" QU’EST-CE QUE LES LUMIÈRES POUR LE
PREMIER ROMANTISME ? "
Chimie,
Witz,
maximes et fragments : Friedrich Schlegel et
Chamfort
Denis THOUARD
C.N.R.S. / Université Charles-de-Gaulle
Lille 3
SOMMAIRE :
1. La polémique romantique contre les
“ Lumières ”
2. Friedrich Schlegel et les Lumières françaises : la
chimie de l’esprit
3. Schlegel et Chamfort
On associe ordinairement le “ romantisme ” à un
paysage nocturne et tourmenté où la tour en ruine d’un vieux
burg tente vainement, à la pâle lueur d’un clair de lune, de
survivre à l’assaut des chauves souris. S’il n’est sans doute
pas réductible, dans la variété de ses accomplissements, à
cette image de sabbat de sorcières, le nocturne qui semble
bien être sa note dominante signifie bien un refus polémique
de ce que symbolisaient, dans les différents idiomes
européens, les “ Lumières ”.
De fait, le romantisme semble bien s’inscrire dans le grand mouvement de rejet des Lumières qu’a naguère retracé Isaiah Berlin [1], mouvement qui trouve en Allemagne son impulsion dans les interventions originales de Hamann, Herder et Jacobi. Le motif ordinaire de cette critique est l’imputation d’universalisme abstrait, de pensée mécanique, réduite au calcul, d’ignorance des particularités, souvent de grossier matérialisme et d’empirisme. Cette critique des Lumières, notamment en Allemagne où elle s’inscrit dans une géopolitique de la pensée, le refus des modèles anglais et français, identifiés à ces Lumières modernes, ouvrant la place à un destin spirituel original, se retrouve chez les philosophes de l’idéalisme, Schelling, Hegel et bien sûr Fichte dans ses Discours à la nation allemande prononcés en 1808.
Dans ce contexte, on est plutôt surpris de constater que le “ premier ” romantisme de Iéna, loin d’amplifier ce concert de blâmes, entreprend au contraire de rendre justice aux Lumières. Elles affichent leur présence dans l’Athenaeum des frères Schlegel au point d’en constituer une référence essentielle. Pour comprendre ce paradoxe, je proposerai ici d’étudier principalement les motifs de l’intérêt de Friedrich Schlegel pour Chamfort et ses maximes, pris comme l’apogée d’un certain esprit voltairien. A travers cet exemple, on pourra sans doute mieux entrevoir pourquoi le romantisme proprement dit n’a pas été univoquement hostile aux Lumières. Il s’est, comme nous le verrons, reconnu dans certaines Lumières.
1. La polémique romantique contre les “ Lumières ”
Pourtant, force est de constater qu’un auteur aussi central pour le premier romantisme allemand que Novalis est loin d’être favorable aux Lumières. N’écrit-il pas à dessein des hymnes à la nuit ? N’y retrouve-t-on pas les principales analyses des adversaires des Lumières, qui y voient un âge de l’exil des dieux, de mépris de la nature, de culte de l’abstraction ? La richesse de l’expérience, de la vie, de la sensibilité se perd quand on la traduit dans des formes inadéquates. La communication fait violence à ce qui est communiqué, la raison ne saisit que des relations et le langage est impuissant à dire l’essentiel. Les Lumières accomplissent ce grand désenchantement rationaliste du monde qui le transforme en désert pour les hommes. Dieux et nature disparaissent, seules demeurent les abstractions et les machines. Les progrès de la philosophie rationaliste sont ressentis comme les progrès d’un nécessitarisme souvent vécu comme un nouveau déterminisme, dont les querelles du “ spinozisme ” et du “ panthéisme ” rappelèrent le caractère crucial.
Novalis expose cette critique à l’intérieur même des Hymnes à la nuit V parus d’abord dans l’Athenaeum (1798) :
“ Les dieux disparurent avec leur cortège. La nature demeura solitaire et sans vie, attachée par la chaîne d’airain du nombre aride et de la stricte mesure. Comme poussière au vent l’épanouissement immense (unermesslich) de la vie se décomposa en des paroles obscures. La foi magique et l’imagination (Phantasie), sa céleste compagne, qui transforme et relie toute chose, s’enfuirent. Un vent du nord glacé souffla hostile sur les plaines transies ” [2].
Sous une forme plus virulente encore, il réitérait son rejet des Lumières dans son essai Europa, qui ne fut pas publié dans la revue :
“ La lumière était devenue leur mascotte en raison de son obéissance mathématique et de son impertinence (…) et ainsi ils appelèrent d’après elle leur grande entreprise, Aufklärung. (…) Si apparaissait quelque part la vieille superstition en un monde plus élevé ou autre chose du genre, on sonnait de tous côtés l’alarme pour étouffer dans la cendre si possible la dangereuse étincelle par la philosophie et le Witz (…) La France défend un protestantisme laïcisé. ” (Novalis, La Chrétienté ou l’Europe,1799) [3].
Ce texte propose une méditation géopolitique sur le destin de l’Europe indissociable d’une réflexion sur la chrétienté unie du Moyen Age. Le retrait des dieux déploré dans les Hymnes fait place ici à une analyse plus précise de l’action corrosive de la Réforme dans le processus de modernisation qui conduit à la Révolution française comprise non seulement comme aboutissement du mouvement d’émancipation des Lumières, mais comme “ protestantisme laïcisé ”. Le rôle de la philosophie et, de manière significative, du Witz ou mot d’esprit, est nettement présenté comme un rôle de police ou de censure pour prévenir tout retour à la “ superstition ”, entendre toute prétention à défendre une croyance. Le mot d’esprit est cinglant comme une arme de poing. Cette interprétation est purement positive et diffère de celles que donneront Friedrich Schlegel et Hegel, qui insisteront sur le travail négatif du Witz, comme on le voit, un des concepts centraux du premier romantisme en même temps qu’un des plus controversés.
Mais Novalis, avec son génie particulier, n’est sans doute pas représentatif du discours moyen de l’Athenaeum ou du cercle romantique qui gravitait autour de la revue. Or une figure aussi importante que Schleiermacher, dans ses Discours sur la religion si pleins d’ironie, pouvait, pour capter son public “ cultivé ”, utiliser la typologie classique associant la critique des Lumières à ses deux foyers anglais et français. Derrière la charge, on devinera l’intention de rappeler la “ situation ” de ces deux modes de prétention, à l’universalité proposés par l’Enlightenment et les “ Lumières ”. Commençons par les Anglais :
“ Ces orgueilleux insulaires, pour lesquels beaucoup d’entre vous ont une vénération si excessive, n’ont d’autres mots d’ordre que gain et jouissance ; leur zèle pour les sciences, pour la sagesse dans la vie et la sainte liberté n’est que vaine joute spectaculaire (…) ils ne prennent plus rien au sérieux de ce qui dépasse le domaine du sensible et du directement utilisable tout proche. C’est dans un tel esprit qu’ils vont à la quête de connaissances, c’est ainsi que leur sagesse n’est dirigée que dans le sens d’un misérable empirisme (…) ” [4].
Mais les Français ne perdent rien pour attendre :
“ Pour d’autres raisons, je me détourne des Francs dont celui qui respecte la religion supporte à peine la vue parce qu’ils foulent au pied ses lois les plus saintes à chacun presque de leurs actes ou de leurs propos. ” [5].
Plus avant dans son texte, Schleiermacher s’en prend à la “ rage de comprendre ” en termes d’entendement qu’il impute, avec tant d’autres comme Herder ou Jacobi, aux Lumières. Cette promotion de la raison relativise toute chose, qui perd son individualité, dès lors qu’elle est comprise dans un contexte abstrait, celui de la nature soumise à des lois, ignorant toute particularité :
“ On exige de tout un dessein, un but ; chacun doit toujours accomplir quelque chose (…) leur grand but, c’est la place qu’un objet prend dans la série des phénomènes. ” [6].
Cette analyse des Lumières donne une consistance aux propos polémiques sur les voisins de l’Allemagne, puisqu’elle renvoie à l’enjeu profond qui bouleverse la fin de siècle : à quelle rationalité peut-on se confier ? Est-on condamné à l’alternative entre une raison géométrique et une Schwärmerei à la Jacobi, ou bien existe-t-il, comme veulent le penser les romantiques, un tertium datur ?
Il reste que l’on peut considérer que Schleiermacher s’inscrit bien ici dans une caractérisation des “ esprits nationaux ” les plus “ compromis ” avec les Lumières, telle qu’on la rencontre de Herder à Hegel et bien au-delà. Le plus libéral des romantiques partage au moins cette facilité du raccourci rhétorique. Les choses sont si bien en place que l’on peut parler de variations sur thèmes quand on rencontre, chez un auteur comme
A. W. Schlegel, dans son panorama Sur la littérature, l’art et l’esprit du siècle paru dans la revue Europa en 1803, les propos suivants :
“ Les Anglais en restent à leur Locke et ses successeurs qui ne font que le délayer, les Français tiennent Condillac, un pur et simple abécédaire de la psychologie empirique, pour la Bible de l’évidence philosophique (…) ” [7]
L’examen des Lumières à travers les notions de tolérance, de liberté de pensée, de publicité et d’humanité, conduit à voir leur dénominateur commun dans l’utile. L’idée que le principe économique qui mène les Lumières ne conduit ici qu’à déplorer ses conséquences, à savoir la réduction des fins humaines à la petitesse étriquée des mesures d’entendement, alors que l’idée, la raison et l’imagination sont oubliées [8].
Dans ces conditions, il paraît légitime de se demander pourquoi Friedrich Schlegel ne reprend pas à son compte ce “ discours ” sur les Lumières, lui qui est pourtant au centre du dispositif du premier romantisme et dont on sait l’évolution ultérieure vers le catholicisme, la défense de l’Empire autrichien en général et de la politique metternichienne en particulier, puis les extravagances de la théosophie. Est-ce par un simple souci du paradoxe ? Ou bien a-t-il peut-être su percevoir dans les Lumières un phénomène important qui échappait à ses compagnons de route ?
2. Friedrich Schlegel et les Lumières françaises : la
chimie de l’esprit
Contrairement à la vision d’un siècle des Lumières envahi par l’esprit géométrique, la réduction mécaniste des formes individuelles, le culte d’une science abstraite, Friedrich Schlegel perçoit en elles d’abord une époque “ chimique ” où s’accomplit un processus de dissolution qui pourra aboutir à une nouvelle forme. La “ chimie ” caractérise curieusement la nation française dans le fragment 426 de l’Athenaeum. Il y voit encore en 1803 l’une des deux branches de la littérature française avec l’éloquence révolutionnaire. Elle représente l’état intermédiaire entre le partes extra partes du mécanique et la réciprocité mutuelle des parties et du tout de l’organique dans le modèle de la Naturphilosophie de l’époque. La figure de l’esprit qui représente cet état de passage où se fissurent les positivités établies est le Witz, à savoir l’esprit comme plaisanterie et blague, mais aussi l’ingenium, la faculté de saisir des rapports entre des choses ou des aspects distincts, entre autre de faire des métaphores, une forme de génie. Si l’on songe que les modèles auxquels revient Schlegel sont Voltaire, Chamfort et Diderot, on comprend déjà mieux que, plus que les discours d’Helvétius ou de d’Holbach, ce sont les Lumières critiques qui retiennent toute son attention :
“ L’aspect intéressant des ’Lumières ‘ pour l’étranger sont les produits du Witz et la gaieté originaire du caractère français : les petits romans de Voltaire, les œuvres pleines de Witz de Diderot ou Chamfort, les comédies de Beaumarchais et le Faublas nous semblent la meilleure part de la littérature française ” [9].
Et plus que l’aspect directement social de cette critique, c’est le travail de sape intellectuel qu’il admire, en ce qu’il pousse la critique à ses possibilités les plus extrêmes, où peut s’amorcer un revirement. Il faut encore ajouter une dernière référence pour saisir l’intérêt de Schlegel pour ces Lumières françaises : Condorcet [10]. Le mathématicien n’est pas réputé pour ses talents de beau parleur et le style de son tableau est tout sauf étincelant, mais Schlegel y puise une idée très précieuse : la perfectibilité. L’idée d’un perfectionnement indéfini de l’espèce humaine dans son œuvre civilisatrice a pour elle d’introduire dans l’histoire un infini non téléologique mais actuel qu’il intègrera à sa pensée à travers le thème omniprésent de la “ progressivité ”. Est progressif ce qui est actuellement infini, toujours susceptible d’être potentialisé. La poésie “ universelle progressive ” du fragment 116 de l’Athenaeum n’est ni moderne ni ancienne, mais les deux en puissance. La progressivité introduit une autre forme de temporalité qui correspond au diagnostic établi sur une époque de ruptures.
Contentons-nous ici d’appréhender la signification de l’engouement pour Chamfort qui faisait appeler Schlegel der chamfortisierende. Il est fondamental pour la théorie du Witz.
Le Witz ou esprit renvoie à une théorie du jugement. Dans sa Métaphysique, A. G. Baumgarten définit l’ingenium (Witz) comme habitus identitates rerum observandi (§ 573). Il forme, avec l’Acumen comme capacité à percevoir les différences, la perspicacia. Selon la distinction ou la confusion sensible des objets, ces facultés renvoient à la logique ou à l’esthétique. Mais quelle que soit la nature des représentations qui sont rapprochées ou éloignées, nous sommes bien dans le cadre d’une théorie du jugement qui unit ou sépare deux idées ou représentations [11].
Il ne s’agit pas en premier lieu d’une théorie de l’image ou de la métaphore, mais du fonctionnement de la pensée. Le Witz introduit de nouvelles relations entre les représentations, il déplace et replace, décale : “ Le Witz est sociabilité logique ”, Witz ist logischer Geselligkeit (Lyceum, fragment 56). Comme le jugement (Urteil) sépare, segmente le continu en unités manipulables et exprimables, le Witz, que Schlegel pensera précisément comme une force “ combinatoire ”, réunit, jette des ponts entre les éléments, crée de nouvelles associations : “ De nombreuses trouvailles du Witz sont comme les retrouvailles de deux pensées amies après une longue séparation ” (Manche Witzige Einfälle sind wie das überraschende Wiedersehen zwei befreundeter Gedanken nach einer langen Trennung, Athenaeum, fragment 35). La saisie de l’identique dans le différent, du différent dans l’identique est l’éminent travail logique du Witz qui produit un effet de surprise parce qu’il ébranle le temps dans sa continuité répétitive. Le Witz annonce les retrouvailles après les séparations de l’entendement mécanique, il prépare une forme encyclopédique de “ société ” du savoir encore à venir.
Le Witz est lié au moment “ chimique ” du mélange et de la dissolution des éléments encore “ mécaniquement ” juxtaposés de la pensée classique, en l’attente et dans la préparation d’un âge “ organique ” de libre relation entre les éléments dans une totalité fluide [12].
La fonction historique prêtée au travail déstabilisateur de Lumières tient à cette remise en question générale qui ouvre à la possibilité du nouveau. Dans un monde clos où l’on s’imaginait que “ tout est dit ”, l’opération du Witz, en revenant aux éléments, libère de nouvelles relations. Au début de son essai “ Sur Lessing ”, Schlegel signale la structure contradictoire du “ tout est dit ”, qu’il prête non à La Bruyère, mais à Voltaire : car un tel énoncé vaut immédiatement de lui-même, dit-il en le retrouvant déjà chez Térence. Il faut donc lui préférer la formule inverse : “ rien n’a encore été véritablement dit ” (KA II, 101) [13]. Cette inversion n’est pas purement le fait d’une ironie généralisée. Elle expose au contraire la structure historique dans laquelle Schlegel se pense (et son époque avec lui), à savoir dans “ l’entre-deux ” de l’Ancien et du Moderne, du naïf et du sentimental, du “ déjà-plus ” et du “ pas encore ” [14].
Le rôle historique de Voltaire ou de Diderot a été d’entamer la perfection illusoire d’un monde et d’en dissoudre les fixités. Le Witz fut leur arme. C’est également celle de Chamfort dans ses Maximes et pensées, caractères et anecdotes qui se présentent comme les “ produits de la civilisation perfectionnée ” [15]. “ Perfectionné ” est à prendre au sens fort de “ conduit à son aboutissement ” et pour ainsi dire exsangue. Par le simple fait de la citation ou de la formulation, en prélevant des échantillons de ce monde saturé, Chamfort a rouvert des espaces. Il représente bien à ce titre le rôle de ces Lumières critiques qui ont mis à mal la représentation d’un monde achevé et saturé, liée à une conception téléologique de l’histoire aboutissant dans une “ nature ”, pour rendre possible l’émergence du nouveau.
Cette fluidification des représentations est rapprochée en un endroit de la théorie aristotélicienne de la métaphore : “ C’est une remarque excellente d’Aristote, dans sa rhétorique, que toute métaphore fondée sur l’analogie doit être également juste dans le sens renversé. ” (427) [16]. Le moteur d’une invention de propositions justes est trouvé dans la métaphore. Les maximes s’appuient volontiers sur cette cette structure de renversement pour faire éclater une vérité inaperçue dans un rapport donné [17].
La “ nouveauté ” saluée par Schlegel est liée immanquablement à l’apparition de la Révolution française à laquelle est lié Chamfort à travers Mirabeau (le fragment 111 du Lycée rappelle qu’ils furent amis) comme Condorcet. A la perfection sclérosée d’une civilisation s’oppose l’ouverture indéfinie de la perfectibilité.
Nous pouvons maintenant comprendre un peu mieux la caractéristique plutôt surprenante de la nation française comme d’une “ nation chimique ” que nous lisons dans le fragment 426 de l’Athenaeum :
“ Il est naturel que les Français dominent quelque peu à notre époque. Ils sont une nation chimique, le sens chimique est chez eux excité le plus universellement, et ils font leurs expériences, y compris dans la chimie morale, toujours en grand. L’époque est de même une époque chimique. Les révolutions sont des mouvements universels non pas organiques mais chimiques. Le commerce en gros est la chimie de l’économie en gros ; il y a aussi une alchimie de ce type. La nature chimique du roman, de la critique, du Witz, de la sociabilité, de la rhétorique la plus récente et de l’histoire jusqu’à maintenant est claire par elle-même. Tant que l’on n’est pas parvenus à une caractéristique de l’univers et à une classification de l’humanité, on doit se contenter de notices sur le ton fondamental et les manières particulières de l’époque, sans même pouvoir dessiner la silhouette du géant. Car comment voudrait-on, sans ces connaissances préalables, savoir si l’époque est effectivement un individu ou peut-être seulement le point de collision d’autres époques ? Où cela commence et se termine précisément ? Comment serait-il possible de comprendre et de ponctuer correctement la période actuelle du monde si l’on ne peut pas au moins anticiper le caractère général de la suivante ? Selon l’analogie de cette pensée, une époque organique devrait suivre à l’époque chimique, et alors les habitants de la terre de la prochaine révolution solaire risqueraient bien de ne pas penser si bien de nous que nous nous le faisons, et de tenir bien des choses qui suscitent maintenant l’étonnement pour de simples et utiles exercices de jeunesse de l’humanité. ” (426)
Une fois passé l’étonnement à voir appliqué la prédicat de “ chimique ” à une collectivité nationale, étonnement qui fait partie de la stratégie de perturbation mise au point par Schlegel, le lecteur comprend qu’il doit penser à la série des états mécanique, chimique et organique pour interpréter l’histoire contemporaine. L’époque des Lumières est dite “ chimique ” en tant qu’elle est une époque de dissolution, de transmutation, ouvrant la possibilité à de nouveaux mélanges [18].. La critique des autorités en place fait l’effet d’un acide corrosif, qui la mine et prépare une autre face de l’histoire. C’est ce qu’accomplit également le roman en fusionnant en lui tous les genres, inaugurant une autre forme de littérature, ou plutôt inaugurant enfin la “ littérature ” au sens moderne. La présence de la Révolution politique est un signe, dans son ordre, d’une époque en mutation, et non une fin en soi. Le temps présent est au contraire présenté par Schlegel comme une époque de l’entre-deux, comme un temps intermédiaire entre deux époques. Nous sommes dans le “ tant que …pas encore ” et non dans l’accomplissement. Il est encore impossible d’interpréter le présent dans l’ignorance de l’avenir. L’interprétation du présent suppose une anticipation. En son absence, nous sommes condamnés aux esquisses et aux fragments. L’ “ analogie ” dont parle Schlegel n’est pas seulement entre un phénomène historique et la succession d’états chimiques – analogie tout à fait courante et qui n’est pas sans évoquer celle entre les âges de l’humanité et les métaux des Travaux et les jours d’Hésiode, v. 109-202-, mais entre cette progression et l’anticipation d’une totalité comme dans un livre. Le modèle philologique n’est jamais très loin avec Schlegel, parce que comprendre est d’abord comprendre un écrit. C’est pourquoi il est question de “ ponctuer ” les époques, ce qui ne peut se faire pour le lecteur que par un mouvement d’anticipation de la totalité achevée.
L’orientation à partir de l’avenir modifie considérablement la perspective – c’est elle qui permet à Schlegel d’évaluer positivement le travail destructeur des Lumières. Le point de vue de l’attente permet une compréhension ironique du présent. On prend ainsi du recul par rapport à tous les jugements portés par les “ contemporains ” et l’on s’adresse à un autre public qui “ n’existe pas encore ” [19]. La relativité des évaluations engluées dans le présent apparaît sous le jugement d’une ironie qui ne s’y sent pas tenue. L’essai De l’impossibilité de comprendre où Schlegel tire le bilan de l’échec de la revue Athenaeum tout en systématisant les conditions de son incompréhension dans une vertigineuse théorie de l’ironie fait culminer cette aspiration à un monde nouveau qui renvoie à l’avènement d’une conscience élargie, où les facultés humaines joueraient plus librement [20]. Et la Conclusion de l’essai sur Lessing, en 1801, y voyait un philosophe annonçant l’âge d’or, loin du porte-parole de l’Aufklärung, et insistait en particulier sur les perspectives ouvertes par l’Education du genre humain et les dialogues Ernst et Falk sur la maçonnerie [21].
3. Schlegel et Chamfort
C’est depuis cette perspective eschatologique indéfinie repérée chez Lessing que Schlegel accueille Chamfort. On pourrait préciser en disant que Schlegel pense Chamfort depuis Condorcet, chez lequel il découvre – contre les philosophies organicistes de l’histoire à la Herder- la dimension d’un infini actuel et potentiel à la fois. La “ perfectibilité ” du processus historique qui transforme tout étant en “ tendance ”, ébauche, esquisse, élan, vient faire éclater la clôture de la “ civilisation perfectionnée ” dénoncée dans les Maximes. Des “ produits ” de ce monde que Chamfort soumet à ses réactions corrosives, il refait, grâce à Condorcet, des “ productions ”, rouvrant le champ de l’œuvre à l’activité, de l’ergon à l’energeia. Les chamfortiades de Schlegel sont à lire à la lumière de la dynamique historique rappelée à la fin du fragment 227 de l’Athenaeum :
“ L’esquisse d’une idée de dynamique historique fait autant honneur à l’esprit de Condorcet que son enthousiasme plus que français pour l’idée devenue presque triviale de la perfectibilité indéfinie fait honneur à son cœur. ”
Chamfort est ainsi réinterprété du point de vue de l’avenir qui s’ouvre et non d’une époque qui se clôt. Ce qui conduit le moraliste à un constat noir, à l’amertume et à la désillusion, cette liberté purement morale et abstraite qui permet de juger sans concessions une époque dont on est en même temps une parfaite émanation, cette attitude tellement réflexive enfin que le suicide même y est grotesque – bref, la posture atrabilaire de Chamfort devient ironique chez Schlegel. La saisie d’un monde qui se décompose fait place à l’anticipation d’un monde à naître. Schlegel inverse les signes et relit l’expérience historique, poétique et morale à partir d’autres présuppositions – à partir du possible [22]. La temporalité de l’entre-deux introduite par les fragments est fondamentalement un plaidoyer pour le possible.
Schlegel chamfortise, mais en schlégélisant Chamfort : sa philosophie du Witz reprend sans doute le “ sarcasme de la gaieté ”, qui sonne comme un défi, mais non “ l’indulgence du mépris ”, trop aristocratique et pessimiste, dans ce que la maxime 31 avance comme la “ meilleure philosophie ” : “ La meilleure philosophie, relativement au monde, est d'allier, à son égard, le sarcasme de la gaieté avec l'indulgence du mépris. ” (31).
Le cynisme qu’il loue chez le moraliste est bien sûr le gage de sa supériorité véritable sur Rousseau, et de son sens hautement philosophique, qui le rapproche de Lessing, lui aussi loué pour son “ cynisme ” supérieur. Liberté comme indépendance et dignité plaident pour lui, malgré les conditions d’une époque qui favorisait l’abaissement, dont le Neveu de Rameau dressait de son côté un tableau sans fard. Mais c’est par la forme de son œuvre, éclatée et concentrée à la fois, que Chamfort vaut au-delà de sa singularité. L’expression y renferme le maximum de Witz, de puissance d’établir de nouveaux rapports, par la densité d’une forme suprêmement économe [23]. Le rôle de la “ sélection ”, du jugement qui classe, retient, supprime, corrige une matière première glanée ça et là qui fait des Maximes le concentré d’un certain monde, sinon d’une époque entière, est justement salué par Schlegel comme la marque d’un esprit “ critique ”. Car l’œuvre moderne n’a pas à être inventée tout d’un bloc dans l’ébranlement d’une géniale inspiration – c’était l’illusion primitiviste du Sturm und Drang ; elle doit au contraire consister dans la mise en place inédite de matériaux connus. Autrement dit, elle relève du jugement et de la dispositio, non de l’inventio dénaturée par la poétique moderne. C’est pour ces raisons de fond et non par seul goût du paradoxe que Schlegel peut porter Chamfort si haut :
“ Chamfort était ce que Rousseau aurait bien voulu paraître : un authentique cynique, au sens des Anciens plus philosophe que toute une légion de sages scolastiques. Bien qu’il se fût mêlé à ses débuts avec les Grands, il vécut pourtant libre, tout comme il mourut libre et digne, et méprisa la petite gloire d’un grand écrivain. Il fut l’ami de Mirabeau. La meilleure part de ses écrits posthumes sont ses pensées et remarques sur la sagesse pratique ; un livre plein de concentré de Witz, de sens profond, de délicate sensibilité, de mûre raison et de ferme virilité, avec d’intéressantes traces de la passion la plus vive, et ce faisant sélectionnées et exprimées à la perfection ; - sans comparaison le meilleur et le premier de son genre. ” (111)
Cet éloge ne va pas toutefois sans une stricte sélection. Schlegel recompose son Chamfort, comme on le voit précisément au travail qu’il accomplit sur les maximes 246 et 339 dans le fragment 59 du Lyceum :
“ L’idée chère à Chamfort que le Witz serait un substitut du bonheur impossible, presque un petit pourcentage par lequel la nature en banqueroute se dédouane des dettes impayées au Souverain Bien, n’est pas tellement plus heureuse que celle de Shaftesbury que le Witz serait la pierre de touche de la vérité ni que le préjugé commun faisant de l’anoblissement moral le but suprême des beaux arts. Le Witz est fin en soi, comme la vertu, l’amour et l’art. Cet homme génial a senti, semble-t-il, la valeur infinie du Witz, et puisque la philosophie française ne suffit pas à comprendre cela, il chercha instinctivement à relier ce qu’il avait de plus grand à ce qui pour elle était le premier et le plus grand. Et en tant que maxime, la pensée que le sage doit toujours être en état d’épigramme contre le destin est belle et authentiquement cynique. ” (59)
La perspective temporelle dans laquelle s’installe Schlegel commande la correction de la formulation de Chamfort, selon le principe même de la diascévase qu’il a théorisé à partir de sa lecture du Homère de F. A. Wolf [24]. Dans la maxime 246, Chamfort écrivait :
“ C'est la plaisanterie qui doit faire justice de tous les travers des hommes et de la société ; c'est par elle qu'on évite de se compromettre ; c'est par elle qu'on met tout en place sans sortir de la sienne ; c'est elle qui atteste notre supériorité sur les choses et sur les personnes dont nous nous moquons, sans que les personnes puissent s'en offenser, à moins qu'elles ne manquent de gaieté ou de mœurs. La réputation de savoir bien manier cette arme donne à l'homme d'un rang inférieur, dans le monde et dans la meilleure compagnie, cette sorte de considération que les militaires ont pour ceux qui manient supérieurement l'épée. J'ai entendu dire à un homme d'esprit : "ôtez à la plaisanterie son empire, et je quitte demain la société." C'est une sorte de duel où il n' y a pas de sang versé, et qui, comme l'autre, rend les hommes plus mesurés et plus polis. ” (246)
Schlegel critique l’idée d’une rédemption à travers la plaisanterie, car elle reste trop limitée. Cette façon de se “ faire justice ” ne vaut que pour soi-même, au mieux devant la galerie. Or le Witz est plus qu’un “ ersatz de bonheur impossible ”, plus qu’une contre-utopie privée et amère, un dédommagement subjectif pour le prix d’une vie mutilée et définitivement désenchantée [25]. Il lui reconnaît une fonction d’anticipation d’autres relations possibles en dissolvant d’un côté les idées reçues, les préjugés ou les représentations figées, et en travaillant d’un autre côté à cette encyclopédie universelle où tout pourra être mis en relation avec tout, qui correspond à la “ philosophie de la philosophie ” qu’il a en vue [26]. Il vaut plus et mieux également que ce qu’en annonce Shaftesbury dans son “ test du ridicule ” devant servir de critère à toute philosophie, auquel se soumettait Kant dans la préface de sa Métaphysique des mœurs (AA VI, 209) [27]. Car ce test, en rapportant le Witz à un simple critère, en méconnaît la portée logique. C’est pourquoi il insiste sur l’ouverture vers le Witz pour lui-même qu’il aperçoit chez Chamfort. Cette “ valeur infinie du Witz ” excède les cadres étriqués de la philosophie française et commence donc de la déstabiliser entièrement. En faisant de la capacité à tisser de nouveaux rapports une “ fin en soi ”, il a fait échec par avance au principe du fonctionnalisme et de l’utilité qui ont tôt fait d’emprisonner l’homme dans un monde de moyens pour des fins. Seule la subversion du rapport moyen/fin par la mise en relation gratuite de réalités éloignées permet de rebattre les cartes. Schlegel retient la négativité critique plus que la solidarité de Chamfort avec son époque : il le sort en quelque sorte des salons où celui-ci recueillait la matière de ses maximes et de ses anecdotes pour l’universaliser. En faisant de lui le penseur du Witz, il lui confère une dignité logique inédite : celui qui saisit les contradictions de son temps et sait les formuler de façon efficace [28]. Il faut donc s’appuyer, en le corrigeant et en le prolongeant, sur les intuitions formelles de Chamfort, tout en les éclairant d’une autre conception de l’histoire, plus accueillante à la perfectibilité infinie.
Ce transfert de Chamfort du salon où il exerçait ses tristes talents au centre de l’univers et de son siècle, à même l’histoire se faisant derrière les masques qu’il décrit, s’illustre parfaitement dans la chute du fragment 59 que nous pouvons relire : “ Et en tant que maxime, la pensée que le sage doit toujours être en état d’épigramme contre le destin est belle et authentiquement cynique. ”
Schlegel admire la position instable du gai désespéré qui se traduit dans le cynisme philosophique de Chamfort. Il figure une forme de “ désintéressement ” véritablement esthétique, passé par une désillusion qui lui a déssillé les yeux. Ainsi du portrait de “ l’honnête homme ” à l’honnêteté si chèrement payée :
“ L'honnête homme, détrompé de toutes les illusions, est l'homme par excellence. Pour peu qu'il ait d'esprit, sa société est très aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant d'importance à rien. Il est indulgent, parce qu'il se souvient qu'il a eu des illusions, comme ceux qui en sont encore occupés. C'est un effet de son insouciance d'être sûr dans le commerce, de ne se permettre ni redites, ni tracasseries. Si on se les permet à son égard, il les oublie ou les dédaigne. Il doit être plus gai qu'un autre, parce qu'il est constamment en état d'épigramme contre son prochain. Il est dans le vrai, et rit des faux pas de ceux qui marchent à tâtons dans le faux. C'est un homme qui, d'un endroit éclairé, voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s' y promènent au hasard. Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu'on applique aux hommes et aux choses. ” (339)
Un tel portrait est repris à son compte par Schlegel au titre du cynisme qui s’y exprime, l’indifférence aux apparences résultant de la désillusion que ne manque pas de causer l’expérience du monde. Mais il le plonge dans un autre bain, par la minime correction qu’il y apporte. Là où Chamfort s’en prend en effet à la société, trahissant les limitations sociales de son petit monde, écrivant ainsi que le sage “ est constamment en état d’épigramme contre son prochain ”, Schlegel l’introduit dans une perspective philosophique : en écrivant “ contre le destin ”, il quitte le sol intersubjectif pour conférer une portée universelle à l’attitude pratique de Chamfort [29]. La sagesse du monde devient un art de vivre et s’élève jusqu’à une nouvelle philosophie de l’histoire –une philosophie qui réintroduit du possible.
Il sied peu de conclure sur du fragmentaire, après avoir tenté de suggérer comment le premier romantisme allemand, au moins à travers son principal représentant, s’était pensé comme l’accomplissement des “ Lumières ” et non comme leur renversement pur et simple. La mise en relation des époques et la réhabilitation de l’avenir compris non comme le but de quelque progression inéluctable, mais comme ce par quoi tout est possible, inaugure un autre rapport au temps, moins caricatural. La reprise critique des Lumières est peut-être la véritable façon de rendre hommage à ce que certain philosophe contemporain à baptisé leur “ projet ”. Cette reprise encourageait la sélection des ferments les plus “ critiques ” que l’on pouvait trouver, selon l’audace que l’on mettait en œuvre, chez Lessing, Chamfort, Diderot ou Voltaire.
Friedrich Schlegel, tout en désirant sans doute réconcilier les Lumières avec d’autres mouvements historiques, sut percevoir leur importance décisive alors même que ses contemporains s’éloignaient, déçus, de leurs idéaux. On peut considérer ainsi qu’il accomplit un des engagements les plus chers de ce “ projet ”, celui du Selbstdenken, d’une appropriation productive de ce qui devenait par la force des choses un “ héritage ”. Un autre grand contemporain de ces Lumières crut que l’on ne pouvait autrement leur rendre hommage : Emmanuel Kant, à qui nous devons les plus dures critiques, mais aussi le plus bel éloge qui leur fut jamais adressé.
Cette façon de reprendre à son compte le projet des Lumières à travers sa propre critique que l’on rencontre dans l’écrit “ Qu’est-ce que les Lumières ? ” de Kant comme dans le “ De l’impossibilité de comprendre ” de Friedrich Schlegel est une façon de réfléchir ces Lumières au-delà de leur figure historique. Car, comme prévenait Kant :
“ Par une révolution, on peut bien obtenir la chute du despotisme personnel ou la fin d’une oppression reposant sur la soif d’argent ou de domination, mais jamais une vraie réforme du mode de penser ; mais au contraire de nouveaux préjugés serviront, au même titre que les anciens, à tenir en lisière ce grand nombre dépourvu de pensée. ” [30]
Mais l’originalité de la position de Schlegel ne tient pas simplement dans la réception critique qui lui permet de composer “ ses ” Lumières comme contenant la vérité de son temps. Elle est dans la précision avec laquelle il reconnaît que sans le travail “ chimique ” de dissolution des positivités entamé par le “ siècle de la critique ”, la constitution de l’époque nouvelle en train d’accoucher n’aurait pas été possible. Cette époque qui doit assumer la difficile articulation entre continuité et rupture est celle qu’il convient d’appeler la “ modernité ”. Schlegel s’est posé comme penseur de la modernité en ce qu’il a cherché à analyser les limites des Lumières sans les rejeter pour autant. Comme Hegel, avec lequel il possède plus d’un trait commun [31], il a entrevu la nécessité d’une intégration réfléchissante des Lumières. Avec le premier romantisme d’Iéna, Hegel est un des rares à avoir en son temps su apprécier l’apport contradictoire des Lumières à la marche de “ l’esprit ”. Dans sa caractérisation du monde de la culture, il semble suivre cette logique de l’inversion de tous les jugements connue sous le nom de “ bel esprit ” ou de “ talent de la conversation ” dans les salons éclairés. L’opérateur de ce renversement, dont tant le Diderot du Neveu que Chamfort avaient conscience, est le langage en tant que conversation brillante et jugement péremptoire, “ parler universel et jugement déchirant ”, das allgemeine Sprechen und zerreissende Urteilen [32], qui dissout toute essentialité, toute autorité, toute relation établie. Cette forme d’esprit purement négatif et corrosif est qualifié de Witz, de geistreich [33]. L’accomplissement de la “ dissolution de tout se qui se fixe ”, die Auflösung alles sich Befestigenden, conduit sans doute au bavardage et à l’ergotage sur toute chose, mais la vanité intrinsèque de ces jugements ne peut masquer les effets libérateurs d’un tel travail de corrosion. Les éléments substantiels du monde spirituel accèdent, par leur dissolution même, à une spiritualité plus consciente d’elle-même.
A cette fresque historico-spéculative, Aufklärung renvoyant dans la Phénoménologie autant à un moment de l’esprit qu’à une période historique, la Science de la logique oppose une genèse purement logique du mouvement conceptuel qui se joue dans l’analyse des Lumières. Cette présentation logique du travail du jugement du côté objectif se fait au titre du “ chimisme ” : dans la logique subjective, le chimisme est le moment capital où l’objectivité se dissout pour pouvoir être reprise dans l’idée. Dans la négativité de l’objectivité eu égard au concept, il représente le moment du jugement ou de la séparation de l’objectivité d’avec elle-même :
“ Le chimisme constitue, dans le tout de l’Objectivité, le moment du jugement : de la différence devenue objective et du procès. ” [34]
La différence s’affirme sur un fond neutre, comme la base chimique, milieu où s’opère la réaction des substances –l’eau dans le monde corporel, et, précise-t-il en donnant une analogie au monde de l’esprit, le langage [35], comprenons : le langage en tant que forme, devenu indifférent à son contenu et susceptible de tous les renversements. La dissolution des termes extrêmes opposés conduit à leur intériorisation (encore extérieure sous le régime de “ l’objectivité ”) dans la finalité. Mais le moment “ chimique ” est bien caractérisé “ logiquement ” en lui-même comme celui de la reprise des extrêmes dans l’unité dans et par leur séparation dans le jugement. Le “ siècle de la critique ” doit ainsi nécessairement surmonter son propre objectivisme pour parvenir au concept, à la conscience véritable de lui-même comme moment d’un esprit fluidifié.
Friedrich Schlegel avait en substance proposé une lecture très voisine de l’apport des Lumières, sans toutefois intégrer ce mouvement dans une logique de la relève ou de l’Aufhebung à laquelle il continuait de préférer le travail séparateur et relationnel du Witz se contentant d’anticiper une encyclopédie jamais donnée.
NOTES
[1] I. Berlin, A contre-courant (1955), trad. A. Berelowitch, Paris, A. Michel, 1988.
[2] Novalis, Werke, Tagebücher und Briefe F. von Hardenbergs, Bde. 1-3, hrsg. von H.-J. Mähl und R. Samuel, München Carl Hanser, 1978 (cité Werke), Werke I, 165 (sauf indication contraire, les traductions sont de moi).
[3] Novalis, Werke II, 741-743.
[4] Schleiermacher, Discours sur la religion (1799), traduit par I. J. Rougé, Paris, Aubier, 1944 (cité d’après la pagination de l’édition originale, Über die Religion. Reden, 1799, indiquée dans la traduction, ici p. 16.
[5] Ibid., p. 17.
[6] Ibid., p. 148-150.
[7] A. W. Schlegel, „Über Literatur, Kunst und Geist des Zeitalters“, Europa 2, 1, éd. F. Schlegel, Francfort, 1803, 3-95, cité d’après l’édition de F. Finke, A. W. Schlegel, Über Literatur, Kunst und Geist des Zeitalters, Stuttgart, Reclam, 1964, p. 29.
[8] Ibid., p. 63.
[9] F. Schlegel, „Literatur“, Europa I, 1, 1803, p. 60.
[10] Voir E. Behler, Unendliche Perfektibilität. Europäische Romantik und französische Revolution, Paderborn, Schöningh, 1989 ; B. Binoche, “Condorcet, F. Schlegel et la perfectibilité indéfinie”, Études germaniques 208, 1997, p. 593-607 (du même, voir aussi la traduction du compte rendu par F. Schlegel de l’ouvrage de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain (1795) paru dans La pensée politique 1, 1993, p. 199-206).
[11] A. Baumgarten, Metaphysica, Halle, 71779, § 607; Kant, Logik, § 17 (AA IX, 101).
[12] Voir les fragments du Lyceum 9, 34, 56, 90 : “ Witz ist unbedingt geselliger Geist, oder fragmentarische Genialität“ (9); „Die chemische Klassifikation der Auflösung in die auf dem trocknen und in die auf dem nassen Wege ist auch in der Literatur auf die Auflösung der Autoren anwendbar, die nach Erreichung ihrer äußersten Höhe sinken müssen. Einige verdampfen, andre werden zu Wasser.“ (32); „Ein Witziger Einfall ist die Zersetzung geistiger Stoffe, die also vor der plötzlichen Scheidung innigst vermischt sein mussten. (...)“ (34) ; „Witz ist eine Explosion von gebundnem Geist“ (90).
[13] F. Schlegel, Kritische F. S. Ausgabe, éditée par Ernst Behler avec Jean-Jacques Anstett et Hans Eichner (35 volumes), Paderborn, Schöningh, 1958- (= KA). Voir sur l’appréciation de cette autre grande figure de l’Aufklärung que fut Lessing, A. Lagny et D. Thouard, “Schlegel, lecteur de Lessing. Réflexions sur la construction d’un classique”, Études germaniques 208, 1997, p. 609-628.
[14] Sur cette temporalité de l’entre-deux, voir les analyses de E. Behler, Frühromantik, Berlin, New York, de Gruyter, 1992, p. 253-254.
[15] Chamfort, Produits de la civilisation perfectionnée. Maximes et pensées, caractères et anecdotes, éd. J. Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1968.
[16] Aristote, Rhétorique III, 4 1407a 15-18.
[17] F. Rastier a livré une analyse minutieuse de la structure stylistique du paradoxe chamfortien, reposant sur l’éloignement par le haut ou par le bas d’une zone neutre “ doxale ”. il définit le paradoxe “ comme une forme sémantique qui résulte d’une interaction codifiée entre thématique et dialogique ” (p. 123). La contradiction entre le seuil social ou codé d’acceptabilité d’un énoncé et l’évaluation individuelle produit le paradoxe dont la logique même apparaît chez Chamfort comme étant celle du dénigrement. Car si “ comme tout poète, Chamfort détruit des structures lexicales et les reconstruit dans un nouveau désordre ” (p. 131), sa présupposition d’une doxa sociale bien étroite est aussi une façon de la valider, pessimisme, conservatisme et anarchisme faisant bon ménage. Voir F. Rastier, “ Chamfort : le sens du paradoxe ”, dans R. Landheer et P. J. Smith (éds.), Le paradoxe en linguistique et en littérature, Genève, Droz, 1996, p. 117-147.
[18] Rappelons qu’elle voit Lavoisier accomplir la révolution “ scientifique ” de la chimie.
[19] “ Beaucoup parlent du public comme si c’était quelqu’un avec qui ils auraient déjeuné à l’Hôtel de Saxe pendant la foire de Leipzig. Qui est ce public ? – Le public n’est aucunement une chose, mais une idée, un postulat, comme l’Eglise. ” (Lyceum, fragment 35, traduit dans D. Thouard (éd.), Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, Villeneuve d’Ascq, P. U. Septentrion, 1996, p. 259).
[20] “ L'époque nouvelle s'annonce aux pieds rapides, aux talons ailés; l'aube a chaussé ses bottes de sept lieues. - Il y eut une longue fulmination à l'horizon de la poésie, dans une nuée puissante, toute la force tonnante du ciel était concentrée; elle tonna alors puissamment, et parut se retirer, et lança seulement des éclairs depuis le lointain, pour revenir aussitôt, d'autant plus effrayante: mais bientôt il ne sera plus question d'un orage unique: le ciel entier brûlera d'une seule flamme, et tous vos pauvres petits paratonnerres ne vous serviront de rien. Alors, le dix-neuvième siècle commencera effectivement, et cette petite énigme de l'incompréhensibilité de l'Athenaeum sera résolue. Quelle catastrophe! Il y aura alors des lecteurs qui sauront lire. ”, De l’impossibilité de comprendre (1800), traduit dans Critique et herméneutique, p. 274.
[21] Voir le sonnet Ce qu'a dit Lessing :
Quand les froids douteurs même profèrent en prophètes,
Les yeux ne craignent plus l'effet de la lumière,
La vérité paraît peu souvent dans leurs cœurs,
Les nuages en vain affaiblissent l'éclair:
Alors les nouveaux temps doivent enfin percer,
Alors l'aurore enfin doit venir nous réjouir,
Alors les arts eux-mêmes pourront rajeunir,
L'homme briser les liens qui l'entourent, un à un.
"Le nouvel Evangile arrive: il va venir." -
Ainsi parlait Lessing, mais la clique stupide
Ne voyait pas la porte ouverte devant elle.
Et pourtant, ce que sema ce brave en pensée,
En recherche et conflits, sérieux ou plaisants,
N'a pas tant de valeur que ces quelques paroles.
Voilà ce qui me le rend si cher; et s'il n'avait dit d'important que ce mot, je devrais l'honorer et l'aimer rien que pour cela. Et c'était bien à lui de le dire, lui qui vivait entièrement dans la clarté de l'entendement, presque sans imagination, sauf en Witz, c'était à lui de le dire, au milieu de la vulgarité qui l'environnait, comme une voix dans le désert. ”, Conclusion de l’essai sur Lessing, traduit dans Critique et herméneutique, p. 144. Lessing devient un prophète des temps futurs, vox clamans in deserto.
[22] On comprend pourquoi Walter Benjamin pouvait témoigner d’un prodigieux intérêt pour le premier romantisme allemand, et particulièrement pour les idées de Friedrich Schlegel sur la fragmentation.
[23] Schlegel salue la “ forme ” de la philosophie de Chamfort comme il saluera celle de Lessing : “ J'honore Lessing pour la tendance majeure de son esprit philosophique et pour la forme symbolique de ses oeuvres. Pour cette tendance, je le trouve génial; pour cette forme symbolique, ses oeuvres sont pour moi du domaine de l'art supérieur, puisque précisément, à mon avis, elle en est l'unique caractéristique décisive. ”, Conclusion de l’essai sur Lessing (1801), traduit dans Critique et herméneutique, p. 164.
[24] Voir mon étude “ F. Schlegel : de la philologie à la philosophie ”, dans D. Thouard (éd.), Symphilosophie. F. Schlegel à Iéna, Paris, Vrin, 2002, p. 17-66, sp. p. 25 sq.
[25] Voir l’anecdote 1085.
[26] Voir son cours de Philosophie transcendantale de Iéna (1800/01), en particulier sa troisième partie, traduite dans Symphilosophie, p. 163-201.
[27] Shaftesbury, Sensus Communis. An Essay on the Freedom of Wit and Humor, dans Characteristiks, Londres, 2° éd. 1714, et pour la traduction allemande: Sensus communis. Ein Versuch über die Freyheit des Witzes und Scherzes, in einem Brief an einen Freund, traduit par Hamann, Sämmtliche Werke IV, Kleine Schriften 1750-1788, éd. J. Nadler, Vienne, Herder Verlag, 1952, p. 161. Pour le contexte plus large des discussions sur la portée du rire, voir mon étude “ Rire et amour-propre. Anthropologie du rire et subjectivité chez Kant et Hobbes ”, dans L. Foisneau/D. Thouard (éds.), De la violence à la politique. Kant et Hobbes, Paris, Vrin, 2003, p. **
[28] Voir la maxime 89 sur laquelle David McCallam attire ici notre attention : “ En France, tout le monde paraît avoir de l’esprit, et la raison en est simple : comme tout y est une suite de contradictions, la plus légère attention possible suffit pour les faire remarquer et rapprocher deux choses contradictoires. Cela fait des contrastes tout naturels, qui donnent à celui qui s’en avise l’air d’un homme qui a beaucoup d’esprit. Raconter, c’est faire des grotesques. Un simple nouvelliste devient un bon plaisant, comme l’historien, un jour, aura l’air d’un auteur satirique. ” (Suite des maximes générales, 89). Cette maxime a dû retenir l’attention de Schlegel non seulement pour sa mise à mal du principe de contradiction, sur lequel celui-ci réfléchissait, mais aussi pour l’évocation des grotesques, mise à profit au début du fragment 389 de l’Athenaeum : “ Si chaque mise en rapport de la forme et de la matière qui est purement arbitraire ou purement contingente est grotesque, la philosophie possède alors ses grotesques comme la poésie ; seulement, elle en est moins consciente… (…..) ”.
[29] Cet exemple tend à confirmer les résultats de l’analyse de F. Rastier (art. cit. en note 17 supra) sur la structure sémantique des maximes, et rejoint en particulier les conclusions de sa dernière section “ La dialectique et l’histoire de l’humanité ”, où il passe de la synchronie à la diachronie : “ L’évolution historique devient alors un vaste processus endoxal, une dégradation dont le seul paradoxe subversif pourrait nous sauver ” (p. 137). Le paradoxe rédime dans le style les dégradations induites par le processus de civilisation, autant dire ici par l’histoire – mais peut-il le faire autrement qu’en rétablissant “ l’espace d’une phrase, la nature ” (p.139) ?
[30] Kant, “ Qu’est-ce que les Lumières ? ”, AA VIII, 36 ; traduit par J.F. Poirier et F. Proust, dans Kant, Vers la paix perpétuelle, Paris, GF, 1991, p. 45.
[31] Voir E. Behler, “ Hegel und F. Schlegel“, et „F. Schlegels Enzyklopädie der Wissenschaften im Unterschied zu Hegels Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften“, dans E. Behler, Studien zur Romantik und idealistische Philosophie, Paderborn, Schöningh, 1988, p. 9-4 et 236-263.
[32] G.W.F. Hegel, Phänomenologie des Geistes, éd. J. Hoffmeister, Hambourg, F. Meiner, 1952, 372.
[33] Ibid., 372-374, 383-384.
[34] Hegel, Science de la logique. Doctrine du concept, traduit par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Paris, Aubier, 1981, p. 239.
[35] Ibid., p. 242.
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