont qu’à être lus et non interprétés[7].

Le signe hilbertien est identique à lui-même dans toutes les occurrences ; les variations de son signifiant n’ont aucune pertinence ; ses occurrences renvoient à une seule entité identique à elle-même. Il est autonome, parce que ni son signifiant ni son référent ne sont définis par rapport au reste du système formel. Il n’entre pas dans une paradigmatique, car il n’est pas interdéfini avec d’autres : il en est simplement distinct.

Enfin, dans le paradigme formel, certains symboles n’ont pas de signification. Chez Russell, par exemple (1903, VI, § 51), les mots logiques (connecteurs et quantifieurs) sont par eux-mêmes dépourvus de signification et les autres « en ont une en ce sens simple qu’ils sont des symboles mis pour quelque chose d’autre qu’eux-mêmes » (p. 47). Cette distinction bien connue remonte à Aristote qui distinguait les “articulations” (arthron) du discours du nom et du verbe dont la signification est gagée sur l’ontologie. Elle a été grammaticalisée au VIe siècle par Priscien quand il a distingué les mots catégorématiques des syncatégorématiques. Elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours avec le postulat ontologique qui la fonde : d’où l’opposition pérenne entre mots vides et pleins, « connecteurs » et « concepts ».

Les différences de statut sémantique des symboles logiques n’ont pas d’incidence sur le calcul, qui, en tant qu’il est formel, opère indépendamment des significations. Dans le Tractatus, Wittgenstein affirme ainsi que pour éviter les erreurs attachées à la polysémie, il faut un langage pourvu d’une syntaxe logique (3.235) ; or, « dans la syntaxe logique, la signification ne doit jamais jouer un rôle » (3.33).

Le symbole et le signe linguistique. — Par principe, on peut opérer sur les symboles logiques sans tenir compte de leur contenu. D’un point de vue saussurien — pour Saussure les deux faces du signe sont indissociables —, ce ne sont donc pas des signes, car leur contenu est dissocié de leur expression. Et surtout il ne leur est pas propre : il peut relever d’un autre langage ou d’un autre niveau de la réalité.

Aussi Hjelmslev distingue-t-il entre systèmes symboliques et systèmes sémiotiques (1971 a, p. 142). Seuls les premiers sont définis par une relation terme à terme entre contenu et expression. Plus précisément, les systèmes symboliques sont monoplanes : ils sont constitués d’un plan de l’expression, et le plan du contenu n’est pas configuré par le système. Ainsi, les symboles sont des grandeurs non sémiotiques interprétables ; les langages formels ne sont donc pas des sémiotiques et la logistique post-russellienne aurait eu le tort de généraliser leurs propriétés (cf. 1971 a, ibid.).

Quitte à revenir un instant à une sémiotique du signe, ressaisissons en quoi les signes linguistiques diffèrent des symboles :

a) Les signifiants des signes linguistiques sont doublement articulés, non les symboles. On utilise d’ailleurs souvent comme symboles logiques des unités de première articulation (lettres)[8].

b) Les signes linguistiques ne sont ni des constantes ni des variables.

c) Les symboles sont strictement dénombrés au moment de leur institution ; les signes d’une langue sont en nombre indéfini[9].

d) Les symboles composent strictement leurs significations par des règles syntaxiques, alors que les signes linguistiques n’obéissent pas au principe de compositionnalité. Cela est particulièrement clair au palier du texte. En d’autres termes, le rapport du symbole logique au calcul est celui de l’élément à l’ensemble ; celui du signe linguistique au texte est celui du local au global.

e) Le sens des signes linguistiques peut varier indéfiniment selon les occurrences. Les sens lexicaux et même les règles syntaxiques diffèrent selon les discours et les pratiques sociales qui leur correspondent. En outre, les emplois des signes linguistiques peuvent reconfigurer indéfiniment leur sens. En revanche, les symboles conservent la même référence, fût-elle inconnue, au cours du même calcul. La signification des symboles leur est extrinsèque : elle est instituée du dehors par leur interprétation dans un autre champ symbolique ou dans une ontologie. En somme, alors que les symboles n’ont qu’une signification, mais point de sens, car le sens est un phénomène contextuel et textuel, les signes ont un sens, mais leur signification reste une reconstruction problématique, comme le montrent assez les discussions sur la polysémie.

f) Les symboles logiques ne connaissent pas de diachronie, ni au sein d’un même calcul (la diachronie ne se confond pas avec la succession algorithmique), ni d’un calcul à un autre. À la différence des signes linguistiques, ils n’ont pas d’autre histoire que celle de leur institution originelle.

g) Les signes linguistiques sont susceptibles d’un usage métalinguistique, non les symboles[10]. En d’autres termes, les langues connaissent la circularité herméneutique, mais non les langages.

h) Enfin, le régime herméneutique des signes linguistiques et des symboles logiques diffère, tant d’ailleurs pour l’identification de leur signifiant que de leur signifié.

Le parallèle serait encore plus discordant si l’on comparait non plus les signes et symboles, mais les textes et les calculs. Le point crucial pour notre propos reste celui de l’interprétation. Dans le cas d’une sémiotique générale comme la glossématique, « il n’y a, pour le calcul de la théorie, aucun système interprété, mais seulement des systèmes interprétables. Il n’y a donc aucune différence sur ce point entre l’algèbre pure et le jeu d’échecs d’un côté et par exemple une langue de l’autre » (Hjelmslev, 1971 a, p. 141). Ici, c’est bien l’oubli de l’ordre herméneutique qui permet d’assimiler les langues et les langages. Cependant, ils relèvent de deux sortes d’herméneutique : formelle pour les langages, et matérielle pour les langues (cf. Salanskis, 1991 pour l’herméneutique formelle ; pour l’herméneutique matérielle, l’auteur, 2001, ch. 4).

Le régime herméneutique du symbole logique est celui du suspens : le suspens de l’interprétation est le moyen de déployer l’effectivité du calcul. Mais ce suspens advient entre deux phases où l’interprétation est possible sinon prescrite. En revanche, le régime herméneutique du signe linguistique est ordinairement celui de l’interprétation compulsive : on ne peut l’isoler et l’identifier que par un faisceau d’hypothèses[11] qu’il est impossible de suspendre, tant dans la description sémantique que dans le traitement psychique. Alors que dans le calcul l’interprétation du symbole est momentanément exclue, celle du signe linguistique est toujours nécessaire.

Entendons bien que les régimes interprétatifs ne sont pas attachés aux signes en tant que tels : un mot pourrait parfaitement remplacer un symbole dans un calcul et un symbole un mot dans un texte. Ces régimes sont liés à des pratiques et à des traditions : l’herméneutique mathématique est canonique, mais non l’herméneutique linguistique dont les techniques varient selon les genres et les textes, voire selon les moments des textes. La différence entre langues et langages peut alors s’entendre ainsi : les langues ont un régime interprétatif ouvert, spécifié non par des fonctions définissables a priori, mais par des types d’emplois propres aux pratiques historiquement et culturellement situées où elles sont en jeu.  Elles sont sans fonctions a priori et c’est pourquoi elles peuvent être adaptées à un nombre indéfini d’usages, ce dont témoigne la variété des genres textuels. En revanche, les langages ont un régime interprétatif prédéfini au moment de leur institution — et c’est aussi en cela qu’on peut les dire artificiels.

Ce qui distingue ainsi les deux sortes de signes et les deux régimes herméneutiques, c’est le rapport entre expression et contenu, ou, pour simplifier, entre signifiant et signifié. Pour la sémiotique cognitiviste orthodoxe, ces deux plans sont séparés, comme le syntaxique et le sémantique (au sens formel du terme) ; pour la sémantique cognitive dissidente, ils sont séparés comme le linguistique et le conceptuel : les signifiés, purement représentationnels, n’appartiennent pas au même ordre de réalité que les signifiants, purement matériels. Ce dualisme cependant semble aller à l’encontre de la revendication moniste, matérialiste, du cognitivisme. Pour résoudre cette contradiction, le programme de naturalisation du sens se propose de ramener les représentations à une syntaxe neuronale, c’est-à-dire de naturaliser les symboles.

On objectera certes que la sémantique cognitive, avec des auteurs comme Langacker[12], a rompu avec la conception dualiste du signe. Rien n’est moins sûr. En effet, le signifié continue d’être situé dans un autre ordre de réalité que le signifiant, même si la sémantique cognitive a rompu avec la théorie de la dénotation directe et a affaibli sans l’abandonner le principe de compositionnalité. Par une involution mentaliste de l’espace des états de choses, elle rapporte les signifiés redevenus concepts à des domaines cognitifs sans principe de définition, dans un espace mental qui est une nouvelle version de l’espace transcendantal.

En somme, aucun des grands paradigmes concurrents de la recherche cognitive en matière de signification ne reconnaît au sémiotique une unité qui permette de le considérer comme une région d’objectivité susceptible d’être étudiée en elle-même. Le sémiotique en tant que tel est reconduit au percept d’une part, au concept de l’autre. Certes, leur distance tend à se réduire, dans la mesure où les schèmes cognitifs ont gardé de leurs ancêtres kantiens la figure de formes dans un espace — tout en perdant leur fonction médiatrice, faute de concepts purs de l’entendement.

L’objectif commun à tous les paradigmes cognitifs (en quoi il poursuivent le programme des grammaires générales antérieures à la formation de la linguistique comparée) consiste alors à remonter du langage vers la pensée et de l’expression au concept. Dummett résumait ainsi l’entreprise : « En examinant les mécanismes du langage, c’est bien sûr la pensée que l’on s’efforce d’analyser. Le langage, en lui-même, n’aurait guère d’importance s’il ne permettait pas d’accéder à ce travail sur la pensée »[13].

La fonction des symboles dans le paradigme symbolique. — Leur fonction d’éponymes laisse deviner que les symboles sont investis de missions primordiales.

a) Ils sont les moyens de toute description scientifique. Minsky et Papert en témoignent : « What do we mean by “description” ? We do not mean to suggest that our descriptions must be made of strings of ordinary language words (although they might be). The simplest kind of description is a structure in which some features of a situation are represented by single (primitive) symbols […]» (1974, p. 223). Par là, les cognitivistes poursuivent la millénaire quête des primitives. L’idée sous-jacente est que les symboles sont plus simples et plus primitifs que les mots, comme nous le verrons plus loin à propos du langage de la pensée[14].

b) Ils sont comme on sait au fondement du programme de l’Intelligence artificielle. On doit à Newell et Simon cette formulation de la Strong Physical Symbol System Hypothesis : un système physique capable de manipuler des symboles possède les caractéristiques nécessaires et suffisantes pour produire ou du moins simuler l’intelligence.

Cette thèse fonctionnaliste repose notamment sur un mode bien particulier de rapports entre types et occurrences. Les symboles dans leur forme, et en tant que types, sont l’objet de la computation, alors que dans leur inscription matérielle, et en tant qu’occurrences, ils font l’objet de l’implémentation. Il suffit alors de dire que le rapport matière / esprit est homologue du rapport implémentation / computation pour avoir apparemment résolu le problème de leur articulation. Or, le rapport entre les types et les occurrences est un problème crucial en sémiotique et en sémantique : il régit par exemple les questions de la polysémie et de la typicalité et plus généralement de la catégorisation. Caractériser ce rapport, qualifier comment les occurrences diffèrent des types, c’est là un objectif majeur de l’interprétation. Postuler en revanche qu’elles ne diffèrent pas, c’est estimer que l’interprétation va de soi (cf. l’auteur, 1995).

c) Les symboles sont les signes du langage de la pensée, indépendant des langues. L’originalité des cognitivistes aura été d’affirmer que ce langage est symbolique, à l’image des langages formels, et qu’il joue pour l’esprit le rôle du langage-machine pour l’ordinateur. Cette thèse spéculative est évidemment un moyen pour le rationalisme dogmatique de contrôler les sciences cognitives[15]. Seules des affirmations non critiques appuient l’idée que la pensée est symbolique : « Les représentations mentales sont des symboles : elles ont à la fois des propriétés formelles et syntaxiques » (Fodor, 1981 b).

Passons sur cette atomisation de la vie mentale, puisque les symboles sont des entités discrètes, comme sur la permanence du paradigme représentationnel (cf. Rorty, 1990). Ce qui nous importe ici, c’est que ces symboles ont une syntaxe mais pas de sémantique propre. Les contenus mentaux se réduisent à des représentations et à des croyances, à quoi correspondent respectivement des noyaux propositionnels et des attitudes propositionnelles. Cette distinction se fonde en dernière analyse sur l’opposition ontologique entre catégorématiques et syncatégorématiques. N’ayant pas de sémantique, ils n’ont pas d’interprète (cf. contraEdelman, 1992) et le problème herméneutique se trouve une fois de plus éludé.

En raison même de sa simplicité, la sémiotique du symbole est totalisante. En bref : (i) si le symbole n’a pas de signifié, ou du moins si son interprétation peut être suspendue, il n’a pas non plus de signifiant. Du moins, selon Fodor et bien d’autres, le symbole est amodal et il est donc indépendant de toute modalité perceptive. (ii) Il ne connaît pas de variations contextuelles. (iii) Il n’est pas régi par une textualité, mais par la compositionnalité.

Cette simplicité permet de le placer partout. La définition purement syntaxique du symbole n’empêche pas, bien au contraire, que le cognitivisme classique en fasse un médiateur entre les états neuronaux et les états de choses : « Les symboles mentaux sont des configurations de neurones ayant des propriétés physiques, chimiques et biologiques (étudiées par les neurosciences) et des propriétés formelles ou syntaxiques. De surcroît, étant des représentations, les symboles ont aussi un contenu ou des propriétés sémantiques ou intentionnelles : ils représentent des aspects de l’environnement » (Andler et al., 1992, p. 12 ; je souligne).

Les symboles réussissent ainsi la prouesse de rendre compte de toute la cognition : du monde, de l’esprit et du cerveau. Ils sont en effet les médiateurs entre l’environnement et les neurones. On peut cependant douter, malgré les ambitions de certains cantons des neurosciences, que l’on puisse se contenter d’affirmer que les symboles mentaux sont des configurations de neurones. Mieux vaudrait s’interroger sur la fonction idéologique des neurones : n’est-elle pas d’ancrer le cognitivisme dans la nature ?

Cependant se pose le problème du fondement perceptif, et plus généralement biologique, du niveau symbolique. Comme le sémiotique n’est pas considéré comme autonome, le problème est délégué par un acte de foi à un nativisme naïf : nous naîtrions ainsi équipés.

De la perfection à l’interprétation absente. — Le cognitivisme reste ainsi la plus achevée et la plus systématique des théories qui procèdent de la problématique logico-grammaticale. Son caractère normatif s’exprime dans le maintien d’affirmations sans support empirique, de l’ordre de la croyance. Il faut s’interroger sur leur origine. On sait que le désir d’universalité est une constante de la métaphysique occidentale ; il a accompagné la conquête politique et idéologique du monde. En linguistique, il se traduit par le programme des grammaires universelles ; Chomsky estimait ainsi que sa grammaire universelle est une « composante hypothétique du patrimoine génétique » (1984, p. 21).

Le programme leibnizien d’une caractéristique universelle, repris par Frege avec la Begriffsschrift, devait produire une idéographie universelle et parfaite, exempte de toutes les irrégularités des langues. Installer cette langue parfaite dans le fonctionnement même du cerveau humain, comme moyen de toute cognition, voilà quelle aura été la prouesse du cognitivisme. Ne persiflons pas sur un sujet aussi grave : on a longtemps cru que la langue parfaite était l’hébreu, langue d’Adam et Ève. On pensait récemment que c’est le calcul des prédicats du premier ordre dopé avec des opérateurs modaux[16], ou le calcul propositionnel qui donne leur format aux représentations mentales et au langage de la pensée. Faute de pouvoir instituer cette langue parfaite, ne s’apprête-t-on pas à la découvrir dans notre patrimoine génétique ?

C’est sans doute la dénégation de l’herméneutique qui a conduit le paradigme symbolique à choisir la forme de sémiotique caractérisée par le suspens de l’interprétation. Il a certes eu le mérite d’insister sur le rôle du sémiotique dans la cognition humaine, mais son computationnalisme l’a cantonné à une version formelle unique. Cela s’est traduit par le primat absolu du syntaxique sur le sémantique, primat que seuls les symboles pouvaient assurer : « Le cerveau est avant tout une machine syntaxique, qui peut être fructueusement considérée comme imitant fiablement une machine sémantique, mais dans laquelle les significations elles-mêmes n’ont jamais préséance, elles ne dominent jamais et n’influencent pas, même tant soit peu, le flux mécanique ou syntaxique brut de la causalité locale dans le système nerveux » (Dennett, 1992, p. 31 ; je souligne). Certains auteurs, comme Stich, refusent d’ailleurs explicitement de donner une interprétation sémantique à leur théorie.

Cela n’a pas empêché, bien au contraire, des ambitions démesurées, voire totalitaires, qui transparaissent dans des affirmations comme celle de Johnson-Laird : « Le langage et la société dépendent de manière ultime de la capacité mentale de calculer récursivement des structures linguistiques définies » (1983, p. 450 ; je souligne). Comme le cognitivisme lie son programme de naturalisation du sens et son objectif affirmé de sortir du cercle herméneutique[17], il origine ainsi le sens dans une machinerie syntaxique en supprimant par là le problème de l’interprétation.


2. La sémantique cognitive contre le cognitivisme

Les données que nous allons rappeler intéressent en premier lieu la linguistique nord-américaine, mais depuis l’essor du chomskysme on s’est habitué à considérer ses péripéties avec tant de révérence qu’on ne saurait nous en tenir rigueur.

La sémantique cognitive n’est devenue un mouvement de recherche international qu’au milieu des années 1980. Les débats théoriques ont intéressé en premier lieu l’économie de la linguistique, la place de la sémantique en son sein, puis les relations de la linguistique aux disciplines connexes au sein des recherches cognitives[18].

L’économie interne de la linguistique était dominée par la tripartition syntaxe / sémantique / pragmatique reprise du positivisme logique de Morris et Carnap[19]. Dans le cadre du programme formaliste, la syntaxe devait jouir d’une prééminence de fait, car elle se prêtait naturellement à un traitement formel dont les grammaires catégorielles avaient depuis longtemps montré l’exemple. Le dogme chomskyen de la centralité de la syntaxe exprimait cette prééminence ; et les tentatives de sémantique formelle, dont la plus achevée reste sans doute celle de Montague, la maintenaient en faisant de la sémantique un décalque de la syntaxe, selon le principe clairement formulé par Haugeland : “Si vous prenez soin de la syntaxe, la sémantique prendra soin d’elle-même” (1981, p. 22).

Les objections des sémanticiens “continentaux”, assimilés d’emblée aux structuralistes rituellement honnis, ne furent pas entendues ni même écoutées. Au sein de la sémantique générative s’étaient certes élevées au début des années soixante-dix quelques contestations portant sur la centralité de la syntaxe, voire sur son autonomie, mais elles n’ont pas clairement mis en cause le caractère formel de la sémantique[20]. Aussi n’eurent-elles pas grand effet immédiat.

On aurait pu s’attendre à ce que l’essor puis la vogue de la pragmatique linguistique conduisent à modifier l’économie interne de la linguistique. Il n’en a rien été : ne pouvant guère contester la tripartition à laquelle elle devait son existence, la pragmatique se contentait d’accueillir les problèmes que la sémantique vériconditionnelle refusait prudemment de traiter, celui de la métaphore par exemple. Malgré quelques litiges frontaliers sur les indexicaux (puisqu’ils réfèrent, mais à la situation), le partage des tâches entre pragmatique et sémantique logique demeurait incontesté.

Les contestations sont d’abord venues de praticiens de l’IA spécialisés dans les traitements automatiques du langage. La théorie des dépendances conceptuelles de Schank (présentée en 1973-1975) prétendait avec un impudence encore inégalée faire l’analyse automatique de textes en se passant de l’analyse syntaxique, et transcrivait tout simplement les mots en primitives conceptuelles. La centralité et l’autonomie de la syntaxe, tout comme le caractère logique de la sémantique se trouvaient déniées de fait. Une implantation informatique sommaire mais spectaculaire achevait de consommer le forfait. Wilks (1976) portait le débat sur le plan théorique dans un article d’une qualité rare dans ce milieu, où il récusait les prétentions de la sémantique logique à détenir la question du sens linguistique, par une critique brillante de la théorie des modèles et de ses développements montagoviens. Il proposait simultanément une théorie des « préférences sémantiques » très proche des recherches continentales d’alors sur les isotopies[21].

En psychologie cognitive, depuis les premiers travaux de Quillian sur la mémoire sémantique représentée par des chemins d’activation sur un réseau (1966), se sont développés des modèles du “lexique mental” inspirés par la tradition associationniste, comme la théorie de l’activation propagée de Collins et Loftus (1975). Ils ne devaient rien dans leur principe à la sémantique formelle, quelles qu’aient été par la suite les discussions sur le statut logique de ces réseaux (cf. l’auteur, 1991, ch. IV).

Par ailleurs, les travaux de Rosch et de ses collaborateurs sur la typicalité, publiés à partir de 1972, mettaient indirectement en cause la théorie lexicale des conditions nécessaires et suffisantes développée par Morris et Carnap (théorie des postulats de signification) et s’appuyaient sur des expériences indiscutées à l’époque. Les travaux de Rosch concluaient à une appartenance floue, dont les sémantiques logiques, qu’elles soient intensionnelles ou extensionnelles, ne pouvaient rendre compte[22].

Conscients du danger, Fodor et ses collaborateurs ont tenté de justifier par des arguments expérimentaux le modèle de Carnap, mais sans grand succès. Le lexique a toujours été une des pierres d’achoppement des sémantiques formelles — sans doute parce qu’il n’y a pas de compositionnalité sémantique entre morphèmes. Le mouvement progressif de réhabilitation du lexique depuis trente ans a d’ailleurs coïncidé avec les difficultés croissantes du cognitivisme orthodoxe, représenté en linguistique par Chomsky et en psychologie par Fodor. Plus généralement, les échecs subis par le modèle computationnel de l’esprit[23] propre au cognitivisme orthodoxe ont conduit progressivement la linguistique et la psychologie cognitives à s’éloigner des modèles formels, en mettant notamment en doute le format propositionnel des états mentaux.

Ces causes externes n’ont évidemment agi que sous l’effet de causes internes et le cognitivisme classique a échoué en sémantique sous l’effet d’une contradiction propre : à supposer — à ma connaissance personne dans les recherches cognitives ne le conteste — que le sémantique s’identifie au mental, le prétendu caractère formel des états et processus mentaux ne peut s’autoriser de la sémantique formelle contemporaine, qui se caractérise par un antipsychologisme, et, mieux, par un antimentalisme de principe. En particulier, la théorie de la dénotation directe développée par Carnap contient une nouveauté absolue dans l’histoire de la sémantique occidentale, la suppression du concept comme intermédiaire entre le signe et l’objet[24].

Cette contradiction insoluble a été voilée : on a assisté, dans la décennie 1975-1985, à une mentalisation de la sémantique formelle, sous le couvert de la théorie computationnelle de l’esprit ; chez Fodor, par exemple, le processus de connaissance culminait dans la manipulation formelle des symboles du “langage de la pensée” (cf. 1975). L’ouvrage illustre de Johnson-Laird, Mental Models (1983) tentait aussi, comme l’indique son titre, de concilier la psychologie et la théorie des modèles, au juste prix d’un appauvrissement réciproque.

En 1986, Langacker pouvait encore écrire, à propos de la théorie linguistique contemporaine[25] : « Les points d’accord général comprennent ceux-ci : (a) le langage est un système fermé sur lui-même (self-contained) susceptible d’une caractérisation algorithmique, et dont l’autonomie est suffisante pour qu’il puisse être étudié isolément, indépendamment de préoccupations cognitives plus larges ; (b) la grammaire (la syntaxe en particulier) est un aspect indépendant de la structure linguistique, distinct à la fois du lexique et de la sémantique ; et (c) son sens est justiciable de l’analyse linguistique, et il est correctement décrit par une sorte de logique formelle fondée sur des conditions de vérité » (p. 1). À cela il opposait : « Les structures grammaticales ne constituent pas un système formel autonome ou un niveau de représentation : elles sont bien au contraire symboliques par nature, et permettent la structuration et la symbolisation conventionnelle du contenu conceptuel. Le lexique, la morphologie et la syntaxe forment un continuum d’unités symboliques, qu’on ne peut diviser qu’arbitrairement en composants séparés » (1986, p. 2). Ainsi la contestation de la tripartition de Morris et Carnap permettait de redéfinir l’économie de la linguistique, et notamment la place de la sémantique en son sein, comme de formuler des propositions concordantes avec celles des linguistes qui n’avaient jamais accepté de travailler dans ce cadre théorique aussi contraignant qu’infondé (cf. l’auteur, 1990).

Si les constatations de Langacker sont globalement admises par les chercheurs qui se réclament de la linguistique cognitive (sauf ceux qui sont les plus proches du cognitivisme orthodoxe de Chomsky et Fodor), ils ne sont aucunement unifiés, et il faut distinguer les auteurs qui ont entrepris de psychologiser une sémantique issue de la sémantique formelle (Jackendoff par exemple) et ceux qui, comme Langacker, tentent courageusement de rompre avec la philosophie analytique.

Remarque : Cette évolution n’a pas que des causes intrathéoriques, comme la faiblesse descriptive de ce paradigme. La technologisation des sciences cognitives nous conduit ici à parler d’argent. Il ne suffit pas de constater que le centre symbolique des recherches cognitives s’est transporté du MIT à l’Université de Californie. Au sein même de cette université, le programme de recherche proposé en 1983 par Barwise et Perry, et qui tentait de sauver le paradigme formaliste en le sophistiquant pour tenir compte des situations et des attitudes propositionnelles, ne reçut pas les fonds espérés, et ce revirement des décideurs fut douloureusement ressenti par les sémanticiens formalistes du monde entier. Pire, le cognitivisme orthodoxe, qui justifiait théoriquement depuis le milieu des années cinquante le programme de l’Intelligence Artificielle classique, allait être entraîné dans sa chute. Les responsables de l’Initiative de défense stratégique (dite “guerre des étoiles”) perdirent en deux ans confiance dans l’IA classique et dès 1985 supprimèrent la plupart de ses crédits pour les attribuer au connexionnisme, qui connut alors un succès mondial auprès des décideurs et des chercheurs[26]. On a assisté depuis à des palinodies de ténors du paradigme classique, qui s’en trouve encore affaibli : telles sont les exigences de la chasse au contrat.


3. Difficultés épistémologiques de la sémantique cognitive

3.1. Les principes de la sémantique cognitive

La linguistique cognitive part du postulat que “le langage est une partie intégrante de la cognition humaine” (Langacker, 1987, p. 11) ou le considère comme “un produit de processus cognitifs” (Harris, 1990, p. 7). Autant dire qu’elle se place sous la dépendance ou dans le champ d’une “science cognitive”, qui voudrait déposséder la philosophie du problème de la faculté de connaître ou du moins rivaliser sur ce point avec elle.

Le postulat cognitif rappelle fort celui des grammairiens philosophes du XVIIIe [27], qui plaçaient la grammaire sous la dépendance de la logique, en convenant que les règles de la grammaire reflètent les opérations de l’esprit humain. Autant dire que la linguistique cognitive prolonge à sa manière le courant des grammaires philosophiques (antérieur à la formation de la linguistique comme discipline), même si leur contenu philosophique se signale parfois par sa confusion[28].

Pour la linguistique cognitive, la psychologie, si logicisée soit-elle, l’emporte sur la logique et les phénomènes linguistiques sont rapportés à des processus mentaux censés les expliquer. Cette valeur étiologique des processus mentaux suppose deux thèses, tout à fait traditionnelles en Occident et qui ont toujours empêché la constitution d’une linguistique autonome : (i) le langage est un produit de la pensée ; (ii) il en est un instrument[29]. À ces deux titres, il est considéré comme le produit et le moyen d’un processus de connaissance. Cette conception instrumentale du langage impose naturellement une approche fonctionnelle : “ Si le langage est un des outils conceptuels de l’homme, il ne doit être non pas étudié de façon autonome, mais considéré par rapport à sa fonction cognitive : interpréter, ordonner, fixer et exprimer l’expérience humaine” (Geeraerts, 1991, p. 27).

Si personne parmi les cognitivistes ne conteste l’autonomie de la pensée, tous dénient celle du langage. La sémantique doit à cette dénégation d’occuper dans la linguistique cognitive un rôle central : en effet, comme il l’a toujours été jusqu’à Saussure, le sens y est identifié à des représentations. En outre, les représentations sont généralement réduites à des concepts. On conclut alors, avec Jackendoff, que “la structure sémantique est la structure conceptuelle” (1983, p. 85) ; ou encore avec Langacker que “le sens est identifié avec la conceptualisation” (1986, p. 3).

Si, comme l’ont fait peu ou prou toutes les sémantiques cognitives, on récuse les théories logiques du concept, deux voies s’ouvrent alors. (i) Soit l’on construit, dans le cadre de la linguistique, une théorie des idées et l’on crée une nouvelle idéologie[30] : c’est la voie proposée notamment par Langacker : « La sémantique linguistique doit alors entreprendre l’analyse structurale et la description explicite des entités abstraites comme les pensées et les concepts » (1986, ibid.), c’est-à-dire que l’on poursuit l’entreprise non-critique (au sens kantien) des grammairiens-philosophes des Lumières[31]. (ii) Soit l’on s’en remet à la psychologie, comme maints auteurs le recommandent depuis Steinthal (1855). Certains identifient ainsi tout bonnement la sémantique et la psychologie cognitive : « Etudier la sémantique du langage naturel, c’est étudier la psychologie cognitive » (Jackendoff, 1983, p. 3)[32].

Si la linguistique n’est pas autonome, la sémantique ne l’est pas non plus. Qu’on en juge : « Ni la forme ni le sens des expressions ne peuvent être adéquatement décrits sans référence aux connaissances encyclopédiques des locuteurs, à leur capacité de transposer des concepts de domaines concrets vers des domaines abstraits, et à leur usage de représentations superpositionnelles et de schèmes à satisfaction de contraintes pour intégrer des sources multiples d’information » (C. Harris, 1990, p. 7).

La non-autonomie du langage, et particulièrement celle du sens ainsi affirmées[33], la linguistique devient-elle une science de l’esprit ? Langacker dit partager avec Lakoff “la vision (devenant rapidement réalité) d’une linguistique non objectiviste qui reflète la pleine richesse de notre vie mentale” (1987 b, p. 385). En écrivant cela, Langacker suggère que l’objet de la linguistique n’est pas limité au langage. Quel est-il donc ? Par le postulat de non-autonomie, les linguistes cognitivistes renoncent en fait à délimiter précisément leur objet pour se conformer à des objectifs, comme celui de refléter “la pleine richesse de notre vie mentale”, programme qui pourrait être celui d’une phénoménologie et qui fut celui de l’Idéologie de Destutt de Tracy.

Le statut de la sémantique demeure ambigu : non seulement elle reste sous la dépendance de la philosophie qui a éternellement détenu la question du sens, mais elle se trouve en outre annexée à la psychologie cognitive, dont la caution scientifique peut laisser parfois à désirer. Ainsi, bien que les sémanticiens cognitivistes reprochent pour la plupart aux chomskyens “d’établir l’autonomie du langage au dépens de la sémantique” (Vandeloise, 1991, p. 74), certains comme Jackendoff entendent réaliser leur programme bien connu, qui consiste à absorber la linguistique dans la psychologie (cf. Chomsky, 1984). En cela, l’ouverture cognitive, conforme à “la croyance populaire qui voit dans le langage un appendice de nos facultés cognitives générales” (Vandeloise, ibid.), cache en fait un réductionnisme banal, la réduction étant bien entendu présentée comme un enrichissement.

Si le langage n’est pas considéré comme autonome, cela tient à la perspective étiologique adoptée par la linguistique cognitive : en recherchant les causes des faits linguistiques, elle place leur explication ailleurs, dans la sphère psychologique, sans s’aviser que les sciences sociales ne peuvent accéder qu’à des conditions, non à des causes, et n’exhiber que des régularités, plutôt que des règles au sens technique.

3.2. Difficultés

Le mentalisme en linguistique a un long et notoire passé. On peut en distinguer à présent deux formes principales. Si le mentalisme logique qui a soutenu depuis le milieu du XIIIe siècle jusqu’à nos jours le programme des grammaires universelles[34], il se voit complété ou contesté depuis le milieu de XIXe siècle par des programmes psychologistes dont les grammaires cognitives restent la formulation la plus récente. Aussi, Geeraerts souligne-t-il à bon droit la parenté entre une certaine sémantique historique fin de siècle et la sémantique cognitive : chez des auteurs comme Max Hecht (1888) ou van Ginneken (1912), on trouve clairement formulée l’idée que les lois sémantiques sont de nature psychologique et que de ce fait la sémantique “tombe dans la psychologie”[35]. On comprend alors pourquoi “la linguistique cognitive peut reprendre le programme des préstructuralistes” (Vandeloise, 1991, p. 90).

Les théories mentalistes de la signification linguistique, notamment celle qui se réclament d’une psychologie, paraissent toutefois se heurter à diverses difficultés. La première tient à leur universalisme, que le cognitivisme orthodoxe prétendait avoir hérité du rationalisme classique. Les formes nouvelles du cognitivisme, dont relève la sémantique cognitive, ne se réclament plus de ce rationalisme, mais demeurent universalistes dans la mesure où elles réitèrent, nous le verrons, des gestes caractéristiques de la philosophie transcendantale.

L’unité de l’esprit humain n’étant généralement pas mise en doute, et les significations étant rapportées à des représentations ou des opérations mentales, personne en ne formule l’hypothèse qu’il existe autant de sémantiques que de langues, soit six mille au bas mot. Or, le problème fondateur de la diversité des langues distingue décisivement la sémantique linguistique de la philosophie de la signification. La sémantique cognitive relève donc, pour l’essentiel, de la tradition philosophique : la recherche des primitives conceptuelles, universaux et archétypes cognitifs se situe à l’évidence dans cette tradition.

Une deuxième difficulté tient au fait que les états et processus mentaux sont évidemment mal connus et la valeur explicative qu’on leur attribue ne peut qu’en souffrir. D’une part, les faits psychophysiologiques se caractérisent par des degrés de complexité fort divers et rien à l’heure actuelle ne permet de saisir l’unité de ce que l’on résume sous le terme obscur mais commode de pensée. En outre, un abîme sépare les faits psychophysiologiques et les phénomènes vécus. Bien des difficultés de la psychologie cognitive tiennent sans doute à ce qu’elle a élu domicile dans cet abîme, et traite des phénomènes comme des objets, par des méthodes qui miment celles des sciences de la vie. Quand la sémantique cognitive considère les significations comme des représentations, elle s’expose aux mêmes difficultés et se voit contrainte d’objectiver un espace phénoménologique où elle déploie les significations, sans pouvoir s’appuyer sur les neurosciences.

Une troisième difficulté apparaît dans la mise en rapport du mental et du linguistique. Deux voies s’ouvrent ici. La voie représentationnaliste met en rapport unités linguistiques et éléments de pensée, en expliquant les propriétés des unes par celles des autres[36]. Se posent alors les problèmes classiques de la correspondance mot / concept et de l’effabilité. Ainsi Jackendoff regrette-t-il que “le langage n’assigne pas systématiquement un mot par concept” (1987, p. 324), alors même que Kintsch se félicitait d’une correspondance presque exacte. Et là où Katz posait que toute proposition mentale peut être exprimée par une phrase dans toute langue naturelle, Sperber et Wilson estiment qu’en général les pensées et les phrases ne se correspondent pas terme à terme (1989, p. 287). Je ne tâcherai pas d’expliquer pourquoi ces auteurs croient que concepts et pensées sont discrets et dénombrables (cf. l’auteur, 1991, pp. 90-91), me bornant à souligner que ces faux problèmes dérivent de la séparation entre le linguistique et le conceptuel, caractéristique du dualisme traditionnel qui rapporte les significations à une sphère non linguistique[37]. La sémantique y gagnerait une valeur explicative fondée sur le postulat que le représenté jouit d’une supériorité sur le représentant, mais à la condition inévitable d’être déliée des langues.

Une autre voie permet de mettre en relation le langage et la pensée d’une manière moins naïve, sans recourir nécessairement à la notion de représentation : elle consiste à rapporter les faits linguistiques à des opérations de la pensée, et nous la dirons pour cela opérationnaliste.

Elle a donné lieu à deux courants de recherche distincts. Le premier, inspiré par Winograd, s’est développé en Intelligence Artificielle dans la décennie 1972-1982, puis tomba vite dans l’oubli ; il a pris le nom de sémantique procédurale (cf. Miller et Johnson-Laird, 1976 ; Johnson-Laird, 1983). Le slogan meanings are procedures définissait le sens d’un symbole comme l’ensemble des procédures qui lui sont associées, à l’image de certains symboles dans les programmes informatiques. Rapportée à la pensée, la sémantique procédurale supposait bien entendu une conception computationnelle de l’esprit. Elle eut cependant l’intérêt de ne pas limiter la signification à la référence et de conférer à l’inférence une place primordiale.

Le second, animé par des linguistes (Langacker, Lakoff, Talmy, notamment) s’est développé dans la décennie suivante et domine encore à présent la sémantique cognitive. Il prend explicitement ses distances à l’égard du paradigme dit symbolique, d’inspiration logique. Il rapporte la signification à des opérations dans des espaces mentaux. Nous caractériserons ce second courant en discutant le problème de l’espace.

Notons auparavant que la voie représentationnaliste et la voie opérationaliste ne sont pas dualistes de la même façon et ne mettent pas en rapport par la même méthodologie les deux niveaux qu’elles distinguent. La première part d’une préconception du niveau mental, généralement logique, pour rapporter ses unités aux unités linguistiques[38]. Cette conception dogmatique de la description vise à rédimer l’imperfection des langues en les rationalisant, avec un insuccès constant, puisque les langages logiques qui structurent le niveau mental ont été conçu pour se passer des langues, en évitant par là leurs défauts prétendus.

À l’inverse, la seconde entend plutôt partir de la description linguistique décrire pour l’espace mental, en considérant le langage comme une fenêtre sur la cognition[39]. Ce souci empirique lui confère une meilleure capacité descriptive, bien que la séparation entre son objet (les langues) et son objectif (décrire la cognition) affaiblisse sa prétention scientifique au profit d’une philosophie spontanée dépourvue de dimension réflexive.


4. La sémantique cognitive et l’espace

L’espace joue jusqu’à présent un grand rôle en sémantique cognitive, puisqu’elle situe son objet dans un espace mental. La nature et le statut de cet espace appellent des précisions pour distinguer ce qui est de l’ordre du questionnement philosophique et ce qui relève de problèmes scientifiques.

1. Un article de sémantique cognitive se reconnaît du premier coup d’œil à ses hors-texte : les formules symboliques de la sémantique formelle ont été supplantées par des diagrammes et croquis divers dont le caractère informel ne fait aucun doute. Hors de leur utilité pédagogique, il semble bien que ces figures dans l’espace graphique représentent les formes de l’espace mental. Il serait oiseux de présenter ici une sémiotique de ces figures. Notons simplement que les diagrammes présentent visuellement une combinatoire de traits sémantiques descriptifs (ex. trait gras pour saillance) alors que les icônes qui y sont incluses (comme le canonique petit chat) valent pour des concepts non analysés.

2. En second lieu, de nombreuses études de sémantique cognitive ont pris les prépositions “spatiales” pour objet (cf. e.g. les multiples publications de Brugman et / ou Lakoff sur la préposition over ; ou Talmy, 1983 ; Vandeloise, 1984 ; Jackendoff, à paraître, etc.). Toutes ces études conservent la perspective sémasiologique traditionnelle en philosophie du langage[40] et se heurtent donc au problème de la polysémie, aussi obsédant qu’insoluble si l’on entend gager la sémantique sur une ontologie. Mais seule nous importe ici la caractérisation de l’espace qu’elles décrivent : est-ce (i) un espace physique susceptible d’une métrique, (ii) un espace de sens commun relevant de la physique naïve, (ii) un espace anthropologique
Les études sur les prépositions se réfèrent en général à la deuxième sorte d'espace, sans toujours éviter un réalisme naïf. Ainsi Vandeloise définit-il la verticalité (en français) par la direction des fusées (sans doute zénithales, et non sol-sol)[42]. Nous allons voir cependant que les autres sortes d’espaces sont mises par ailleurs à contribution.

3. La grammaire cognitive de Langacker, qui reste la théorie la plus achevée en la matière, se nommait originellement Space Grammar et nous permettra d’introduire une réflexion sur l’espace transcendantal.
Toutes les structures sémantiques, affirme-t-il, sont caractérisées par des domaines cognitifs. Or, « toute structure cognitive — par exemple une caractérisation nouvelle, un concept établi, une expérience perceptuelle ou un système entier de connaissances — peut servir de domaine à un prédicat » (1991, pp. 106-107). La notion de domaine (qui paraît ici difficile à définir) n’a aucun rapport particulier avec l’espace, à ceci près que “notre expérience de l’espace” fait partie des domaines considérés comme primitifs (cf. p. 106). Mais cependant, toute expression “impose une image particulière dans son domaine” (p. 107). En étudiant les dimensions de l’imagerie, ou “capacité incontestable que nous avons d’appréhender un domaine cognitif de différentes manières”, Langacker souligne qu’imagerie (imagery) n’est pas pris “dans le sens d’imagerie visuelle ou sensorielle” de règle en psychologie cognitive (ibid.). La dimension la plus caractéristique de l’imagerie est la distinction profil / base : « La base d’un prédicat est son domaine, c’est-à-dire les structures cognitives qu’il présuppose ; son profil est une sous-structure de la base qui accède à un niveau distinctif de saillance en tant qu’entité désignée par l’expression » (ibid.)[43]. Les autres dimensions de l’imagerie, le champ[44], le grain ou la résolution, renvoient également à un processus de vision qui se déploie dans l’espace abstrait ou se situent les domaines. Quelle est donc cette optique transcendante ?

4. La tradition idéaliste avait coutume d’affirmer la précellence de la vision sur l’ouïe[45]. Mais pour elle, c’est bien entendu la vision d’un espace transcendant qui constitue la connaissance véritable. D’où, jusqu’à Eccles, les spéculations séculaires sur le regard intérieur et l’œil de l’âme : il voit les Idées, dans une contemplation silencieuse. Rapportée au langage, la tradition idéaliste fait de la vision le pôle métaphorique privilégié. Par exemple, dans ses recherches sur la vision, Berkeley avait comparé le développement de la perception de l'espace à celui du langage[46].
La sémantique cognitive reprend certains éléments de cette tradition, sans référence explicite toutefois — mais les véritables inspirateurs sont peut-être ceux que l’on ignore ou que l’on tait. Ainsi Diller remarque-t-elle : « La vision constitue le domaine sensoriel le plus systématiquement utilisé pour conceptualiser l’activité mentale. Les correspondances s’effectuent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les adjectifs décrivant l’intensité lumineuse qui permet d’identifier formes et couleurs sont utilisés pour décrire les idées. Le mot idée lui-même vient du grec et signifiait d’abord dans cette langue d’abord ‘forme visible, forme distinctive’ » (1991, p. 223).
Sans épiloguer sur le poids de cet argument ni sur les exemples qui l’appuient, soulignons que la sémantique cognitive préfère à la conception phonocentrique du langage une conception optocentrique. Cela, sans doute, parce que l’on ne peut traiter de la connaissance sans se soucier de la vérité : or, c’est un lieu commun de la tradition occidentale, depuis la philosophie présocratique, que la vue est plus véridique que l’ouïe, car elle atteste du fait, alors que l’ouï-dire reste sujet à caution[47].
Gustave Guillaume, aïeul tutélaire de la sémantique cognitive “à la française”, aimait se référer à Leibniz pour justifier la hiérarchie des deux sens rapportée à la description du mental : “Leibniz a été sensible à cette différence du mental visible, premier, et du mental dicible, second, seul avancé en langage humain. De là son conseil, précieux, de penser en figures” (Guillaume, 1982, p. 220)[48]. Ainsi, la précellence du visuel explique l’usage même des diagrammes guillaumiens et/ou cognitivistes.
Dans l’affrontement entre la sémantique formelle et la sémantique cognitive, on assiste sans doute à un nouvel épisode du conflit millénaire qui dans notre tradition oppose deux théories philosophiques de la signification : la théorie aristotélicienne, phonocentrique, se fonde sur la référence des symboles pour les ordonner logiquement, alors que la théorie néo-platonicienne (plotinienne puis augustinienne) se fonde sur l’inférence entre signes indiciaires. La première se prolongeait dans la philosophie analytique[49]; la seconde, intentionnaliste, se prolonge dans la phénoménologie, qui inspira Guillaume et dont se réclament certains cognitivistes (cf. e.g. Jackendoff, 1983, 1987 ; Winograd et Florès, 1986). L’intention y est figurée, selon la métaphore optocentrique, comme une visée (Guillaume, Pottier) ou un scanning (Langacker).
Enfin plusieurs auteurs (Lakoff, Sweetser, Johnson notamment) insistent sur l'assimilation entre vision et compréhension. Entre le domaine visuel et le domaine de la connaissance, Johnson relève les correspondances suivantes : "Objet vu —> Idée/concept ; voir un objet —> comprendre une idée ; lumière ambiante —> "lumière" de la raison ; accommodation visuelle —> attention cognitive ; acuité visuelle —> pénétration intellectuelle ; point de vue —> perspective intellectuelle" (1992, p. 354)[50].
Bien entendu, dans la phylogenèse des facultés mentales dites supérieures, le bon développement de la vision chez l’homme, relativement aux autres sens, a pu jouer un rôle éminent : mais c’est là ouvrir un autre débat.

5. Indépendamment des saisies qui s’y déploient, le statut de l’espace cognitif mérite quelques éclaircissements. Pour certains auteurs, comme Talmy, ou Herskovits, il s’agit apparemment de l’espace euclidien que présuppose par leur description des prépositions. Cela révèle un discret réalisme : l’espace physique serait euclidien comme l’espace mental qui le représente ; et cependant, personne ne prétend que les relations métriques ni même topologiques y soient conservées.
Certains auteurs préfèrent décrire l’espace cognitif par une topologie générale (cf. e. g. Petitot, 1985). Mais si cet espace est bien l’espace phénoménologique, comme l’affirme ce dernier, comment serait-il justiciable d’une algèbre topologique ? Cette question, que m’inspire Gilles-Gaston Granger, reste d’autant plus embarrassante que la tradition phénoménologique, et notamment Merleau-Ponty, a insisté sur l’irréductibilité de l’espace phénoménologique à l’espace physique, sauf à admettre un réalisme massif qui annule l’entreprise phénoménologique elle-même.
Il serait utile, en s’inspirant de Leibniz, de distinguer entre trois sortes d'espaces : (i) l'extensum, antitypie et diffusion de l'étendue des corps, (ii) l'extensio ou espace absolu ; (iii) enfin le spatium, de l'ordre de l'entendement, qui conditionne la mesure, la divisibilité, la grandeur, et en demeure cependant indépendant si bien que le point peut être conçu comme son élément générique (cf. Serres, 1963, p. 778). L'espace de la physique naïve est de l'ordre de l'extensum, l'espace "cognitif" est de l'ordre de l'extensio, l'espace topologique de l'ordre du spatium. Enfin, l'espace phénoménologique ne relève semble-t-il d'aucun des trois ordres précédents.

6. Quelle est enfin la fonction philosophique de l’espace a priori ? Depuis Kant, il est le lieu de la médiation, par les schèmes, entre le sensible et l’intelligible : « Le schème des concepts sensibles, comme des figures dans l'espace, est un produit et en quelque sorte un monogramme de l'imagination pure a priori, au moyen duquel et suivant lequel les images ne doivent toujours être liées au concept qu'au moyen du schème, auquel il doit rapporter toutes les représentations intellectuelles pour les rendre saisissables et représentables par les sens » (Kant, 1787, [trad. Trémesaygues et Pacaud, p. 153])[51]. Cassirer appliquera la théorie du schématisme à la conscience linguistique : « Tout se passe comme si les relations intellectuelles et idéelles n'étaient saisissables par la conscience linguistique que si elles sont projetées dans l'espace et "reflétées" analogiquement en lui » (1972 [1927], I, p. 154)[52].
Kant presque oublié, Cassirer inconnu, le problème du schématisme se reposa dans le milieu des recherches cognitives par la médiation du psychologue anglais Bartlett (1932), qui avait trouvé chez Otto Seltz (1913) une bonne lecture de Kant. Devenu psychologique, le problème du schématisme connut, sous une forme appauvrie, un grand succès en Intelligence Artificielle : à la suite de l’article illustre de Minsky (1975), les théories des schèmes, dits aussi frames, se mirent à foisonner en sémantique cognitive. Lakoff présente ainsi son hypothèse de la spatialisation de la forme : à propos des schémas qui “structurent notre expérience de l’espace”, il note : « Ce que j’avancerai maintenant, c’est que les mêmes schémas structurent les concepts eux-mêmes. En fait je soutiens que les schémas imaginaux (image schemas) définissent l’essentiel de ce que nous entendons ordinairement sous le terme de structure, lorsque nous parlons de domaines abstraits » (1987, p. 283).
On nous opposera que cette filiation historique semble ténue et qu'il y a loin des schémas cognitivistes aux schèmes kantiens. Le premier sémanticien qui se réfère explicitement au schématisme kantien, Mark Johnson, un élève de Lakoff, n'affirme qu'une proximité avec Kant : « L'imagination est ce qui nous permet de saisir les formes et de composer de nouvelles mises en ordre de notre expérience. Part fondamentale de ce travail imaginatif, un schéma imaginal est la structuration dynamique et récurrente de nos interactions dans l’expérience. J'ai montré (1987) que cela est très proche du sens dans lequel Kant (1781) employait le terme de 'schéma' » (1992, p. 350).
Le schème kantien et le schéma cognitiviste sont des représentations générales qui contiennent toutes les représentations particulières. Ce qui différencie clairement le kantisme du cognitivisme, c'est le statut du concept. Les schèmes kantiens se définissent par rapport aux concepts purs de l'entendement. En quelque sorte, le schème est le concept, mais appliqué au sensible et donc spatialisé ou temporalisé. L'imagination pure a priori est une instance de médiation entre l'entendement (dont relèvent les concepts) et la sensation. Mais les cognitivistes ne distinguent plus clairement entre l'entendement et l'imagination[53], et les schèmes perdent leur fonction médiatrice pour devenir des formes a priori de l'expérience sensible. Cela explique pourquoi il n'y a rien "derrière" les schémas graphiques des sémanticiens : il représentent les opérations d'un entendement que leur contestation du logicisme a réduit à une imagination pure. D'où leur iconisme fondamental, qui s'appuie implicitement sur le principe que comprendre c'est voir.

7. Même si le thème transcendantal n’est pas revendiqué comme tel, nous sommes alors conduit à interroger les fondements théoriques de l’iconisme des grammaires cognitives. Salanskis demande à bon droit : « Langacker n’est pas loin de nous présenter ses diagrammes comme des productions auxquelles son imagination est arrivée par la voie d’une […] réflexion en quête du fondement, et qui sont la matrice de tout sens à ce titre, sans qu’il soit nullement question de les attribuer à telle ou telle sphère localisable de l’esprit. On peut même soulever la question de savoir si le contenu transcendantal ainsi dégagé est l’explicitation de l’esthétique spatio-temporelle kantienne » (à paraître b, p. 12).
Une question du même ordre se pose quand Talmy, en recherchant les notions grammaticales qui constituent “la structuration conceptuelle fondamentale du langage”, distingue trois systèmes imageants (imaging systems), celui de la schématisation structurale, celui de la distribution de l’attention et celui de la dynamique de la force (cf. s. d., pp. 194-195), dans lesquels Salanskis retrouve sans difficulté, respectivement, la catégorie de la quantité, celles de la qualité et de la modalité, puis celles de la relation (mêlée à certains aspects de la modalité ; à paraître a, p. 13, n. 27).
Sans doute Kant a-t-il eu de profondes intuitions sur la cognition humaine ; sans doute aussi les collègues californiens écrivent-ils sans le savoir ou sans le dire des doctrines transcendantales du jugement : comment pourraient-ils faire autrement, puisqu’ils ont choisi d’emblée, par le postulat mentaliste, de confondre les catégories sémantiques avec les concepts purs de l’entendement ? On pourrait se féliciter, avec Petitot, que les sciences cognitives viennent prolonger la philosophie transcendantale. On pourrait aussi regretter qu’elles reprennent de façon non critique les catégories aristotéliciennes restructurées par Kant, qui figurent toujours incognito dans les listes d’universaux cognitifs (cf. e. g. Sowa, 1984, pp. 415-419). Ne sont-ils pas ceux dont la métaphysique occidentale a toujours eu besoin ? Simmel regrettait amèrement qu’il y eût trop peu de catégories[54]. Pour en trouver d’autres, ou mieux pour s’en passer, la seule voie qui s’ouvre est celle de la linguistique historique et comparée, dans laquelle la sémantique cognitive n’a guère pu s’engager, puisqu’elle partait d’hypothèses universalistes.

8. Ces thèmes transcendantaux laissent supposer que l’espace cognitif peut devenir le lieu d’élaboration d’une ontologie. Nous allons examiner cette question à propos de la théorie des noms chez Langacker. Le nom est on le sait la partie du discours que la philosophie occidentale a questionné sans cesse depuis Parménide jusqu’à Kripke[55].
Langacker revient sur l’opinion traditionnelle que les noms représentent des objets, non pour l’invalider, mais pour la fonder : « Les objets physiques représentent le prototype de la catégorie des noms et on ne peut pas s’attendre à ce que, sans modification, une description fondée sur le prototype s’applique à la fois aux membres centraux et périphériques. Une caractérisation directement applicable à tous les membres de la classe sera nécessairement extrêmement schématique, traitant les objets physiques comme un cas particulier (bien qu’en même temps privilégié) » (1991, p. 109)[56]. Au-delà des objets physiques, Langacker veut ainsi définir les objets quels qu’ils soient, c’est-à-dire l’objectivité, pure de toute détermination, afin de caractériser sémantiquement la classe des noms. Il propose alors, sans autrement argumenter, cette définition : « un nom désigne une région dans un domaine » (p. 110). Sans revenir sur la notion de domaine, on retiendra qu’il s’agit là d’une définition purement spatiale de l’objectivité[57]. Et il demeure que les noms désignent des objets.
La notion de désignation, employée ici par Langacker reste bien différente de la signification ; elle rappelle que la sémantique cognitive maintient entre les mots et leur signification la distance qui sépare le linguistique du conceptuel. Mais une ambiguïté demeure quant à la détermination de ces niveaux l’un par l’autre : d’une part le contenu d’un nom est déterminé par le fait qu’il désigne un objet (i.e. une région dans un domaine) ; d’autre part l’usage d’un nom détermine (ou suppose?) une réification : “la nominalisation implique un certain type de réification conceptuelle” (1991, p. 109).
Sans plus gloser cette implication, on se demande alors si l’espace mental de la sémantique cognitive ne résulte pas d’une involution de l’espace des états-de-choses que tient pour acquis le positivisme logique[58]. La métaphore iconique n’a pas changé : la proposition, disait le premier Wittgenstein est un tableau vivant ; elle représente en effet un état de choses dans l’espace physique ; la phrase, dirait un sémanticien cognitiviste, représente un état de choses dans l’espace mental.
La définition spatiale de l’objectivité corrobore l’hypothèse de cette involution. En effet, la distinction du monde et de l’esprit est traditionnellement articulée par la distinction de l’espace et du temps, notamment dans le courant phénoménologique. La spatialisation de l’esprit apparaît alors comme le moyen de lui conférer une objectivité externe, qui en fasse l’objet d’une science positive, bien que cognitive, et le tienne à l’écart du vécu personnel, rythmé par la conscience intime du temps.
C’est pourquoi sans doute la sémantique cognitive rabat le temps sur l’espace : par exemple, Diller affirme que “le concept de temps puise ses attributs dans d’autres domaines conceptuels, en particulier dans le domaine de l’espace”, ou encore que l’espace est “le modèle-source favori “ du temps (1991, p. 212)[59]; Langacker parle de régions du temps, car il définit les structures temporelles par un balayage (scanning) de l’espace cognitif[60]; Johnson encore estime que "les schémas imaginaux sont les structures des processus temporels" (1992, p. 355).


5. Directions de recherche

La linguistique cognitive a étendu le champ de la sémantique à des questions rejetées par la linguistique formelle, comme celle de la métaphore par exemple. Elle a attribué à l’étude du sens une place primordiale, en refusant la tripartition sémiotique (syntaxe/sémantique/pragmatique) et notamment la division entre syntaxe et sémantique.

Malgré ces acquis, il reste encore difficile de mesurer son apport. En quelque façon, la sémantique a toujours été cognitive, car le sens linguistique a toujours été détenu par des sciences de l’esprit (logique, idéologie, psychologie, etc.). Au XXe siècle, deux théories ont rompu avec cette tradition millénaire en introduisant deux nouveautés à ma connaissance sans précédent, l’une par suppression d’un pôle dans la triade mot/concept/chose, l’autre au contraire par addition d’un pôle : la sémantique formelle a supprimé le concept pour instaurer la dénotation directe ; la sémantique structurale a distingué le signifié du concept, pour concevoir enfin une sémantique non-cognitive, qui ne soit plus une science des représentations mentales[61].

La sémantique cognitive s’est développée indépendamment de ces deux courants et reste affrontée aux apories classiques que nous mentionnions plus haut. Pour les dépasser, il faudrait établir que le sens est non seulement distinct de l’espace comme du temps, mais encore qu’il se définit par une forme d’objectivité différente de celle du monde physique et du monde des représentations. À cette condition, le problème de la pertinence pourrait recevoir des solutions, alors qu’il reste bizarrement absent de la sémantique cognitive[62].

Elle pourrait échapper à son involution spéculative par deux voies. D’une part, elle s’efforcerait de rompre l’antique division entre le sensible et l’intelligible qui a toujours interdit de concevoir l’autonomie du sémantique. Les théories du schématisme ont le mérite de tenter une médiation entre ces pôles métaphysiques, mais maintiennent par là-même l’écart qu’elles tentent de réduire. Paradoxalement, c’est d’une sémantique non-cognitive que sont venues les propositions pour l’étude de la perception sémantique (cf. l’auteur, 1991, ch. VIII). Au paradigme du calcul se substitue alors celui de la reconnaissance des formes sémantiques, de leur constitution et de leur dissolution, indépendamment de toute métaphore spatiale. Il s’agit d’étudier les processus perceptifs dans le traitement du sens en tenant compte de phénomènes généraux comme la perception catégorielle ou l'inhibition latérale.

Le concept de perception sémantique permet aussi de revenir sur les termes mêmes du problème du schématisme. En le posant sans tenir compte du rôle du langage, Kant s’est privé par là tout moyen de le résoudre, et même de le poser dans des termes suffisamment clairs[63]. Le schématisme, mystérieuse technique (Kunst) “celée dans les profondeurs de l’âme humaine”, ne serait-il pas tout simplement la possibilité d’instancier des signifiés linguistiques par des référents particuliers ou par des référents généraux hypostasiés en concepts ? Cette hypothèse a été longtemps oblitérée par la tradition dualiste qui rabattait le signifié soit sur le concept pur soit sur l’image d’un objet ; cependant, elle mérite discussion, et le caractère sémiotique des schèmes ne peut être éludé. Dès lors, leur valeur explicative se trouve mise en doute : si les schèmes ne sont que des formes sémantique hypostasiées par le mentalisme, il faut les référer aux langues et aux cultures dont ils relèvent ; et les sémantiques cognitives qui les ont mis à l’origine de leurs processus d’explication, de spéculatives qu’elles paraissaient, deviennent simplement spéculaires.

Reste bien entendu à justifier la dualité des signifiés et des représentations qu’ils induisent, et pour lesquelles j’ai proposé le nom de simulacres multimodaux, pour ne pas les réduire à des “images” mentales : cette dualité est un légitime artéfact théorique qui permet de tracer le départ entre sémantique linguistique et psychologie.

La sémantique cognitive pourrait faire un effort complémentaire pour rompre avec son universalisme initial, héritage naturel de la tradition scolastique de la philosophie du langage. Les grands programmes d’anthropologie cognitive des années soixante se donnaient pour but explicite d’infirmer les hypothèses de Sapir-Whorf et le relativisme de l’école de Boas. Le programmes de recherche relativistes, peut-être plus difficiles à accepter par la morgue occidentale, ont été arrêtés. Mais à présent, certains travaux de sémantique cognitive comparée pourraient conduire à réexaminer les postulats universalistes. Ceux d’Isma’il et de McKenna sur l’interprétation des prépositions spatiales anglaises montrent par exemple que les afro-américains structurent encore l’espace comme il l’est par des langues africaines comme le haoussa (pour une synthèse, cf. Hill, 1991). L’hypothèse d’un héritage ethnoculturel s’impose, si la langue d’origine contraint la représentation de l’espace même quand elle a cessé d’être parlée. Il reste encore à remanier les cadres théoriques pour éprouver et interpréter cette sorte de résultats indésirables. Une sémantique comparée pourrait tenir compte du caractère culturel des langues et des représentations qu’elles induisent ou contraignent.

***

À ce point de l’exposé, le lecteur s’étonnera peut-être que nous n’ayons pas encore brandi de “nouveau paradigme” et il nous faut justifier ce manquement aux usages.

La problématique logico-grammaticale a connu des développements remarquables avec le positivisme logique, puis son extension tardive dans le paradigme fonctionnaliste des recherches cognitives que Fodor et Pylyshyn disent à bon droit classique. Cependant, je me garderai d’en tirer argument pour tenter d’affaiblir le paradigme fonctionnaliste, comme pour plaider en faveur d’un paradigme concurrent. Voici quelles raisons m’engagent à cette réserve.

a) D’une part, le paradigme classique, fort critiqué (cf. l’auteur, 1991), a perdu l’essentiel de ses soutiens, sauf dans certains cantons de la philosophie de l’esprit, et il s’efface dans une sorte d’indifférence, comme si le conformisme avait changé de camp. Ce serait faire preuve d’un suivisme tardif que de renchérir à présent.

b) Faut-il d’autre part lui trouver à tout prix une alternative ? Les recherches cognitives semblent en passe de payer cher leur dépendance à l’égard de l’épistémologie de Kuhn. Le concept fort ambigu de paradigme reste partout utilisé sans recul critique, alors qu’il ne fait sans doute que transposer au plan théorique les luttes entre lobbies académiques. Nous avons assisté naguère à des gigantomachies quelque peu grandiloquentes qui mettaient en scène les affrontements entre paradigmes alternatifs : ainsi, la parution de Parallel Distributed Processing (1986) s’est-elle accompagnée de défis lancés haut et fort. En fait, les connexionnistes différaient plutôt par les méthodes que par les objectifs et n’étaient pas moins fonctionnalistes, à leur manière, que les adversaires qu’ils entendaient terrasser.

Or la question qui se pose à nous est celle d’une alternative globale au fonctionnalisme (cf. l’auteur, 1996) ; il n’est pas certain que les recherches cognitives puissent la formuler, tant le fonctionnalisme a déterminé en leur sein les relations entre disciplines.

Parvenir à se priver de théories trop puissantes, n’est-ce pas plutôt une chance qu’un sujet de désarroi ? Sans paradigme, ou du moins sans rassurant conformisme, on cherche certes à quel saint se vouer[64].

c) De fait, voici quinze ans déjà, Fodor reconnaissait crûment l’absurdité du fonctionnalisme dans la version computationnaliste qu’il défendait, mais en tirait néanmoins argument pour le pérenniser, puisque aucune théorie ne pouvait prétendre le remplacer. Sans épiloguer sur cette résignation militante, constatons que l’argument tient pour acquis que la place du fonctionnalisme est délimitée une fois pour toutes. Et si le fonctionnalisme était une théorie trop puissante, impossible à infirmer, et de ce fait non scientifique ? Comme toutes les positions métaphysiques, elle est inattaquable ; et toute autre position qui aurait la même ambition ne serait pas moins métaphysique.

d) Il reste donc à se passer du fonctionnalisme. De fait, les divers courants de pensée qui se sont développés ces vingt dernières années, comme l’énaction, la vie artificielle, le constructivisme, la phénoménologie naturalisée, l’herméneutique matérielle, sont d’autant plus intéressants qu’ils ne se présentent pas comme des théories globales et conservent des liens privilégiés avec des secteurs disciplinaires : l’énaction avec la biologie, la Vie artificielle avec l’informatique, le constructivisme avec la psychologie, la phénoménologie naturalisée avec la philosophie, l’herméneutique matérielle avec les sciences du langage.

e) Quand nous avons repris de Schleiermacher le projet d’une herméneutique matérielle, tel qu’il a été mis en œuvre par Szondi, nous entendions par là donner à la sémantique linguistique un fondement épistémologique indépendant des théories de la référence et de la représentation (l’auteur et coll., 1994, ch. II). Nous avons proposé d’étendre cette problématique à l’ensemble de la sphère sémiotique. Ce propos a certes été notablement réélaboré par Bachimont, pour ce qui concerne l’IA et l’informatique (1996). Mais beaucoup resterait à faire pour que cette problématique devienne un paradigme, au sens trop fort d’une alternative globale au fonctionnalisme — et peut-être n’est-ce pas souhaitable.

f) En effet, les recherches cognitives entrent sans doute dans une nouvelle phase d’interdisciplinarité, non plus fusionnelle, mais fédérative. Le fonctionnalisme computationnel a unifié les disciplines cognitives par une communauté de postulats : uniformité du symbolique, ubiquité du format propositionnel, théorie calculatoire des processus. Corrélativement, elles utilisaient délibérément les mêmes concepts et les mêmes moyens de représentation : réseaux sémantiques, modules séquentiels, etc. Cette forme d’unité est une application tardive et sans doute ultime du programme de la Science unifiée que proposait jadis le positivisme logique.

Par contraste, les affinités entre les problématiques alternatives qui se développent dans les diverses disciplines ne suffisent pas à décréter une levée de fait des frontières entre elles. Si, pour sa part, la perspective de l’herméneutique matérielle permet de renouveler la sémiotique, restée fort tributaire du positivisme logique, cela permettra d’approfondir les distinctions entre les langues, les langages et les autres systèmes de signes, en caractérisant mieux leurs régimes herméneutiques. On pourra alors mieux spécifier la médiation sémiotique entre le “physique” et le “représentationnel”. Enfin, en posant le problème de la phylogenèse des cultures, relier les sciences de la culture aux formes d’intelligibilité issues des sciences de la vie.


NOTES

[1] Ce texte révise de larges extraits de deux études : La sémantique cognitive — Eléments d’histoire et d’épistémologie, in Brigitte Nehrlich, éd. "Histoire de la sémantique, 1890-1990", Histoire, Epistémologie, Langage, XV, 1, 1993, pp. 153-187 et  Problématiques du signe et du texte, Intellectica, 23, 1996, pp. 11-53.

[2] J’avoue cependant rester perplexe devant les leçons du passé pré-cognitif que tire Vandeloise : “Grâce à la linguistique synchronique, terminé la régression sans fin vers le passé. Grâce au structuralisme, fini la tyrannie des langues écrites et cultivées” (1991, pp. 96-97).

[3] Même du point de vue neurophysiologique, cela est réducteur, car les décharges neuronales se groupent en rafales (bursts).

[4] On pourrait s’étonner que le mot symbole désigne à la fois le type de signe qui a pour ainsi dire le moins de signification et celui qui en a le plus. Quand Jean Ladrière donne de l’herméneutique cette définition restreinte : « discipline qui s’occupe de l’interprétation des signes en général et des symboles en particulier » (1969, p. 108), il entend par symbole le signe linguistique investi de plus d’un sens (à “double référence”, ou “connoté”). Ces deux acceptions, par défaut ou par excès, sont unies par une propriété commune de statut sémantique : la signification reste gagée ailleurs, car elle consiste en une relation entre un signe et un autre ordre de réalité. Ce qui unit encore le symbole logique au symbole religieux, c’est la séparation du signifiant et du signifié. Le signifiant existe par lui-même et peut être lu littéralement, sans être interprété, mais bien qu’il requière de l’être.

[5] Il s’agissait d’unifier toutes les sciences sur le modèle unique de la physique mathématique, selon ce que l’on a appelé la thèse de l’unité de la science. Morris et Carnap ont exposé leur programme dans l’Encyclopaedia of Unified Science (1938 ; Unified Science traduit le Einheitswissenschaft du Cercle de Vienne).

[6] Il ne s’agit pas d’un critère définitoire, car ce concept est utilisé par diverses formes d’intellectualisme non-critique (cf. la simplex apprehensio chez Thomas d’Aquin).

[7] Sur le signe hilbertien, cf. Piotrowski (1994, pp. 58-59). Que le symbole s’impose de lui-même par simplex apprehensio, cela a été réaffirmé par Turing dans son étude fondatrice quand il parle de l’immediate recognizability des symboles (1936, p. 250). Certes, ni Hilbert ni Turing n’ont prétendu que la définition des signes mathématiques puisse être étendue à l’ensemble des signes. Mais l’objection générale de Ladrière est restée sans réponse : « L’utilisation de la méthode formelle ne dispense pas la pensée mathématique de maintenir le contact avec certaines intuitions qui sont antérieures à la formalisation et que celle-ci peut seulement aider à clarifier » (1957, p. 9). Ce sera la tâche d’une herméneutique formelle (cf. Salanskis, 1991).

[8] On peut aussi utiliser des unités de première articulation, comme des mots, et Lewis Carroll ne s’en prive pas dans sa Logique sans peine : mais leur usage reste alors autonymique.

[9] Alors que la liste des symboles d’un langage est stipulée initialement, celle des mots d’une langue ne cesse d’être remaniée, car elle dépend de normes variables, qui non permettent à tout moment de créer des néologismes interprétables.

[10] Plus précisément, un langage formel ne peut s’interpréter lui-même.

[11] Les arguments et les exemples sont légion : les mots prendre un verre compteront pour une lexie si on les fait suivre de dans le bureau, mais trois s’il s’agit de dans l’armoire.

[12] Il est le seul auteur de ce courant à mentionner Saussure : il reprend sa figuration iconique du signifié — figuration au demeurant apocryphe et que l’on doit sans doute aux éditeurs du Cours de linguistique générale, puisqu’elle n’apparaît pas dans les notes des étudiants sur lesquelles ils se sont fondés.

[13] Le Monde, 11 octobre 1994.

[14] Ils jouent le rôle de ce que les Messieurs de Port-Royal appelaient les mots d’idées : ils représentant des idées si simples qu’ils sont indéfinissables et servent à définir tous les autres. L’élémentaire n’a pas à être interprété, car si l’on postule qu’il donne sens, il est originant. On retrouve la même conception des indéfinissables chez Greimas et des primitives chez Fodor.

[15] Comme la Raison n’est sans doute que la forme sécularisée de l’Ame, les animaux se trouvent mystérieusement dépourvus de langage mental.

[16] Il articule aussi bien la forme logique (interprétation sémantique des phrases dans la théorie chomskiynne des années 1980) que le format prédicatif permettant, selon van Dijk et Kintsch, de coder la signification de toutes les phrases de tous les textes.

[17] Dan Sperber écrivait, sous le titre Connaître l’acte de connaître : « Il n’y a pas de pensée sans signification. Est-ce à dire que la signification relève elle aussi d’une explication darwinienne ? La signification peut-elle être “naturalisée”? Voilà sans doute le Graal de la philosophie cognitive. Si l’on parvient un jour à expliquer la signification d’un discours ou le contenu d’une pensée sans les ramener à d’autres significations, à d’autres contenus, si, en d’autres termes, on peut sortir du “cercle herméneutique”, alors, en effet, il y aura eu une révolution cognitive. Le fossé entre les sciences naturelles et les sciences humaines aura été comblé » (Le Monde, 21 octobre 1993). Toutefois, ce fossé ne paraît tel que pour l’objectivisme non-critique que nous a légué le scientisme du siècle dernier. Il disparaîtra si l’on établit la dimension herméneutique des sciences “naturelles”, comme le font aujourd’hui des auteurs comme J. Stewart en biologie ou G. Cohen-Tannoudji en physique (cf. Salanskis et coll., 1997).

[18] Pour une introduction, cf. l’auteur, 1991.

[19] Elle l’est encore en bien des endroits. Cette tripartition, qui reprend sans qu’il y paraisse la division antique entre grammaire, logique et rhétorique, a sans doute été l’obstacle épistémologique principal qui a entravé le développement de la linguistique dans la seconde moitié du XXe siècle (pour une discussion, cf. l’auteur, 1988 et 1990).

[20] Galmiche (1975) reste la meilleure introduction à cet épisode confus mais symptomatique.

[21] L’arrière-plan théorique de ces auteurs se situait dans la sémantique structurale européenne. Wilks se trouvait encore en Angleterre, où il avait été l’élève de Margaret Masterman. Schank avait suivi les cours de Greimas à Pise en 1972, et a omis de reconnaître sa dette à son égard. Plusieurs auteurs, dont je suis, ont indépendamment souligné par la suite le parallélisme frappant des deux théories, tant sur la question des primitives que sur celle des fonctions narratives ou « scripts » ; interrogé à ce sujet, Schank a justifié son silence en disant simplement que la théorie de Greimas n’était pas computationnelle (communication personnelle).

Enfin, le système de Winograd, SHRLDU, qui reste le plus célèbre dans toute l’histoire des traitements automatiques du langage (cf. Winograd, 1971, Dreyfus, 1984) s’appuyait sur la grammaire systémique de Halliday, pur produit de la linguistique structurale européenne.

[22] Pour une discussion, cf. Kleiber, 1991 ; l’auteur, 1991, ch. VII.

[23] Son principe est le suivant : “On fait l’hypothèse que l’esprit est comme un ordinateur et on se demande quelle sorte d’ordinateur il doit être, étant donné ce qu’il peut faire [« One hypothesizes that the mind is like a computer and asks what sort of computer it must be, given what it can do »] (Hobbs, 1991, p. 1 ; pour les amateurs, cf. au ch. VI l’analyse d’un sonnet de Milton dans cette perspective).

[24] Voir les fermes objections élevées par Kalinowski (1985) au nom du néo-thomisme. Saint Thomas lui-même avait repoussé l’hypothèse d’une dénotation directe, qui d’ailleurs n’avait pas été developpée en théorie, pour les raisons théologiques que l’on devine.

[25] Il s’agit évidemment de la linguistique nord-américaine, mais l’ignorance feinte ou délibérée du “continent” a été si bien imitée par les auteurs « continentaux » eux-mêmes que cette précision n’est plus nécessaire.

[26] L’Intelligence Artificielle classique se trouvait sanctionnée pour n’avoir pu mettre au moins un véhicule de combat terrestre sans pilote qui soit conforme aux normes opérationnelles. Comme toutes les disciplines coûteuses, elle se trouve fort exposée à la versatilité des décideurs, comme l’avaient montré dès les années soixante les revirements à propos de la traduction automatique, puis des perceptions. Impitoyable, Dreyfus a célébré avec une même allégresse communicative la dislocation de l’empire soviétique et la crise de l’Intelligence Artificielle.

[27] C’est à eux que pensait Franz Bopp quand il traçait le projet, toujours sensé à nos yeux, d’étudier les langues en elles-mêmes, c’est-à-dire comme objets et non comme moyens de connaissance. De ce point de vue, la linguistique cognitive apparaît comme un retour au passé (je ne dis pas en arrière) sur des bases nouvelles.

[28] J’appelle philosophique toute linguistique qui se place sous la dépendance d’une théorie de l’esprit, qu’elle en procède ou qu’elle vise à la constituer.

[29] Pour Jackendoff le langage aide la pensée : “Bien qu’il ne soit pas la source ou la cause de la pensée, il pourrait bien la faciliter”, car il la stabilise en mémoire, et “aide à différencier les concepts plus clairement” (1987, p. 322). Pour Catherine Harris, le langage “est un système conventionnel pour coder les intentions communicatives” (1990, p. 8).

[30] Au sens précis du terme, défini par ceux que Bréal nommait “nos pères de l’école de Condillac” (1898, p. 255).

[31] Mais en considérant l’expérience mentale comme l’objet même de la sémantique, qui tient lieu alors de théorie des idées : “Je crois que l’expérience mentale est réelle, qu’elle est susceptible d’une recherche empirique et d’une description réglée, et qu’elle constitue l’objet naturel de la sémantique” (Langacker, 1987, p. 99).

[32] Pour d’autres, la sémantique occupe plutôt une position médiatrice, d’ailleurs équivoque, entre la linguistique et la psychologie. Ainsi, Denhière et Baudet, plus au fait de certaines théories “continentales”, distinguent la sémantique linguistique, la sémantique cognitive, et la sémantique psychologique, le seconde jouant un rôle médiateur entre les deux autres (1992), sans pour autant que les signifiés soient clairement distingués des représentations.

[33] Vandeloise écrit ainsi : “Face aux théories orthodoxes de la linguistique contemporaine (le structuralisme et la grammaire générative), la grammaire cognitive risque de paraître à la fois anarchiste et réactionnaire. Anarchiste — certains diront obscurantiste — parce qu’elle refuse d’accepter a priori les postulats sur lesquels sont fondées ces deux théories : l’autonomie de la langue et l’indépendance de ses modules (en particulier, la syntaxe et la sémantique) ; réactionnaire, parce que, en se rapprochant ainsi du sens commun, elle rejoint certaines croyances des approches préstructuralistes (“préscientifiques”) du langage” (1991, p. 69 ; structuraliste semble employé ici au sens américain du terme).

[34] Pour un développement, cf. l’auteur, 1991, ch. II.

[35] “Dans la mesure où elle dérive ces lois de la nature de l’esprit et où elle écrit une histoire des représentations — les représentations [Vorstellungen] sont des idées — [la sémantique] tombe dans le domaine de la psychologie” (Hecht, 1888, p. 5 ; je modifie la traduction de Geeraerts).

[36] Une conception représentationaliste du langage “est psychologique, c’est-à-dire qu’elle met en rapport le langage et la pensée ; ce rapport est bi-univoque, et permet de réduire toutes les explications linguistiques au schéma : l’élément linguistique L a la propriété Xi parce qu’il est le signe (représente) l’élément de pensée Pi ” (Auroux, 1992, p. 5).

[37] La voie représentationnaliste est tributaire d’une certaine philosophie du langage reconvertie en philosophie de l’esprit. “Depuis une dizaine d’années, note Récanati, on observe un déplacement massif de la philosophie du langage vers la philosophie de l’esprit […]. L’idée que la pensée ressemble beaucoup à un langage constitue elle-même un thème central en philosophie de l’esprit” (1991, p. 137). Les relations de représentation s’étagent si bien que la pensée elle-même a une sémantique : non seulement elle a une syntaxe, mais “de façon encore plus indiscutable, la pensée a une sémantique, et c’est la deuxième propriété fondamentale qu’elle partage avec le langage. Comme les énoncés, les pensées ont un contenu. Lorsqu’on pense, on pense quelque chose, de même que lorsqu’on parle on dit quelque chose ” (ibid.). Ainsi, la sémantique du langage, c’est la pensée, et la sémantique de la pensée se réduit aux états de choses qui constituent son contenu informationnel objectif, coloré au besoin par un contenu subjectif (cf. ibid). Ce gros bon sens, largement partagé par les tenants du cognitivisme classique (comme Fodor, Millikan, et à ses heures, Jackendoff) témoigne de l’aristotélisme scolastique très appauvri qui continue de faire le fond de la philosophie du langage, même reconvertie en philosophie de l’esprit.

[38] Du moins croit-elle le faire, sans voir que ces unités conceptuelles ne sont que du sémantique appauvri.

[39] Jackendoff titre une de ses conférences favorites Language as a Window into Spatial Cognition. Même image chez Vandeloise, 1991, p. 97.

[40] La méthode sémasiologique étudie les signifiés à partir des signifiants : étant donné un signifiant, elle cherche quels signifiés lui sont associés.

[41] Je ne compte pas ici les espaces modaux, dont le principe de représentation par des graphes remonte à Peirce. Ils appartiennent en fait au paradigme logique, même si certains (comme Fauconnier, 1984) ont tenté de les cognitiviser.

[42] “La direction verticale est une ressemblance de famille dont je citerai ici quelques traits. Elle est parallèle : — à la direction du corps des soldats au salut du drapeau ; ­­— à la position des arbres dans la forêt ; — à la direction des corps en chute ; — à la direction des fusées”(1986, p. 89). Cette liste est naturellement indéfinie, et l’auteur en convient : “J’aurais pu parler aussi bien des oreilles des bergers allemands, de la queue des chatons ou de la direction des cheminées” (n. 1, pp. 105-106). L’idée d’une pertinence sémantique propre à la langue est ainsi implicitement rejetée, sans doute pour ce motif : “Je soupçonne aujourd’hui la définition différentielle de la valeur d’avoir surtout, aux yeux des structuralistes, le mérite d’enfermer la signification dans le système de la langue, garantissant ainsi son autonomie” (1991, p. 74).

[43] La distinction base/profil reprend, semble-t-il, la distinction forme/fond de la Gestalt. D’après les exemples donnés, la base est tout simplement une classe sémantique sans autre principe de définition que d’être ordonnée par les relations partie-de ou sorte-de.

[44] Le champ est une autre sorte de classe (ordonnée par la relation partie-de). Ainsi, “la conceptualisation d’un ongle constitue le champ immédiat du prédicat ongle, puisque la chose désignée par ongle est identifiée dans une large mesure par sa position dans le doigt” (p. 108). On voit par ce dernier exemple que Langacker articule un double réalisme : l’expression représente la conceptualisation, qui à son tour se vérifie dans la désignation des choses. Mais le thème phénoménologique est présent dans le fait que la conceptualisation détermine la spécification, voire l’identification des choses, mais non l’inverse. Au réalisme chosiste succède ainsi un réalisme mentaliste.

[45] Des deux sens nobles, la vue et l'ouïe, considérés comme les portes de l’âme, les platoniciens penchaient pour le premier. Le rôle éminent de la vision dans le platonisme doit être lié au caractère fondamental de la relation iconique, qui fonde toute représentation et toute signification. Dans le Cratyle (430 e-432 c), le nom (onoma) est comparé à un portrait (gramma) ou à une peinture de la chose, avant d’être défini comme une image (eikon). Mais cette image ne vaut jamais l’original et le langage humain reste irrémédiablement imparfait. Enfin, l’univers dans son ensemble, si l’on en croit la dernière phrase — très discutée — du Timée, est un Dieu sensible image (eikon) du Dieu intelligible” (92 c). Autant dire que la relation iconique assume une fonction ontologique primordiale, puisqu’elle met en communication le sensible et l’intelligible. Pour les chrétiens, elle pourra même présider à l’incarnation. Ainsi, selon saint Paul, juif hellénisé, Jésus est une image du Père (eikon ; cf. Colossiens, I, 15) ; de même chez Jean Damascène.
Il reviendra cependant aux néoplatoniciens de souligner le mérite des images, comme représentation préférable au discours. Plotin admire les sages d’Égypte : “Quand ils voulaient montrer les choses avec sagesse, ils n’élaboraient pas des discours et des énoncés, qui exigent des caractères d’écriture […]. Bien plutôt, ils dessinaient des images, et chaque image était la représentation unique de chaque chose ; ils les gravaient dans les temples, et faisaient ainsi voir que la sagesse transcendante ne se déploie pas en discours” (Ennéades, V, 8, 6). Autant dire que la supériorité de l’icône justifie la méfiance à l’égard du langage humain, jugé trop peu mimétique.
En outre, alors que le discours parle à la raison, l’image parle au cœur. A chaque sens correspond un type de connaissance : la connaissance visuelle est intuitive (l’étymologie le dit assez) et passionnée, tandis que la connaissance auditive par le biais du langage procède par argumentation ; elle est rationnelle ou du moins logique, comme l’étymologie (logos) le dit encore. En revanche, les aristotéliciens, s'autorisant du De sensu (I, 437 a 3-17) et de la Métaphysique (A I, 980 a, 24 b - 25) ont généralement souligné l’importance de l’ouïe, jusqu’à lui donner généralement la précellence. Elle préside en effet à l'apprentissage par le langage, et selon Aristote un aveugle de naissance peut devenir plus sage qu'un sourd. Cet argument moral souligne en fait le caractère humain, voire simplement social, de la sagesse, et témoigne indirectement d’une confiance dans le langage.

[46] Il ne croyait par pour autant à l’espace absolu, ancêtre de l’espace cognitif : “ Au sujet de l’espace absolu, ce fantôme des philosophes mécanistes et géomètres, il peut suffire de noter qu’aucun sens ne le perçoit, qu’aucun raisonnement ne le prouve et que par suite les plus grands des Anciens le traitèrent comme une chose purement imaginaire” (Siris, § 271, tr. Leroy).

[47] Par exemple, les théories archaïques de l’inspiration font des Muses celles qui donnent à voir. Homère les invoque ainsi : “Vous déesses, voyez toutes choses, connaissez toutes choses, tandis que nous n’avons que l’ouï-dire et non la connaissance” (Iliade, 2.284 sq.).

[48] De façon révélatrice, cette citation est reprise non seulement par Picoche (1986, p. 11) qui reste dans la tradition guillaumienne, mais par Abraham et al. (1991, p. 49) qui se réclament de la sémantique cognitive.

[49] Dont Stuart Mill, féru de scolastique, fut le patriarche.

[50] Il s'appuie pour cela sur des exemples de phrases anglaises qu'il a forgés, comme : "Nous voyons à la lumière de la raison (by the light of reason) que toutes les idées sont innées". Mais pour conclure à la validité cognitive générale des métaphores optocentriques, il faudrait éviter les effets spéculaires : des expressions comme la lumière de la raison témoignent plus la tradition idéaliste occidentale qu’elles n’illustrent la cognition humaine.

[51] “L’image est un produit du pouvoir empirique de l’imagination productrice” (ibid.) sans rapport direct avec la vision, comme chez Langacker.

[52] Cela est lié à la fonction médiatrice du langage : “Le langage, avec les noms qu’il donne aux contenus et aux rapports spatiaux, possède lui aussi un tel schème, auquel il doit rapporter toutes les représentations intellectuelles pour les rendre saisissables et représentables par les sens” (Cassirer, 1927, p. 154).

[53] Cf. par exemple Johnson affirmant que "notre rationalité est imaginative" (1992, p. 357), et que la sémantique cognitive révèle "la nature imaginative de nos concepts et de notre raison" (1992, p. 365). S'il n'est plus de raison pure, l'analogie avec Kant s'arrête vite. En outre, comme le note Formigari, “la théorie du schématisme de Kant, en tant qu’elle s’applique à la sensibilité, tend justement à affranchir les contenus mentaux de leur genèse visuo-perceptive” (1993, p. 159). Or il en va à l’inverse en sémantique cognitive, où l’on insiste sur cette genèse, certains auteurs penchant semble-t-il pour la phylogenèse d’une imagination pure, d’autres pour l’ontogenèse d’une imagination qui reste attachée à son origine empirique.

[54] Et il déplorait en même temps, à la viennoise, qu’il y eût trop peu de sexes.

[55] Dans la Grèce archaïque — qui a fondé on le sait notre philosophie du langage — la notion de mot est issue de celle de nom : tous les mots étaient appelés des noms (onomata), car il n'existait pas d'autre façon de les désigner. A son tour, la notion de nom procède de celle de nom propre ou singulier. Désigner, c'est d'abord appeler par son nom un homme, un dieu, ou une chose. Et les noms particuliers ont été longtemps considérés comme les premiers mots, à l'origine du langage.

[56] Nous ne revenons pas sur la théorie des prototypes, dont nous avons traité ailleurs (1991, ch. VII). Pour une introduction, cf. Kleiber, 1991.

[57] L’espace imaginaire de Langacker paraît n’avoir que deux dimensions, mais nous ne sommes pas loin de la définition thomienne de l’objet comme boule topologique.

[58] Cette hypothèse est corroborée par les nombreuses théories de transition (cf. e. g. Johnson-Laird, Fauconnier). Johnson-Laird rappelle d’ailleurs que sa théorie des modèles mentaux est un développement du Tractatus de Wittgenstein. Il a ainsi simplement transformé une théorie logique et antipsychologique en psychologie logicisée.

[59] Voir aussi Lakoff, 1990.

[60] À l’inverse, la sémantique guillaumienne, tout aussi mentaliste, mais qui avait subi l’influence de la phénoménologie et non du positivisme logique, avait fait du temps son objet de prédilection.

[61] Le sens linguistique exerce certes des contraintes sur la formation des représentations, mais il ne consiste pas en représentations. À son égard, elles sont des corrélats, mais ni des effets ni des causes (pour un développement, cf. l'auteur, 1991, ch. III.

[62] La seule pertinence mentionnée est celle que définissent Sperber et Wilson (1989) : simple principe d’économie dans la transmission de l’information, elle reformule une de ces lois du moindre effort abandonnées depuis longtemps par la linguistique historique.

[63] On s’est maintes fois étonné du silence pesant que Kant garde sur la question du langage ; il néglige même de discuter les auteurs qui ont traité diversement de son rôle dans la connaissance, qu’ils se situent dans la tradition empiriste (comme Hume et Locke) ou dans la tradition idéaliste (comme Leibniz ou Berkeley). Ce silence systématique est vraisemblablement dû au fait qu’il ne pouvait concilier l’instance de la raison pure avec l’historicité et la diversité des langues.

[64] Mais faut-il se vouer à un saint ? En prônant la méditation vipasana, le regretté Varela voulait ancrer les sciences cognitives dans une sagesse bouddhique. Mais à tout prendre, elles ont une dette à l’égard de la sagesse plotinienne, du moins par l’intermédiaire de Leibniz, inventeur de la numération binaire et précurseur de l’irénisme moderne qui présida à la première cybernétique : il ne serait pas moins sage d’y faire retour.


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© mars 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique :  RASTIER, François. Sémiotique du cognitivisme et sémantique cognitive : Questions d’histoire et d’épistémologie. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Semantique-cognitive.html>. (Consultée le ...).