FORMES, SENS ET DÉVELOPPEMENT :
QUELQUES APERÇUS DE LA MICROGENÈSE

Victor ROSENTHAL
EHESS Celith / Modyco Paris 10


1.
Microgenèse

Le concept de microgenèse désigne le développement à l’échelle du temps présent d’un percept, d’une expression, d’une pensée ou d’un objet d’imagination. Il définit le surgissement de l’expérience immédiate comme un phénomène dont les antécédents directs procèdent d’une certaine dynamique de différenciation génétique. Tout processus de perception, d’expression (orale, écrite ou gestuelle), de pensée (dans ses différents modes et formats) ou d’imagination, qui tient dans le creux du temps présent est alors un processus microgénétique de différenciation et de développement, au sens génétique de ces termes. La description microgénétique se substitue à la représentation usuelle de ces processus en termes de transformation (du flux physique ou de l’information) et d’intégration (de différents types de données ou de composants primitifs). Elle rétablit l’expérience immédiate dans la structure dynamique du présent, dans le déploiement progressif mais immédiat du sens ; elle lui restitue également son organisation thématique et ses dimensions culturelle et herméneutique. Ainsi, chaque antécédent ou précurseur de l’expérience immédiate (d’un visage perçu, d’une image anticipative, d’une pensée verbalisée) porte en germe ce dont il y aura expérience et dont la teneur s’annonce en lui d’une façon latente, bien qu’encore mal différenciée et insuffisamment déterminée. Ce déploiement progressif ou ce développement de ce qui fait l’objet d’expérience se caractérise par un parcours catégoriel du général et indéfini vers le spécifique et défini dont se saisit en définitive la thématisation de l’expérience, pour le porter à la conscience comme cette chose perçue ou cette pensée pensée. La théorie de la microgenèse décrit l’émergence de l’expérience immédiate (c’est-à-dire perception, pensée, expression, imagination) comme un développement – au même titre que tout organisme biologique suit son parcours d’ontogenèse, toute expérience immédiate suit son parcours de microgenèse ou de micro-développement, mais à l’échelle du temps présent.

Le terme microgenèse a été introduit par Heinz Werner dans un article publié en 1956 pour indiquer le caractère “ génétique ” de l’expérience immédiate et, plus généralement, qualifier la structure dynamique de tout processus psychologique, qu’il soit normal ou pathologique [1]. À travers ce concept, Werner se référait explicitement au “ paradigme génétique ” qu’il avait forgé dans les années 1920 et 1930 à Hambourg, ainsi qu’aux travaux de Friedrich Sander et de la Ganzheitspsychologie de Leipzig, dont Sander fût le principal théoricien. Le caractère très programmatique de cet article et son timing font penser que Werner voulait se saisir de la crise qui commençait alors à agiter la psychologie américaine [2] pour sensibiliser ses collègues aux problématiques génétiques et phénoménologiques de l’expérience. Cette publication intervenait en effet dans le contexte de l’effervescence générale que suscitait à la fois le déclin (qui paraissait désormais inéluctable) du behaviorisme, l’essor de la cybernétique, le renouveau d’intérêt pour le langage et les formes symboliques, et l’émergence d’une sensibilité “ cognitive ” en psychologie. À l’intention de ces différents protagonistes, l’article de Werner présentait un véritable programme de recherche génétique en psychologie adossé à une méthodologie précise et largement éprouvée.

Dans son article, Werner a choisi d’illustrer les voies d’exploration de la microgenèse en faisait un parallèle entre la caractérisation de certains troubles neuropsychologiques (aphasie, alexie, agnosie) en termes d’arrêt prématuré (et morbide) du processus microgénétique et la méthode de réalisation génétique (Aktualgenese) [3]. Cette dernière visait à externaliser le déroulement de ce même processus (perceptif, expressif ou cognitif) chez le sujet sain, de manière à éliciter des réponses “ primitives ” (i.e. précoces sur le plan du déroulement de la microgenèse) qui sont normalement occultées par l’expérience définitive mais qui sont qualitativement analogues à celles des patients considérés. Mais rien n’interdisait de faire également appel à une autre méthode classique du “ paradigme génétique ”, la psychogenèse expérimentale : constitution expérimentale d’un modèle vivant à “ petite échelle ” d’un processus développemental, qui se déploie normalement à une échelle temporelle plus importante, de manière à “ miniaturiser ” (accélérer, compacter) le processus en question dans un contexte expérimental contrôlé [4].. Cet élargissement du champ méthodologique – dont on ne peut pas contester la légitimité – était cependant à l’origine de glissements terminologiques et conceptuels qui ont fini par diluer le concept de microgenèse, et même le vider de tout contenu théorique spécifique.

La psychogenèse expérimentale, conçue et mise en œuvre par Werner dans les années 1920, a joué un rôle considérable dans les travaux de Vygotsky et Luria, ce qui a grandement contribué à sa future notoriété.. Cette méthode, typiquement utilisée pour étudier le déroulement graduel de l’acquisition d’une habileté nouvelle ou de la résolution d’un problème complexe, a connu à partir des années 1980 une popularité grandissante en psychologie développementale et culturelle, notamment à la suite de Wertsch (cf. Wertsch & Stone, 1978), au point de s’identifier dans certains secteurs de recherche au concept même de microgenèse. Si la frontière entre l’acquisition d’une habileté nouvelle (par exemple de la lecture) et une tâche de résolution de problème n’est pas toujours facile à tracer, en particulier lorsqu’on les conçoit toutes les deux comme des développements, il est douteux que l’on puisse les assigner au même régime génétique. Car les différences qualitatives et quantitatives entre le caractère thématisé et situé de la microgenèse et le caractère diffus, hétérogène et hétérochrone du développement ontogénétique devraient en fait interdire toute assimilation de l’une à l’autre (cf. Werner, 1957; Werner & Kaplan, 1963) [5].

Par ailleurs, l’assimilation du concept de microgenèse à une méthode dite “ génétique ”, au semple repérage et à l’analyse des changements dans le temps, ne font que le vider de tout contenu théorique spécifique, le réduisant, au mieux à un concept générique de succession d’étapes dans le temps [6], au pire à une figure de savante grandiloquence. Toute l’originalité, l’intérêt même de l’idée qu’un processus perceptif, cognitif ou expressif est un développement biologique, le sens profond de la filiation phénoménologique, naturaliste et culturelle (N. Lange, Gestalt, von Uexküll, Cassirer) du concept original de microgenèse, tiennent précisément à ce contenu théorique et très accessoirement à la prise en compte des changements dans le temps. On insistera ici sur l’origine perceptive [7] des premières formulations de l’idée qu’un processus psychique est un développement pour souligner le lien profond entre l’approche microgénétique et l’idée gestaltiste d’un primat de la perception, c’est-à-dire de la perception entendue comme une modalité générale de la cognition (cf. Rosenthal et Visetti, 1999 ; 2003).

Entre la confusion générale qui a régné autour du concept de microgenèse au cours des trente dernières années et la marche triomphale du paradigme logico-symbolique (y compris sous la forme dynamicisée “ light ” des approches de type Parallel Distributed Processing), qui est intrinsèquement agénétique, le message théorique d’une “ Gestalt génétique ” est ainsi devenu inaudible.

Mais la situation est en train d’évoluer. L’essor récent des modèles dynamiques en sciences cognitives, le retour marqué des problématiques gestaltistes et culturelles, l’inscription dans l’agenda scientifique des questions du primat de la perception et du lien qui l’unit à l’action et à l’expression (y compris celle des émotions) rendent toute son actualité au concept original de microgenèse. Le moment est donc venu de tenter de ressaisir le sens profond d’une théorie de l’expérience immédiate, pensée comme une théorie du développement dynamique des formes sensibles, et de tâcher de dresser un panorama des problématiques spécifiques auxquelles elle ouvre des perspectives de recherche nouvelles et originales. Il ne s’agit pas tant de revenir sur les aspects historiques de la microgenèse (pour cela, le lecteur pourra consulter Catán, 1986; Conrad, 1954; Sander, 1930; Valsiner & van der Veer, 2000; Werner, 1956; Werner, 1957; Werner & Kaplan, 1956; Werner & Kaplan, 1963) ; la présente (re)construction théorique se veut avant tout une relance des problématiques microgénétiques dans un contexte renouvelé des sciences cognitives ; et cela me conduit d’ailleurs à quelques infidélités par rapport à la formulation originale. Les écoles de Hambourg et de Leipzig où furent tout d’abord esquissés les principes de la microgenèse étaient contemporaines de la Gestalttheorie berlinoise avec laquelle elles partageaient l’orientation phénoménologique de leurs recherches et une grande partie des postulats majeurs, à commencer par une vision continuiste du champ ou l’idée de la transposabilité fondamentale des formes. Et en dépit des critiques que Werner et Sander adressaient à la Gestalt berlinoise, lui reprochant notamment son caractère par trop structural et agénétique, une alliance, sinon théorique du moins tactique, aurait pu, et même aurait du, les réunir, tant leurs accords étaient plus importantes que les divergences [8] ; mais il n’en fût rien – tout au plus quelques emprunts réciproques (et une bonne connaissance des travaux des uns par les autres). Il est vrai toutefois que l’histoire s’en est mêlée avec toute la brutalité du siècle passé, l’exil et la dispersion des protagonistes, et pour certains, le recommencement dans des milieux beaucoup moins accueillants [9]. L’infidélité de ma (re)construction tient principalement à la présentation de la microgenèse comme une actualisation et une rectification du programme gestaltiste en tenant pour acquise son infrastructure générale de l’ordre par stabilisation au sein d’un système dynamique. Le versant rectificatif de ma présentation concerne en particulier la dynamique temporelle de l’expérience immédiate, le temps historique du développement, l’homologation catégorielle des percepts, le caractère d’être vivant du sujet, la fonction symbolique, le langage, l’approche des pathologies neuropsychologiques et psychiatriques (cf. Rosenthal et Visetti, 1999).

En reprenant à son compte l’idée köhlerienne d’ordre par stabilisation au sein d’un système dynamique, la nouvelle théorie microgénétique paraît sans doute plus naturalisante que n’étaient les versions historiques de Werner et Sander, mais elle y gagne une ouverture aux domaines de la modélisation et aux neurosciences. Elle prend ainsi appui sur les concepts mathématiques et physiques d’instabilité et la théorie des systèmes complexes pour penser la modélisation des principes topologiques et dynamiques qui sous-tendent les concepts microgénétiques de différenciation, déroulement, anticipation/catégorisation, germe de croissance. Dans le contexte des neurosciences, elle s’intéresse aux dynamiques du fonctionnement cérébral susceptibles de représenter certains modes d’anticipation, de stabilisation ou de différenciation. Se dessine ainsi la possibilité d’une alliance inédite d’une science génétique et phénoménologique de l’expérience et de la culture, avec les neurosciences et la modélisation à l’aide des théories et modèles d’instabilité et des systèmes complexes. Rapprochement inédit, en effet, et invitation à re-phénoménologiser et re-sémiotiser la nature de l’homme.

Sur le terrain traditionnel de la science positive, on dira donc que la théorie de la microgenèse est à la fois phénoménologique et cognitive ; elle est phénoménologique en tant qu’elle décrit l’expérience immédiate, et elle est cognitive dans la mesure où elle définit une approche de la perception, de la pensée, du langage et de l’action qui se veut expérimentale et modélisatrice de leurs dynamiques de différenciation et de déroulement (à travers différents degrés d’instabilité). Sur le plan de l’exploration des phénomènes, l’approche microgénétique permet de mettre en évidence les phases intermédiaires de l’expérience, phases qui sont normalement occultées par le développement définitif. Et d’une façon analogue, les changements pathologiques qui affectent les comportements aphasiques, agnosiques ou alexiques sont alors décrits comme un arrêt prématuré du processus microgénétique dans une phase de pré-gestalt relativement instable, amorphe, mal déterminée et incomplètement thématisée. Ainsi, la théorie transcrit dans l’agenda scientifique une herméneutique de l’expérience à travers ses concepts de développement et de circularité génétique.

Sur le plan beaucoup moins traditionnel du rapport aux sciences de la culture, on soulignera que la théorie de la microgenèse permet de mieux inscrire dans la construction scientifique le caractère originaire des déterminations culturelles, axiologiques et esthétiques, sans recourir pour cela à une naturalisation à marche forcée. La microgenèse ouvre en effet en direction d’une véritable psychologie culturelle et d’une “ génétique ” des formes sémiotiques et des valeurs.


2. Formes, sens, développement

En tant que procès de constitution dynamique des formes, la microgenèse relève de la dynamique psychogénétique d’un processus biologique qui peut durer une fraction de seconde (par exemple dans le cas de la perception), voire quelques heures ou quelques jours (s’il s’agit par exemple de la résolution d’un problème). C’est un processus vital (living process) dont la dynamique crée un couplage structurant entre un être vivant et son environnement, et sous-tend une relation de connaissance entre cet être et son monde de la vie (Lebenswelt). On dira de cette relation de connaissance qu’elle relève d’une disposition enactive [10] et qu’elle a de ce fait une valeur et une signification pratiques. Ainsi, la microgenèse instancie une forme originaire de processus cognitif : un processus dynamique d’anticipation enactive de ce qui fera sens.. Faire sens c’est simplement réussir à paraître et se définir dans le champ, en respectant une certaine cohérence globale qui est en jeu dans tout acte de percevoir, c’est donc réussir à s’incarner dans une forme au sein du champ de l’expérience.  Or, la constitution des formes est elle-même un procès graduel dont les dynamiques de différenciation et de stabilisation se déploient dans le temps. La constitution graduelle des formes dans le temps, avec ses dynamiques enactive [11] et anticipative, est ainsi un développement, à l’échelle du Présent.

Ce développement est toujours soumis à la tension d’une thématique à l’œuvre dès l’origine du champ et quel qu’en soit l’état d’instabilité ou d’indifférenciation.. Les dynamiques micro-temporelles de stabilisation et de différenciation du champ sont de ce fait solidaires de l’organisation thématique qui s’y déploie en tant que donatrice de trame signifiante. Toute organisation du champ de l’expérience est porteuse – ou synonyme – d’une organisation thématique. L’organisation de type figure/fond en est une illustration paradigmatique.

Il faut toutefois garder à l’esprit qu’aucune organisation du champ, aussi impérieuse qu’elle puisse paraître, n’est univoque ou prédéterminée : toute stabilisation du champ est temporelle et relative ; et la tension qui s’y maintient peut toujours servir de support d’un remaniement thématique, faire basculer vers une organisation neuve.. Si la ’figure’ incarne le thème focal dont se saisit le rayon de l’attention, le ‘fond’ n’est jamais sémantiquement ou phénoménologiquement muet ou inarticulé. La thématisation est une figure portée au devant du champ dont elle fait partie et qui la supporte, mais dont le sujet n’ignore ni la présence ni les dynamiques qui d’une façon latente annoncent en lui les figures à venir [12]. L’organisation thématique du champ de la conscience, décrite par A. Gurwitsch dans la Théorie du champ de la conscience (1957), semble incarner le principe organisateur du champ de l’expérience, valable dans une pluralité des champs qui vont de l’organisation perceptive à la constitution des formes sémiotiques dans une culture (cf. Cadiot & Visetti, 2001)..

Mais revenons à l’émergence des formes.. Une forme se constitue au sein d’un champ qui est non seulement spatial (lieu d’accueil des morphologies) et temporel (déploiement d’un Présent épais) mais également pratique, en tant que support d’un intérêt propre, de modes d’accès, de motifs d’agir, des médiations instrumentales de l’action en cours [13].

On comprend alors la signification doublement qualitative de la notion de forme : une forme peut certes renvoyer à une morphologie sensible, mais, vue sous l’angle de sa dynamique de constitution, elle incarne une couche première de donation de sens, qui est en même temps expression d’anticipations praxéologiques et de valeurs émotionnelles. Forme, sens et valeur n’ont pas ici statut d’entités ou propriétés distinctes qui seraient fondamentalement étrangères les unes aux autres. Une forme n’est pas cette coquille vide des théories associationistes et de leur descendance cognitiviste, censée accueillir, en temps voulu, le sens qui lui sera associé, mais auquel elle restera intrinsèquement étrangère.. Bien au contraire, et ici réside l’un des points de divergence les plus radicaux par rapport aux théories cognitivistes [14] : tout ce qui acquiert le statut phénoménologique de forme individuée acquiert ipso facto sens et valeur..

Ce qui ne veut pas dire que toute forme soit porteuse d’une signification propre, encore moins qu’elle fasse forcement l’objet d’une focalisation thématique et attentionnelle. L’émergence des formes est un processus continuellement modulé par la tension thématique du champ ; et il n’existe pas de critère absolu pour dire où doit s’arrêter le procès de formation ou quelle unité en cours de stabilisation se verra placée en position figurale. La structure continue de la microgenèse va donc se traduire par une modulation continue des formes et une individuation variable d’unités dans le champ – étant entendu par ailleurs que toute stabilisation est relative et temporaire. Et c’est en rapport à un tel mouvement continu, au perpétuel inachèvement du procès de formation, qu’il faut comprendre l’idée que ce qui prend forme, incarne une valeur et fait sens.


3. Catégorisation dynamique et anticipation

Cette solidarité entre forme, sens et valeur procède des conditions de leur propre genèse : le sens accompagne le développement de la forme qu’il signifie et qui le révèle, et il emprunte son parcours de différenciation du général et sous-déterminé vers le spécifique et défini. La différenciation graduelle d’un percept, d’un concept ou d’un objet d’imagination suit donc un parcours général du global au local : dans ce parcours, l’organisation “ sémantique ” du champ est solidaire de son organisation perceptive et cognitive, l’ensemble évoluant progressivement du vague et général en direction du plus spécifique et mieux défini. Cette dynamique de catégorisation progressive mais immédiate est une caractéristique essentielle du développement microgénétique. La catégorisation introduit la dimension de l’identité qui fait de son objet la cible d’une visée qui reste identique à travers les variations ou fluctuations.. Cette dimension de l’identité permet à la multiplicité des apparitions d’être toutes des instances d’une même catégorie, en somme d’identifier des unités prises chacune dans un champ différent, et ainsi accomplir l’une des transitions les plus élémentaires de la pensée (cf. Gurwitsch, 1966, pp. 54-55; Rosenthal & Visetti, 1999, pp. 184-185).. Mais cela vaut également pour la dynamique de catégorisation progressive du procès formateur lui-même, en tant qu’elle confère une continuité identitaire aux formes en cours de constitution, et stabilise ipso facto le champ de l’expérience. C’est ainsi que chaque précurseur direct de l’expérience peut annoncer en lui d’une façon latente ce dont il y aura expérience. Et c’est ainsi également que le développement microgénétique anticipe dans son mouvement ce qu’il fera voir, comprendre, entendre…

La catégorisation immédiate, dès les phases les plus précoces de la microgenèse, place donc d’emblée le champ sous la tension d’un sens “ générique ”, d’une signification en devenir, qui conditionne la différenciation et l’identification des formes. À travers la circularité génétique qui s’y déploie, la catégorisation dynamique “ naturalise ” le principe herméneutique de l’auto-antécédence du sens (toute compréhension se fonde sur une précompréhension), en le transposant sur le terrain de la “ génétique ” des formes.. Cette circularité génétique fait échapper à l’aporie de l’auto-anticipation du savoir [15].

La catégorisation dynamique réunit donc dans un seul mouvement génétique la constitution des formes et le déploiement du sens. Mais elle ouvre également un horizon d’action, fait de dispositions enactives dont il était question précédemment et qui forment la trame d’une anticipation “ active ” de ce qui fera sens. Le propre de la catégorisation dynamique est que son procès anticipe toujours son propre “ résultat ”. Cette auto-antécédence des formes de l’expérience signifie que la perception “ agit sous la présomption ” de la cohérence de notre Lebenswelt, qu’elle entend en somme qu’il fasse sens, que tout ce que nous rencontrons ait une structure et fasse sens. Percevoir c’est donc découper le tissu holistique de la réalité en anticipant une organisation (en l’imposant même), des structures (objets), qui feront sens, c’est finalement rechercher un ordre et se saisir du premier grossier repérage catégoriel pour l’affiner progressivement en fonction des objectifs de l’action en cours et de l’horizon qu’il ouvre [16].


4. Temps et microgenèse

L’expérience a donc nécessairement une structure temporelle. Le modèle microgénétique de la constitution de l’expérience comporte en effet une certaine logique génétique de progression dans la différenciation, avec une gradation sémantique et phénoménologique qui tranche avec les dichotomies usuelles (conscient vs. non conscient, accès ou non au sens) qui dominent toujours la pensée psychologique. Car le modèle continuiste qui régit le cours de l’expérience – et cela même lorsqu’il y a des discontinuités structurelles du point de vue biophysique [17] – s’applique donc également à la conscience qui n’admet pas davantage qu’une chose soit ou bien consciente ou non consciente. Si les précurseurs directs de l’expérience s’effacent au surgissement de cette dernière (comme dans les expériences tachistoscopiques l’amorce du stimulus est occultée par le pattern-mask), ils ne sont pas dépourvus d’un caractère phénoménologique susceptible de se manifester à la conscience. Toute la tradition des travaux de type Aktualgenese [18] en témoigne et c’est d’ailleurs la capacité des sujets de décrire leurs impressions concernant les stades intermédiaires de l’expérience perceptive ou cognitive qui a grandement motivé le concept de microgenèse [19].

Revenons donc à la dynamique progressive de la constitution de l’expérience. L’optique, l’acoustique, la chimie, la géométrie, et les métaphores technologiques du cinéma, de la photographie, de la télévision, ou des dispositifs d’enregistrement, ont tout au long du siècle dernier éclairé et inspiré les théories scientifiques de la perception. Dans leur empressement à transposer sur le terrain psychologique les principes reconnus de la physique, des générations de psychologues et de biologistes ont perdu de vue le caractère phénoménologique de la réalité perceptive, le fait en somme que l’on ne peut expliquer la perception dans quelque modalité que ce soit sans expliquer en même temps la structure de cet étrange et spacieux Présent qui l’accueille.. Pourquoi le présent de l’expérience n’est-il pas infiniment bref et évanescent, pourquoi ce que j’éprouve n’est pas une succession kaléidoscopique d’instants individuels à me donner le tournis, mais continuité et présence ?

Modalité originaire de l’expérience, la perception est la première à incarner ce présent épais qui d’un côté retient la participation du passé et, de l’autre, ouvre sur le futur immédiat. Que l’on songe qu’à défaut de cette capacité du temps de “ s’étirer ” vers l’avant, tout en maintenant la “ présence ” de ce qu’il englobe, une succession de notes ne saurait jamais devenir une mélodie. Pour les gestaltistes, il s’agissait-là d’un fait constitutif de la conscience, dont la perception fournissait le premier modèle avec le mouvement apparent étudié par Wertheimer, l’intégrité d’une mélodie, ou la saisie de la causalité dans les célèbres expériences de Michotte [20].. Pour la théorie de la microgenèse, ce fait constitutif de la phénoménalité met en évidence dans le déroulement de l’expérience le caractère structurant de la dynamique temporelle..

Or le temps dont il est question ici est par sa direction intrinsèque, par son pouvoir de dilatation, lui-même constitutif de l’expérience. Ce temps autochronique est interne au sujet, au sens qu’il lui est endogène et se confond avec le cours de sa vie. Le concept d’autochronie désigne l’autogénération du temps propre au sujet qui tire son origine du statut d’être vivant de celui-ci, c’est-à-dire un être porteur d’une dynamique développementale unidirectionnelle (Rosenthal, 1993).. L’autochronie, qui est à la fois un concept biologique et phénoménologique, confère au temps sa direction intrinsèque, sa périodicité et son amplitude globale propres à chaque espèce. La direction intrinsèque représente l’indexation du temps à l’écoulement de la vie (ce qui détermine le sens de la “ flèche du temps ”), la périodicité correspond aux variations temporelles pertinentes pour l’espèce et l’amplitude globale délimite le parcours de la flèche. L’autochronie semble indispensable pour concevoir l’autonomie du vivant en tant qu’elle est la source endogène de l’impulsion initiatrice [21].

Avec ce temps autochronique, on conçoit le caractère dual de la dynamique de l’expérience qui en même temps se déploie et se déroule. Le déroulement concerne la succession développementale des phases intermédiaires de l’expérience en cours, tandis que le déploiement renvoie au fait que toute forme a une extension temporelle : le temps qu’il faut pour se déployer dans l’expérience. Si l’on peut dire d’un point qu’il surgit dans un champ et qu’il représente par conséquent un instant infiniment petit, toute forme, tout motif, toute action se déploient dans le temps. Car toute forme est d’emblée temporelle, intrinsèquement faite d’un temps lui-même organisé. Et tout déploiement est celui d’une organisation, d’une structure dynamique incarnée en cours de stabilisation. Ainsi un antécédent de l’expérience n’est pas un fragment, une courbe, un bout de trajectoire parmi d’autres, dont il faudra le moment venu faire la synthèse : tout antécédent direct de l’expérience déploie à sa façon ce qui fera l’objet d’expérience et dont seul le déploiement définitif se dévoile brutalement à la conscience, en occultant au passage ceux qui l’on précédé. Et il y a déroulement dans la mesure où l’on peut discerner des étapes successives ou des phases intermédiaires qui ont normalement vocation à s’effacer au surgissement de l’expérience. Ces phases sont néanmoins palpables dans des conditions extrêmes (par exemple de présentation tachistoscopique à la limite du perceptible), dans certaines pathologies neuropsychologiques et peuvent être mises en évidence indirectement à partir des propriétés de l’expérience normale.


5. Gradualité de l’expérience

Cette dynamique duale du développement microgénétique où le déroulement de l’expérience passe par la différenciation graduelle et les déploiements successifs de figures intermédiaires, dont chacun tend à occulter ses prédécesseurs, mais sans pour autant escamoter cette “ perception interne ” que l’expérience en cours a une histoire de formation, confère au présent une dimension d’intériorité et de persistance dynamique. L’expérience a une profondeur et une consistance car elle se sait constituée, au fil du temps, par esquisses successives, et cela alors même qu’il nous est usuellement [22] impossible de convoquer ses déploiements primitifs car ils sont occultés par l’occurrence courante..

La gradualité cachée de l’expérience immédiate conduit évidemment à soulever la question de savoir s’il est possible de remonter le cours du développement et d’externaliser ces déploiements primitifs, ces Vorgestalten comme disait Sander, qui ont normalement vocation à s’effacer derrière le déploiement final. Cette question se confond en fait avec l’origine même du courant microgénétique et offre spontanément la condition de la validation de sa démarche. Si chaque précurseur de l’expérience immédiate porte effectivement en germe ce dont il y aura expérience et dont la teneur s’annonce en lui d’une façon latente, s’il comporte en somme le potentiel de développement auquel la microgenèse doit ou peut donner lieu, nous disposons là d’un puissant critère qualitatif d’évaluation expérimentale. Car c’est tout de même autre chose que de pouvoir reconnaître spontanément dans un déploiement intermédiaire la physionomie du déploiement final que de devoir montrer par raisonnement qu’un trait, un fragment, une courbe, constitue l’élément primitif d’un assemblage final. La microgenèse historique a trouvé dans cette question et dans les explorations qualitatives auxquelles elle conduisait la trame de son développement théorique. Deux voies majeures d’exploration se sont imposées dès l’origine du courant, dont seule la première nous concernera ici [23].

La méthode de réalisation génétique (Aktualgenese) déjà mentionnée a été conçue par Sander dans le but d’externaliser le cours du développement microgénétique de manière à éliciter des réponses “ primitives ” (i.e. précoces sur le plan de la microgenèse) qui sont normalement occultées par l’expérience définitive (Sander, 1930; Werner, 1956) [24]. Dans le domaine de la perception visuelle, il s’agissait de présenter d’une façon répétée des stimuli très brefs, mal éclairés ou de taille miniature, et d’augmenter graduellement le temps d’exposition, améliorer l’éclairage, ou laisser le stimulus grandir à la taille “ normale ”. Les sujets, ou plutôt les observateurs, comme on le disaient, devaient décrire simplement ce qu’ils percevaient et ressentaient au fur et à mesure du déroulement de l’expérience, fournir en somme leur témoignage de première main sur l’apparaître et les caractéristiques des précurseurs des gestalts finales. Dans ses analyses de ces témoignages, Sander notait que “ les constructions perceptives émergentes ne sont nullement des versions imparfaites ou vagues de la figure finale […] mais des métamorphoses caractéristiques dotées d’une individualité qualitative, des prégestalts (Vorgestalten) ” (ibid, p. 193). Le développement du percept n’y apparaît pas comme une succession d’améliorations où chaque déploiement correspondrait à une version plus élaborée par rapport à son prédécesseur et plus proche du percept final. Les développements observés à travers l’Aktualgenese mettaient au jour une dynamique structurale caractéristique de la perception. “ La formation des phases successives, dont la transition s’accomplit usuellement par soudains bonds, présente une certaine tonalité d’inachèvement ; les déploiements intermédiaires n’ont ni la stabilité ni la composition des formes finales ; ils sont fluctuants, agités, pleins de tensions, comme dans un état de plasticité du devenir ”. De plus, “ cette dynamique structurale qui […] (est) l’un des facteurs déterminants du processus perceptif lui-même, envahit notre expérience immédiate sous la forme de qualités dynamiques de ‘l’état d’esprit’ général, de tonalités qualitatives émotionnelles ” (p. 194).

Cette dynamique structurale, à l’œuvre dans le déroulement de la perception, génère chez le sujet une intense participation émotionnelle. Le développement du percept n’est nullement vécu avec un froid détachement, “ toutes ses métamorphoses baignent dans un processus émotionnel, impulsif et tensoriel, et requièrent une intense participation de l’organisme tout entier ” (p. 194). Il y a une forte pression intérieure pour la “ formation du mal formé ” et pour faire sens. Les déploiements intermédiaires ont une tonalité émotionnelle particulière qui semble corrélée avec le degré d’instabilité et d’inachèvement de l’occurrence courante ; leur dynamique semble par ailleurs procéder de ce que les gestaltistes appelaient Prägnanz (‘pression’ en direction d’une plus grande symétrie, régularité, homogénéité, stabilité…). Cette participation émotionnelle des sujets de l’Aktualgenese pourrait sembler excessive en regard du caractère ‘quelconque’ de l’objet actuel de la perception. Pourtant, des manifestations émotionnelles analogues se produisent dans des conditions tout à fait banales. Le spectacle d’un tableau suspendu de travers peut ainsi devenir intolérable et nous pousser littéralement à le mettre droit.

Werner de son côté a mis en évidence la gradualité de l’émergence du sens au cours de la microgenèse en notant tout particulièrement le déploiement très précoce de la sphère générale du sens. Mais ce déploiement immédiat et progressif du sens n’implique pas nécessairement que la différenciation s’accomplisse mécaniquement, en fonction de la “ géométrie ” du champ sémantique en question, par exemple au moyen d’une contraction progressive de la sphère initiale ; en fait dès les années 1920 Werner a mis au jour l’existence de glissements du “ centre de gravité ”. Ainsi, le mot ‘cigare’ peut, à un stade, être lu ‘fumée’, à un autre, ‘cancer’.. Ces glissements du centre de gravité ne peuvent s’expliquer que par le mouvement de l’organisation thématique du champ.


6. Organisme et intersensorialité

Mais une fois admise cette gradualité de l’expérience immédiate reste à savoir ce que l’on gagne à assimiler le procès microgénétique à un régime spécifique du développement biologique. Après tout, les métaphores courantes en sciences cognitives qui parlent de cycle de transformations, assemblage, stockage, accès, activation, calcul, comparaison, vérification, etc… plutôt que de se réclamer du biologique, et tout en se disant naturalisantes, paradoxalement s’inspirent toutes de processus technologiques.. Or c’est la notion de développement qui fait de la microgenèse autre chose qu’une simple succession d’étapes dans un micro-temps. Les éléments ne se développent pas. Le développement biologique concerne l’évolution qualitative et quantitative d’une totalité organisée qui pourvoie à son propre maintien tout en se différenciant en permanence de son milieu. Cette totalité agissante, en prise permanente sur son environnement, n’est donc rien d’autre que l’organisme tout entier.. En tant que développement, la microgenèse s’inscrit dans la dynamique d’un procès psychophysique où le corps actuel et le champ de l’expérience s’impliquent et se constituent mutuellement. Et c’est ainsi que le développement d’un percept, d’un objet d’imagination, d’une pensée, et même d’un récit d’événement vécu, requiert la participation d’une sensorialité corporelle totale, d'une dynamique kinesthésique-émotionnelle et de gestes internes.

Werner voyait dans cette participation la manifestation de la couche originaire du sentir qui, dans la dynamique du parcours microgénétique, est antérieure à la division des sens. “ Les perceptions objectives ”, soulignait-il, “ sont pour ainsi dire le terme d’un processus de développement qui commence dans la couche subjective synesthésique et qui, partant de ce sensorium commune, se différencie dans les diverses sphères sensorielles ” (Werner, 1934, p. 201). Cette couche originaire du sentir est intersensorielle en tant qu’elle procède du schéma corporel, lui-même incarnant l’unité du corps [25]. La constitution du champ est donc toujours synesthésique, et cela alors même que notre attitude consiste à thématiser les percepts comme émanant d’une modalité sensorielle particulière.. Cela signifie que les différentes modalités sensorielles ont nécessairement une constitution intersensorielle [26]. Il y a par exemple plus dans la vision que la vision. Merleau-Ponty l’illustre remarquablement en discutant les travaux de Werner :

“ Les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit la rigidité et la fragilité du verre et, quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible. On voit l’élasticité de l’acier, la ductilité de l’acier rougi, la dureté de la lame dans un rabot, la mollesse des copeaux. La forme des objets n’en n’est pas le contour géométrique : elle a un certain rapport avec leur nature propre et parle à tous nos sens en même temps qu’à la vue. La forme d’un pli dans un tissu de lin ou de coton nous fait voir la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. Enfin le mouvement des objets visibles n’est pas le simple déplacement des taches de couleur qui leur correspondent dans le champ visuel. Dans le mouvement de la branche qu’un oiseau vient de quitter, on lit sa flexibilité ou son élasticité, et c’est ainsi qu’une branche de pommier ou une branche de bouleau se distinguent immédiatement. On voit le poids d’un bloc de fonte qui s’enfonce dans le sable, la fluidité de l’eau, la viscosité du sirop. ” [27]

Ainsi, toute perception porte le témoignage de l’unité originaire des sens à l’œuvre dans les phases précoces de la microgenèse avant de s’effacer dans la conscience derrière la modalité objectivée. Ici comme ailleurs, Werner et ses collaborateurs ont fait montre d’une ingéniosité hors pair pour remonter le cours du développement microgénétique et saisir au vol la dynamique synesthésique, avant qu’elle ne soit occultée par l’expérience finale, ou encore pour empêcher un tel effacement en créant un percept inassignable à une sensorialité séparée. On présente par exemple des couleurs dans des conditions de faible éclairage ou très brièvement. Avant d’être vue, la couleur s’annonce par l’expérience d’une certaine attitude corporelle qui lui semble rattachée : “ il y a un glissement de haut en bas dans mon corps, ce ne peut donc pas être du vert, ce ne peut être que du bleu ; mais en fait je ne vois pas du bleu ” dit un sujet de Werner. “ J’ai serré les dents et je sais par là que c’est du jaune ” dit un autre (Werner, 1930, p.158). Au fur et à mesure de l’Aktualgenese, lorsque le stimulus dépasse une valeur subliminale, le sujet fait l’expérience d’une certaine disposition du corps et soudain la sensation se continue et “ se propage dans le domaine visuel ” (ibid., p. 159).. 

Dans d’autres cas, on présente successivement des sons et des images colorées. Ainsi, par exemple sous l’influence d’un son grave, le rouge devient rouge foncé ou violet, et le jaune devient brun. À son tour, un son aigu transforme le rouge en orangé ou jaune et le jaune en jaune clair. Dans d’autres expériences, la succession d’images accompagnée d’un battement rythmique synchrone fait percevoir au sujet un mouvement apparent, alors que les images seules ne produisent aucune impression de mouvement [28]. En fait, une multitude d’effets peut ainsi être produite : si un flash est accompagné simultanément d’un double click on voit deux flashs, d’un triple click, trois flashs ; si le mouvement d’un lapin qui fait un double bond à travers une fenêtre est accompagné simultanément d’un triple click, le sujet voit un triple bond.

Avec cette unité originaire des sens nul ne s’étonnera de voir que de nombreuses qualités sont  intersensorielles ; clair semble aller avec : poli, dur, pointu, léger, froid, douleur aiguë ; de son côté, obscur va de pair avec : rugueux, mou, émoussé, lourd, chaud, douleur sourde [29].. Ce sont d’ailleurs les langues qui témoignent de la façon la plus éloquente de cette unité, tout en offrant un réservoir inépuisable d’exemples ; on parlera d’une couleur criarde ou gaie, d’une voix claire ou tranchante, d’une douleur sourde ou vive, d’un visage dur, d’un mouvement léger, et même de la rondeur d’un son, d’une voix, d’une odeur… [30]. On peut y voir la marque de la transposabilité fondamentale des physionomies perceptives, à condition toutefois de comprendre que cette transposabilité doit toujours traverser le lieu dont part l’unité du vécu et où se forment ces “ invariants esthésiques ” du corps qui sont à l’origine des valeurs esthétiques les plus spontanées.

Plus généralement, la dynamique synesthésique du développement microgénétique, la gestualité interne du corps et ses dynamiques kinesthésiques-émotionnelles donnent à l’expérience son caractère physionomique.. Objets, scènes, configurations, paysages sont ainsi perçus comme manifestant une intériorité animatrice, au même titre que les physionomies, les expressions faciales, les gestes, et plus généralement les conduites des êtres vivants, sans que cette expressivité spontanée soit le fait d’une intentionnalité anthropomorphique. Loin de relever d’une projection empathique en direction de l’objet, ou de la saisie d’une analogie [31], ces caractères expressifs procèdent des dynamiques de constitution des configurations perceptives qui font de l’expérience l’expression de son propre processus de constitution.. La dynamique expressive est donc présente dans toute unité figurale perçue ; elle se manifeste préalablement à toute stabilisation des unités qui d’ailleurs en dépend. Les formes perçues ne sont donc pas des simples configurations statiques mais des déploiements dynamiques dont la tonalité expressive fait partie intégrante de l’expérience perceptive (et c’est ainsi que nous percevons le mouvement dans une image statique d’un cheval au galop, d’un oiseau, d’une flèche,..). De cette saisie expressive provient également la non différenciation des qualités des personnes et des objets : les personnes peuvent être dures, les voix tranchantes, les objets menaçants, opprimants, tristes, fatigués..

Avec cette “ génétique ” des formes sémiotiques et des valeurs s’éclaire encore la portée du concept de microgenèse.


NOTES

[1] Werner (1956).

[2] Et qui a débouché sur ce qu’on allait qualifier plus tard de “ révolution cognitive ”.

[3] Nommée ainsi après Sander (1930)..

[4] Il est à noter que Werner n’évoque pas la psychogenèse expérimentale dans son article programme sur la microgenèse (Werner, 1956)..

[5] Au cours des années 1950-1960, Werner et ses collègues à la Clark University ont conduit un programme de recherche visant à déterminer les lois générales du développement (phylogenèse, ontogenèse, microgenèse, pathogenèse ou ethnogenèse) – les lois dites orthogénétiques.  Ce programme partait notamment du constat que ces différentes ‘genèses’ ne sont pas réductibles les unes aux autres. Quant aux rapprochements possibles, Werner percevait plus de similarités structurelles et qualitatives entre la phylogenèse et la microgenèse qu’entre cette dernière et l’ontogenèse (voir aussi note supra).

[6] Ce qui semble patent dans un bon nombre de travaux qui assimilent la microgenèse à la psychogenèse expérimentale (voir par exemple Kuhn, 1995; Miller & Coyle, 1999). Cet usage générique a d’ailleurs permis un détournement, qui ne manque pas de piquant (mais qui est au demeurant compréhensible eu égard au glissement précédent), du terme microgenèse par certains auteurs cognitivistes. La microgenèse s’y réduit à la caractérisation de la succession temporelle du traitement de l’information (voir par exemple Forster, 1999), et en tant qu’outil de microanalyse temporelle s’intègre parfaitement à la démarche élémentariste en sciences.

[7] Le psychologue russe Nikolaï Lange a postulé autour de 1890 que la perception est un développement dont les différentes étapes récapitulent la succession des capacités perceptives de l’espèce au cours de son évolution biologique. Du point de vue qualitatif, le développement perceptif, disait-il, passe, dans l’ordre, par les étapes d’évolution phylogénétique mais dans un temps très bref de l’expérience perceptive (d’après Bachmann, 2000).. Il est peu probable que Werner et Sander connaissaient les travaux de cet auteur qui a si finement anticipé leurs propres idées. Lange a notamment été le premier à souligner les similitudes entre la phylogenèse du système visuel et le développement microgénétique du percept, rapprochement également fait par Werner. On relèvera que, sur le plan qualitatif et phénoménologique, les descriptions de Lange sont très proches de celles de Sander ou Werner (voir plus loin). Il observait par exemple, qu’au cours d’un acte perceptif, les formes les plus primitives de la conscience sont graduellement et continuellement remplacées par des formes qualitativement “ supérieures ” (ou mieux différenciées), de telle sorte qu’à la fin du processus, les prédécesseurs sont occultés par leurs successeurs, et ainsi perdus pour la mémoire et l’attention.

[8] Des tentatives en ce sens ont effectivement eu lieu. Fritz Heider a organisé en 1928 une rencontre à Rostock qui réunissait Werner, les berlinois et des figures proches des deux courants : Michotte, Katz et Rubin.

[9] Voir sur ce sujet notre reconstruction avec Y.-M. Visetti (Rosenthal et Visetti, 1999 ; 2003).

[10] J’emprunte ici le célèbre mot de Varela pour traduire par ‘disposition enactive’ le concept de ‘readiness for action’ (Rosenthal, 2004) ; on notera que les anticipations liées aux actions potentielles font de tout champ d’expérience directe un champ d’action.

[11] À tous les niveaux : de la motilité fondamentale du corps au mouvement effectif, en passant par la saccade oculaire.

[12] Cette subsidiarité du champ de la conscience par rapport à la figure ou thème focal a donné lieu à plusieurs élaborations théoriques dont celles de Gurwitsch (1957) et de Polanyi (1962; 1965) sont les plus connues.

[13] Les gestaltistes, Köhler le premier, ont fort bien saisi cette inscription praxéologique de la l’organisation perceptive, même s’il n’ont pas toujours su rester conséquents à cet égard (cf. Rosenthal et Visetti, 2003).

[14] Pour les théories cognitivistes, les processus perceptifs, sémantiques, émotionnels et motivationnels sont intrinsèquement étrangers les uns aux autres : ils opèrent sur des “ données ” incommensurables. Tout est donc affaire d’architecture cognitive adéquate pour permettre à la représentation d’une forme perçue d’accéder en temps voulu au sens qui lui “ correspond ” dans la mémoire sémantique (un formidable dispositif dépositaire de la culture standard et agréablement modulé par l’histoire individuelle) ou pour autoriser une interaction en amont du processus perceptif entre ce dernier et le système sémantique. Et on évoque en effet l’idée d’une interaction pour expliquer par exemple cette observation classique que la taille perçue d’une pièce de monnaie est fonction de sa valeur (Bruner & Goodman, 1947). Cette évocation reste toutefois gratuite tant qu’on n’a pas expliqué comment l’on fait interagir des processus structurellement et fonctionnellement indépendants qui opèrent sur des données incommensurables. Toute théorie qui sépare forme, sens, valeur, motif d’agir, et conçoit la perception comme une (re)construction de formes abstraites, à partir de traits élémentaires dépourvus de sens (pour ne découvrir qu’en fin de parcours leur identité et sens) est confrontée à cet égard à des paradoxes insurmontables. Si l’accès au sens est postérieur à la reconnaissance morphologique (“ je ne peux savoir à quoi j’ai affaire avant de l’avoir reconnu ”, dit Fodor), la sémantique ne peut affecter la reconstruction morphologique, et même si la sémantique est concomitante avec cette dernière, comment peut-elle influencer le procès morphologique avant de “ savoir ” de quoi il retourne ? Enfin, si le sémantique et le morphologique de la perception sont effectivement incommensurables, comment les faire coopérer sans faire appel à la médiation d’un troisième processus doté d’une polyvalence que l’on a justement refusé aux deux précédents (ce qui ou bien est en contradiction avec le postulat de la séparation et de l’indépendance de la forme et du sens, ou s’apparente à l’évocation d’un homoncule) ?

[15] C'est-à-dire au paradoxe de Ménon aux termes duquel l’on ne peut connaître (ou apprendre) que ce que l’on connaît déjà. Dans le célèbre dialogue de Platon, Ménon pose la question suivante : “ Et comment t’y prendras-tu, Socrate, pour chercher une chose dont tu ne connais pas du tout ce qu’elle est ? Parmi les choses que tu ignores, laquelle te proposes-tu de chercher ? À supposer même que, par une chance extraordinaire, tu tombes sur elle, comment sauras-tu que c’est elle, puisque tu ne l’as jamais connue ? ”. Ce paradoxe constitue une obstruction épistémologique majeure pour tout constructivisme assembleur (pour reprendre le terme de Y.M. Visetti, 2004) dans la mesure où il fait dépendre l'acte de connaître ou de percevoir d’un prérepérage – ce qui est par définition impossible dans une théorie où le processus d’assemblage “ ignore ” jusqu’au bout de quoi il est assemblage.

[16] Ce qui expliquerait d’ailleurs pourquoi la perception et la cognition ne sont pas infaillibles. Si la microgenèse est globalement viable, son caractère anticipatoire et directement catégorisant renferme ses propres conditions d’échec. L’observation de ces échecs devient alors une source inestimable de renseignements sur la microgenèse. De même, la résistance obstinée des “ erreurs perceptives ” à l’évidence du contraire illustre le “ coût ” du caractère anticipatoire et directement catégorial de la différenciation microgénétique.

[17] Par exemple dans le cadre de la vision entre les propriétés de la saisie parafovéale et fovéale des mêmes structures.

[18] Voir plus loin.

[19] Cela étant, il existe par ailleurs différents modes d’engagement par rapport à l’expérience. Marcel (1993) a montré par exemple que si l’on introduit trois modes de réponses censés être équivalents (cligner des yeux, appuyer sur un bouton, ou répondre verbalement), les sujets à qui l’on demande s’ils détectent une lumière ou un changement d’intensité lumineuse à tel moment précis, ne donnent pas les mêmes réponses suivant le mode utilisé (même lorsqu’on exige simultanément les trois modes !). En somme, ces trois modes qu’une approche fonctionnaliste aurait traités comme des variantes purement conventionnelles, des “ synonymes ” stricts du même type fonctionnel, s’avèrent exprimer des modes différents d’engagement du sujet vis-à-vis de sa propre expérience.

[20] Voir Rosenthal et Visetti (2003) pour plus de détail. On notera que cette même structure du présent est à l’œuvre dans plusieurs modalités traditionnelles : à côté de la mélodie (audition) et du mouvement (vision) on trouvera dans le domaine tactile l’expérience classique de Benussi de la stimulation successive le long du bras (sans nécessairement respecter toujours la direction du parcours) qui sera ressentie comme si une bête sautillait le long du bras.

[21] Ce qui veut dire par ailleurs que le temps autochronique ne peut pas être représenté par une droite. L’autogénération du temps ne peut se produire que par à-coups.

[22] Néanmoins, il nous arrive parfois un sentiment fugitif de saisir ces “ esquisses ” évanescentes mais qui échappent à toute thématisation, quel que soit l’effort pour les ramener à la conscience.

[23] L’autre méthode consistait à étudier qualitativement le comportement pathologique de patients porteurs d’une lésion cérébrale (alexiques, aphasiques ou agnosiques). On supposait que, sur le plan fonctionnel, ce comportement résulte d’un arrêt prématuré du processus microgénétique, analogue à celui provoqué artificiellement au cours de l’Aktualgenese (ou de la vision subliminale). Et en effet de nombreux exemples sont venus corroborer cette analogie (Andreewsky & Rosenthal, 1986; Conrad, 1954; Marcel, 1983; Werner, 1956)..

[24] À vrai dire, l’Aktualgenese correspond tout simplement à la version la plus élaborée d’un ensemble de méthodes dont plusieurs ont été mises en œuvre par Werner et ses collaborateurs dès les années 1920.

[25] Ce qui faisait dire à Merleau-Ponty : “ Avec la notion de schéma corporel, ce n’est pas seulement l’unité du corps qui est décrite d’une manière neuve, c’est aussi, à travers elle, l’unité des sens et l’unité de l’objet ” (Merleau-Ponty, 1945, p. 271)..

[26] L’expression ‘intersensorielle’ pourrait créer ici un malentendu en laissant croire qu’il existerait une coupure entre le domaine sensoriel et la motricité. Comme l’a souligné Werner : “ ces qualités synesthésiques ont précisément pour caractère d’être des qualités dynamiques ; elles ont leur racine dans le dynamisme de la réaction corporelle où le fait purement sensoriel et le fait purement moteur ne sont pas encore différenciés ” (ibid, p. 204).

[27] Merleau-Ponty (1945, p. 265)..

[28] Tous ces exemples viennent de Werner (1934)..

[29] Ibid, p. 193.

[30] Pour d’autres exemples et une discussion voir notre ouvrage avec Y.M. Visetti sur Köhler.

[31] Pour une discussion à ce sujet voir (Rosenthal, 2004; Rosenthal & Visetti, 2003).


BIBLIOGRAPHIE

Andreewsky, E., & Rosenthal, V. (1986). Les avions ne sont pas des modèles des oiseaux, cependant... In C. Bonnet, G. Tiberghien, & J.-M. Hoc (Eds.), Psychologie, Intelligence Artificielle et Automatique (pp. 110-117.). Bruxelles: Mardaga.

Bachmann, T. (2000). Microgenetic approach to the conscious mind. Amsterdam: John Benjamins.

Bruner, J. S., & Goodman, C. C. (1947). Value and need as organizing factors in perception. Journal of Abnormal Social Psychology, 42, 33-44.

Cadiot, P., & Visetti, Y. M. (2001). Pour une théorie des formes sémantiques. Paris: Presses Universitaires de France.

Catán, L. (1986). The dynamic display of process: Historical development and contemporary uses of the microgenetic method. Human Development, 29, 252-263.

Conrad, K. (1954). New problems of aphasia. Brain, 77(4), 491-509.

Forster, K. I. (1999). The microgenesis of priming effects in lexical access. Brain and Language, 68(1-2), 5-15.

Gurwitsch, A. (1957). Théorie du champ de la conscience. Paris: Desclée de Brouver.

Gurwitsch, A. (1966). Studies in Phenomenology and Psychology. Evanston: Northwestern University Press.

Kuhn, D. (1995). Microgenetic study of change: what has it told us? Psychological Science, 6, 133-139.

Marcel, A. J. (1983). Conscious and unconscious perception: an approach to the relations between phenomenal experience and perceptual processes. Cognitive Psychology, 15(2), 238-300.

Marcel, A. J. (1993). Slippage in the unity of consciousness. Ciba Foundation Symposium, 174, 168-80.

Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Paris,: Gallimard.

Miller, P. H., & Coyle, T. R. (1999). Developmental changes: lessons from microgenesis. In E. Scholnick, K. Nelson, S. Gelman, & P. H. Miller (Eds.), Conceptual development: Piaget's legacy(pp. 209-239). Mahwah, N.J.: Lawrence Erlbaum.

Polanyi, M. (1962). Personal knowledge: Towards a post-critical philosophy.. (Second ed.). Chicago: The Chicago University Press.

Polanyi, M. (1965). The structure of consciousness. Brain, 88, 799-810.

Rosenthal, V. (1993). Cognition, vie et... temps. Intellectica, 16, 175-207.

Rosenthal, V. (2004). Microgenesis, immediate experience and visual processes in reading. In A. Carsetti (Ed.), Seeing, Thinking and Knowing: Meaning and Self-Organisation in Visual Cognition and Thought (pp. 221-243). Amsterdam: Kluwer.

Rosenthal, V., & Visetti, Y. M. (1999). Sens et temps de la Gestalt. Intellectica, 28, 147-227.

Rosenthal, V., & Visetti, Y. M. (2003). Köhler. Paris: Les Belles Lettres.

Sander, F. (1930). Structures, totality of experience, and gestalt. In C. Murchinson (Ed.), Psychologies of 1930 (pp. 188-204.). Worcester, MA.: Clark University Press.

Valsiner, J., & van der Veer, R. (2000). The social mind: Construction of the idea. Cambridge: Cambridge University Press.

Visetti, Y. M. (2004). Constructivismes, émergences: une analyse sémantique et thématique. Intellectica, 39.

Werner, H. (1930). Untersuchungen über Empfindung und Empfinden I: Das problem des Empfindens und die Methode seiner experimentellen Prüfung. Zeitschrift für Psychologie, 114, 152-166.

Werner, H. (1934). L'unité des sens. Journal de Psychologie Normale et Pathologique, 31, 190-205.

Werner, H. (1956). Microgenesis and aphasia. Journal of Abnormal Social Psychology, 52, 347-353.

Werner, H. (1957). Comparative psychology of mental development. (Rev. ed.). New York: International Universities Press.

Werner, H., & Kaplan, B. (1956). The developmental approach to cognition: its relevance to the psychological interpretation of antropological and ethnolinguistic data. American Anthropologist, 58, 866-880.

Werner, H., & Kaplan, B. (1963). Symbol formation: an organismic-developmental approach to language and the expression of thought. New York: Wiley.

Wertsch, J. V., & Stone, C. A. (1978). Microgenesis as a tool for developmental analysis (1): Laboratory of Comparative Human Cognition.


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à : victor.rosenthal@ehess.fr

©  mars 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : ROSENTHAL, Victor. Formes, sens et développement : quelques aperçus de la microgenèse. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rosenthal_Formes.html>. (Consultée le ...).