SÉMIOTIQUE ET SCIENCES DE LA CULTURE
François RASTIER
C.N.R.S.
(Texte paru dans Linx, 2001, n°44-45, p. 149-168)
SOMMAIRE
I. Questions
ouvertes
II. La sémantique
des textes et ses propositions pour la sémiotique
III. Vers une
sémiotique des cultures
RÉSUMÉ
: À la différence de la sémiotique du signe, extension
de la tradition logico-grammaticale le programme saussurien d'une "
science des signes au sein de la vie sociale " conduit à
privilégier les textes et autres performances sémiotiques
complexes, comme à les contextualiser au sein des pratiques de
production et d'interprétation où ils prennent sens. Cela
permet d'esquisser un programme fédérateur pour les sciences
de la culture : il développe l'anthropologie qui a donné
naissance chez Humbolt à la linguistique historique et comparée.
Après avoir interrogé le statut scientifique de la sémiotique,
on souligne qu'une sémantique des textes peut contribuer à
renouveler sa problématique. La linguistique est en effet la
sémiotique des langues, et relève en cela d'une sémiotique
des cultures.
Seule une discipline de l'interdisciplinarité peut convenir à l'interprétation des phénomènes humains |
Agamben, Stanze, 1988, p. 149, n. 26
La sémiotique semble encore une discipline sans frontières
; nous l'aborderons donc par restriction pour la questionner sur le
texte. Les réponses partielles que nous obtiendrons nous conduiront
à poser d'autres questions, d'ordre épistémologique.
Nous considérons la linguistique comme la sémiotique des
langues et des textes, mais puisque la sémiotique et la linguistique
ont connu des destins séparés, il nous faudra interroger
leurs rapports.
I. Questions ouvertes
La sémiotique
est-elle une discipline ? - Cette question préjudicielle mérite
encore d'être posée, car tout corps de théories
n'est pas appelé à devenir une discipline. L'essor des
universités au XIXe s'est accompagné par une disciplinarisation
des savoirs savants, mais la sémiotique ne s'est pas (encore)
disciplinarisée. Faute sans doute d'une collectivité suffisamment
unifiée pour se pourvoir de critères d'évaluation
, elle n'a pu définir ni critères de qualité reconnus,
ni cursus de formation. De fait, les rares enseignements de sémiotique
dépendent de départements de linguistique, plus rarement
encore de philosophie. Plus récemment, les sciences de la communication
ont accueilli des enseignements de sémiotique. Bien que la demande
sociale aille croissant, il n'est pas encore certain que les sciences
de la communication, qui sont plutôt, de fait, des techniques,
aient l'assise épistémologique nécessaire au développement
d'une sémiotique fondamentale. Ces questions académiques
restent ouvertes, et si la sémiotique parvient à se disciplinariser,
ce succès académique ne sera pas pour autant la preuve
du bien-fondé épistémologique de son autonomisation.
Corps de savoirs, de postulats et de conjectures, la sémiotique
est issue de deux disciplines : la philosophie (notamment la philosophie
du langage) depuis Locke, qui a sémiotisé la tradition
de la logique philosophique, et la linguistique depuis Saussure, Hjelmslev,
Greimas notamment. Bien qu'elles n'aient pas le même statut, ni
les mêmes objectifs, elles peuvent dialoguer en restant sur le
terrain philosophique, dans la mesure où la sémantique,
domaine charnière entre linguistique et philosophie du langage,
reste largement ouverte à des questions métaphysiques
comme celle de la référence. Mais ce dialogue reste peu
fructueux, et les mêmes arguments y reviennent depuis des siècles
(cf. Eco, 1989, Sémiotique et philosophie du langage).
Malgré les efforts de conciliation, la synthèse reste
impossible, car la sémiotique issue de la linguistique et la
sémiotique philosophique demeurent séparées par
deux questions liées.
En premier lieu, elles divergent sur la question des seuils sémiotiques
qui séparent les langages et autres systèmes de signes
des autres niveaux de la réalité : le niveau physique
et le niveau des (re)présentations. Là où la linguistique
propose un seuil qui passe par les systèmes de signes (biplanes
selon la proposition de Hjelmslev), la philosophie du langage, dans
sa tradition intentionnaliste de souche augustinienne milite pour un
abaissement voire une suppression des seuils. Pour une conscience, tout
peut signifier, dans la mesure où l'intentionnalité sémiotise
tout ce qu'elle vise (cf. en philosophie analytique Pierre Jacob, Pourquoi
les choses ont une signification). Mieux, pour Peirce, la sémiotique
intéresse tant les animaux, que les plantes et les minéraux
; et des sémioticiens peirciens contemporains ont parlé
très sérieusement de sémiotiques des particules
élémentaires, hadronique, leptonique, etc.
Se recommandant pourtant de Saussure et de Hjemslev, Greimas de son
côté n'a pas hésité à formuler l'énigmatique
programme d'une " sémiotique du monde naturel " (1970)
; et bizarrement, il a été suivi sur ce point. Nous nous
cantonnerons pour notre part au monde culturel.
Sémiotique
philosophique et sémiotique linguistique divergent sur un second
question critériale : leur objet comprend-il deux ordres de réalité
? Là encore la conception de la signification reste déterminante.
Pour la tradition de la sémiotique philosophique, tant aristotélicienne
qu'augustinienne, le réalisme l'emporte, et avec lui le postulat
réaliste que la signification est un rapport entre un concept
et un objet. Elle doit donc postuler à toute force une ontologie
des objets, de nos jours en sémantique vériconditionnelle
comme en sémantique cognitive - en témoigne le succès
des théories des prototypes.
De tradition occamienne, le prétendu nominalisme de Locke et
de la philosophie analytique n'est qu'un réalisme des individus,
alors que la sémantique saussurienne milite en revanche pour
un non-réalisme de principe. Son refus de l'ontologie revêt
une valeur fondatrice pour distinguer la sémantique des langues
de celle du langage, détenue depuis Aristote par la logique.
L'ontologie le cède alors à une dé-ontologie, et
la conception représentationnelle, théorétique,
de la signification, à une conception praxéologique, qui
la définit comme sens de performances sémiotiques au sein
de pratiques sociales (cf. l'auteur, 1996 a).
La linguistique
a pu devenir le noyau constituant de la sémiotique contemporaine
par son projet scientifique - qui la séparait de la philosophie,
par son épistémologie et sa méthodologie de science
historique et comparée. Cependant, cette évolution n'a
pas été comprise, et la linguistique a souvent été
exploitée et supplantée d'un même mouvement par
des projets énonciatifs ou cognitifs qui entendaient la dépasser.
Catégories universelles, sujets transcendantaux sont restés
la matière ordinaire et passablement spéculative de la
réflexion.
Cependant, on ne peut fonder la sémiotique par abstraction. Par
exemple, ce n'est pas l'abstraction de formes à partir des langues
qui permet de décrire les fonctionnement propres aux images où
aux musiques : cette abstraction ne peut retrouver que le fonds métaphysique
de la tradition logico-grammaticale qui privilégie un petit nombre
de relations et de catégories, combinées en modèles
constitutionnels, beaucoup trop puissants, par leur trivialité
même, et que l'on peut projeter sur des objets quelconques, certes
sans grand effort, mais sans gain descriptif notable. Dès lors
que l'on cesse de postuler divers universaux ethnocentriques et logocentriques
qu'on lui donne pour organon, voire pour objet, la sémiotique
ne peut être que fédérative : l'iconologie, la musicologie,
la linguistique, la chorégraphie, etc. sont bien entendu parties
prenantes de cette fédération.
Conformément au projet saussurien, la création de la sémiotique
à partir de la linguistique s'autorise du caractère exemplaire
de cette discipline, qui occupe une place importante au sein de la fédération
des sciences de la culture - nous développerons ce point à
la fin de cette étude.
La sémiotique
est-elle une science des signes ? - La sémiotique contemporaine
a peut-être défini trop restrictivement son objet. Elle
se présente en effet comme une science des signes, et bien des
ouvrages de sémiotique sont consacrés à la typologie
des signes (cf. Eco, 1992). Dans la tradition anglo-saxonne, la définition
peircienne de la sémiotique comme " doctrine des signes
" (1956, I, p. 98) a une grande autorité, et Thomas Sebeok,
qui préside depuis trente ans aux destinées académiques
mondiales de la sémiotique, souligne que le concept clé
de la sémiotique demeure toujours le signe. Pap estimait naguère
résumer l'opinion de tout sémioticien en réaffirmant
que la sémiotique est l'étude des signes.
L'affaire serait entendue si le signe n'était un artefact des
sémioticiens : d'une part, son identification est le résultat
d'une interprétation, non son point de départ ; d'autre
part, en règle générale, les pratiques sémiotiques
ne mettent pas en œuvre des signes isolés, mais des formations
complexes dont la segmentation est toujours problématique, parfois
impossible. La définition de la sémiotique comme science
des signes s'inscrit alors dans la tradition logique et grammaticale,
d'ascendance aristotélicienne, ordinaire dans cette discipline.
Universaliste, statique, réaliste, elle s'appuie sur une ontologie
des substances, et subordonne donc le signe au concept : il semble bien
que la solitude du signe soit la rançon de l'autarcie du concept.
Certes, les courants sémiotiques issus de la linguistique plutôt
que de la logique ou de la grammaire soulignent que la sémiotique
prend pour objet les systèmes de signes. C'est le cas, dans la
tradition européenne, de Saussure et Hjelmslev, tout comme de
l'Ecole de Tartu, chez Ivanov, Lotman, Lekomcev notamment. Cependant,
les systèmes de signes sont ordinairement conçus comme
des syntaxes : par exemple, la théorie de Hjelmslev étend
des procédures d'analyse morphosyntaxique à l'ensemble
des systèmes de signes. Or, même pour les langues, cette
conception syntaxique ne convient pas, ou fort mal. Dans l'analyse des
textes, on relève toutes sortes d'unités qui ne consistent
pas en signes, comme les thèmes ou les fonctions narratives.
Les signes sont les unités les moins complexes, cela n'entraîne
pas qu'elles soient fondamentales, au sens où toutes les autres
se réduiraient à elles sans reste . Enfin, une langue
ne consiste pas en un et un seul système de signes, dans la mesure
où tout texte témoigne de l'interaction de plusieurs sortes
de systèmes, notamment de normes. C'est pourquoi aucune grammaire
ne peut engendrer un texte ; et faute de tenir compte des normes, celles
qui peuvent engendrer des phrases ne peuvent écarter les phrases
indicibles - ou non dicibles parce qu'inacceptables selon les canons
de la rationalité.
II. La sémantique des textes et ses propositions pour la sémiotique
Le sens et la sémiosis
textuelle. - Une autre opposition intéresse les paliers de la
description : on parle alors de la signification d'un mot et du sens
d'un texte. Cette seconde distinction reflète alors la distinction
entre les deux problématiques logico-grammaticale et herméneutique
/ rhétorique. Bizarrement, la plupart des théories de
la signification en restent au signe isolé, bien qu'il soit un
artefact : il n'est pas observé empiriquement et seule une décision
méthodologique permet d'isoler un signe. En revanche, les énoncés
empiriques sont des textes oraux ou écrits, ou des passages de
ces textes.
Bien qu'elle occupe une position intermédiaire entre le signe
et le texte, la phrase est traditionnellement conçue à
partir du signe et non du texte. Le recours de plus en plus fréquent
au contexte reste ambigu, car c'est une zone d'extension, relativement
au signe et à la phrase, mais une zone de restriction, relativement
au texte.
La sémiosis, relation fondamentale qui unit les deux faces du
signe, doit être rapportée aux deux plans du contenu et
de l'expression des textes et des autres performances sémiotiques,
et non plus définie comme une relation entre le signifiant et
le signifié du signe. D'autre part, elle ne peut être définie
par une relation logique simplement formulable, comme l'inférence
dans la tradition intentionnaliste ou la présupposition réciproque
dans la tradition structuraliste. Enfin, le signifiant n'en est pas
le point de départ, malgré les théories inférentielles
ou associationnistes, car il a lui même à être reconnu.
En d'autres termes, les relations qui établissent le sens vont
de signifié en signifié, aussi bien que du signifié
vers le signifiant. Aussi, nous définissons la sémiosis
à partir du réseau des relations entre signifiés
au sein du texte - en considérant les signifiants comme des interprétants
qui permettent de construire certaines de ces relations. Nous concevons
ces relations comme des parcours orientés. On pourrait distinguer
sans doute autant de sortes de sémiosis que de sortes de parcours
élémentaires, mais il faut souligner que tous les signes
linguistiques ne se prêtent pas aux mêmes parcours.
Enfin, la sémiosis ne peut être fixée que comme
résultat de l'interprétation, non comme son départ.
L'identification des signifiants semble un des points d'entrée
dans le parcours interprétatif, mais elle est précédée
par les attentes et présomptions que définissent le contrat
propre au genre textuel de la pratique en cours ; aussi semble-t-elle
également un point de retour.
Redéfinir ainsi la sémiosis la rapporte nécessairement
au concept de parcours interprétatif. Le sens n'est plus fixé
par un codage préalable qui associerait strictement un signifiant
et un signifié ou une classe de signifiés (car la langue
n'est pas une nomenclature) : il est produit dans des parcours qui discrétisent
et unissent des signifiés entre eux, en passant par des signifiants.
Les genres, dans la mesure où ils déterminent au palier
textuel les modes de corrélation entre les plans du signifié
et du signifiant, sont les facteurs déterminants de la sémiosis
textuelle. Ils contraignent non seulement le mode mimétique du
texte, mais aussi ses modes de production et d'interprétation.
Ils témoignent par ailleurs du caractère instituant des
pratiques sociales dans lesquelles ils prennent place.
Pour une refondation
interprétative de la sémiotique. - Venons-en à
une question cruciale et souvent omise : comment concevoir l'unité
des deux plans du langage, mixte jugé intolérable de sensible
et d'intelligible ? On peut bien entendu proposer une réponse
fonctionnelle, et rappeler que le langage a de fait sinon par vocation
une fonction médiatrice entre ces deux sphères . Il faut
encore que cette conception même fasse droit à l'unité
des deux plans. Une conception non dualiste se doit en effet d'intégrer
signifiants et signifiés dans les mêmes parcours : ils
sont discrétisés d'ailleurs par les mêmes types
d'opérations , et les signifiants ne sont pas plus "donnés"
que les signifiés. La théorie des parcours interprétatifs
permet de rendre compte du lien problématique entre les deux
plans du langage. En effet, la sémantique interprétative
a maintes fois souligné que l'actualisation de traits sémantiques
exigeait le passage par ces interprétants que sont selon elle
les signifiants (par exemple, la rime est ordinairement l'indice d'une
relation sémantique entre sémèmes).
Toutes ces propositions convergent vers une refondation interprétative
de la sémantique, et au-delà, de la sémiotique,
à partir de thèses qui intéressent le palier du
signe et celui du texte.
(i) Un signe n'est qualifié comme tel que par un parcours interprétatif.
Par exemple, un signe de ponctuation considéré comme une
simple démarcation du signifiant peut être sémantisé
en contexte, et fonctionner comme un morphème (un point d'exclamation
peut signifier 'brusquerie' par exemple).
(ii) Aucun signe n'est par lui-même référentiel,
inférentiel ou différentiel. Ces relations sont privilégiées
par diverses théories, mais les parcours interprétatifs
effectifs sont plus complexes, et leur analyse ne permet pas de retrouver
des relations simplement qualifiables (par exemple, les inférences
interprétatives ne sont pas formelles) ; ils sont sans doute
plus près des processus perceptifs de la reconnaissance de formes
que du calcul.
(iii) Le texte, ou la performance sémiotique, est l'unité
fondamentale pour la problématique rhétorico-herméneutique.
Il faut cependant se garder de confondre, comme le fait la problématique
logico-grammaticale depuis les Stoïciens, le fondamental et l'élémentaire
: si par exemple le signe linguistique (morphème) est une unité
minimale, elle n'est pas pour autant fondamentale.
Si pour la problématique rhétorique / herméneutique
le texte est l'unité fondamentale, l'unité linguistique
maximale est le corpus de référence. Cette expression
appelle deux précisions : le corpus dépend du point de
vue qui a présidé à sa constitution - qu'il s'agisse
de limites contingentes comme celles d'une histoire conversationnelle,
ou réfléchies comme un corpus textuel à l'intérieur
d'un genre. La référence s'entend ici dans l'acception
philologique - et non dans l'acception logique, car on ne réfère
jamais qu'à une doxa, c'est-à-dire un ensemble d'axiomes
normatifs localement établis par le corpus des textes oraux ou
écrits faisant autorité dans la pratique en cours .
(iv) Ces formes d'incidence se composent, et l'on pourrait dire que
le sens résulte de mises en relations internes et externes au
texte, bref, de la rencontre d'un contexte et d'un intertexte. La détermination
du local par le global s'entend ainsi de deux façons, par l'incidence
du texte sur ses parties, et par l'incidence du corpus sur le texte.
On pourrait certes objecter ici que la première sorte d'incidence
est structurale, en quelque sorte immanente, et la seconde contingente,
"imposée de l'extérieur". Cependant, le texte
pointe vers l'intertexte, que ce soit en général par les
normes de son genre ou en particulier par des mentions, citations, allusions
ou reformulations.
Le rapport à une extériorité, qui fonde conventionnellement
le processus d'objectivation, gageait la signification sur la représentation
d'une altérité ontologique pleine, celle du monde des
objets, et la fondait sur un "réel" qui n'est autre
que la doxa des positivistes. Pour la problématique rhétorique
/ herméneutique, " l'extérieur " du texte est
constituée d'autres textes et plus généralement
d'autres performances sémiotiques : si, pour objectiver l'interprétation
et le sens qui en résulte, le réquisit fondamental d'une
altérité est maintenu par la référence au
corpus, il n'impose plus le recours à une disparate ontologique,
ni à un acte de foi qui subordonnerait l'apparence des signifiés
à l'essence des choses.
Vers une sémiotique
des performances complexes. -La sémiotique contemporaine a sans
doute hérité son déficit herméneutique des
sciences du langage, qui, privilégiant le signe, lieu de la référence,
et la proposition, lieu de la vérité, répugnent
de fait à traiter du texte. Benveniste en témoigne de
façon tranchée : " La sémantique, c'est le
"sens" résultant de l'enchaînement, de l'appropriation
à la circonstance et de l'adaptation des différents signes
entre eux. Ça c'est absolument imprévisible. Ç'est
l'ouverture vers le monde. Tandis que la sémiotique, c'est le
sens refermé sur lui-même et contenu en quelque sorte en
lui-même " (1974, p. 21). La frontière de la proposition
correspondrait à la démarcation entre ces deux disciplines,
ou du moins entre leurs objets. Pour pénétrante qu'elle
soit, cette séparation n'exprime qu'un état de fait :
la problématique logico-grammaticale prend pour objet les signes
et leur combinaison syntaxique qui ne s'étend pas au-delà
de la proposition. En revanche, la problématique rhétorique-herméneutique
prend pour objet le texte et tous ses paliers, jusqu'à celui
du mot. Il est constant que le sens d'un mot dépend du texte
où il est inclus ; c'est là par exemple une évidence
pour la sémantique des textes littéraires.
Le paradigme du signe, propre quant au contenu à la logique et
à la philosophie du langage, et, quant à l'expression,
à la tradition grammaticale qui culmine dans la morphosyntaxe
contemporaine, se trouve ainsi rattaché à la sémiotique,
alors que la sémantique se trouve à bon droit associée
au paradigme du texte.
En se gardant de généraliser à partir de la linguistique,
on doit reconnaître que les textes sont des performances sémiotiques
parmi les plus complexes, et exemplaires à ce titre. Par ailleurs,
les textes, oraux et écrits, sont des formations plurisémiotiques
qui mettent en œuvre outre des langues, des genres et des styles,
des systèmes graphiques et typographiques (un signe de ponctuation
ne fonctionne pas comme un morphème), prosodiques, gestuels (une
kinésique est toujours associée à l'oral). Tous
ces aspects restent négligés par la sémiotique,
comme par les linguistiques qui se cantonnent à la morphosyntaxe.
Enfin et surtout, les relations sémantiques que l'interprétation
établit ou reconnaît entre les différentes parties
d'un texte sont d'une complexité et d'une variété irréductible
à la compositionnalité logique, mais encore mettent souvent
sinon toujours en jeu des interprétants qui relèvent d'autres
systèmes sémiotiques que les langues.
Dans le domaine
de la linguistique, les théories du texte les plus en vue restent
rattachées à la problématique logico-grammaticale
par deux biais principaux. Le premier résume la textualité
à des phénomènes phrastiques qui s'étendent
sur des phrases adjacentes (concordances de temps, anaphores) qui sont
autant d'isotopies locales. Malgré leur intérêt,
les recherches sur la macrosyntaxe et la sémantique de la période
ou du paragraphe restent en-deçà du texte et de la textualité.
À cette extension de la syntaxe répond une autre voie
: celle de la réduction propositionnelle du texte. On en connaît
le principe, illustré notamment par Van Dijk : après un
codage des phrases en propositions, on supprime les propositions jugées
secondaires, pour ne garder enfin qu'une proposition, dite macroproposition,
censée représenter le texte . Ce format propositionnel
permet la réduction du texte à ce que peut concevoir la
problématique logico-grammaticale ; aussi a-t-il connu, en psychologie
cognitive et en psycholinguistique, un immense succès.
Pour sa part, la sémiotique contemporaine ne paraît pas
non plus avoir produit de théorie du texte pleinement compatible
avec une problématique rhétorique-herméneutique.
Certes, la pratique descriptive des sémioticiens contemporains
excède souvent les théories logico-grammaticales dont
ils se réclament. Ils ont créé la sémiotique
discursive, développé la narratologie pour dépasser
ainsi le cadre confiné de la linguistique . Et cependant leurs
théories restent gagées sur la signification (propre au
signe), non sur le sens (propre au texte). Hjelmslev, en choisissant
l'épreuve de la commutation pour définir les unités
linguistiques à tous les paliers, a unifié la définition
du contenu sur le paradigme du signe (la signification ou dénotation
étant définie comme rapport entre une unité du
plan du contenu et l'unité correspondante du plan de l'expression).
Plus complexe en l'espèce, la théorie de Greimas distingue
la signification du sens, mais, par toute une suite de conversions,
fait dériver le sens textuel de la structure élémentaire
de la signification, emblématiquement résumée à
un carré booléen affaibli, dit "carré sémiotique"
- qui témoigne encore de l'origine logique du concept de signification
.
Les rapports de la sémantique et de la sémiotique restent
ambigus . Mais ce qui nous importe ici, c'est que la sémiotique
(dans la mesure où elle se limite aux signes) n'a produit que
des théories de la signification, alors que la sémantique
(quand du moins elle traite des textes) est appelée à
produire des théories du sens.
Le texte fait problème pour la sémiotique, dans la mesure
où elle est l'héritière de philosophies logiques
de la signification, qui s'attachent avant tout à la définition
et à la typologie des signes, plutôt que des théories
du sens issues de la pratique herméneutique (juridique, religieuse
et littéraire notamment). La plus simple manière d'éluder
la question consiste à considérer le texte comme un signe
. C'est la solution que choisissent Peirce, comme Greimas ou Eco (cf.
1988, p. 32 : " le Message équivaut au Signe " ) ;
cette esquive fait évidemment peu de cas de la différence
de niveau de complexité entre le signe et le texte, mais surtout
empêche de penser l'incidence du global sur le local, en l'occurrence
du texte sur chacun des signes qui le composent. En revanche, elle s'accorde
parfaitement avec le principe logique (attribué à Frege)
de la compositionnalité : comme il pose que la signification
d'une expression est composée de la signification de ses sous-expressions,
on pourrait dériver le sens du texte de la signification des
signes, et l'on annulerait en fait la distinction entre signification
et sens.
La problématique du signe s'oppose pourtant, sur les plans historique
et épistémologique, à la problématique du
texte . Le signe, pourrait-on dire, c'est le contraire du texte.
III. Vers une sémiotique des cultures
Pour une praxéologie.
- L'ontologie qui a tant pesé sur l'histoire de la sémantique
ne s'est-elle pas édifiée sur l'oubli voire le déni
de l'action ? L'Etre parménidien, unique, identique à
lui-même, immobile et invariable, se définit par la négation
des caractères fondamentaux de l'action. Et si la connaissance
était une action oubliée ? De même qu'une encyclopédie
est une archive de passages de textes décontextualisés,
une ontologie pourrait être définie comme une archive d'actions
: ces "choses" prétendues sont le résultat d'une
objectivation dont on oublie qu'elle résulte d'un couplage entre
l'individu et son environnement.
Cependant, comme les expériences pédagogiques le confirment,
l'appropriation de connaissances passe toujours par une adaptation qui
se réalise dans un cours d'action ; les exercices qui permettent
cette appropriation n'appliquent pas la théorie, mais la contiennent,
pour ainsi dire, "à l'état pratique". Bref,
savoir n'est alors rien d'autre qu'apprendre, au sein d'une pratique
sociale.
Comme la théorie et la pratique sont indissociables, l'interprétation
et l'action le paraissent également, car toute action est rectification
interprétative réitérée d'elle-même.
L'interprétation semble alors constituée des moments critiques
de l'action, et la théorie interprétative veut présenter
la synthèse rationnelle de ces moments critiques à visée
régulatrice. L'auto-rectification de l'action dans son cours
suppose en effet une distance critique qui trouve un homologue dans
la dimension critique de l'herméneutique. Les cercles de la théorie
et de la pratique, de l'interprétation et de l'action n'ont au
demeurant rien de vicieux, mais témoignent simplement de la dimension
herméneutique de la connaissance.
La sémiotique
générale et comparée et les sciences herméneutiques.
- Les sémiotiques globales sont des philosophies (cf. Locke,
Peirce, Apel) ; sans doute doivent elles d'ailleurs à leur nature
philosophique leur caractère global. En revanche, les sémiotiques
scientifiques ont des objets régionaux : langues, images, musique,
etc.
Une sémiotique générale ne peut être que
fédérative ; elle définit le champ où la
linguistique, l'iconologie, la musicologie et les autres sciences sémiotiques
procèdent à leurs échanges pluridisciplinaires.
Si la linguistique se définit comme la sémiotique des
langues, la sémiotique discursive se confond avec la linguistique
du texte. Cette évidence a été longtemps obscurcie
parce que diverses linguistiques restreintes se cantonnaient au palier
de la phrase, et déléguaient l'étude de la textualité
à diverses disciplines, comme la pragmatique conversationnelle,
la poétique ou la sémiotique discursive. Mais une sémiotique
discursive autonome ne serait sans doute que "l'envers complice"
d'une linguistique restreinte. Outre qu'il faut remembrer les sciences
du langage, on ne peut maintenir une frontière disciplinaire
entre le texte et la phrase. Par exemple, une isotopie est instituée
par la récurrence de sèmes (unités microsémantiques
du palier inférieur au sémème) ; et pourtant elle
peut s'étendre sur la totalité d'un texte.
Pour rompre avec l'universalisme il nous faut alors, dans le cadre d'une
sémiotique des cultures , édifier sémiotique historique
et comparée. Prenons l'exemple de la narratologie. La méthodologie
comparative de Propp procède de la linguistique historique et
comparée. Il s'agit, en tenant compte des acquis postérieurs
de la narratologie, d'appliquer cette méthodologie à d'autres
corpus, pour définir, à l'intérieur des cultures
étudiées, les modèles narratifs propres aux divers
types de discours, voire aux divers genres. Cette diversification des
modèles conditionne une meilleure application des principes méthodologiques
généraux de la narratologie, et une meilleure adéquation
descriptive.
Plus généralement, il s'agit de rendre compte de diversités,
sans confondre les principes théoriques et méthodologiques
universels, qui sont ceux de la sémantique (conçue comme
branche de la sémiotique des langues), avec tel ou tel modèle
théorique, nécessairement partiel quelles que soient ses
prétentions à l'universalité. Sans quoi l'on serait
conduit à projeter indifféremment sur tout texte la même
grille théorique, au risque de lire partout la même chose.
La diversification des modèles sémantiques, qui répond
au caractère culturel des textes, permet de renouer les liens
avec la philologie, inexplicablement rompus par les courants formalistes,
comme avec les autres sciences sociales (histoire, archéologie,
etc.) qui participent de la sémiotique des cultures.
La paradoxale objectivité
du sens. - L'œuvre exemplaire des grands philologues, comme Spitzer,
Auerbach, Bollack, montre la fécondité du projet d'unifier
l'herméneutique et la philologie. Étudier les textes au
sein d'une sémiotique des cultures ne conduit pas à dissoudre
leur étude dans une philosophie de la culture, ni même
à étudier les structures culturelles dans leurs manifestations
linguistiques. Comme le sens des textes ne leur est pas immanent, il
faut pour l'établir tenir compte de leur caractère de
formations culturelles. Maintes disciplines participent par vocation
et de droit sinon de fait à cette entreprise fédératrice
: la littérature comparée, la stylistique, la poétique,
la linguistique, mais aussi l'ethnologie et l'histoire.
Cependant, la linguistique et l'ensemble des sciences sociales hésitent
depuis leur formation entre les modèles des sciences de la nature,
des sciences de la vie et des sciences logico-formelles. Tous les projets
réductionnistes s'appuient sur cette hésitation dont il
importe de sortir en précisant le mode propre d'objectivité
critique de l'objet culturel et les formes de sa temporalité.
La fédération des sciences de la culture demande d'ailleurs
une conception commune de l'objectivité.
On sait que l'expérience naïve varie sans cesse avec celui
qui l'éprouve, et tout l'effort des sciences expérimentales
consiste précisément à éliminer ces variations.
Le positivisme a tenté de les réduire, ne serait-ce qu'en
les négligeant, mais sans succès, car il en demeure toujours
un reste que l'on ne peut éliminer. Même dans les sciences
de la nature, en physique quantique par exemple, la situation de l'observateur
fait partie de la situation expérimentale. Ferdinand Gonseth
puis Gilles Cohen-Tannoudji ont employé à ce propos l'image
de l'horizon : il appartient à notre champ de vision, qu'il paraît
borner. Le réel objectif n'en existe pas moins comme ensemble
de conjectures : dans un langage unitaire, il reste ce sur quoi nous
traçons notre horizon ; et dans un langage infinitaire, il est
fait de tous les horizons possibles. Cette situation reste le lot commun
de toutes les sciences, leur minimum herméneutique. Mais si dans
les sciences de la nature, du moins les sciences physiques, la situation
de l'observateur est déterminée par des coordonnées
elles-mêmes physiques, repérables dans l'espace-temps,
dans les sciences sociales l'espace est médiatisé par
la culture, dont la langue, et le temps physique par l'histoire et la
tradition. La situation spatio-temporelle de l'observateur est ainsi
redoublée par la situation historico-culturelle de l'interprète.
Or le linguiste n'est pas seulement un observateur, mais aussi un interprète.
La critique philologique joue en quelque sorte le rôle de la méthode
expérimentale, non pour éliminer illusoirement toute subjectivité,
mais pour hiérarchiser les subjectivités. L'objectivité
des sciences de la culture se constitue ainsi dans la reconnaissance
critique de leur part de subjectivité .
En disant que le sens du texte est immanent, non au texte, mais à
la pratique d'interprétation, nous reconnaissons que chaque lecture,
"savante" ou non, trace un parcours interprétatif qui
correspond à l'horizon du lecteur. La sémantique des textes
propose une description des parcours interprétatifs : le sens
actuel du texte n'est qu'une de ses actualisations possibles ; le sens
" complet " serait constitué de l'ensemble des actualisations,
en d'autres termes l'ensemble des horizons possibles.
Comme la notion même de sens complet reste illusoire, une description
linguistique ne propose pas une lecture "scientifique" qui
se substituerait aux autres, mais une identification des contraintes
linguistiques sur les parcours interprétatifs.
Le sens d'un texte n'est clôturable que par l'arrêt de ses
lectures, qui appartiennent alors au passé ; il quitte alors
ainsi la tradition et la vie, et cette clôture témoigne
plutôt d'une fermeture que d'une plénitude, car un livre
fermé n'a plus de sens. En revanche, les textes qui sont relus
gardent un sens ouvert. Leur sens a une histoire vivante, celle de leur
tradition interprétative, série non close de réécritures,
qui sont autant de nouvelles lectures : elles dépendent de la
pratique où elles prennent place, obéissant à des
objectifs éthiques, esthétiques, ou cognitifs. Cependant,
le plaisir, le devoir, et la volonté de savoir restent inassouvis.
Sur ce point crucial, une sémantique des textes peut distinguer
entre les structures closes, qui épuisent la lecture, et les
structures ouvertes, qui permettent au lecteur de transformer l'équivoque
en infini.
Discerner la spécificité des sciences de la culture permet
en outre de dépasser la fausse complémentarité
qui distingue les " sciences humaines " et les " sciences
sociales ", lointain écho peut-être de combats surannés
entre l'humanisme et le marxisme.
Leur richesse réside dans deux diversités : celle des
cultures, qui les fait se mouvoir dans des temps et des espaces différenciés
; et, pour chaque objet culturel, la multiplicité des paramètres
non reproductibles, qui empêchent toute expérimentation
au sens strict et écartent du même coup le modèle
des sciences physiques. Même promus au rang d'observables, les
faits humains et sociaux restent le produit de constructions interprétatives.
Les sciences de la culture sont les seules à pouvoir rendre compte
du caractère sémiotique de l'univers humain. Pour connaître
l'humain par l'homme, elles doivent reconnaître la part qu'il
prend dans cette connaissance, non seulement comme destinataire critique
de " résultats ", mais comme acteur doué d'affects
et de responsabilité.
Projet anthropologique et
caractérisation. - Dans un écrit de jeunesse, Humboldt
traçait ce programme : " il faut étudier le caractère
des sexes, âges, tempéraments, nations, etc., avec autant
de soin que les sciences naturelles étudient les races et variétés
du monde animal. Quoi qu'il ne s'agisse à proprement parler que
de savoir combien divers l'homme peut être, il faut faire comme
s'il s'agissait de déterminer combien divers est en fait l'homme
individuel " . Le programme anthropologique de Humboldt connut
trois étapes successives : caractériser la différence
sexuelle, puis la différence nationale, enfin la différence
linguistique, ce qui le conduit à se consacrer, de 1819 à
sa mort, à la linguistique comparée. Alors que le nombre
de sexes reste fort restreint, regrettablement selon certains, les nations
se comptent par centaines, et les langues par milliers. Mais leur diversité
ne s'arrête pas là, et Humboldt les envisage dans leur
diversité interne, jusqu'à traiter de leurs usages individuels.
Ainsi son programme anthropologique va-t-il de l'humanité à
l'individu et aboutit à reconnaître autant de langues que
d'hommes.
Une anthropologie de la diversité n'avait jusque là été
ébauchée que chez Montaigne, sous une forme d'ailleurs
radicale mais sans prétention scientifique : elle trouve chez
Humboldt ses fondements épistémologiques et non plus seulement
éthiques. Alors que la philosophie du langage est universalisante,
la caractérisation des langues suppose que la linguistique décrire
leurs singularités sans se cantonner aux à des règles
générales, voire qu'elle reconnaisse dans les lois linguistiques
une généralisation de phénomènes singuliers
et non répétables, à la différence des phénomènes
physiques .
Le programme de caractérisation revêt ainsi une grande
portée épistémologique, et Humboldt note ainsi
: " Dans le monde inorganique il n'y a pas d'individualité
qui pourrait être considérée comme un être
existant en soi, et dans le monde organique, les sciences ne descendent
jamais jusqu'à l'individu " (GS, VI, p. 150 ; Trabant, 1999,
p. 129). En ce sens, le processus de caractérisation est définitoire
des sciences de la culture. Corrélativement, l'unicité
de l'objet, qui culmine dans l'œuvre d'art non reproductible, peut
devenir la caractéristique de l'objet culturel. Enfin, la caractérisation
est un processus progressif indéfini : elle peut s'étendre
aux parties de l'objet, et conduire par exemple dans l'étude
d'un texte à montrer pourquoi tel mot dans tel contexte est un
hapax .
La portée d'une telle épistémologie de la diversité
nous paraît considérable. Comment transformer en point
de vue de la diversité les postulats traditionnellement universalistes
de la gnoséologie comme de l'épistémologie ? Jusqu'à
la constitution de la linguistique générale, la diversité
des langues, voire leurs parentés, étaient connues, mais
ne faisaient pas l'objet d'un programme de comparaison, car on se contentait
de la ramener à des principes rationnels communs exprimés
par des grammaires générales prétendant à
l'universel. Elle n'est devenue un problème scientifique qu'à
partir du moment où l'on a pu sortir de l'universel, et où
leur contingence a pu devenir significative .
La mesure de la diversité des cultures a suivi le même
chemin que la perception de la diversité des langues. De fait,
la découverte, ces deux dernières décennies, de
" cultures " animales, notamment chez les primates, suggère
que l'innovation et sa transmission ne suffisent pas à définir
la spécificité des cultures humaines ; la diversification
des pratiques techniques et sémiotiques les distingue des "
cultures " animales, ce qui érige la caractérisation
progressive au rang de programme unificateur pour les sciences de la
culture.
Sans revenir au débat entre Herder et Kant, rappelons l'enjeu
intellectuel de prendre pour objet la diversité culturelle. Comme
chez Kant la Raison se développe pleinement dans l'espèce
et non dans l'individu, les différences sont tout simplement
inessentielles du point de vue de la Raison, d'où l'universalisme
et le cosmopolitisme qui en découlent . Mais le concept de cosmopolitisme
doit être réélaboré pour limiter l'universalisme
qui lui a pourtant donné carrière. La perspective sémiotique
peut en effet s'écarter de la philosophie transcendantale en
" remplaçant ", même comme condition de la connaissance,
la Raison par les cultures, et en restituant à la description
des objets culturels le caractère critique que la philosophie
kantienne avait emprunté à la philologie. Si la Raison
peut être pure, une culture ne l'est jamais, car elle est le produit
de son histoire. Comparer les cultures et les langues, c'est passer
de l'universel au général, c'est aussi passer de l'identité
postulée à l'équivalence conquise, du droit au
fait, de l'universel au mondial.
Poursuivant un objectif de caractérisation, une sémiotique
des cultures se doit donc d'être différentielle et comparée,
car une culture ne peut être comprise que d'un point de vue cosmopolitique
ou interculturel : pour chacune, c'est l'ensemble des autres cultures
contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En
effet, une culture n'est pas une totalité : elle se forme, évolue
et disparaît dans les échanges et les conflits avec les
autres.
La linguistique historique et comparée a acquis sur ce point
une expérience à élaborer et à transmettre.
L'enjeu est important : comment reconstruire le concept d'humanité
hors de la théologie dogmatique et de la biologie qui rivalisent
de déterminisme ? Comment concevoir l'humanité à
partir des humanités - en comprenant par là, aussi, les
sciences sociales ?
Médiations.
- La place du monde sémiotique, en position médiatrice
chez l'homme entre le monde physique et le monde des (re)présentations,
détermine la fonction épistémologique de la sémiotique
elle-même. Nous avons pris le parti d'une sémiotique des
cultures, et non celui des sémiotiques universelles ou transsémiotiques,
sortes de philosophies du sens oublieuses de leur dimension réflexive.
Quelques précisions terminologiques s'imposent ici. Nous avons
utilisé deux expressions, sciences de la culture et sémiotique
des cultures, dont aucune ne convient parfaitement à notre propos
: alors la première est empruntée à Cassirer (1991
[1936-1939]), la seconde renvoie implicitement à l'Ecole de Tartu.
Le troc des pluriels que souligne leur juxtaposition permet de poser
deux questions : une ou plusieurs sciences ? la culture ou les cultures
?
Pour Cassirer, sciences de la culture s'oppose implicitement à
sciences de la nature, et cette opposition se superpose à celle
que Dilthey a tracée et les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaften)
entre les sciences de la nature (Naturwissenschaften) ; cependant Cassirer
transpose implicitement en culture l'esprit selon Dilthey. La réflexion
y gagne, car, même si l'allemand distingue l'intellectuel, geistig,
et le spirituel, geistlich, le terme forgé par Dilthey témoignait
d'un spiritualisme individualisant qui ne pouvait véritablement
aider à fédérer un champ scientifique.
Si le terme de sciences de l'esprit est trop vague et trop vaste, le
terme de sciences sociales semble pour sa part trop restrictif, depuis
qu'on décrit la complexité des sociétés
animales : c'est précisément la culture, et la diversification
des cultures qui distingue les sociétés humaines.
Cependant, réduisant les cultures à des superstructures
somme toute inessentielles, et en tout cas non déterminantes,
le marxisme a cherché à régir les sciences sociales,
mais n'a rien fait pour les unifier, même s'il leur a fourni une
impérative référence " matérialiste
".
Entre la fausse unité diltheyienne et l'instrumentalisation marxiste,
une conception critique reste à élaborer. La sémiotique
peut sans doute y contribuer, mais la sémiotique des cultures
contemporaine est-elle en mesure de le faire ? Pour l'école de
Tartu, l'expression sémiotique des cultures (ou de la culture)
vient sans doute de la littérature comparée - le domaine
de son principal animateur Iouri Lotman. Cependant, cette sémiotique
des cultures, devenue culturologie, a remplacé dans les cursus
d'enseignement russes le Diamat - ou matérialisme dialectique
-, en conservant souvent les mêmes professeurs. Elle est parfois
tentée de remplacer la dialectique de classes antagonistes par
celle de cultures antagonistes, ce qui ne va pas sans quelques dérives
nationalistes. Les mentalités seraient formées par la
langue et la nation, donc un non-russe ne pourrait en fait comprendre
un texte russe - ce qui rappelle fort certaines thèses de Heidegger
voire de Gadamer sur le Grund, fond d'appartenance national et traditionnel
qui conditionnerait toute compréhension. En outre, chaque culture
est présentée comme une monade assiégée,
qui n'aurait à l'égard des autres que surestimation ou
répulsion ; cette ambivalence, fréquente dans l'histoire
intellectuelle russe, ne saurait être érigée en
définition de la culture.
L'expression sémiotique des cultures renvoie-t-elle à
une seule science ou à plusieurs ? Dans le premier cas, on penchera
vers une anthropologie philosophique, celle par exemple de Cassirer
dans son Essai sur l'homme : un tel champ de réflexion, fort
nécessaire, ne doit évidemment se prétendre une
science. Dans le second cas, on cherchera à restituer l'unité
des sciences humaines, et la réflexion sur le sémiotique
en tant que domaine scientifique, plutôt que sur la sémiotique
en tant que science. En effet, l'omniprésence des signes rend
pour ainsi dire impossible la constitution de la sémiotique comme
discipline. Une sémiotique des cultures, notamment, ne serait-elle
pas une science des sciences ? La sémiotique des cultures n'est
pas à vrai dire une discipline, mais le projet même de
redéfinir la spécificité des sciences humaines
et sociales : les cultures embrassent la totalité des faits humains,
jusqu'à la formation des sujets. Elles restent cependant difficiles
à concevoir, faute précisément d'un point de vue
sémiotique sur la culture. En d'autres termes, c'est la reconnaissance
de la spécificité et de l'autonomie relative du monde
sémiotique qui permet de délimiter le champ des sciences
de la culture, et d'en finir avec le dualisme traditionnel qui commande
la division proposée par Dilthey.
Le projet saussurien d'une sémiologie naît de la volonté
de définir l'ordre scientifique auquel appartient la linguistique
: " On a discuté pour savoir si la linguistique appartenait
à l'ordre des sciences naturelles ou des sciences historiques.
Elle n'appartient à aucun des deux, mais à un compartiment
des sciences qui, s'il n'existe pas, devrait exister sous le mot de
sémiologie […] le système sémiologique 'langue'
est le seul […] qui ait eu à affronter cette épreuve
de se trouver en présence du Temps, qui ne se soit pas simplement
fondé de voisin à voisin par mutuel consentement, mais
aussi de père en fils par impérative tradition, et au
hasard de ce qui arriverait en cette tradition, chose hors de cela inexpérimentée,
non connue ni décrite " (1974, II, p. 47).
S'il est clair ici que la sémiotique est conçue comme
un compartiment des sciences et non comme une discipline de plus, la
notion de Temps traditionnel, distingué de fait du temps historique,
mérite une grande attention. Les performances sémiotiques
se déploient dans le temps de la tradition, forme de temporalité
propre aux objets culturels qui ne se confond ni avec le temps physique
ni avec le temps de l'histoire . Si les sciences naturelles se satisfont
du temps darwinien de l'évolution, les sciences de la culture
se meuvent dans un temps lamarkien, fait de traditions et de ruptures.
Ce temps traditionnel n'obéit pas aux métriques du temps
historique : ni régulier, ni connexe, ni déterministe,
il laisse ouvertes des rétrospections, des anticipations, il
met en contact les contemporains et les anciens, les proches et les
étrangers. L'herméneutique et la philologie nous permettent
ensemble d'approcher ce temps interne du monde sémiotique.
Entre le temps physique et le temps traditionnel, le temps historique
occupe une position doublement intermédiaire : c'est à
la fois le temps externe du couplage des sociétés avec
leur environnement et celui de leur auto-réflexion, où
elles choisissent ce qui fait événement pour elles.
Les formulations
du projet de la sémiotique des cultures sont restées éparses
chez divers auteurs et elle ne s'est pas constituée en discipline
autonome. En effet, elle garde une vocation épistémologique
: fédérer les sciences de la culture autour des concepts
de langage et d'interprétation, déplacer l'opposition
métaphysique entre le sujet et l'objet en une distinction relative
entre l'interprétation et le signe (le signe est une interprétation
objectivée et stabilisée dans son prétexte signifiant),
restituer la complexité radicale des textes et autres performances
sémiotiques, sans chercher à les unifier dans une totalité.
Comme une totalité se définit par l'unité à
soi, elle n'a pas de sens, puisque le sens est fait de différences
irréductibles reconnues et qualifiées par les parcours
interprétatifs : la sémiotique des cultures se trouve
donc devant la nécessité constitutive de rompre avec les
ontologies, tant celle des sciences de la nature que celle des sciences
logico-formelles.
Elle s'ouvre ainsi d'une part sur l'éthologie des sociétés
humaines, de l'autre sur une philosophie des formes symboliques. Face
aux programmes réductionnistes qui menacent l'ensemble des sciences
de la culture, son développement reste un enjeu pour les années
à venir : d'une part, la sémiotique des cultures semble
la seule perspective globale qui puisse s'opposer au computationnalisme
qui a hypothéqué la problématique et les résultats
des recherches cognitives. D'autre part, comprendre la médiation
sémiotique reste indispensable pour décrire les facteurs
culturels dans la cognition, jusqu'ici gravement sous-estimés
par les recherches cognitives. Pour culturaliser les sciences cognitives,
il faudrait en outre reconnaître le caractère culturellement
situé de toute activité de connaissance, l'activité
scientifique comprise.
Le culturel s'identifie ici à l'humain, car la médiation
sémiotique, caractéristique de la cognition humaine, la
définit sans doute comme telle. Ainsi s'ouvre l'espace d'une
réflexion sur la genèse des cultures, liée évidemment
à la phylogenèse, mais échappant à des descriptions
de type néo-darwinien. La distinction des formes symboliques,
la diversification des langues, celle des pratiques sociales, celle
des arts, tous ces processus poursuivent l'hominisation par l'humanisation,
mais ne s'inscrivent pas dans la longue durée, s'autonomisent
à l'égard du temps de l'espèce, et conditionnent
la formation du temps historique sans pourtant se laisser rapporter
à ses rapides scansions.
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