DE LA MESURE DANS LES TERMES [*]

Monique SLODZIAN
CRIM-INALCO


INTRODUCTION

Considérée dans une perspective historique, la doctrine terminologique telle qu’elle se présente au début des années 30 n’est qu’un volet du vaste projet de rationalisation des langues, auquel les grands bouleversements politiques, culturels et techno-scientifiques du début du 20ème siècle vont offrir un terrain d’expérimentation illimité. Cependant le lien entre la doctrine de la VTT (Vienna Theory of Terminology), fruit du positivisme logique, et les enjeux linguistiques et politiques qui l’englobent reste jusqu’ici largement inaperçu. Ces liens ont sans doute été occultés par la domination du paradigme néo-positiviste imposé par le scientisme ambiant. Pour les positivistes, la diversité et la contingence des langues constituent un obstacle au dévoilement de la vérité tenue pour universelle. Il en résulte un positionnement épistémologique ancré dans une théorie de la connaissance où les mathématiques, « science des sciences », sont considérées comme le modèle de la langue parfaite. On constate donc une double aliénation de la VTT : à la fois par sa conception de la langue idéale, pensée comme un ensemble d’unités lexicologiques et une syntaxe contrôlées et par son incapacité à penser les déterminations historico-politiques susceptibles de l’expliquer. Ainsi, le désir de restreindre l’interprétation des mots et du discours correspond-il à la tentative plus ou moins consciente de modeler les conceptions et habitudes mentales des peuples, comme l’a bien vu Orwell dans sa critique de la Nov-langue. [1].

Si elle n’était pas nouvelle, la volonté d’épurer, de codifier et en tout cas de régir le langage a trouvé dans cette première moitié du 20ème siècle une formidable légitimité dans les progrès des sciences et des techniques, ceci dans l’ensemble du monde industrialisé. Comprise comme l’instrument historique de l’eschatologie de l’humanité, la technique nourrit d’Est en Ouest l’utopie d’un langage exclusivement référentiel et fonctionnel, le signe devenant l’étiquette invariable d’un référé unique. L’idéal logiciste aboutit ainsi à une approche atomistique de la langue qui impose sa domination, indépendamment de la grande fracture idéologique de l’époque, née de la révolution d’Octobre. Il n’y a eu aucun « rideau de fer » en matière de programme de rationalisation des lexiques spécialisés, les divergences ne portant que sur les contenus de champs lexicaux spécifiques, relevant essentiellement du politique et de l’économique. En Russie, les lexies soviet, komissariat ou khozjastvo changent certes d’acception avec la révolution, mais les acronymes auxquels ils donnent lieu (SSSR, Sovnarkom, kolkhoz…) participent des mêmes règles de formation que USA, ONU ou CED. Profitant de la fièvre révolutionnaire, le zèle réductionniste prend certainement en URSS une ampleur inégalée. Mais, comme nous allons le voir, le jeune Etat soviétique est confronté à des réalités qui en limitent la portée.

Ce constat nous conduit à expliciter dans une première partie quels sont les effets et les enjeux du consensus dans le périmètre de ce qu’il était convenu d’appeler à l’époque l’Est et l’Ouest. L’intérêt commun porté à la théorie de la communication suscite au même moment des courants linguistiques dits fonctionnalistes qui s’interpénètreront largement au-delà des frontières géographiques et politiques. Que l’on songe aux affinités entre Jakobson à Prague, Morris aux USA et Richards en Grande Bretagne, qui tous se réclament du fonctionnalisme. Aussi bien, la deuxième partie de cet article sera-t-elle consacrée à l’entreprise d’Ogden et Richards, le Basic English, cet anglais fondamental de 850 mots fustigé par Orwell dans son 1984. L’engouement actuel pour Ogden et Richards au sein de la communauté du Web sémantique donne aux propos d’Orwell un piquant particulier et met en relief la permanence, sinon le renforcement, de la pensée normalisatrice.

On s’attend à ce que l’URSS, incarnation de l’Etat autoritaire, ait poussé la tendance à la rationalisation dans ses ultimes conséquences, faisant table rase de tout autre option linguistique. Or les contradictions internes au jeune Etat soviétique qui, à ses débuts, a refusé le russe comme langue nationale et s’est trouvé confronté à un gigantesque chantier pédagogique dans les Républiques d’Asie et du Caucase font que c’est précisément en URSS qu’un courant très fécond, antiréductionniste et antinominaliste, s’est développé à la fin des années 20. Il est connu en Occident sous le nom de ses deux théoriciens, Bakhtine et Voloshinov. Dans une troisième partie, nous nous attacherons à montrer en quoi ces travaux rompent radicalement avec le paradigme réductionniste.


1. Consensus positiviste

1.1. Une idéologie au-delà des frontières idéologiques

A Vienne comme à Moscou, les fondateurs de la terminologie se situaient dans la filiation des grands universalistes du début du siècle, qu’ils fussent logiciens comme Peano et Couturat dans le sillage de Frege, ou linguistes comme Beaudouin de Courtenay et Jespersen [2]. Convaincu qu’une langue universelle devait répondre aux critères de nécessité et de suffisance, Louis Couturat estimait qu’un dictionnaire de termes internationaux, c’était déjà la moitié d’une langue internationale [3]. Par la seule combinatoire des mots, sans aucune grammaire, on devait pouvoir comprendre les propositions. Avec son latino sine flexione, Peano ne visait pas autre chose. On sait quels liens étroits unissaient le projet espérantiste et le programme terminologiste en Europe. Au-delà des enjeux de communication entre les peuples, et des proclamations pacifistes, la rationalisation des langues poursuivait le grand dessein pédagogique de mise en ordre des systèmes conceptuels actualisés par les langues. Le courant de lexicologie onomasiologique qui s’impose dès le début des années 20 conduit notamment aux travaux de Herder, Leisi, Hallig et Wartburg salués par Eugène Wüster au Congrès International des Linguistes d’Oslo en 1957 [4]. La question n’est pas de nier l’intérêt d’un courant dont la légitimité linguistique apparaît aujourd’hui avec une clarté particulière face aux excès du tout-sémasiologique, mais de comprendre que sa réception coïncidait alors avec des préoccupations métaphysiques - à savoir la recherche de la structure conceptuelle qui se cache derrière les langues. Il fait à cet égard peu de doute que l’idéal de rationalisation procède d’une métaphysique de la vérité. L’introduction de la logique dans la caractérisation des concepts converge avec ce mouvement. On applique désormais les catégories de la logique aux concepts supposés incarnés par les mots et on entend se donner ainsi les moyens de remédier aux vices des langues dites naturelles.

Cette intervention de la logique dans la langue, qui a trouvé dans la terminologie un terrain de prédilection, a investi depuis le champ du traitement automatique des langues, perpétuant une théorie compositionnelle du langage battue en brèche par la linguistique interprétative [5].

1.2. Contours du fonctionnalisme

1.2.1. Paradigme soviétique

La simplification de l’instrument linguistique conditionnant l’accès des masses à la culture, le réductionnisme est assez naturellement devenu l’arme révolutionnaire de la réforme linguistique en URSS. Ainsi, au nom d’un « régime d’économie radical », Polivanov milite au début des années vingt en faveur de l’alphabet latin. La latinisation des langues du Caucase comme le tchétchène, l’ingouche ou l’abkhaze converge singulièrement avec le projet de Peano dont l’inspiration aristocratique néo-latine semble a priori assez éloignée des préoccupations révolutionnaires du linguiste russe.

Les linguistes de la Révolution d’Octobre qui, à l’instar de Jakubinskij et Polivanov, veulent faire entrer celle-ci dans les coins les plus reculés de l’empire sont « spontanément » fonctionnalistes. De la « nouvelle orthographe de 1917 » aux nouvelles formes de construction des mots, le chantier de la « langue de Lénine » est ouvert à toutes les transformations. Transformer la langue pour transformer les hommes.

Il reste que Polivanov aussi bien que Vygotsky sont confrontés à des questions éducatives concrètes dont l’urgence et l’échelle les amènent à voir langue et culture comme indissociables. Ainsi, pour enseigner les mathématiques aux enfants d’Asie centrale, le psychologue Vygotsky découvre qu’il faut impérativement partir de la manière dont l’uzbek ou le tadjik introduisent la notion de nombre et catégorisent le spatio-temporel. Mis à l’épreuve de la diversité linguistique, les linguistes soviétiques ne pouvaient ignorer la dimension symbolique du langage. Leur zèle fonctionnaliste était donc contrebalancé par l’expérience complexe des chantiers linguistiques ouverts à travers un immense pays multiculturel.

S’il est revendiqué par les marxistes soviétiques pour des raisons pragmatiques, mais aussi pour sa puissance transformatrice des formes héritées de la culture bourgeoise, le paradigme de la parcimonie des signes (engouement pour toutes les formes d’ellipse dont l’acronyme) trouve donc sa limite naturelle dans les exigences de reconnaissance linguistique formulées par les différentes nationalités. Dans les années 1920-30, en effet, il n’était acceptable pour personne que le russe, langue impérialiste, devînt la langue unique du jeune Etat soviétique. La diversité linguistique a en quelque sorte contenu la lame de fond du réductionnisme.

1.2.2. Paradigme anglo-saxon
Le contexte anglo-saxon est à tous égards différent. Dès la fin du 19ème siècle, le linguiste américain Whitney pressentait les risques d’un contrôle de l’esprit par la réduction du langage à la dimension communicative : To the great mass of its speakers, language exists consciously for communication alone ; this is the use that exhibits and commends itself to every mind [6]. Cette crainte sera pourtant balayée par la nouvelle rhétorique de Richards qui cherche explicitement à inculquer aux masses dans tout l’empire britannique les vraies valeurs de la civilisation. En toute bonne foi, Richards assume l’héritage de la philosophie anglo-saxonne et, en particulier, l’individualisme méthodologique de Bentham pour qui l’individu est l’instance ultime de la philosophie. Cet individualisme qui conçoit la société comme une collection d’individus légitime à son tour l’utilitarisme (principe du moindre effort). Au nom du principe de plaisir, en effet, toute entreprise éducative, si elle veut réussir, se doit d’aplanir les obstacles pour simplifier les processus d’apprentissage. Richards définit la rhétorique comme « l’art par lequel le discours est adapté à sa finalité » [7] et plaide en toute logique pour une théorie causale de la signification. On reconnaîtra dans cette position philosophique l’empreinte d’une métaphysique pour qui le langage est une donation divine et qui procède ainsi d’un modèle inférentiel de la communication [8].

On ne manquera pas d’apercevoir un paradoxe dans le parallèle entre l’utilitarisme anglo-saxon et le pragmatisme révolutionnaire soviétique. On voit d’une part Polivanov revendiquer la latinisation des écritures et la parcimonie des signes au nom d’une « économie colossale de temps et d’effort » [9] et, de l’autre, Ogden et Richards prétendre que tout pouvant être dit avec un millier de mots, il est inutile sinon pernicieux de surcharger la mémoire des apprenants avec des stocks de mots superfétatoires. Même si leurs motivations originelles sont différentes, ils ont en commun une conception fonctionnaliste du langage qui sera reprise par Jakobson et le Cercle de Prague, côté Europe centrale, et par Halliday, côté anglo-saxon.

On sait par ailleurs qu’Ogden et Richards sont des noms familiers aux linguistes terminologues pour qui le triangle sémantique - le mot est relié au monde par l’intermédiaire du concept - proposé dans Meaning of Meaning [10] sert de socle à la doctrine. A travers la philosophie analytique, ces auteurs héritent d’une philosophie du langage fondée notamment par John Stuart Mill [11] qui présuppose une unicité théologique du sens faisant bien peu de cas de la diversité des langues. Ainsi, Richards voyait-il dans le langage émotif la première source de confusion dans la communication humaine. Comble d’ironie, c’est pour éviter que l’on abuse les masses avec les ruses de la vieille rhétorique qu’il cherche à fonder un langage contrôlé, chargé de contribuer au progrès de l’Humanité. A sa décharge, aucun des grands projets de langue auxiliaire universelle n’échappe, à l’époque, à l’équation communication et paix universelles.

Dans le cas d’Ogden et Richards le perfectionnement de l’Humanité par la science s’adosse au messianisme chrétien, de sorte que leur contribution à la communication universelle vise une finalité explicite qui dépasse le programme néo-positiviste : il s’agit de répandre les valeurs civilisatrices de l’occident chrétien -« implanter des graines morales et mentales chez les peuples illettrés »- à l’aide du Basic English [12].

Le cadre général des travaux de Richards dans le domaine de la rhétorique s’inscrit tout entier dans une sémiotique behaviouriste (souci d’une communication efficace) parfaitement acceptable pour des héritiers du Cercle de Vienne comme Charles Morris qui ont, semble-t-il, tenu pour accessoire l’inspiration religieuse d’Ogden et Richards.

La mise en garde d’Orwell qui visait directement le Basic English n’est plus entendue : La Nov-langue a été construite non pas pour étendre mais pour diminuer l’étendue de la pensée. La réduction au minimum du choix de mots a aidé indirectement à l’accomplissement de cette fin (1989, p. 313).


2. Le Basic English (British American Scientific International Commercial English)

2.1. Du triangle sémiotique à la langue auxiliaire universelle

Nous avons vu que la sémiotique positiviste tirait sa force de l’équation entre simplification des signes et progrès de l’Humanité. Il faut une langue unifiée pour une science unifiée. Que l’on considère le nouveau monde soviétique ou l’empire britannique, les enjeux présentent de nombreuses similitudes : il s’agit au mieux d’éduquer sinon d’assurer un contrôle de la pensée. Une langue auxiliaire internationale (volapük, espéranto ou ido) restait une perspective crédible, surtout chez les Russes, jusqu’au milieu des années trente. Du côté anglo-saxon, le Basic English était explicitement présenté comme un projet alternatif à une langue auxiliaire internationale. La philosophie du langage héritée de Hobbes et de Mill plaçant la pensée au-dessus du langage, le rapport langue/culture s’y trouvait dissout : pour l’essentiel, toutes les langues disaient la même chose et leur surabondance - quelque 3000 - représentait un fléau. Par ailleurs, le contexte de l’empire britannique légitimait pleinement la supériorité de l’anglais, à la fois comme langue civilisatrice (morale et savoir) et évangélique. La domination de l’anglais trouvait en outre une justification scientifique dans un cadre darwiniste où cette langue était tenue par certains linguistes - tel Jespersen - comme le fruit d’une sélection naturelle. A ce titre l’anglais simplifié servait deux maîtres qui avaient partie liée : le positivisme et le messianisme. Ses qualités intrinsèques le recommandaient pour aider à retrouver l’harmonie du monde, mythe évangélique par excellence.

Réduire la polysémie de l’anglais, l’assujettir à un fonctionnement compositionnel revenait à l’améliorer encore et à créer enfin un outil capable de redimer l’Humanité. D’où le Basic English qui propose 850 mots correspondant aux concepts les plus utiles pour servir de deuxième langue universelle. L’Institut Orthologique de Chine fondé par Ogden en 1937-1938 concrétise ce projet de transfusion de civilisation.

En dressant la liste des « 850 mots correspondant aux concepts utiles qui trouvent leur équivalent dans toutes les langues », Ogden et Richards étaient persuadés qu’ils contribuaient à retrouver l’Harmonie du monde d’avant Babel, à garantir enfin la communication universelle puisque les langages contrôlés sont perpétuels et incorruptibles.

Le lien entre le triangle mot/concept/chose développé dans leur ouvrage théorique, The Meaning of Meaning, et le Basic English doit ici être souligné si l’on veut comprendre en quoi les deux propositions procèdent d’une même théorie de la signification. Les langues étant considérées comme contingentes, seule la relation qui unit le concept à la chose relève d’une nécessité qui fait qu’il est le même pour tout le monde, indépendamment des langues. En conséquence de quoi seule une ontologie est capable de relier les mots au monde par l’intermédiaire des concepts. En s’attelant à la réalisation et à la promotion du Basic English, Ogden et Richards passaient à l’application de leur doctrine et, en ce sens, le Basic English peut être considéré comme le manuel pratique de The Meaning of Meaning.

2.2. Une postérité assurée

Rien d’étonnant donc si la sémantique cognitive se réclame largement du modèle sémiotique d’Ogden et Richards puisqu’il recèle les prémisses du cognitivisme linguistique. Il convient de remarquer que ce pré-cognitivisme correspond à une conception métaphysique de l’homme et de la langue qui a conquis des milieux scientifiques plus larges, notamment du côté de l’ingénierie informatique. Le nominalisme qui caractérise le Basic English répond en effet à une théorie de l’organisation de l’être (l’être est un, au-delà des langues), à une ontologie métaphysique qui est l’impensé des sémantiques spontanées fleurissant sur le Web. Certains de ses promoteurs se placent sous le patronage d’Ogden et Richards, redécouvrant un demi-siècle après un projet qui fait la part belle aux valeurs néo-libérales en mettant les concepts du commerce, de la science et de la Bible au cœur de leur ontologie. Le Globish, qui bénéficie d’une grande promotion sur Internet, en est l’un des avatars.


3. Voloshinov / Bakhtine

3.1. Contexte

Paradoxalement, ce sont les enjeux de politique linguistique liés à la question des langues nationales qui va contraindre certains linguistes soviétiques à penser la contradiction entre rationalisation (langage instrumenté) et acquisition des connaissances. La rationalisation suppose en effet que l’on occulte la dimension symbolique du langage et que l’on nie le lien indissociable entre langues et cultures (la rationalisation fait tabula rasa) alors que l’assimilation des concepts chez l’enfant, comme l’a montré amplement Vygotsky, exige que l’on parte du proche, de la langue et de la culture familières, pour progresser vers l’abstrait. La contradiction demeure d’ailleurs partiellement, chez Vygotsky lui-même, dans la dialectique entre mot et concept. Il reste que chez des linguistes comme Jakubinskij, Voloshinov, Bakhtine, Chklovskij, Tynianov et d’autres, - tous aux prises avec la réalité multilingue et multiculturelle de leur société -, on ne trouve aucun déni du culturel et du symbolique, mais au contraire, une puissante théorie des cultures.

Il faut ajouter à cela que si les linguistes soviétiques de l’époque spéculent peu sur l’origine des langues et ont sans doute rompu avec le mythe de Babel, ils nourrissent un idéalisme philosophique s’accordant à l’utopie d’une société sans classe, qui les amène à pronostiquer la fusion des langues. La thèse de Marr selon laquelle toutes les sociétés et donc toutes les langues passent, à des rythmes différents par les mêmes stades de développement, impliquait la fusion finale des langues du monde dans la société communiste. Cette thèse largement partagée dans les années 30 délégitimait l’interventionnisme linguistique et la fabrication d’une langue internationale auxiliaire. L’optimisme révolutionnaire conseillait d’éviter les initiatives intempestives.

Ce sont les hypothèses que nous retenons pour expliquer en quoi les paradigmes de Voloshinov-Bakhtine se distinguent du credo des « rationalisateurs » soviétiques et, bien entendu, des positions d’Ogden et Richards.

3.2. Malentendus

Dans les années trente, nous l’avons dit, la science est l’orthodoxie du monde moderne, au delà des modèles d’organisation de la société. Le discours ordinaire lui-même apparaissait comme relevant de prémisses logiques que la philosophie du langage se devait de mettre en lumière. Dans ce programme, la « pragmatique » émerge comme la discipline complémentaire chargée d’étudier les facteurs psychologiques et sociologiques qui modulent la communication humaine. L’un des fondateurs de la pragmatique, Charles Morris, proche de Carnap, publie en 1946 Signs, Language and Behaviour [13] où il fait mention, pour la première fois en Occident, de l’ouvrage de Voloshinov, Marxism and the Philosophy of Language [14]. A la suite de Morris, l’importance donnée au contexte des interactions linguistiques par Voloshinov et Bakhtine sera interprétée par les fonctionnalistes, puis les cognitivistes américains comme une preuve de leur appartenance au courant logico-fonctionnaliste. Très unilatérale, la lecture des deux linguistes soviétiques par les linguistes américains depuis Morris est révélatrice à la fois de l’incapacité à critiquer un paradigme dominant et de la tentation à s’approprier des œuvres dont on n’a qu’une connaissance très partielle. Notre thèse est au contraire qu’à l’intérieur du puissant et monolithique courant cognitiviste actuel, les travaux des linguistes soviétiques sont porteurs d’une singulière charge critique.

S’il est vrai que Voloshinov, et son élève Bakhtine avec et après lui, critiquaient l’objectivisme abstrait de Saussure du point de vue de la sociologie marxiste, considérant la communication comme un processus d’interactions permanentes des forces sociales, ils ne partagent ni les options épistémologiques du néo-positivisme de Vienne ni, à coup sûr, celles d’Ogden et Richards. Nous donnerons quelques arguments pour montrer que Voloshinov et Bakhtine ont plus d’affinité avec une linguistique textuelle et interprétative qu’avec le courant logico-fonctionnaliste et ontologisant d’Ogden et Richards.

3.2.1. Langues et cultures

Pour Voloshinov et Bakhtine, il est acquis qu’aucune langue « ethnique » (nous dirions aujourd’hui « naturelle »), aucune culture existante ne peut s’imposer comme langue universelle. Ils postulent l’égalité des langues et leur origine plurielle (thèse d’une multitude de langues embryonnaires se développant par hybridation). Pensant le changement linguistique comme le résultat d’un processus vivant de transformations liées aux changements sociaux, et non d’actions individuelles, ils se désolidarisent des projets de perfectionnement de la langue et marquent peu d’intérêt pour les langages conventionnels.

Avec Saussure, les points d’accord sont nombreux et fondamentaux :

En fait, ils critiquent Saussure sur son propre terrain en lui reprochant de faire de la langue un objet abstrait idéal, de l’étudier comme système synchronique homogène et de rejeter la parole comme manifestation individuelle. Voloshinov et Bakhtine mettent au contraire l’accent sur la parole qu’ils jugent étroitement liée aux conditions de communication, elles mêmes réglées par les faits sociaux.

L’énonciation étant posée comme faisant partie d’un processus de communication ininterrompu, ils critiquent l’inadéquation du travail du linguiste : ce qui l’intéresse, c’est d’extraire de ces contextes mis côte à côte une détermination hors contexte, afin de pouvoir enfermer le mot dans un dictionnaire [15]. Or pour eux, la chose est entendue : le sens du mot est entièrement déterminé par son contexte. Ce qui revient à dire qu’ils postulent des signifiés et non des concepts. Certes, le contexte est ici pris comme interaction verbale socialement définie dans un espace extra-linguistique, et non comme matière linguistique. Il n’y a pas lieu ici - et surtout pas la place - de montrer en quoi la primauté du social dans la théorie de Bakhtine-Voloshinov, hypothèque en partie leur sémantique textuelle.

Il reste qu’il convient de souligner la position anti-ontologisante développée dans Le marxisme et la philosophie du langage dans la mesure où elle introduit une rupture avec le paradigme scientiste en URSS et ailleurs. On y lit, entre autres: la fiction du mot qui décalque la réalité contribue encore plus à geler sa signification. Ou encore que le mot n’est pas un signal : la multiplicité des significations est l’indice qui fait d’un mot un mot [16]. L’idée de construire une langue « culturellement neutre », fondée sur les principes de la logique et dont le vocabulaire répondrait à un principe compositionnel (un nombre fini de mots basiques d’où l’on dériverait un vocabulaire illimité) était tout simplement incompatible avec leur théorie.Loin d’être vue comme une déficience du langage, la polysémie constitue chez Voloshinov et Bakhtine le moteur même de la signification qu’ils abordent d’une manière originale.

3.2.2.Thème et signification

Marxisme et philosophie du langage propose une approche du sens textuel qui repose sur l’interaction entre thème et signification. Toute énonciation est dotée d’un thème et d’une signification, l’un(e) n’allant pas sans l’autre. L’unicité thématique provient du caractère concret qui la caractérise et la rend non réitérable. A la différence du thème, la signification porte en soi « les éléments de l’énonciation qui sont réitérables et identiques chaque fois qu’ils sont réitérés (…) La signification ne veut rien dire en elle-même, elle n’est qu’un potentiel, une possiblité de signifier à l’intérieur d’un thème concret » [17].

En posant le relativisme de la signification, Voloshinov-Bakhtine défendent l’espace de jeu des mots et du texte.


CONCLUSION

On a vu que le mouvement de rationalisation des langues qui a connu son apogée entre les années 20 et 50 correspond à l’apothéose du scientisme, la VTT n’étant qu’un épisode de ce puissant courant logiciste qui perdure jusqu’à nous et est resté largement indifférent à la fracture Est/Ouest. Ce mouvement aspirait à une coordination univoque et rigoureuse entre signe et signification et exigeait des signes conceptuels formant un système clos.

Le projet du Basic English conçu par les auteurs de The Meaning of Meaning est exemplaire de l’utopie du réductionnisme linguistique. En analysant ses postulats et sa finalité proclamée, nous avons voulu en montrer l’engagement épistémologique et idéologique. Même temps, autres lieux, la théorie de Voloshinov-Bakhtine représente au contraire une rupture avec le modèle réductionniste ambiant en ce qu’elle ne dissocie pas langues et cultures et propose une approche relativiste de la signification, même si la dialectique qu’elle introduit entre langue et réalité ne va pas sans contradiction.

Ce double héritage exprime une tension théorique qui est toujours à l’ordre du jour.


NOTES

1 Orwell, G. Propaganda an Demotic Speech, Persuasion 2, 1944.

2 Slodzian, M. La doctrine terminologique, nouvelle théorie au carrefour de l’universalisme et du logicisme, Terminologie et linguistique de spécialité, ed. R. Kocourek, ALFA 1994/1995, Université Dalhousiana, Halifax, Canada.

3 Couturat, L., Léau, L. Histoire de la langue universelle, Paris, Hachette, 1903.

4 Wüster, E. (1959), The structure of the linguistic world of concepts and its representation in dictionaries. (textes sélectionnés et traduits par Juan C. Sager), Terminology, volume 10, 2004.

5 Rastier, F. et al. Sémantique pour l’analyse, Paris, Masson, 1994.

6 Whitney, W.D. The life and Growth of Language : An Outline of Linguistic Science, NY D.C. Appleton &Co, 1875.

7 Richards (1938), Interpretation in Teaching, N.Y.

8 Rastier, F. (1994), Sémantique pour l’analyse, chap. Les sémantiques, p.28-29, Masson.

9 Polivanov, E.D. (1931), Za marksistskoe jazykoznanie (Pour une linguistique marxiste). Moscou, ed. Federatsija, pp 73-74.

10 Ogden C.K., Richards A. (1923), The Meaning of Meaning, A Study in the Influence of Language upon Thought and of The Science of Symbolism, London.

11 A ce sujet, voir la note de F. Rastier (2001), dans Arts et sciences du texte, PUF, p. 31.

12 Richards I.A. (1943), Basic English and its uses, N.Y.

13 Morris, C. (1946), Signs, Language and Behaviour, University of Chicago Press.

14 Bakhtine M., Volochinov V.N. (1929), Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Traduction française (1977) éd. de Minuit.

15 Idem, p. 115.

16 idem, p. 114.

17 idem, chap. 7, pp 142-151.


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©  mars 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : SLODZIAN, Monique. De la mesure dans les termes. Texto! [en ligne], mars 2006, vol. XI, n°1. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Slodzian/Slodzian_Mesure.html>. (Consultée le ...).