Yves-Marie
VISETTI
CNRS
/ LAFORIA
(Texte paru dans Intellectica, n°21, 1995. Republié avec l'aimable autorisation de sa rédaction.)
SOMMAIRE :
1. La
machine
2. Les
formes
3. Les
valeurs
4.
Quelques fonctionnalismes
5.
Postulats, exercices
6. Pour
une notion de champ
7.
Polémiques
Elisabeth
Pacherie, qui nous présente ici l'espace des fonctionnalismes,
nous invite également à le parcourir en toute liberté pour y
planter quelques jalons personnels. Aussi prévoyante
qu'hospitalière, elle suggère à ses invités un premier
repérage à partir de trois dimensions principales, présumées
caractéristiques de cette famille de paradigmes cognitifs.
Tout fonctionnalisme reposerait ainsi - ou du moins
laisserait supposer - un triple choix constitutif :
choix d'un type de “machine”, choix d'un type de “formes”
aptes à s'y inscrire, et choix enfin d'un type de “valeurs”
susceptibles d'être attribuées à ces formes. Il en découle
immédiatement un certain nombre de conséquences, dont je
voudrais commencer par rappeler quelques-unes. J'avertis
d'emblée d'un biais dans ma présentation : elle mettra en
avant la notion de forme, plutôt que celle de fonction. Le
premier fonctionnalisme, celui du jeune Putnam, de Fodor ou
Block, insistait plutôt sur l'irréductibilité des descriptions
fonctionnelles. Mais les fonctionnalismes plus récents se
présentent au contraire comme des philosophies de la
naturalisation : il leur est donc vital de faire reposer les
fonctions sur des formes naturalisables, de préciser davantage
quelles formes dans la nature peuvent ou non être recrutées au
service d'une description fonctionnelle. Quitte à déplacer
quelque peu la perspective, je souhaite par conséquent les
reconstruire aussi comme des philosophies de la forme, ou tout
au moins cerner ce qui s'apparente en elles à une telle
philosophie, car c'est de ce point de vue, je crois, qu'on
peut le mieux analyser les interminables résurgences du
fonctionnalisme.
1. La
machine.
Selon ce point de vue, par conséquent, le premier geste - assurément le premier dans l'ordre de la fondation, si ce n'est dans l'ordre de la découverte - le premier geste des fonctionnalismes serait de se donner une machine, que l'on conçoit ici comme une étendue matérielle “ formatée ” d'une façon bien déterminée. On entend par là qu'une machine est, de par sa seule structure physique, le siège de processus effectifs respectant un certain “ format ”, c'est à dire un type de distinctions physiques élémentaires dont le principe d'assignation nous est connu, du moins localement. Toute l'effectivité processuelle du dispositif doit ainsi pouvoir se décrire au niveau de ce même format, c'est à dire uniquement à partir du champ de distinctions permises, et sans revenir à toute la complexité physique sous-jacente. Et c'est en cela précisément que consiste toute la finalité de telles machines : elles ne sont pas tant définies par leur asservissement à une fin particulière, mais d'abord par le fait qu'elles abritent et maintiennent dans leur clôture une certaine factorisation assignable du réel physique. La finalité première est donc la stabilisation d'un certain formatage physique, qui ne serait, comme tel, astreint à aucune fin particulière donnée à l'avance. A la base des fonctionnalismes, on trouve donc un statut paradoxal des machines - instances d'une finalité sans fins préassignées - qui les distingue radicalement des machines qui les ont précédées. Il s'agit de la finalité que nous attribuons à un certain format physique spécifique : celle de déployer, au service de fins encore à définir, une objectivité interne dont l'exacte détermination, tant théorique qu'empirique, s'oppose à la diversité impensable et incontrôlable des configurations matérielles environnantes.
Tout observateur conscient de la factorisation réalisée dans le formatage peut alors considérer ces étendues matérielles comme des substrats porteurs de marques modifiables. Ces marques peuvent d'ailleurs présenter des types de stabilité différents d'une machine à l'autre ; mais c'est toujours leur temporalité propre d'apparition ou de disparition, leur spatialité caractéristique, qui constituent la temporalité et la spatialité de référence de la machine. Ainsi donc “ l'encre ” dont ces marques sont “ écrites ” se dissout plus ou moins vite dans son substrat, tandis qu'une machine n'est rien de plus que le support d'un certain type “ d'écritures ” plus ou moins réactives. Autrement dit encore, les machines s'identifient à d'énormes diagrammes animés selon une loi propre à leur support, elles déploient une diagrammatique temporelle et systématique. Il suffit alors de savoir “ lire ” et “ écrire ” ces “ diagrammes ” pour disposer d'un nouveau principe d'intelligibilité et de contrôle des événements survenant à l'intérieur de la clôture machinique. La machine de Turing et sa réalisation finie, l'ordinateur à la Von Neuman, est évidemment le principal cas de figure de cette situation ; ses marques de référence sont, comme il est bien connu, généralement notées 0 et 1 ; son temps de référence est discret, etc. Mais les calculateurs analogiques aujourd'hui disparus, ou les actuels réseaux de neurones formels (matérialisés ou non) en sont d'autres instances possibles ; leur marquage spécifique pourrait s'identifier aux résultats d'une certaine mesure physique, et donc présenter d'emblée la diversité d'un sous-ensemble des nombres réels ; leur temps de référence pourrait être continu ou discret, etc.
Jusque là pas de problèmes, car il s'agissait d'artefacts, réels ou virtuels. Mais l'idée fonctionnaliste est précisément d'étendre cette même approche aux êtres vivants et/ou pensants, de façon à constituer comme machines les psychologies humaines ou les cognitions animales. Síil est donc un “ matérialisme ” conséquent, qui prétend valoir un jour empiriquement, un fonctionnalisme strict ne postulera que des distinctions objectives toutes inscriptibles dans le marquage d'une machine bien déterminée. Bien plus encore, il posera que l'être cognitif n'est tel que parce qu'il est lui-même machine, instance de machine. La détermination matérielle précise des formatages demeure évidemment un objet de spéculation ; toutefois, il apparaît généralement que, síil síagit díêtres vivants, les cerveaux sont concernés, et eux seulement. Quant aux déterminations formelles de ces mêmes formatages, elles se rangent principalement sous deux catégories : machines de Turing d'une part, et systèmes dynamiques d'autre part (les réseaux connexionnistes en sont un cas particulier).
L'appel fonctionnaliste aux machines ne signifie donc pas qu'on aurait déterminé sur cette base un accès systématique à un vaste ensemble expérimental, biologique, psychologique, ou autre. Il signifie simplement qu'on a réifié certaines heuristiques interprétatives, et fait un usage métaphysique de certains principes de réflexion, en leur donnant le statut de concepts déterminant des objets accessibles dans une expérience. Les êtres vivants deviennent alors les hypostases d'un postulat métaphysique, le formatage, qui prescrit d'avance la factorisation des phénomènes dans un certain système de marques, alors même que ces marques demeurent non déterminées dans leur matérialité. Pour ces raisons, les fonctionnalismes se disent souvent matérialistes et non réductionnistes. Ainsi l'agencement singulier de la matière (le substrat physique de la machine) demeure totalement indifférent aussi longtemps qu'aucune différence ne se marque au niveau du formatage (qui présuppose cependant une matière absolument conforme à sa loi).
On objectera peut-être que la description que je viens de donner ne vaut que pour certains types de fonctionnalismes, actualisant dans un cadre “ matérialiste ” le projet d'une psychologie rationnelle (on peut penser à Fodor), et vaut déjà moins pour d'autres fonctionnalismes, de tonalité plus empiriste (les biofonctionnalismes, par exemple). J'admets la valeur de cette objection éventuelle, mais je n'y souscris pas. Un problème fondamental des fonctionnalismes semble en effet de trouver un passage systématique entre la notion de structure matérielle et celle de fonction, en imaginant toutefois que les structures matérielles sont déjà données et individuées dès le départ, si bien que les conditions de leur morphogenèse seraient d'un ordre radicalement différent de celles du “ fonctionnement ” de plein exercice, qui pourrait et devrait dès lors être compris comme réseau de relations abstraites. Bien que le concept de machine ne soit pas nécessairement mobilisé de façon explicite à cet endroit, il m'apparaît que se donner dès le départ des “ structures ” matérielles individuées implique précisément de postuler une factorisation de la complexité biologique en un format biologique dont l'auto-reproduction ne poserait plus problème, sur lequel il n'y aurait donc plus à revenir pour comprendre la relation du vivant à son milieu. Tout à l'opposé, par conséquent, d'un fonctionnement ressaisi dans le cadre d'une ontogenèse allant de la conception à la mort.
Quels sont donc, en résumé, les caractères les plus courants d'une “ mise au format ” fonctionnaliste ?
- il s'agit d'une véritable disqualification de la complexité physique et/ou biologique, qui joue comme préalable essentiel à la constitution du domaine cognitif en tant que tel ; tout le contraire, donc, d'un geste de modélisation ordinaire en sciences de la nature, qui consiste en une schématisation respectueuse de la diversité empirique, peut-être décisive, qu'elle laisse échapper ;
- l'unité interne du vivant est celle, homogène, du formatage machinique ; combiner plusieurs machines rend peut-être cette unité plus diverse, mais ne fait pas sortir du formatage ; car un fonctionnalisme cohérent sera tenu d'assurer les transferts d'un format à l'autre (postuler un milieu interstitiel non formaté serait déjà s'éloigner du fonctionnalisme) : et on obtiendra alors une seule machine distribuée en modules ;
- le formatage interne est acquis une fois pour toutes à l'échelle d'un individu ; il ne se renouvelle pas, et ne dépend pas, serait-ce pour sa reproduction, des fins particulières poursuivies par le dispositif, de la qualité générale de la relation à l'environnement, de l'histoire, etc. ; toutefois, les biofonctionnalismes diffèrent à cet égard, en raison de leur perspective transgénérationnelle : il peut donc y avoir mutation du formatage d'une génération à l'autre, et la machine se reproduit plus ou moins bien, peut-on penser, selon “ l'avantage ” relatif conféré par son formatage propre ; cependant, il s'agit là d'un phénomène en tout en rien, et comme nous l'avons déjà dit morphogenèse et fonctionnement restent séparés ; si bien que dans la plus pure tradition néo-darwinienne, l'individuation des formats de machines est supposée acquise, avant que la sélection, comme son nom l'indique, soit appelée à choisir dans leur répertoire ;
- la finitude de la machine n'entre pour rien dans la définition du format ; il peut être conçu à partir d'un substrat idéalisé comme infini ; passant au réel, il subit une simple troncature, qui ne transforme pas le principe de marquage (ainsi l'ordinateur et la machine de Turing) ; il s'agit donc d'une finitude simplement limitante, et non constituante ;
- la machine est matériellement ou énergétiquement ouverte sur l'extérieur ; en conséquence de ce qui précède, le flux entrant ne peut intervenir que s'il est transducté , c'est à dire mis au format ; au-delà, sa diversité propre est complètement ignorée.
2. Les
formes.
Le second geste des fonctionnalismes consiste à élaborer à partir du format de base, pour reconnaître ou imprimer dans la machine un certain éventail de formes avec leur gamme de transformations possibles. L'enjeu est bien sûr de compenser par cette diversité nouvelle l'homogénéité et l'inaltérabilité du format englobant, et donc de rendre possible un couplage efficace à l'extériorité. L'accroissement de la diversité ne repose donc pas sur une diversification du format ; elle consiste seulement en un raffinement de la perception de l'observateur qui scrute le flot physiquement formaté de la matière machinique ; il distingue ainsi et catégorise des événements de grain variable, selon des modalités toujours plus nombreuses et stables (impliquant par exemple segmentation et typage).
Le fait capital, à ce point, est encore une fois que la détermination de ces formes et de ces transformations peut se faire, dans une très large mesure, sans aucunement tenir compte de la matérialité du dispositif. Ce n'est pas que les considérations de taille, de vitesse, ou de permanence des bases physiques du formatage soient toujours ignorées : bien au contraire, de nombreuses approches fonctionnalistes (de la mémoire, par exemple) mettent en avant des questions d'embouteillage, de dépassement de capacité, de lésions, etc. De même une certaine conception démiurgique de l'Intelligence Artificielle a pu mettre l'accent sur les caractéristiques singulières des ordinateurs, pour mieux soutenir son pari métaphysique. Mais l'essentiel est ailleurs : il consiste à mettre une fois pour toutes les répertoires de base et les systématicités des formes à l'abri de toute détermination matérielle, intérieure ou extérieure, qui ne se factoriserait pas dans le format prévu : les formes changent donc, mais dans le cadre prévu par la loi du formatage.
Les systèmes adaptatifs, ou à apprentissage, ne dérogent d'ailleurs pas à ce principe : changer de représentations symboliques, modifier les poids d'un réseau connexionnistes, faire bifurquer un système dynamique en manipulant un paramètre de contrôle, ne transforment pas le format de base (représenté par la bande de la machine de Turing, ou l'espace d'états du réseau), mais seulement le système des formes qui s'y inscrivent. Toutefois, on peut dire que les effets obtenus évoquent parfois le recutement d'une nouvelle distinction de base qui imprimerait, d'un seul coup, ses effets différentiateurs à l'intérieur de toutes les formes en jeu. D'ailleurs, nous pouvons d'autant mieux simuler un tel événement que nous pouvons recommencer avec les formes le même jeu d'abstraction qui nous avait mené de la matière jusqu'à la machine : nous pouvons choisir un certain répertoire de formes catégorisées en “ types ”, auquel nous ferons jouer le rôle d'un format de base pour une nouvelle machine, dont nous pourrons dire qu'elle est simulée par la précédente, etc. On aura ainsi établi une sorte d'équivalence entre les concepts de machines et de formes, que la notion d'architecture résume assez bien. Et si par ailleurs chaque machine semble bien avoir ses formes favorites (relativement à la perception de l'observateur), on sait qu'elle peut, dans une certaine mesure, donner aussi à voir les formes plus couramment associées à ses concurrentes : ainsi des machines de Turing, qui supportent des approximations discrètes des systèmes dynamiques, ou des réseaux connexionnistes, qui à l'inverse pourraient approcher une configuration d'ordinateur classique.
Y a-t-il alors indépendance de la formalité des formes relativement à la finitude du dispositif, comme c'était toujours le cas pour le format de base de la machine ? Ici les fonctionnalismes divergent. Les formes logiques ne dépendent pas constitutivement d'une finitude englobante, si ce n'est pour des questions de taille (donc un simple principe de limitation) ; et pour ce qui est du temps, elles imposent aux processus qui les transforment une structure discrète. De leur côté les formes des fonctionnalismes dynamiques peuvent subir la pression constituante, topologique, géométrique, et temporelle, de multiples contraintes globales dont dépend leur individuation. Il n'y a plus alors de distinctions nettes entre structures et processus : car les formes ne sont que les segments d'un processus qui ne s'interrompt jamais (dans les limites autorisées par le format machinique sous-jacent). C'est la structure globale du temps significatif et de l'espace disponible qui détermine alors ce qui peut advenir localement et provisoirement comme forme : là réside l'atout maître des fonctionnalismes dynamiques, en même temps que leur limite (à savoir la méconnaissance non problématisée des conditions matérielles de ces structures spatio-temporelles globales).
Reste dans tous les cas à varier les formes, leur grammaire ou leur répertoire, de façon à soutenir le jeu de certaines valeurs ou fins qui dessinent l'univers du système “ survenant ” à la machine et “ fonctionnant ” sur elle.
3. Les
valeurs.
Attribuées aux formes par l'observateur, elles constituent l'intelligibilité ultime du système, la preuve qu'il fallait en passer par le dispositif machine + formes pour comprendre comment le système respecte en définitive les différences que ces valeurs qualifient. Toute la question est donc là : comment attribuer la valeur, et comment joue-t-elle implicitement dans la dynamique des formes ? On imagine bien qu'un fonctionnalisme strict, pour ne pas dire intégriste, pourrait faire l'impasse totale sur l'extériorité non proximale, et définir la valeur d'une forme comme son rôle purement différentiel relativement aux autres formes et à la transduction sensori-motrice. Mais il est décidément difficile de comprendre le sens d'une conduite humaine ou animale si l'on fait totalement abstraction de son monde. Renoncer au monde serait aussi renoncer au sens, même si le sens n'est pas qu'effets de sens présents dans le monde. C'est donc ici que le tableau commence à présenter quelque confusion, avec toutefois un invariant d'un fonctionnalisme à l'autre : le sens en tant que rapport au monde semble toujours constitué sur le mode de la représentation, ou du moins c'est la capacité de représenter, en tant qu'accès à la vérité ou possibilité de la survie, qui concentre la valeur et mobilise le système à son service.
Ainsi donc, même si nous supposons que “ représenter ” est une notion qui ne pose pas de problème, nous voyons clairement que les fonctionnalismes, s'ils veulent gagner l'extériorité qu'ils ont commencé par écarter, doivent résoudre ou contourner deux problèmes :
- si les formes ont été constituées indépendamment de cette relation présumée entre le système et son monde (la capacité de le représenter), il faut expliquer comment elles pourraient contribuer à établir cette relation dans l'après-coup de leur constitution.
- si nous partons d'une pré-compréhension intuitive de “ représenter ” comme d'une relation désintéressée au monde, il faut expliquer en quoi le fait de représenter peut être, en tant que tel, l'instrument principal d'un intérêt pour le monde, d'une orientation ou directionnalité des conduites, bref d'une intentionnalité.
4.
Quelques fonctionnalismes.
Cela étant posé, voici pêle-mêle et sous forme télégraphique, quelques éléments tombés du tableau des fonctionnalismes.
a) Fonctionnalisme logique .
Une recette bien connue à présent. Prendre une machine de Turing, inscrire ou lire des formes catégorisées en types logiques, et des processus matérialisant des procédures formelles commandées par la syntaxe. S'appuyer ensuite sur la théorie logique des modèles, pour faire référence à une extériorité virtuelle qui n'a en définitive pas d'autre nature que celle d'une idéalité logique. Constituance et donc compositionnalité. Internaliser de cette façon une forme dégradée de phénoménologie, évoquant un monde de faits, de choses et d'états de choses. Nous avons donc maintenant deux extériorités, l'une idéelle, l'autre réelle (c'est ainsi que l'observateur s'exprime). Que peut encore la logique ? Offrir une explicitation tautologique en termes de conditions de vérité, c'est à dire paraphraser éternellement la norme intérieure dans un langage, à peine décalé, censé présenter l'extériorité du système comme déjà conquise.
Quelques variantes. Scinder par exemple la valeur en contenus étroits et contenus larges. Le contenu étroit est la valeur purement interne d'une forme, présumée descriptible dans un langage indifférent à la variété non pertinente des situations extérieures. Il s'agit d'une valeur conceptuelle générale, catégoriale. Le contenu large recouvre tout le reste, c'est une valeur située que le système rencontre sans pouvoir la déterminer catégorialement. Mais comme il n'y a pas ici l'équivalent d'une intuition et d'une imagination kantiennes, mais seulement de la transduction, comment le système fera-t-il pour se soumettre cette valeur purement externe ? On ne voit même pas, d'ailleurs, comment stabiliser le contenu étroit dans l'indéfinité des situations où il est appelé à valoir. Est-il donc encore un contenu ? Et si la systématicité de ces contenus étroits reste logiquement assignable, ne devrons-nous pas concilier à nouveau l'inconciliable, c'est à dire l'objectivité bien définie de la forme logique et l'indéfinité de la nature englobante ? Non décidément, trop de logique (formes) et trop de conceptuel (valeurs) ne nous convient pas. Et c'est ainsi que petit à petit espaces mentaux, images mentales, et prototypes divers sont venus enrichir la recette, et adoucir la transition de l'étroit au large. Mais pour cela, il fallait d'abord entrouvrir la porte à l'espace, mettre un peu de vague aux arêtes tranchantes de la forme logique, décloisonner les modules, bref changer de machine.
b) Fonctionnalisme connexionniste .
Se constitue sur le rejet de certaines valeurs sacrées du précédent : rejet de l'atomisme, du logicisme, de la compositionnalité (si tant est qu'il y ait de la constituance). Engagement en faveur du continu ; priorité à la microstructure de la cognition ; choix de mécanismes de type perceptif et associatif plutôt qu'inférentiel et logique. L'ontologie interne est libérée ; elle comprend maintenant au moins deux niveaux, dits micro- et macroscopique. Tout, y compris le temps, peut donc en principe être saisi sur une variété d'échelles.
Reste qu'il s'agit toujours de représenter pour valoir quelque chose : le monde est alors un tissu de micro-traits, où se stabilisent des macro-configurations plus ou moins cohérentes. Autant dire qu'il ressemble comme un frère à ce réseau qui s'y adapte. Et cette ressemblance donnée dès le départ signifie que rien n'a changé vis-à-vis de l'extériorité, le solipsisme étant toujours de rigueur. D'ailleurs l'ancien fonctionnalisme, quoique périmé, sera retrouvé comme cas-limite, grossière et utile caricature. Arrive donc le nouveau fonctionnalisme (il ne se présente pas d'emblée ainsi) qui va réformer et enrichir l'univers des formes - c'est à dire des représentations. Et puisque sa machine de référence est neuro-mimétique, de nouvelles relations plus fructueuses, plus équivoques, pourront se nouer avec les neurosciences.
Si donc la machine est un réseau connexionniste, le format de base est un espace vectoriel, l'espace de ses états, et toute forme s'individue comme un vecteur dans cet espace théoriquement de très grande dimension - en pratique beaucoup plus parcimonieux, hélas. L'observateur se préoccupe initialement d'une partie du réseau, les couches d'entrée et de sortie. Il cherche à comprendre comment telle ou telle association régulière entre les formes d'entrée et de sortie a pu s'établir, et sur quelles transformations intermédiaires elle repose. Pour cela, on ne définit pas de types formels, mais seulement des occurrences ; le réseau est en réalité une famille de processus, paramétrée par les poids des connexions ; on le règle par apprentissage (le terme de généralisation serait plus exact), à partir d'un échantillon de couples entrées-sorties. Si l'apprentissage réussit, il s'en déduit une leçon, moins empiriste qu'elle n'en a l'air au premier abord : telle architecture, tel codage d'entrée et de sortie, telle procédure d'apprentissage sont capables d'engendrer tel fonctionnement, en construisant sur les couches cachées des formes ou représentations intermédiaires caractéristiques de tout ce contexte, et ne prenant sens qu'à partir de lui. Permettre de penser cette contextualité (tâche, histoire, architecture) de l'efficacité des formes est certainement l'un des principaux apports de ce fonctionnalisme. Mais quel serait alors, du côté du monde, le répondant de cette contextualité inhérente, en quoi pourrait bien consister la perpétuelle relativité d'un tel monde ? Le positivisme implicite à cette problématique connexionniste a bien remplacé les “ faits ” de la construction logique par les “ micro-traits ” de l'environnement, mais en est-il plus avancé pour autant ? Un deuxième apport de ce fonctionnalisme doit toutefois être souligné : il a bien mis en évidence que le compromis réalisé entre contextualité et régularité tenait d'abord à la spatialité des représentations, ainsi qu'à la possible continuité des processus. Spatialité qui ne serait pas celle de l'espace physique, ni celle de l'espace d'une intuition sensible, mais celle d'un espace topologique abstrait dont les formes dépendent constitutivement. Il devient donc impossible de spécifier le rôle d'une représentation sans lui assigner une position, et les positions feraient alors système sur la base d'une topologie. Mieux encore, la possibilité de discriminer les formes et leurs rôles ne tient pas tant à la possibilité de les décomposer en “ parties ”, comme dans le cas des formes logiques, mais d'abord à la possibilité de diviser leur espace entier en régions caractéristiques : la similitude des rôles formels ne renvoie donc plus à la possession d'un constituant commun, mais plutôt à l'appartenance à une même région de l'espace global.
Arrivent ensuite les objections, revers de cette contextualité dont nous parlions à l'instant. Ainsi Fodor et Pylyshyn : où sont donc passées la systématicité des processus et la compositionnalité des effets de sens ? Et cela marche : au lieu de répliquer en avançant résolument dans la direction d'une théorie gestaltiste et non compositionnelle de l'union entre la forme et le sens, le nouveau fonctionnalisme confirme sa propre sujétion à l'ancien, qu'il prétendait dépasser. D'où un déluge de propositions visant à confirmer la capacité des réseaux à modéliser une constituance et une compositionnalité ressemblant à s'y méprendre à la précédente, avec en prime un peu de flou et de gradualité dans les réponses. Certes la primauté de la forme logique semble définitivement ébranlée, mais de façon contradictoire le noyau propositionnel de la grammaire tient bon, tout au moins sous la forme de représentations par traits des rôles casuels (agent, objet, patient, etc.). Ce noyau casuel-propositionnel résiste donc toujours aux tentatives de le compromettre avec l'espace et le mouvement, alors même que le néo-connexionnisme du groupe PDP s'était fixé pour tâche de comprendre ce qu'il y a de perceptif en toute opération cognitive.
Entre alors en scène le fonctionnalisme dynamique, qui pense non sans raisons pouvoir briser cette résistance.
c) Fonctionnalisme dynamique .
Bien plus ancien que le précédent, puisqu'il trouve son point de départ dans les oeuvres des mathématiciens R. Thom et Ch. Zeeman, il a dû néanmoins attendre le succès de son cadet connexionniste pour faire pleinement valoir ses titres sur la scène cognitive. J. Petitot est à mon sens, et de longue date, son premier acteur ; il en donne, année après année, les exposés les plus révélateurs, en le tirant toujours davantage, mais d'une façon créative, dans le sens d'un positivisme mathématique de la Forme que R. Thom désavouerait probablement.
Ce fonctionnalisme se caractérise par son outil principal, voire constituant, qui est la théorie mathématique des systèmes dynamiques, ainsi que par l'horizon actuel de son programme de recherche, à savoir l'ancrage du cognitif dans la perception visuelle. Il postule des fonctions symboliques, plutôt que des symboles internes, et fait de l'identification des rôles actantiels dans la situation en cours la première de ces fonctions. Elle consiste précisément en une structuration qualitative de l'espace perçu, à travers une perception catégorielle généralisée d'objets, de processus, d'événements, qui fonde une proto-symbolique ou morphodynamique cognitive très générale. Il s'agit en somme d'une sorte de visuo-cognitivisme, qui cherche à reconstruire dynamiquement les diagrammes icôniques des linguistiques cognitives. Le noyau structural des grammaires n'est donc plus propositionnel, il est d'abord scénique. Les catégories discrètes, grammaticales ou conceptuelles, ne sont pas exclues, mais constituées à partir d'une co-articulation constante au monde perçu, à travers une schématisation topologique des interactions spatio-temporelles.
En tant que philosophie naturelle de la forme, ce fonctionnalisme l'emporte facilement sur les précédents. Il offre en effet des contreparties objectives (mathématiques) à l'idée de synthèse formelle, à la détermination réciproque du global et du local. Il offre, pour ainsi dire gratuitement, une modulation indéfinie des formes, en même temps qu'une méthode générale pour réduire leur complexité, pour ensuite les catégoriser. Il les construit par esquisses, leur confère un temps intrinsèque d'intégration et de stabilisation qui les inscrit dans un Présent vivant, et non dans le temps extrinsèque d'une horloge. En tant que formes dynamiques, elles sont d'emblée en connivence avec une physique des substrats neuraux, d'une part, avec une phénoménologie de la vision, d'autre part. Elles ne sont pas soumises à une théorie de l'instanciation à l'identique des types en tokens, car elles se déduisent d'un potentiel dynamique (d'un champ de vecteurs, par exemple), différent par construction de chacune des actualisations qu'il détermine. Les systèmes du fonctionnalisme dynamique pourraient aussi se faire adaptables, et dans ce cas les potentiels de formes évolueraient eux-mêmes à la faveur de leurs actualisations. Il arrive même qu'on les implante sur des réseaux connexionnistes, ce qui leur donne, pense-t-on, un surcroît d'effectivité.
Quel est alors la machine de ce fonctionnalisme, et en quoi d'ailleurs est-ce toujours un fonctionnalisme ? On sera tenté de répondre qu'il n'a pas de machine qui le caractérise, car tout espace et tout système dynamique sont a priori une de ses machines, définissent un de ses formats. Et c'est précisément l'équivoque toujours maintenue entre l'espace du substrat physique et l'espace des formats, entre l'espace physique englobant et l'espace perçu, qui détermine cette philosophie comme un fonctionnalisme. L'effectivité des processus concerne une perception toujours solipsiste, et les rétines virtuelles qui tiennent lieu ici de surfaces photo-sensibles sont en réalité des espaces déjà phénoménologiquement valués, ce ne sont pas des espaces physiques authentiques, chevillés à un organisme mobile. Ils supposent déjà réusssie une fois pour toutes une certaine stabilisation spatiale, sans soumettre en permanence sa reconstitution à l'épreuve du mouvement réel. Les formes sont donc construites sans référence à l'action qui signe leur valeur, et leur espace n'est pas constitué de mouvement, intrinsèquement valué de mouvement. De ce défaut dans le couplage constituant à la motricité et à l'extériorité résultent nécessairement deux conséquences. L'une, qui s'énonce plus adéquatement en termes kantiens, serait qu'on a ainsi confondu l'imagination (en tant que schématisme dans une intuition pure) avec l'intuition empirique proprement dite, ou alors qu'on a totalement subordonné la seconde aux a priori de la première, conçue à la façon d'un cadre existant à l'état séparé. L'autre conséquence serait qu'on manque l'idée (husserlienne) de perception comme acte du vivant dans son monde, et l'idée de forme perçue comme corrélat de cet acte. On perd toute chance de comprendre comment l'action initiée détermine cela-même qui est à percevoir, tandis que la perception toujours recommençante suscite et focalise l'action ; comment, par conséquent, une valeur est déjà reconnue et active avant même que la forme ait fini d'advenir. Si bien qu'on en revient nécessairement à l'idée typiquement fonctionnaliste d'une intentionnalité fondée sur la référence à un monde donné par avance, achevé avant qu'on se tourne vers lui. Que les Gestalten soient mathématisées n'y change rien, elles restent des représentations, rapportées ici à une théorie du reflet ou mimesis entre la forme de l'intériorité et celle de l'extériorité (une théorie qu'on pourrait qualifier de pré-cartésienne).
Le fonctionnalisme dynamique est donc bien un fonctionnalisme. Sa “ machine ” est un espace cognitif purement intérieur, considéré dans sa plus grande généralité. C'est l'espace fonctionnaliste, en tant que forme mathématique universelle de la possibilité de tous les formats, considérés indépendamment de leur turbulente matière. C'est aussi l'espace fonctionnaliste, en tant que cadre invariant de l'inscription des formes, donné préalablement à leur variation au lieu d'être construit par la variation elle-même.
Mais il y a un autre aspect (actuellement marginal) de ce fonctionnalisme qui fait transition vers les suivants, car il pointe sur la biologie, plutôt que sur la psychologie. Il s'agit de la notion, centrale dans la sémiophysique de R. Thom, de “ prégnance ”, en tant que valeur pulsionnelle projetée, “ propagée ” par l'organisme sur une forme ou “ saillance ” constituée au préalable. La prégnance elle-même n'est pas une forme, mais un potentiel d'accrochage aux formes qui les rend signifiantes, au sens où il commande une attitude spécifique (facilitation sensorielle, préparation motrice) chez l'animal. J'évoque ici cette notion simplement parce qu'elle illustre encore une fois l'idée que les formes (ou saillances) sont constituées avant les valeurs qui s'y attachent, qu'elles se manifestent avant même de focaliser l'attention, pour ainsi dire dans une sorte de vide intentionnel, hors de toute orientation de l'organisme. C'est justement cette conception des formes en tant que données préalables (c'est à dire préalables à leur évaluation) que l'on retrouve dans le cadre des biofonctionnalismes.
d) Biofonctionnalismes .
Alors que les trois fonctionnalismes précédents étaient nommés à partir de leur instrument d'objectivation privilégié, le terme de biofonctionnalisme renvoie au vivant lui-même, en tant qu'il dépendrait pour sa survie d'un certain concours de fonctions. L'une d'entre elles est évidemment la capacité à représenter, probablement restreinte à certaines structures matérielles du système nerveux. Mes connaissances sur ces biofonctionnalismes étant des plus restreintes (d'autant plus qu'ils ne sont pas, à ma connaissance, solidaires de courants de modélisation bien précis), je me bornerai à pointer ce qui en fait encore, selon mes critères, des fonctionnalismes.
C'est qu'en effet on pourrait penser avoir fait avec eux un pas décisif vers la sortie. On reconnaît d'abord une valeur suprême, survivre en tant qu'espèce, qui interdit la moindre suspension de l'extériorité. Les fonctions en sont dérivées, selon un principe dont la version la plus perfectionnée - énoncée par J. Proust, ici même - stipule qu'on les attribue à toute structure matérielle reproductible responsable (toutes choses étant égales par ailleurs) d'un effet conférant un “ avantage ” à l'espèce dans la vaste économie darwinienne de la Nature (où toute valeur provient, non de la force de travail, mais de celle de reproduction). Les fonctions ne sont donc plus identifiées à partir de différences de rôles purement internes aux systèmes, mais d'abord à partir des différences constatées d'un individu à l'autre , en tant qu'assignés à la même obligation de se reproduire. On ne saurait surestimer l'importance de ce décalage dans la définition, et l'on peut même penser que les fonctions des téléofonctionnalismes sont de simples homonymes de celles qui les ont précédées .
En tout cas, nulle trace apparente de machine dans ce dispositif. Une dépendance instituée dès le départ entre les fonctions et l'entour du système. Où sont donc les séparations et les priorités caractéristiques des fonctionnalismes ? Cependant :
- S'il n'y a pas explicitement de machine intérieure aux individus, il semblerait que la Nature toute entière se soit mise à calculer, car sa transformation est maintenant indexée sur une distribution “ d'avantages ” inter- ou intraspécifiques. Mais à supposer que l'on ait bien déterminé ces avantages, comment fera-t-on pour déterminer ensuite les fonctions recherchées ? comment contourner la “ causalité circulaire ” propre à toute clôture systémique, c'est à dire la dépendance réciproque des causes et des effets, qui fait de tout une cause et un effet à la fois ? comment localisera-t-on la structure productrice d'un “ effet ”, si cet effet ne se définit pas simplement en termes de bilan métabolique ou mécanique local ?
Plus encore, il est bien difficile de saisir ce qu'est l'avantage évoqué, et comment l'estimer. Si le prédateur augmente en appétit et en puissance, qu'il épuise ses ressources en proie, et disparaît à son tour, où est l'avantage ? Mort, où est ta victoire ? Qu'est ce qu'une “ optimisation ”, si elle se transforme en catastrophe ? La question de la portée temporelle de ces avantages est donc décisive. Mais on s'étonne alors de la relativité de fonctions qui en dépendraient à ce point, qui seraient à ce point relationnelles : qu'aurait-t-on alors gagné à tenter une définition, qui n'est pas seulement inspirée par un souci heuristique tout aussi relatif, mais faite à l'évidence avec l'intention de localiser et stabiliser dans une intériorité la complexité d'une relation changeante à l'extériorité ? Et quand bien même on aurait, par quelque méthode que ce soit, isolé un noyau fonctionnel dans l'organisme et mis le reste en chômage technique, est-on vraiment sûr que la survie ne dépende pas de ce volant de réserve ? Ne vaudrait-il pas mieux, en somme, pour être un meilleur fonctionnaliste, partir d'une théorie des “ formes de vie ” ressaisies du point de vue de leur autonomie, pour en dériver ensuite les descriptions fonctionnelles ? Ce serait là engager une phénoménologie du vivant toute différente, car une forme de vie comporte par essence l' auto -reproduction, c'est la forme de l'être au monde d'un individu singulier , et non pas seulement une forme générique de l'espèce en tant que globalement déterminée par le survivre-et-se-reproduire de ses membres. On n'en retrouverait pas moins les fonctions de la physiologie classique (respirer, se nourrir, etc.) en tant que distribuées sur un collectif organisé de tissus. Une modélisation de la morphologie et du comportement pourrait alors suivre, sans pour autant être gagée sur une ontologie des fonctions, et sans oublier ce qu'elle devrait à cette description préalable des formes de vie comme acteurs de l'évolution .
- Il y a, ou plutôt il y a eu, des fonctionnalismes qui prétendaient apporter une ontologie du mind , de l'esprit, mais non une épistémologie, c'est à dire une justification de la façon de connaître et déterminer empiriquement cette ontologie (pensons par exemple aux inconnaissables processus centraux dans la Modularité de l'esprit ). On pouvait même risquer un pronostic : ou bien un fonctionnalisme partirait des valeurs pour aller aux fonctions, et devant la difficulté d'aller plus loin, produirait simplement, sur des bases finalistes, une ontologie des valeurs et des fonctions sans épistémologie ; ou bien il partirait des formes pour aller aux fonctions, prétendrait en construire aussi l'épistémologie, mais s'en tiendrait là, demeurant dans le formalisme et le solipsisme, et renonçant à ontologiser le passage à la valeur. Mais les biofonctionnalismes en veulent bien davantage : il n'est pas seulement question de cerner ontologiquement les constituants des noyaux fonctionnels, mais question aussi de déterminer empiriquement les fonctions. N'est-il pas question de “ resserrer les liens entre fonction et causalité, et donc en particulier, de déterminer les contraintes physicalistes qui s'attachent à l'accomplissement de la fonction représentationnelle ” (J. Proust, ce numéro) ? N' est-il pas question aussi de quantifier des valeurs adaptatives, et de faire jouer une optimisation sur l'espace des phénotypes possibles ? S'il s'agissait simplement de modélisation, prise comme heuristique ou expérience de pensée, je n'y verrais aucune objection. Mais l'objectif scientifique s'efface ici devant l'entreprise ontologique, qui cherche à donner des bases substantielles déterminantes à de simples principes de réflexion. Estimer des valeurs adaptatives sous forme d'indices numériques aux fins de modéliser est une chose ; donner à ces valeurs un statut ontologique en est une autre, qui relève d'un positivisme peu justifiable.
- C'est enfin sur la question des formes, ou phénotypes, que se manifeste de la façon la plus flagrante le caractère authentiquement fonctionnaliste de ces philosophies. Les formes ne sont-elles pas données hors de toute épigenèse, et offertes toutes montées à l'impitoyable Sélection ? On voit même, parfois, l'insatiable ogresse extraire ses victimes, toutes ses victimes potentielles, d'un répertoire... fini , où le misérable cheptel était rassemblé. De ce que l'ensemble des génotypes est fini, on déduit la finitude de celui des phénotypes : mais s'agit-il des phénotypes virtuels, ou de ceux que l'ontogenèse construit effectivement ? Séparer la question de l'ontogenèse de celle de l'organisation empêche de concevoir l'organisation comme possibilité de la réorganisation permanente, et donc comme reproduction permanente de cette possibilité. Une telle séparation ouvre la voie à une réduction ou mise au format de la diversité biologique, en laquelle on reconnaîtra l'analogue des mises au format des fonctionnalismes “ machiniques ” traditionnels. Elle suppose aussi un accès aux formes indépendant de la matérialité de leurs substrats. Elle suppose enfin une ontogenèse des formes indépendante des valeurs, ou prégnances, constitutives de l'habitus du “ système ” vivant, une ontogenèse indépendante du “ fonctionnement ” pris dans sa matérialité. Les fonctions, en tant que rapports de production stabilisés, l'emportent alors sur la morphogenèse : et l'organe, ou le tissu, n'est plus que la prothèse au service de la fonction qui l'enrôle, le simple substrat de la fonction qu'il incarne au présent en tant que propension.
Les biofonctionnalismes, en somme, conjugueraient une métaphysique fonctionnaliste à une erreur aussi courante que profonde sur le sens des explications darwiniennes. Partant du fait qu'il y a de la Vie et de la Forme, une explication darwinienne nous indiquera seulement pourquoi telle vie et telle forme effectivement rencontrées étaient possibles, ou plutôt pourquoi elles n'étaient pas aussi impossibles que certaines variantes imaginaires ou réelles (qui ont dû céder le pas). Cette explication établira donc l'impossibilité de certaines variantes, ou a contrario les bons atouts de certaines autres. Présupposant la vie et les formes, elle en fera comprendre les variations, mais ne les engendrera pas. Jamais elle ne nous expliquera causalement, d'une façon déterminante, qu'il puisse y avoir ne serait-ce qu'un seul être vivant ou une seule forme. Un raisonnement darwinien ne détermine donc pas effectivement la vie, mais éclaire plutôt la plausibilité de la vie effective en repérant ses variantes impossibles ou éliminées. En aucun cas il n'explique l'existence du “ générateur de diversité ” que présupposent ses reconstitutions (invoquer ici l'ADN ne sert à rien). Lorsque par conséquent on utilise ce type d'explication, on présuppose toujours, quoique de façon parfois disimulée, l'existence de l'être dont on veut estimer la possibilité d'avoir été. On ne peut donc s'en prévaloir pour déterminer causalement cet être, le mener à l'existence au sein d'un schème causal mécaniste. En termes kantiens, les explications darwiniennes s'appuient toujours sur des jugements réfléchissants, et ne peuvent se réduire à des jugements simplement déterminants. De façon plus générale, nous ne pouvons confondre deux projets, même s'ils sont tous deux parfaitement louables : d'une part celui de spécifier les systèmes solidairement de leur entour (un pas en avant important à porter au crédit des biofonctionnalismes), et d'autre part celui, bien différent, de déterminer matériellement, dans l'espace et dans le temps, leur genèse au sein de ce même entour. La perspective darwinienne sur l'évolution introduit bien du relationnel dans la nature, en tant qu'elle est considérée, selon les propres termes de Darwin, comme une “ économie ”. Et ce que les biofonctionnalismes, en tant que philosophies de la naturalisation, essaient de faire, c'est précisément de déterminer l'espace et le temps de la nature à partir de cette relation, dont ils font un principe philosophique de factorisation de la complexité physique et biologique. Or la physique se constitue précisément en interdisant la possibilité d'une telle détermination aberrante (de l'espace par quelque chose qui ne serait pas d'emblée spatial, mais d'abord une relation). Si bien que la nature des fonctionnalismes ne peut être une nature physique, mais seulement une nature ontologique : soit une simple image de la nature, engendrée par l'usage illégitime (constituant, dirait Kant) de certains principes de réflexion - fort précieux par ailleurs. Si bien que la clarification - souvent remarquable - de ces principes est immédiatement obscurcie par l'appel à la causalité, au “ physicalisme ”, et peut-être par le désir de faire de la science sans en faire, sur un mode relationnel, précisément.
5.
Postulats, exercices.
Nous avons donc isolé le noeud de notre différend avec les fonctionnalismes.
En premier lieu ces philosophies permettent toujours, et même recommandent, que les formes soient constituées, dans leur formalité de référence, sans dépendre constamment et avant même leur complète advenue, de principes d'évaluation eux aussi en voie de formation ; et sans dépendre, si ce n'est de façon contingente, d'actions opérées dans l'entour du système. En second lieu, elles tentent de réparer cet irréparable défaut initial en stabilisant et ontologisant ces différents modes de la description, soit en construisant d'abord une ontologie-pivot de fonctions, soit en déterminant une ontologie de référents indépendants de tout être-au-monde.
Nous défendons ici des postulats opposés. Valeurs, formes, actions, fonctions ne peuvent que se co-constituer, et aucune ne peut commencer à part des autres. Elles doivent donc advenir dans le temps, leur temps doit être intrinsèque à leur définition. La première dimension à “ internaliser ”, si tant est que cette phrase ait un sens, c'est le temps. Notre intelligibilité se construit alors en insérant des décalages temporels “ infinitésimaux ” dans cette détermination réciproque, et en l'examinant successivement de différents points de vue dont nous ne pouvons comprendre, ou plutôt imaginer, l'intégration sinon par l'analogie offerte par la modélisation. Et si nous ne pouvons encore comprendre de cette façon, en conjuguant le temps à la détermination réciproque, nous devons en tout cas toujours décrire les phénomènes. En cherchant à réduire, naturaliser, normaliser, sans inscrire toutes ces tentatives dans une herméneutique, on ne rend aucun service à la science. On ne lui suggère par là aucun objet, on la tire en arrière à la recherche d'ontologies ; tandis qu'on fait de la philosophie un simple rêve de laboratoire, ou bien une idéologie, c'est à dire une justification des intérêts et des tractations symboliques jouant dans la pratique scientifique.
C'est à peine, d'ailleurs, si nous pouvons comprendre encore la démarche sidérante des sciences cognitives : elles ont constitué comme séparé leur propre réseau d'identités disciplinaires (ce qui est parfaitement légitime), mais en prétendant, ce faisant, avoir défini la mesure principale de ce qu'est l'humain, ou même le vivant en tant que porteur de conduites, objet possible d'une psychologie. Le fonctionnalisme est alors l'espèce philosophique qui s'est développée à l'intérieur de cet étrange écosystème, dans l'oubli de toute anthropologie, et bien longtemps de l'éthologie. On a ainsi gagé toute valeur sur la capacité de référer, mais à quel monde ? Comment espérer dans ces conditions qu'un accord, ou du moins un réseau de passages, s'établisse entre la valeur (prise comme affect, émotion, sentiment de plaisir ou de peine), la valeur encore (comme connaissance réussie), la valeur toujours (comme qualité pratique des intentions dans l'action), ou encore la valeur (comme constitution au miroir d'autrui et différence d'avec lui) ? Valeur n'est pas le nom d'un étant, mais celui d'un renvoi plus ou moins réussi, plus ou moins harmonieux, entre ces différentes capacités d'agir, de sentir, etc., se formant les unes les autres dans leur exercice effectif, plutôt qu'elles ne s'informent sur la base de distinctions définitives.
Ainsi l'information, par exemple, ne peut être qu'une idéalisation de ce à quoi un processus de réorganisation permanent couple l'organisme ou le système ; l'information ne préexiste pas à des systèmes qui la traiteraient en s'y conformant, elle émerge seulement, relativement à un observateur, comme distinction fonctionnelle ou environnementale pertinente dans ce couplage. Si on y fait appel, ce ne doit pas être sur le mode ontologique qui la fait s'instancier dans la matière vivante, après avoir préexisté séparément dans une intuition pure, mais comme un concept ou schème qui ne se substitue nullement aux phénomènes dont il nous aide à énoncer les lois.
Ainsi également des intentions d'agir : dira-t-on que ce sont elles qui, de la forteresse intérieure où elle résident, lancent une action planifiée au préalable à la poursuite d'un objet bien calibré et déjà constitué dans l'extériorité ? Nous dirons plutôt que l'action-perception est le déploiement interprétatif de l'intention initiale, qui n'est encore qu'une amorce ou esquisse partie à la recherche de sa propre définition dans le cours d'action ; que l'intention est donc la réserve de son supplément essentiel d'action, où elle se découvre comme possibilité d'insister, de se rectifier ; qu'elle est aussi la faculté de converger, de trouver ou déposer sa signification dans l'objet qu'elle rencontre comme sa réussite provisoire ; qu'elle est aussi la capacité de revendiquer son accomplissement et de se relancer, etc. Intention, action-perception, et objet naissent, vivent, meurent et ressuscitent ensemble, ce sont des moments d'un même procès intérieur et extérieur à la fois, semblable au co-déploiement du signe, de l'interprétant et de l'objet dans la sémiosis peircéenne - du moins quand ce ne sont pas Morris et Carnap qui la reformulent. Quelque chose d'assez différent, donc, d'un signe intérieur renvoyant à un référent extérieur par la médiation d'un concept intérieur, différent aussi d'une attitude propositionnelle possédant un certain contenu pointé sur un référent.
Mais il y a plus encore que ce postulat selon lequel l'intentionnalité ne peut être détachée de la matérialité du couplage entre une intériorité et une extériorité en détermination réciproque. Car nous pouvons, selon les besoins d'une négociation toujours à reprendre, moduler la part concédée à l'intérieur comme à l'extérieur. Nous pouvons par exemple centrer notre attention sur les configurations extérieures, s'il s'agit d'une activité finalisée par une tâche pratique, s'exerçant dans un espace dédié : bureau, cuisine, atelier... Nous y verrons un cas d'action et de cognition situées, et ferons des objets le support d' affordances , c'est à dire de suggestions d'agir. Ou mieux encore, nous penserons à Peirce plutôt qu'à Gibson, et dirons que la situation est sémiotiquement perçue, puisque l'action est son interprétation. Le sujet nous apparaîtra alors comme une certaine puissance de commutation ou de passage d'une configuration matérielle à une autre. Chaque configuration, en tant que sémiotique, vaut pour mémoire externe de la tâche, trace active de ses acquis et de son projet, qu'il faut sans cesse réélaborer et réécrire . Ce faisant nous n'avons pas annulé le psychisme, la réserve intérieure, nous avons au contraire étendu l'esprit à la matérialité des configurations d'objets dont nous dirons sans rire que la saillance s'accroît en même temps que les dispositions du sujet à agir.
Ainsi encore des analyses finalistes ou fonctionnelles. Je suis par exemple assis à mon bureau, en train d'écrire : une table, un ordinateur, une lampe. Est-ce là toute la scène de l'écriture ? Pas tout à fait. Pour avoir la scène, il faut que je recrute (mais en réalité c'est déjà fait) les objets, les saillances, au service de la figure globale et finale : l'ordinateur est pour-écrire, la table est aussi pour-soutenir la-lampe, qui éclaire le tout. J'ai donc constitué un Présent sous la tension d'une certaine fin, distribué des rôles dans une interaction instrumentale, inscrit une activité qui vaut au-delà de ce Présent. La scène est donc déjà un signe, ce qui est bien dire que sa valeur n'est pas seulement une modalité de l'extériorité donnée en présence, mais d'abord une disposition (fragile, incertaine) de ma relation à elle. Je peux alors prendre cette scène comme point de référence, et me promener dans le temps. Au lieu de voir le présent comme le fils soumis du passé, je recrute le passé au service du présent, et me demande ce qu'il fallait pour en arriver là, ce qui aurait pu empêcher qu'on y vienne, en quoi cette scène est véritablement une rescapée, d'entre mille autres virtuelles et définitivement naufragées. En réfléchissant suivant ce principe au présent que j'affronte, je reconnais aussi bien la persistance des actes et des intentions, que la simple conformité matérielle des objets aux fins sous lesquels ils sont enrôlés (temporairement, par moi) . Mon attention est donc attirée sur certaines déterminations matérielles, dont je comprend qu'elles concourent à la dynamique du processus sans pour autant le déterminer : force de l'ampoule, hauteur du siège, tablette de chocolat, trop de Bordeaux. Grâce à ce principe de réflexion, que je peux aussi bien appliquer en direction du futur, j'affine ma perception de ces déterminations matérielles, je deviens donc un meilleur mécanicien et physiologiste de la situation en cours. Mais en même temps, je tisse un réseau d'associations dont les modes de parcours ne s'alignent en rien sur la succession des époques où mon imagination les inscrit.
Si donc je dispose de plusieurs perspectives sur la situation, selon ma façon de parcourir le temps à partir d'elle, et selon les variations virtuelles qui me permettent d'en construire le sens, le problème se pose peut-être de rechercher un accord, une correspondance, entre ces différents modes de saisie. Je peux décrire certains éléments de la scène selon un mode physique (la trajectoire du verre lorsqu'il s'est renversé), selon un mode intentionnel et physique (comment je l'ai renversé en voulant le saisir), selon un mode fonctionnel (ce qui se passe quand tout tourne rond sur le plan de travail), etc. Et rien ne prouve que multiplier les ontologies soit la bonne méthode pour assurer les passages, la coordination entre ces différentes perspectives. Une fonction, telle que je l'attribue à une structure présente, n'appartient cependant pas au présent de la scène. Ce n'est pas un ingrédient de ce présent, ou une propriété de la chose. Fonction est parfois le nom que nous donnons à une place dans une interaction matérielle, mais seulement si elle est ressaisie dans un réseau d'associations, dans une perspective qui n'est pas seulement physique. Et même si la perspective est principalement physique, il se peut qu'elle intègre une vaste circulation de causes et d'effets, ainsi qu'une vue singulière sur les formes et trajectoires observées (ainsi par exemple des verres de vin et des verres à vin , qui fonctionnent différemment, même quand ils sont pleins tous les deux). La fonction n'est donc pas un élément matériellement déterminant dans le présent des situations où nous la faisons jouer, en dépit de tous ses corrélats physiques. En toute rigueur, nous ne devrions pas dire que la structure a une fonction, mais plutôt que la structure fait signe vers un fonctionnement, tout comme le nom de la fonction, la phrase qui dit son rôle, fait signe à son tour vers différents modes de parcours des phénomènes. Attribuer une fonction ou un rôle permet justement d'attirer l'attention sur tel ou tel aspect de la matérialité du phénomène, de se rattacher à une gamme de situations orientant notre conduite, de raisonner à leur propos, etc. On objectera que la fonction se résout parfois, dans le cas des artefacts notamment, en la conservation d'un bilan matériel local, et que les parcours sémiotiques de la perspective fonctionnelle se spatialisent alors intégralement dans l'architecture du dispositif. Je répondrai à cela que notre perception inscrit précisément dans notre présent tout autre chose que de la présence locale pure et simple, et qu'on ne comprendra jamais ce qu'est un artefact si on ne l'admet pas au préalable. L'être humain spatialise le possible, et décèle la possibilité dans l'espace, et c'est précisément dans le jeu entre la perception de la présence et celle du possible que s'ouvre le fonctionnement sémiotique . Les notions de finalité ou de fonction renvoient à des modes de parcours sémiotiques, qui font évidemment un usage constant de schèmes causaux, mais sans jamais s'y réduire. Dans le cas des êtres vivants, la finalité interne que nous leur prêtons a certes des contreparties du côté du phénomène observé, elle se détaille bien en causes et en effets. Son répondant dans la structure du phénomène est si fort qu'on est prêt à lui concéder l'objet lui-même, et non pas seulement notre façon de l'examiner. Cependant, ainsi que le dit Emmanuel Kant, cet objet qu'elle organise, “ elle ne le détermine pas ”.
Des considérations analogues valent pour les modèles que nous construisons. En tant que concepts et schèmes mathématiques ou logico-informatiques, ils ont tout leur rôle à jouer, à condition de pas les prendre eux-mêmes pour les phénomènes, de croire que parce qu'ils en représenteraient suffisamment et provisoirement la forme, ils en auraient la générativité singulière. A condition, donc, de ne pas s'en servir pour destituer des phénomènes qu'ils ne peuvent qu'aider à déterminer, et non constituer. En tant qu'idées de la raison scientifique, qui poursuit en eux un certain type de systématicité, les modèles sont formidablement éclairants. Mais il ne faut pas en faire un usage constituant, c'est à dire croire que se détermine directement en eux seuls, ou se ramène à eux seuls, ou s'arbitre par eux seuls une expérience objective. S'y référer ne signifie donc pas que serait résorbé tout conflit d'interprétation, toute crise du sens pour une pratique scientifique. Laisser croire cela, c'est jouer un rationalisme étroit contre la raison.
6. Pour
une notion de champ.
Mais nous pourrions aussi, plutôt que de tenter de lutter sur le plan philosophique (combat pour lequel nous ne sommes pas fait), envisager les choses sous un angle plus pragmatique. Après tout, nous utilisons couramment ces concepts de forme, de fonction, de valeur, et pas seulement lorsque nous essayons de nous situer par rapport aux divers fonctionnalismes. Nous pourrions donc accepter une certaine fatalité du langage fonctionnaliste dans les recherches cognitives, à condition cependant d'en diminuer ou retarder les effets illusoires, d'en désamorcer la charge propre. En surface, nous reprendrions ce langage à notre compte, mais en le vidant de son sens. Il suffirait peut-être de conditionner le champ de travail, en l'éclairant en permanence d'un certain nombre de questions vives. L'insistance des questions suffirait, peut-on imaginer, à décourager les tentatives de contrôle (philosophiques ou autres). En voici quelques-unes :
- comment s'obtient, et s'entretient, la séparation entre l'intérieur et l'extérieur du système ?
- y a-t-il un rapport constituant, intrinsèque, entre le temps, l'espace et les formes ? Comment évolue la formalité des formes ?
- comment se détermine l'individuation et la segmentation des formes ? le système lui-même est-il une forme ?
- comment détermine-t-on la réitérabilité des formes, comment les catégoriseton ?
- la finitude de la machine est-elle constituante : de son temps, de ses formes, de ses fins possibles (faillibilité)
- à quoi le système est-il ouvert ? le possible (formes et valeurs) forme-t-il un ensemble déterminé, donné d'avance, ou un ouvert constructible ?
- y a-t-il détermination réciproque entre les formes, le mouvement, l'action, et l'affect ou émotion ?
- valeur et forme : toute la valeur s'épuise-t-elle dans un jeu de formes actualisables, la valeur n'est-elle que la forme de la valeur ? ou plus subtilement la valeur est-elle la possibilité ouverte par la forme qui la supporte provisoirement, en attendant la forme suivante qui réélabore ce possible ? la formalité des formes dépend-elle de la valeur, de la poursuite de fins valuées ?
- valeur et extériorité : y a-t-il monde propre, au sens où il y va de l'existence du système de réussir à construire/s'approprier son environnement, tout en se constituant lui-même dans cette rencontre ? quel est le type de stabilité de ce monde, comment sa temporalité s'imbrique-t-elle à celle du système ?
- valeur et finalité : comment se détermine le rapport entre la finalité générale que l'observateur prête au système, et les fins particulières qui la spécifient ? quelles sont les fins vitales pour l'existence et la réouverture constante de la finalité qui rend ces fins possibles ?
- valeur et matière : la valeur est-elle plus radicalement une possibilité ouverte par la matière, telle que nous la signifie vaguement la forme qui la marque ? la machine elle-même dépend-elle de la poursuite de fins valuées, pour réussir à se maintenir comme réserve systématique de marques distinctives ?
Une réponse positive à cette dernière question implique de sortir du fonctionnalisme, même méthodologique, et d'abandonner le concept de machine comme base explicative du cognitif. Mais on pourrait néanmoins conserver l'idée de machine comme format émergent, dynamique fondamentale lente du système. Ce format représenterait, relativement à l'observateur, le fond provisoire dont se détachent les formes scrutées par lui.
Peut-on aller plus loin, et esquisser une notion de champ déjà favorablement située relativement à ce questionnaire ? Voici en tout cas quelques slogans :
- Il y a toujours plus de matière qu'on ne croit. Ce qui veut dire d'abord que les formes ne pourront jamais suffire ; ensuite que la matière entre et sort, et donc n'est jamais la même ; enfin qu'il n'y a pas d'espace des états internes, puisque sa dimension devrait toujours changer.
- L'individuation est toujours un processus. Ce qui veut dire que les formes ne sont jamais que des processus, des produits de processus de segmentation spatiale et temporelle déterminant le flot de marques où les formes s'inscrivent. Rien de ce qui est intérieur au système n'est donné une fois pour toutes, mais tout doit être reproduit. En conséquence, l'individuation du système est toujours en cours, comme finalement celle de toutes les entités paraissant dans le champ, en tant qu'elles sont reliées à lui. Les lois sont aussi des lois du champ, et non des lois portant sur des formes déjà individuées.
- Il y a toujours plus de modes d'organisation qu'on ne croit. Ce qui veut dire qu'ils ne s'étagent pas nécessairement en niveaux, et peuvent rester hétérogènes.
- L'intérieur est toujours déjà jeté dans son extérieur. Ce qui signifie évidemment leur détermination réciproque, notamment par le mouvement ou action. Ce qui signifie encore que rien n'est cognitif qui ne soit inscrit dans cette co-détermination. Connaître veut dire constituer comme son propre l'extériorité dont on hérite, et se constituer soi-même à travers cette appropriation. Jeté signifie qu'être-au-monde implique puissance immédiate d'agir, impossibilité de ne pas agir. Le système n'a donc pas d'intentions, il est une intentionnalité.
On pourrait facilement prolonger cette liste, mais là n'est pas notre propos. On a seulement voulu ici, comme partout ailleurs dans ce texte, prendre au sérieux les prétentions “ matérialistes ” et naturalisantes des fonctionnalismes, et les déborder sous le poids de ce qu'il leur faudrait laisser entrer pour répondre à ces prétentions. On aurait pu tout aussi bien mener l'attaque à partir de la culture, plutôt que de la nature, en reprenant d'ailleurs une bonne partie du parcours argumentatif effectué ici. La solitude du couple sujet-objet, líoubli du tiers qui nous constitue dans le langage, le positivisme des faits qui dispense de les négocier au sein d'une culture, font en effet plutôt bon ménage avec la perspective fonctionnaliste et la clôture actuelle des sciences cognitives. Et les fonctionnalismes jouent là, finalement, un rôle positif, en nous permettant de comprendre toujours davantage, à partir de la critique que nous en faisons, à quel point la naturalisation et la culturalisation des recherches cognitives sont profondément solidaires.
7.
Polémiques.
Peut-on totalement passer sous silence le fait que les fonctionnalismes relèvent du genre, ou réseau de genres, de la philosophie analytique ? Je ne crois pas. J'admire la structure de débats de la philosophie analytique prise en général, même si je désapprouve totalement l'ostracisme ou à tout le moins la relégation aux marges - dont est frappée, en son sein, la référence à la philosophie continentale. Car si débat il y a vraiment, Kant, Bergson, Husserl, Cassirer, Heidegger, Merleau-Ponty, parmi d'autres, devraient y être rattachés, et ce n'est pas se montrer exagérément élitiste que de demander ce que l'on gagne à fréquenter exclusivement Fodor, Dretske, Block, ou même l'agréable Dennett. Bien sûr, il y eut un temps où la philosophie analytique était aussi continentale, mais apparemment il est passé - je veux dire que le désir en est passé, tout comme s'est perdu le sentiment d'une unité de l'interpellation philosophique à travers les siècles. Ainsi les auteurs comme Putnam, qui dénoncent cet état de fait, ne semblent guère écoutés. Ceux qui, comme E. Tugendhat ou V. Descombes, reprennent les problématiques continentales dans le style analytique font figure d'originaux. Même de grandes oeuvres inclassables comme celles de Peirce ou Wittgenstein sont tenues en lisière de la réflexion cognitive. Et qui enfin, dans la tradition analytique actuelle, intègre explicitement à son travail philosophique des lectures aussi finement critiques et documentées que celles que Merleau-Ponty, par exemple, faisait dans ses cours à la Sorbonne ? La philosophie analytique est très loin d'être une philosophie du génitif, pour reprendre ici l'expression de S. Auroux, c'est à dire aussi une philosophie des disciplines constituées, de leur histoire, et de leur pratique effective, qu'il ne serait pas inutile de mieux connaître.
D'un autre côté, la philosophie continentale ne peut s'estimer dépossédée de ce qu'elle a laissé échapper, et son mépris relatif, toujours sensible, pour les questions cognitives, la prive d'initiative. Mais je ne vois pas pourquoi nous devrions nous contenter du choix médiocre qui nous est laissé entre le catholicisme figé de la tradition continentale et le protestantisme amnésique de la philosophie analytique contemporaine. A nous de créer une scène philosophique et scientifique à la fois pluraliste et polémique, puisqu'il n'y a pas, comme le dit Emmanuel Lévinas dans un autre contexte qui vaut modèle pour le nôtre, de vérité sans la pluralité polémique des voix. “ Polémique ” implique en particulier d'organiser parfois la discussion autour de papiers-cibles ou target papers ; implique aussi d'introduire dans l'usage français (européen ?) l'absence de précaution et la fameuse franchise de discussion qui font souvent le charme des exposés outre-atlantique. “ Pluraliste ” veut dire le refus radical de toute espèce d'exclusion sectaire, du type de celles qui font la honte de certaines revues pourtant influentes. Pluraliste veut dire aussi la défense de tous les styles philosophiques et scientifiques, et donc l'éclosion de nouveaux genres de textes, qui ne seront pas tous du type argumentatif analytique, et intégreront aussi d'autres technicités que celle de la logique. Car enfin, le débat a beau être ouvert et interminable, débattre veut toujours dire parler sous l'obligation de conclure, et donc de se battre pour parvenir à la conclusion. Or en sciences comme en philosophies, nous concluons parfois, mais nous décidons beaucoup plus encore. Le profane ne peut que sourire ou s'exaspérer des enfantillages de la philosophie analytique, quand elle prétend clore et répondre, tuer définitivement un argument, au lieu de s'employer à réouvrir les questions et remettre à neuf le langage. Ma génération est ainsi passée du dogmatisme de la “ théorie ” en sciences humaines dans les années 60 et 70, aux programmes de recherche imaginaires de la philosophie de l'esprit, qui voudrait souvent qu'on la prenne pour une philosophie organique du laboratoire. Ainsi le statut des vérités construites par les sciences du cognitif, leur clair-obscur, ce qu'elles nous font perdre ou acquérir, reste impensé. Mais pour cela il faudrait du temps, et la philosophie de l'esprit est trop occupée à poser elle-même les questions scientifiques.
On a donc compris que le Schulbegriff , le concept d'école de la philosophie analytique, ne me donnait pas satisfaction dans sa possible relation aux sciences cognitives (qui est ici ma seule préoccupation) . Mais son Weltbegriff , sa forme de participation concrète au monde (par exemple celui de la recherche), n'est pas merveilleux non plus. Quelle que soit l'intelligence des personnes concernées, et le respect, voire l'obséquiosité avec laquelle les philosophes de cette école sont maintenant écoutés, du moins quand ils sont américains, je n'ai encore jamais rencontré un seul non-philosophe qui m'ait dit, avec le recul des années, avoir fait un pas décisif, connu une réorientation importante de son champ disciplinaire, ou tout simplement mieux compris ce qu'il faisait à partir de cette interaction. Le statut de la modélisation, en particulier, n'a jamais été correctement problématisé à partir de ce qu'elle est la plupart du temps : rapprochement analogique, métaphore et non simple procès de naturalisation, signe d'une corrélation des disciplines, plutôt que de l'unité organique de leurs objets. Et la vérité, qui existe malgré tout, s'est bien vengée, car le malaise s'est maintenant installé, et personne ne veut plus s'en laisser conter par les autres. C'est toute l'interdiscipline cognitive qui en est lourdement marquée.
Mais après tout, ce n'est peut-être pas seulement le rôle d'une philosophie que d'authentifier les pratiques de la science ou de rendre leur cohérence lisible, contrairement à ce que semble aussi croire la philosophy of mind . C'est la crise et la vigilance critique qu'il faudrait plutôt lui demander d'apporter, et non l'apaisement des consciences. Mais voilà, cette philosophie semble totalement impuissante, et d'ailleurs privée du désir de nous aider à réfléchir au sens de notre entreprise de connaissance, à la qualité de nos projets, à la responsabilité qu'ils impliquent. Je me demande même si, à partir de ses ressources propres, et sans contrevenir à l'image de la connaissance qu'elle soutient, une telle philosophie serait encore capable de justifier sa propre stucture de débat, encore une fois si admirable, si précieuse. On ira donc jusqu'à questionner l'évidence, et demander de qui elle tient cette structure, et pourquoi finalement elle s'y tient.
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