Yves-Marie Visetti : Formes et théories dynamiques du sens

4. Gestalt et microgenèse

Les théories linguistiques que je privilégie dans mon travail depuis près de quinze ans reposent sur une analogie, et parfois sur le postulat d’une continuité effective, entre construction du sens, d’une part, perception et action dans le monde sensible, d’autre part. Continuité qu’il ne faut pas entendre, comme on va mieux le voir par la suite, sur le mode d’un ancrage dans la perception sensible, comme dans les linguistiques cognitives, ni même d’un ancrage dans la topologie, comme dans la problématique morphodynamique de J. Petitot. Mais analogie plutôt, qui se comprend d’abord comme la possibilité de transposer d’un registre à l’autre les mêmes modalités théoriques et descriptives, faisant paraître ainsi une phraséologie, un appareil conceptuel, en somme tout un motif théorique commun à diverses régions scientifiques.

Une telle orientation implique de dégager une notion de forme qui ne soit pas uniquement sensorielle, sans pour autant relever de la formalité logique, et qu’il faut élaborer à nouveaux frais dans ce contexte. C’est ce qu’avec V. Rosenthal nous avons fait, ou commencé de faire, en repartant, textes originaux en main, des problématiques gestaltistes, ainsi que d’autres qui leur sont étroitement liées (écoles de la microgenèse) [26]. L’absence, ou presque, de traces, dans les milieux cognitifs contemporains, de ce qui fut un grand moment de la science et de l’épistémologie du 20e siècle, peut surprendre. Chez ceux-là même qui l’évoquent, l’image souvent en reste sommaire. Nous entendions quant à nous, non pas seulement faire un travail de synthèse, mais reproblématiser, relancer, et même transformer cet ensemble théorique, pour en faire de nouveaux usages [27].

On sait en effet que la Gestalttheorie n’est pas seulement un corps de doctrine commun à plusieurs écoles de l’histoire de la psychologie : elle s’est voulue d’abord une théorie universelle des formes et des organisations, ayant vocation à valoir dans une pluralité de champs scientifiques dont elle aurait constitué un principe d’unification (notamment à travers le célèbre principe de l’isomorphisme psychophysique, qui connecte physique, biologie, et psychologie). Avec V. Rosenthal, nous avons dressé un inventaire de son héritage, et cherché à déterminer le rôle qu'elle pourrait jouer à nouveau dans les sciences cognitives. À cette fin, nous l’avons resituée dans le contexte du mouvement général, à la fois philosophique et scientifique, de la phénoménologie. Nous avons ensuite analysé le cadre général de la théorie des formes, et le type d’explication scientifique qu’il permet de promouvoir, en soulignant son lien constitutif à la physique du champ, à la mécanique statistique, et aux systèmes dynamiques. Nous avons ensuite caractérisé le concept gestaltiste de perception comme une structure générale de la cognition, constitutivement liée aux valeurs et à l’action. Le primat d’une telle perception, dont la perception sensible, entendue au sens commun, n’est finalement qu’une instanciation ou qu’un aspect, favorise une conception unitaire de la perception, de l’action, et de l’expression, dont les diverses modalités participent, à des degrés divers selon les auteurs, à la constitution des formes – jusque dans leur saisie morphologique.

Nous avons ensuite détaillé les résonances, et les absences significatives de la Gestalt dans les sciences cognitives et les sciences du langage contemporaines, en retrouvant son influence dans nombre de travaux qui donnent aux schèmes conceptuels des mathématiques et de physique un rôle de premier plan (modélisation en neurosciences fonctionnelles, ou même en psychologie, notamment sur la catégorisation). Nous avons également évoqué la présence, sous une forme malheureusement affaiblie et discutable, d'idées de facture gestaltiste en sciences du langage (par exemple dans les linguistiques cognitives et culioliennes), et tenté de donner une vision d’ensemble des différentes problématiques gestaltistes possibles dans ces domaines.

Chemin faisant, nous avons cherché à évaluer sous toutes ses facettes les succès et les lacunes du dynamicisme  caractéristique de cette approche : concepts de temps et de stabilisation, problématiques génétiques (notamment microgénétiques), rôle joué par le mouvement et par l’action dans la constitution (du sens) des formes. Ce réexamen critique s’est avéré fondamental, tout particulèrement dans l’horizon, qui est le nôtre, d’une prise en compte des déterminations culturelles et symboliques, non seulement dans le temps long du développement, mais jusque dans les phases précoces de la microgenèse des formes.

Ce travail a d’abord donné lieu à publication d’un long article (« Sens et temps de la Gestalt », Intellectica, 1999, 28, p. 147-227). Sur cette base, nous avons écrit ensemble, durant l’année 2001-2002, un ouvrage sur W. Köhler et l’école gestaltiste de Berlin, à paraître dans la collection Figures du savoir aux Belles Lettres (janvier 2003). Rappelons que, pionnier des recherches sur l’intelligence des primates (1921), Köhler est en même temps l’auteur d’une théorie gestaltiste desformes physiques (1920), qui réussit pour la première fois à mettre en continuité l’ordre phénoménologique de l’expérience vécue avec celui des sciences physiques et biologiques, à travers, notamment, la célèbre hypothèse de l’isomorphisme psychophysique. Abondamment citée, et commentée par des philosophes comme Merleau-Ponty, l’œuvre de Köhler reste d’une étonnante actualité, tout particulièrement dans le contexte contemporain de la naturalisation et des sciences cognitives. Notre livre s’attache à reconstituer sa contribution à un grand moment de la science et de l’épistémologie du 20e siècle, et analyse les résonances contemporaines de la Gestalt berlinoise, dans la ligne de notre article publié en 1999 dans Intellectica.

Soulignons qu’il ne s’agit pas seulement d’un travail de synthèse offrant un condensé de la doctrine gestaltiste berlinoise. Nous proposons une discussion substantielle et originale de l’actualité scientifique et épistémologique de ces idées, en partant d’une reconstruction de l’œuvre de Köhler. Toujours dans le prolongement de notre article, nous proposons quelques pistes anciennes et nouvelles pour approfondir le dynamicisme caractéristique de l’école de Berlin, en direction d’une « génétique » des formes plus consistante, qui permettrait, en particulier, de mieux inscrire dans la théorie le caractère originaire des déterminations culturelles. Les travaux des écoles germano-américaines de la microgenèse (Sander, Werner), contemporaines de la Gestalttheorie, jouent un rôle important dans ce processus de réactualisation (Rosenthal, 2002, à paraître).

Plutôt que de continuer ici un impossible et fastidieux résumé, ou entrer dans le détail de tel ou tel point spécifique, je tenterai de dégager très rapidement, en les reprenant parfois directement de nos textes, quelques formulations très générales qui s’avèrent importantes dans la perspective des deux sections suivantes.

Ainsi qu’en atteste ce rapide résumé, nous n’avons nullement cherché à unifier, et reprendre à notre compte un paradigme gestaltiste érigé en doctrine. Au contraire, nous nous sommes attachés à restituer la continuité d’une démarche, avec ses hésitations, ses options, ses impasses, ses bifurcations. Il n’en reste pas moins que par son étendue, et par la façon dont ses concepts mettent en relation différents champs de la connaissance, la théorie de la Gestalt a bien le statut d’un paradigme avant la lettre, si l’on entend par là un ensemble de présupposés, de généralités théoriques, de modèles et de méthodes, susceptible d’offrir un cadre de travail, et de constituer la trame d’un discours commun à diverses disciplines. Or d’un paradigme à l’autre, le débat tourne le plus souvent en guerre – comme l’ont bien montré l’exemple historique de la Gestalt, du behaviorisme et de l’introspectionnisme. Les sciences cognitives contemporaines n’ont pas fait exception à la règle – même si elles ont vécu à partir du milieu des années 1950 une trentaine d’années de domination d’un paradigme unique, diversement nommé modèle de l’ordinateur, paradigme computo-représentationnel, paradigme logico-symbolique, cognitivisme orthodoxe, etc. Le paysage s’est ensuite diversifié, et l’on a vu apparaître, aux côtés de ce premier cognitivisme, les cognitivismes connexionnistes, les fonctionnalismes dynamiques, les problématiques émergentistes, constructivistes, énactivistes, qui sont venus lui disputer le terrain [33]. Mais l’essor récent des neurosciences a, sans doute provisoirement, relégué au second plan la guerre des paradigmes, chacun s’attachant plutôt à prouver sa compatibilité et sa bonne intelligence avec ce qui paraît occuper à présent le centre de la galaxie cognitive, et y représenter la source de toute légitimité, aux dépens même de l’ordinateur, renvoyé désormais à un rôle plus simplement instrumental. Une comparaison précise de la Gestalt berlinoise, dans sa version-princeps köhlerienne, avec les paradigmes contemporains explicitement constitués paraît donc moins obligatoire qu’il y a quelques années. Du reste, rien n’assure que la science doive s’en rapporter toujours à des paradigmes englobants, surtout lorsqu’ils sont conçus comme des discours militants… Quelques mots devraient suffire pour marquer ici les clivages essentiels.

Le paradigme logico-symbolique, d’abord. Les conséquences très strictes de son option syntaxique sont bien connues : dans un tel univers, les structures relèvent chacune d’un type formel bien défini ; elles se construisent à partir d’un répertoire discret d’atomes primitifs et de relations ; elles s’articulent de façon univoque en constituants ; et elles fournissent ainsi la base de mécanismes de planification et d’inférences logiques. D’une certaine façon, il s’agit d’une reconduction du paradigme helmholtzien de la perception, entendue comme inférence inconsciente opérant sur les éléments premiers de la sensation : mais ce paradigme a été étendu à toute la cognition, par l’entremise du puissant mécanisme logico-arithmétique réalisé dans le modèle de l’ordinateur. Raisonnement et perception répondent alors également à un même modèle structural, qui est celui du calcul.

Il est clair que Köhler a combattu ces idées toute sa vie : non seulement le paradigme helmholtzien, dès la naissance de l’école de Berlin, qui s’est en partie structurée dans une opposition avec ses versions de l’époque ; mais aussi le modèle logico-arithmétique du cerveau et/ou de « l’esprit », dès sa formulation par McCulloch et Pitts en 1943 [34]. Il est facile de comprendre pourquoi : structure topologico-dynamique de l’expérience perceptive, opposée à l’univers discret de l’arithmétique et de la logique ; théorie dynamique des formes physiques et de l’organisation, opposée à tout préformatage spatio-temporel discret (modèle de l’ordinateur) ; fondements phénoménologiques, opposés aux conceptions mentalistes qui renvoient à une ontologie tendanciellement dualiste, où représentations psychologiques internes et monde physique externe se trouvent dissociés.

Ce paradigme logico-symbolique, centré sur l’étude du raisonnement, et non évolutif dans sa couche de base (constituée de symboles atomiques), a été combattu par les psychologies connexionnistes, de façon particulièrement soutenue à partir du milieu des années 1980 (cf. supra, 3). Opposés au mécanicisme logiciste, les courants connexionnistes ont voulu privilégier l’étude des mécanismes perceptifs, de la mémoire, et de l’apprentissage, et mettre en lumière le rôle fondamental du contexte dans la détermination de toute situation cognitive. A cette fin, ils ont introduit de nouveaux modèles dynamiques, d’inspiration neuromimétique, qu’ils ont placés à la base de toutes les opérations [35].

En dépit de cette opposition, les psychologies connexionnistes sont restées tout aussi représentationnalistes que les courants logico-symboliques, à ceci près que l’espace de leurs « représentations » s’identifie à celui des états internes d’un « réseau », et non plus au ruban d’une machine de Turing. Ce point de départ représentationnaliste les distingue donc radicalement de la phénoménologie scientifique des gestaltistes : leur projet était celui, mentaliste, d’une construction de couches représentationnelles internes, susceptibles de réponses graduées et d’apprentissage. Malgré tout, certains rapprochements auraient pu se produire entre la Gestalt et des courants connexionnistes comme le courant Parallel Distributed Processing (PDP). On a pu remarquer en tout cas certaines analogies structurelles avec la Gestalt : interactions local/global, opposition micro-macro, substrats en partie continus, formalismes inspirés de la physique et non de la logique, mise au premier plan de mécanismes de type perceptif. Mais ces analogies sont restées vagues, et n’ont pas été approfondies en direction d’une problématique commune. En particulier, la psychologie du courant PDP est restée élémentariste, même s’il s’est agi dans son cas d’un microélémentarisme, qui entend reconstruire les structures perceptives et/ou conceptuelles comme des ensembles formés d’un très grand nombre de micro-éléments, appelés micro-traits.

Rétrospectivement, il n’est guère étonnant que le connexionnisme appliqué à la psychologie n’ait produit qu’un cognitivisme réformé, puisqu’il a maintenu le principe qui assimile l’être-au-monde à une connaissance, entendue comme possession d’une représentation. Au moins si une certaine interaction entre action, perception, et « représentation » avait eu lieu : mais comment était-ce possible sans se donner un ‘corps’ et un environnement effectifs, en même temps qu’une théorie du champ de l’activité modélisée ? Certains chercheurs, en Intelligence Artificielle ou en robotique, ont voulu remédier à ces défauts en prenant véritablement en compte l’interaction perceptive et motrice avec un environnement. Mais c’est alors le représentationnalisme lui-même qu’il leur a fallu dépasser (R. Brooks, 1991). Y sont-ils parvenus ? Il est encore trop tôt pour le dire. Toujours est-il que le champ des sciences cognitives a retrouvé à cette occasion une pluralité épistémologique et technique dont on n’aurait jamais dû le priver, au prétexte d’en assurer la cohérence. Ce résultat, on le doit en partie au fait que ces nouvelles recherches modélisatrices ont renoué avec les théories d’inspiration phénoménologique du vivant, du corps et du psychique – revenues au premier plan, après avoir été sévèrement refoulées par les cognitivismes antérieurs.

Les concepts-clé ne sont plus alors ceux de représentation et de calcul, mais ceux d’émergence et d’adaptation, de niveau et de dynamique d’organisation. Forme et organisation ne se distinguent plus dans ce contexte, si ce n’est que le statut phénoménologique des formes est présumé mieux défini, et celui, physico-mathématique, des organisations, mieux déterminé : ce qui est exactement conforme à l’épistémologie köhlerienne de la théorie des formes physiques. On peut dès lors considérer que certaines de ces recherches, du moins celles qui allient épistémologie et modélisation, sont des versions contemporaines des dynamiques de constitution de la Gestalt (cf. infra, 6.3 sur les constructivismes génétiques et les systèmes complexes).
 

5. Formes sémantiques

Les travaux de théorie sémantique présentés ici sont le fruit d’une collaboration de plusieurs années avec P. Cadiot. Ils entretiennent une parenté étroite avec ceux que je poursuis parallèlement avec V. Rosenthal – davantage sur le versant des sciences cognitives. Enfin, la sémantique textuelle et interprétative de F. Rastier en définit l’un des horizons – déterminant pour ce qui me concerne [36].

Le travail de Pierre Cadiot en sémantique lexicale et grammaticale avait de longue date dégagé des principes relationnels d’accès et des principes de conformité en complète opposition avec les logiques d’appartenance catégorielle, ou avec les ontologies, valorisées par d’autres problématiques. Son travail sur les prépositions l’éloignait également des diverses formes de schématisme dont nous allons parler dans un instant. Un intérêt commun pour la phénoménologie et la Gestalt, une curiosité partagée pour les modèles dynamiques, des intuitions ‘systémiques’ communes, ont permis que s’établisse une collaboration fructueuse, et qui dure encore. Tout ce qui suit dans cette section en provient, souvent par simple reprise.

On trouvera dans le Recueil de textes joint à ce mémoire les articles écrits avec P. Cadiot ; ils assurent, chacun pris séparément, une présentation synthétique minimale de notre travail. Il serait difficile, et vain, de chercher à les concurrencer ici. Saurions-nous dire mieux encore une fois ? La tentation est grande de reproduire à cet endroit la conclusion de notre livre (2001), dont le style s’harmonise assez bien avec le reste de ce Mémoire ; puis de clore immédiatement cette section.

Mais il faut bien honorer le lecteur de ce Mémoire d’un effort qui soit spécialement dédié à celui qu’il fait en ce moment-même en nous lisant. Nous tâcherons donc de faire ressortir, plus laborieusement, quelques-unes des motivations et directions générales de notre travail. Notre approche sera ici principalement épistémologique. Les textes joints, et au-delà notre livre, apporteront, du moins on peut l’espérer, un surcroît de précisions à ce qui sera dit.

De quoi s’agit-il ? D’examiner, après bien d’autres, l’idée d’une continuité, ou d’une communauté d’organisation, liant intimement perception et langage. Or il y a bien des façons de poursuivre cette idée. Pour certaines linguistiques contemporaines, par exemple, l’activité de langage serait comme une poursuite de l’activité perceptive par d’autres moyens, une exfoliation de cette couche première, à présent émancipée en une vision nouvelle : le langage ouvrirait sur une ‘autre scène’, virtuelle si l’on veut, capable aussi bien de s’actualiser de façon séparée, que de fusionner à tout moment avec la scène perceptive ordinaire.

Ce dernier point de vue a ceci de remarquable qu’il permet de mieux rapprocher, et en même temps de mieux distinguer, construction perceptive et construction du sens, en les considérant toutes deux comme des constructions de formes. Les linguistiques cognitives (tout particulièrement celles de Langacker et Talmy), et dans une certaine mesure les linguistiques de l’énonciation (surtout celle d’Antoine Culioli), ont ici frayé la voie. Elles ont délimité, au cœur du fonctionnement des langues, une couche de sens centrale et universelle, qui passe à travers toutes les unités, lexicales ou grammaticales, aussi bien qu’à travers les constructions (pour lesquelles cette hypothèse d’un apport sémantique ‘configurationnel’ reflété par la forme même de l'expression avait déjà une longue histoire). Cette couche de sens peut être caractérisée comme grammaticale, en un sens précisément nouveau du terme ; comme schématique, en un sens qui remonte à la philosophie kantienne ; comme structurale ou formelle, par opposition aux contenus ou notions spécifiquement portés par les unités lexicales. Elle est constituée pour l’essentiel de configurations topologico-dynamiques (dans les linguistiques cognitives), ou de formes schématiques (en linguistique culiolienne) susceptibles de s’inscrire dans une variété indéfinie de domaines sémantiques ou ‘notionnels’.

Ce sont ces approches, à qui nous devons des analyses parfois très éclairantes, et qui commandent des programmes de recherche importants, que nous avons voulu examiner dans un premier temps. Ainsi, il s’est agi d’analyser leur relative convergence sur la question d’un certain schématisme sémantique, de nature ‘grammaticale’, qu’il y aurait lieu de distinguer, et d’étudier à part, d’autres dimensions dites ‘notionnelles’ ou ‘conceptuelles’ du sens.

Tout en reconnaissant les apports de ces théories, Pierre Cadiot et moi-même avons critiqué ce qui nous en apparaît intenable :

Nous avons proposé ensuite, dans un second temps positif de notre travail, une alternative théorique globale : (i) en distinguant trois ‘phases’ ou ‘régimes’ de sens, appelés respectivement motifs, profils, et thèmes, simultanément actifs au cœur du parcours textuel comme de la reconstruction sémantique (ii) en explicitant les contraintes minimales que, devrait vérifier une théorie des formes sémantiques capable d'opérer a ces trois ‘niveaux’ (iii) en montrant comment la sémantique lexicale (qui nous a également fourni un grand nombre d’exemples) peut y faire écho, (iv) en précisant ce que deviennent, dans ce cadre théorique, un certain nombre de questions classiques (motivation, métonymies, dénomination, sens figurés et métaphores, caractérisation de la grammaire).

Au total, nous avons essayé de faire peser également sur la théorie, à son niveau le plus constitutif, les questions de la « schématicité » en grammaire, celle de la polysémie enregistrée en lexique, celles enfin des sens figurés et (dans une certaine mesure) de l'innovation sémantique, toujours considérés sous l’horizon d’une sémantique textuelle.

Chemin faisant, nous avons également souligné de quelles façons diverses les concepts mathématiques d’instabilité et de stabilisation devraient être convoqués pour soutenir ces propositions théoriques, au-delà même de la théorie des Catastrophes dites élémentaires, qui avait généralement défini le cadre dynamique des modèles précédents. Cela est particulièrement important pour notre concept de ‘motif linguistique’, qui vise à sortir du piège immanentiste, sans pour autant renoncer à postuler à ce niveau diverses formes d'unification en langue – qui pour cette raison ne peuvent être assimilées à des types, seraient-ils dynamiques

Les points touchés ne concernent pas seulement le noyau fonctionnel (morphémique) des langues, mais aussi le lexique (polysémie, sens dits ‘figurés’), le concept cognitif et énonciatif de ‘scène’, celui de grammaire, et jusqu’à l’organisation globale de la thématique (dans l’activité d’identification et de référenciation, dans la production de sens 'figurés’ et de métaphores, dans l’interaction novatrice avec la langue et le lexique). Nous avons retravaillé certaines analyses antérieures de P. Cadiot, de façon à les reformuler dans ce nouveau cadre théorique : cela concerne les prépositions, tout comme de nombreux cas de polysémie lexicale – le privilège ordinairement consenti aux emplois dits 'spatiaux’, ‘physiques’ ou ‘concrets’ se voyant ici profondément remis en cause.

L’ensemble de ces premiers travaux a été présenté dans un livre paru en octobre 2001 aux PUF, dans la collection Formes sémiotiques, sous le titre Pour une théorie des formes sémantiques – motifs, profils, thèmes [38]. Titre programmatique, bien sûr, mais aussi hypothétique, si on l’entend sous la forme d’une question : existe-t-il au moins une théorie des formes transposable à la sémantique ?

A supposer qu’en effet cette théorie existe, nous estimions qu’elle devait impérativement éviter  :

Une façon simple d’interpréter notre désaccord avec les linguistiques pré-citées (qui échouent peu ou prou sur tous ces points) était de revenir à leur supposé ‘modèle perceptif'. Nous lui avons imputé une origine kantienne, dans la mesure où il repose tendanciellement sur une dissociation entre les aspects schématiques et intuitifs, d’une part, et un registre ‘conceptuel’ ou ‘notionnel’, d’autre part.

Or, pour la philosophie phénoménologique, qui a ici notre préférence, et pour la psychologie gestaltiste, qui en est l’une des versions scientifiques, l’expérience ne se présente pas dans le cadre d’une intuition de type kantien, elle ne se factorise pas, en quelque sorte, à travers un cadre spatio-temporel vide (en particulier vide de tout engagement !). Elle est faite d’anticipations, perçues et opérant comme telles au sein du Présent – constituant même ce Présent.

Kant nomme intuition le cadre a priori de l’espace et du temps, en tant qu’il accueille dans sa forme le divers de la sensation. Forme a priori du sens externe (espace) et du sens interne (temps), l’intuition n’est pas l’expérience proprement dite : celle-ci n’advient qu’à travers les synthèses catégorielles de l’entendement, et par la médiation du schématisme, qui procure à ses synthèses leurs images temporelles, et le cas échéant spatiales, dans l’intuition. L’expérience, comprise de cette façon, implique donc toujours la ressource des catégories, que Kant fait dériver des différents types du jugement, et non du cadre de l’intuition, ou de normes propres au schématisme de l’imagination. De ce fait, l’expérience se détermine d’emblée et toujours sur deux registres hétérogènes, le premier topologique ou géométrique, qui organise la « diversité sensible » dans l’espace-temps de l’intuition, le second constitué par le jeu des catégories dans l’entendement. Autrement dit encore, l’intuition sensible se comprend comme déploiement de formes purement « géométriques » cadrant et organisant la matière sensorielle, tandis que la structure qualifiante, relationnelle et modale de l’expérience se détermine entièrement par les synthèses de l’entendement. On peut ajouter que l’expérience kantienne n’est guère praxéologique : elle n’est pas rencontrée et stabilisée par l’action, mais par les synthèses de l’entendement, et par la pseudo-action sans projet et tout intérieure du schématisme.

Même s’il ne se sont pas radicalement séparés de Kant sur ce dernier point (cf. 4), les gestaltistes historiques ne peuvent se satisfaire d’un pareil montage. C’est tout autrement qu’ils se représentent l’unité des phénomènes. À la conception kantienne ils opposent la vision d’une ‘présentation’ élargie, qui ouvre un accès immédiat à l’organisation dynamique des formes, en tant qu’elle intègre, sans rupture de niveau, toute une diversité de dimensions structurales et de valeurs : sensorielles, motrices, kinesthésiques, émotionnelles, motivationnelles.

Ainsi, donc, il apparaît pour le moins étrange que des linguistiques qui se recommandent de loin en loin (de très loin) de la Gestalt ou de la phénoménologie, reproduisent peu ou prou l’architecture kantienne. Et cela est d’autant plus étonnant que ces linguistiques affichent souvent, dans le même temps, une volonté de réduction du sens linguistique à certaines modalités expérientielles.

Notre démarche a donc consisté en un retour critique aux écoles historiques de la Gestalt, et en même temps à la philosophie phénoménologique, parcourue le long d’un axe allant de Husserl à Merleau-Ponty en passant par A. Gurwitsch. Nous avons tenté de développer sur cette base un mode phénoménologique de théorisation, bien distinct des modes formels, même si un certain type de modélisation mathématique (précisément celui évoqué ci-dessus, dans la filiation de R. Thom, cf. 3) nous a servi de tremplin. Nous avons ainsi utilisé la phénoménologie, non comme une fondation, mais comme un discours objectivant d’un type particulier, qui fait jouer à l’Etre-au-Monde, ainsi qu’à certaines structures du champ de conscience (formes et champ thématique), le rôle d’un ‘modèle’ général, partout transposable. Ce privilège, de toute façon non exclusif, de descriptions inspirées de celles de l’Etre-au-Monde corporel, pratique, intersubjectif, ne signifie pas que nous entendons réduire la question du sens linguistique à celle de conditions corporelles anté-linguistiques, comme l’ont fait Lakoff et Johnson. L’Etre-au-Monde allégué ici n’est pas une origine naturelle, ni même une strate phénoménologique première, mais un emblème, un ‘modèle’ générique indéfiniment transposable (cf . la notion de corps idéal, Salanskis, 1994, 1996, et 2001, p. 175), car lui-même originairement marqué de transpositions et de transactions instituées par les cultures et leurs langues.

Ce n’est donc, ni de la phénoménologie, ni une linguistique cognitive. Mais un travail qui a deux volets étroitement liés : l’un porte sur l’entrelacs entre langue, activité de langage et expérience, l’autre sur le parcours et la constitution de formes sémantiques proprement linguistiques, dans la filiation de la phénoménologie, de la Gestalt, de la sémiotique, et de sémantiques textuelles comme la Sémantique Interprétative de F. Rastier, pour calibrer à partir de là une sémantique linguistique compatible avec l’univers de la modélisation topologico-dynamique.

On peut y voir aussi l’effet d’un chiasme de type merleau-pontyen. La construction du sens serait indissolublement construction de formes, car il y aurait, réciproquement, une esquisse de textualité à l’œuvre dans toute expérience des formes. Si l’on voulait absolument retrouver dans notre travail une guise de la phénoménologie, il faudrait dire alors que nous nous tenons dans le passage (à double sens) entre une phénoménologie herméneutique (volet 1 de notre travail) et une herméneutique linguistique de style phénoménologique (volet 2 de notre travail), la théorie des formes faisant fonction de pivot ou de médiation. Insistons bien sur ce point : il ne pourrait donc s’agir du passage d’une phénoménologie première ou ‘pure’ (au sens de anté-prédicative), vers une phénoménologie qui serait secondairement augmentée d’herméneutique.

Ainsi, par exemple, pour ce qui est du volet 1 de notre travail, nous avons diagnostiqué l’oscillation dans laquelle, inévitablement, entrent les linguistiques cognitives : tantôt faisant appel uniquement à des valeurs morphologiques ‘abstraites’, tantôt se compromettant d’emblée avec une perception sensible ou une physique de sens commun, faiblement teintées de variations culturelles.

Nous avons opposé à cela d’autres postulats, à commencer par la nécessité d’une diversification radicale des dimensions requises pour une analyse du noyau linguistique, s’il s’agit vraiment d’anticiper, dans sa description, le registre expérientiel : animation, expressivité, appropriation, contrôle, dépendance, attention, complexes synesthésiques, physionomies, accès par ‘l’intérieur’ et par ‘l’extérieur’... Les problématiques spatialistes ou topologistes n’en appréhendent que certains effets, isolés à tort, souvent au motif de cerner une ‘grammaire’.

A titre d’exemples, choisis parmi ceux qui pourraient paraître les plus défavorables à nos thèses, voici les analyses de SUR et de sous que nous avons esquissées dans ce cadre, à partir des travaux antérieurs de P. Cadiot [40].

Nous avons en même temps souligné que toutes les dimensions évoquées ci-dessus relèvent d’un Lebenswelt social et culturel, constitué par un vaste registre de pratiques, par les divers modes socialisés de l’intersubjectivité, et… circulairement par les divers genres de l’activité de langage, qui intègrent des temporalités incommensurables à toute expérience subjective particulière. Cette circularité est l’une des raisons pour lesquelles il ne peut y avoir ici de métalangage ou de langage formulaire (il faut donc comprendre autrement le travail d’explicitation formelle et de modélisation). La question des rapports entre langage et monde se reformule alors comme celle des diverses phases de la médiation langagière dans la constitution, ou l’institution, du répertoire ouvert des formes expérientielles, pratiques, textuelles, plus généralement symboliques (au sens de Cassirer). Il n’y a donc pas le langage à côté du monde, le langage après ou avant le monde, mais le langage constamment dans la trame du monde.

Ce travail de critique et de réorientation phénoménologique des linguistiques cognitives (que nous ne cherchions pas à ‘annuler’, mais plutôt à replacer dans la circularité herméneutique appropriée) a son pendant en sémantique lexicale, où, acceptant pour les nécessités du débat de distinguer la classe des noms (ce qui est largement non pertinent de notre point de vue), nous avons cherché à mettre en évidence des principes lexicologiques qui :

C’est, là encore, un travail d’allure phénoménologique, i.e. qui en mime certains traits discursifs, tout en restant proprement sémantique et linguistique. Son résultat principal est d’ouvrir, d’une façon plus facile et spectaculaire que dans le cas des prépositions, sur la notion de motif lexical, qui avait été largement anticipée, mais dans un cadre plus pragmatiste, par les travaux de P. Cadiot et F. Nemo sur les PE (propriétés extrinsèques aux référents, caractéristiques des rapports invariants que nous entretenons, via les langues, avec des classes de situations relevant de domaines pourtant hétérogènes) [42].

Nous avons ainsi dénoncé l’impasse des visions atomisantes et dégroupantes de la polysémie nominale, calées à une conception dénotative et dénominative de la signification, et tâché de faire voir la nécessité corrélative d'engager à l'inverse la description lexicale vers la saisie de motifs linguistiques  : principes génériques non domaniaux, contribuant au regroupement non d'objets ou de connaissances (comme dans les sémantiques référentielles ou dans les sémantiques des types), mais de modes de saisie ou de donation, constitutifs de l’expérience même de la parole. Le figement, la phraséologie idiomatique, les sens que l’on dits figurés, en sont peut- être le plus clair des symptômes, et non les emplois dénominatifs, toujours déjà captés par un cadre thématique très prégnant (et dont la théorisation devrait donc passer par une théorie adéquate de la thématisation). La généralité de ces motifs n’est pas alors à comprendre sur le mode d’une signification générique qui viendrait s’instancier dans l’expérience, mais à la façon d’une unité singulière et instable qui motive ses reprises.

Voici, reproduite ici pour la commodité du lecteur, une présentation que nous en avons donnée plusieurs fois, et qui là encore est reprise presque à l’identique de travaux antérieurs de P. Cadiot [43].

L’influence de la phénoménologie dans le reste de notre travail (volet 2, cf. supra, p. 79-80) est plus difficile à cerner, puisque c’est d’une linguistique herméneutique qu’il s’agit alors, couchée il est vrai dans le langage d’une théorie des formes de facture phénoménologique et gestaltiste. Au fur et à mesure que se développe une telle théorie des formes sémantiques, destinée en premier lieu au travail linguistique, les modèles disponibles se font rares : ceux que l’on rencontre malgré tout, soit provoquent notre désaccord, soit n’anticipent pas suffisamment sur une éventuelle reprise scientifique. Il y a, heureusement, l’exception remarquable de A. Gurwitsch et de sa théorie du champ thématique, qui nous est apparue propice au type de transposition ou de reprise qui définit notre rapport à la phénoménologie ; tout particulièrement dans la mesure où Gurwitsch lui-même fait une place essentielle aux concepts gestaltistes, et esquisse, par sa théorie des transformations du champ thématique, une sorte de proto-textualité constitutive de l’expérience. L’un des aspects les plus intéressants de cette reprise a été de pouvoir y insérer un volet microgénétique, tout en insistant sur l’existence décisive de macro-structures sémantiques ayant aussi statut de formes – de formes thématiques, si l’on veut, dans la ligne de la Sémantique interprétative de F. Rastier [44]. Nous cherchons ainsi à aller vers une théorie du champ sémantique, vu comme superposition d’états de phase au sein d’un parcours de thématisation.

Ce dispositif de construction et de perception de formes sémantiques ne renvoie pas, si ce n’est très ‘en aval’ [45], à une perception ou à une construction de formes uniquement ‘extérieures’ ; il ne consiste pas plus en une pragmatique de procédures ou de comportements déjà programmés. Ce serait aussi une erreur de le voir comme une machinerie purement ‘intérieure’ aux sujets. Les formes dont il s’agit sont socialement constituées : elles ne sont à chercher ni seulement à l’intérieur, ni seulement à l’extérieur des sujets, mais d’abord entre eux, dans une intersubjectivité dont le mode de description doit fatalement renvoyer à la fois à l’expérience subjective, aux pratiques sociales, et aux thématiques déjà déployées. La distinction entre intérieur et extérieur ne surgit qu’à un point relativement tardif du parcours énonciatif. Nous cherchons donc à décrire ici une dynamique de constitution sémantique, de façon telle qu’on puisse la comprendre comme inhérente à l’activité des sujets, à ses objectifs, tout comme au milieu sémiotique où elle s’exerce. Cette dynamique donne accès, en particulier, à des formes thématiques qui sont inextricablement linguistiques, sémiotiques, et ‘situées’. Elles sont anticipées par la langue et le lexique à des niveaux très variables de stabilité et de spécificité (y compris via une ‘même’ unité).

L’énonciation n’est donc pas une sortie du langage, préparée qui plus est depuis une réserve linguistique autonome. Elle ne se comprend pas comme un acte isolé, mais comme une action, qui consiste en une modification de la composition et du positionnement dans le champ thématique des ‘phases’ langagières toujours-déjà en activité au lieu où l’on s’adresse.

Résumons alors notre montage théorique.

Il s’agit d’un cadre exclusivement dynamique pour la construction de formes sémantiques. La théorie est de filiation gestaltiste :

Cette théorisation de l’activité de langage rejoint les problématiques de systèmes complexes. La construction des formes’ sémantiques apparaît comme un processus microgénétique, comprenant simultanément des ‘phases’ plus ou moins stables, et donnant lieu d’une phase à l’autre à différenciation, stabilisation, développement. Nous en avons distingué trois (par commodité !), appelées motifs, profils, et thèmes. Il nous faut donc redistribuer les questions traditionnelles de la linguistique sur ces trois phases – à supposer que la question en cause n’en soit pas immédiatement dissoute, et remplacée par une autre.

De quoi avons-nous besoin, en somme, pour étayer notre notion de motif  ?

Diverses structures mathématiques se présentent alors, liées aux concepts d’instabilité structurelle et de stabilité complexe :

Soulignons qu’il s’agit là de phénomènes qui peuvent s’observer simultanément, selon que l’analyse se concentre sur telles ou telles dimensions de l’espace englobant. De surcroît – et cela aussi est très important – deux dynamiques peuvent être globalement très proches (et même présenter des topologies d’attracteurs identiques), mais différer radicalement quant à leur instabilité structurelle.

Quand on le combine à une conception transactionnelle de la signification morphémique (coalescence de dimensions qui ne se dissocient que plus en aval), ce dispositif permet de rapprocher sans incohérence plusieurs aspects de la construction du sens généralement présentés comme relevant de régimes bien distincts :

Il s’agirait en effet de guises diverses de ce que nous appelons motifs. Une première guise, relativement stable mais chaotique, sous laquelle un motif est promu par le discours, et fait comme tel l’objet d’une perception sémantique : participation d’un motif à un sens figuré, qui le parcourt d’une façon imprévisible en fonction des alea du parcours thématique, aussi bien que définition générique, qui en donne une vue plus articulée et globale. Une deuxième guise, toute proche mais structurellement instable, qui idéalise à des fins théoriques la générativité d’une unité morphémique de la langue, en tant qu’elle est immédiatement transposable à une indéfinité de champs de thématisation, par reprise et stabilisation au sein de leurs environnements dynamiques propres.

Contrairement donc à ce qui se pratique le plus souvent dans les modélisations inspirées de la Théorie des Catastrophes, un motif ne s’identifie pas à une dynamique instable bien précise, qui serait le point de départ unique de ses stabilisations. Il correspond à une famille de contributions dynamiques, d’instabilités diverses, et dont les sites d’activité [les ‘espaces internes’ dans la terminologie de la Théorie des Catastrophes] sont eux-mêmes fluctuants [50].

C’est donc parce qu’il est gagé sur ce type de théorie dynamique des formes sémantiques, que le concept de motif peut unifier sous une même perspective des problèmes que l’on renvoie souvent à une séparation entre langue et discours, ou bien entre synchronie et diachronie. Ce qui compte en effet avant tout, c’est de disposer, au niveau théorique, d’un certain état dynamique, ou ‘état de phase’ sémantique (pour reprendre ici la métaphore thermodynamique), qui combine potentiellement les différentes formes d’instabilité que nous venons d’évoquer. Cet état dynamique particulier comprend évidemment le cas des instabilités linguistiques très génériques (en dépit de nos réserves sur ce dernier terme), i.e. très transposables, avec leurs options de stabilisation/profilage enregistrées en lexique dans des champs hétérogènes. C’est le cas-princeps du point de vue de la polysémie. Il devrait se traduire, en modélisation, par la détermination d’une dynamique instable, avec ses chemins de stabilisation et ses ensembles de bifurcation par reprise au sein de différents champs lexicaux. Certaines directions du profilage correspondent alors à la focalisation sur un domaine sémantique ; d’autres dimensions, plus génériques, se retrouvent dans plusieurs domaines : elles correspondent par exemple aux modulations des affinités les plus ‘génériques’ du motif, ou aux déterminations grammaticales du profilage (aspects, cas… : cf. infra), ou encore à des variations synecdochiques ou métonymiques de ce profilage, présentant elles aussi un caractère très générique dans le lexique. Soulignons que l’intervention des domaines sémantiques (du point de vue de leur reprise textuelle, et peut-être même dans leur mode de constitution, mais c’est un autre problème) doit être ici reconsidérée : dans les phases très en amont du profilage, il n’est pas sûr qu’on puisse toujours indexer les valeurs sur des domaines sémantiques et/ou thématiques ‘déjà’ stabilisés et dissociés : on a plutôt affaire, alors, à un continuum, où le motif se diffracte à travers diverses dimensions, plus ou moins chargées par chaque acception (ex. maison, qui se diffracte entre les dimensions principales de lieu d’habitation, de centre fonctionnel, et d’ensemble de personnes).

Mais la ‘phase’ sémantique que nous appelons motif couvre tout aussi bien le cas de condensations ou coalescences sémantiques moins transposables, dans la mesure où elles anticipent davantage sur la structure de leurs développements thématiques (de type ‘figures complexes’ : acteurs, topoï narratifs ou argumentatifs) [51].

Ainsi seulement, en introduisant une diversité de ‘phases’ sémantiques concomitantes dans un procès fait d’instabilités structurelles et de stabilisations partielles, et comprenant des régimes partiellement chaotiques persistants, la théorie des formes sémantiques peut-elle espérer répondre à une perspective globale sur l’activité de langage (préparant ainsi une modélisation dans la lignée des ‘systèmes complexes’) .

Passons maintenant à une présentation rapide des phases ‘profils’ et ‘thèmes’.

Qu’appelons-nous alors profilage  ? Par profilage, il faut entendre d’abord tous les processus – répartition entre fonds, formes, et horizons, remaniement par répartition différentielle dans une classe lexicale, virtualisations, enrichissement, etc. – qui contribuent à la stabilisation et à l’individuation des lexies (qui ne sont donc plus exactement des ‘mots', c’est-à-dire de purs possibles dans le langage de Peirce). Il faut entendre ensuite l’ensemble des opérations grammaticales qui contribuent à ces stabilisations, et construisent du même coup un ensemble de vues sur la thématique. Plus généralement, toutes les opérations qui contribuent, en langue, lexique, et grammaire, à l’individuation, à la composition hiérarchique, au chaînage, enfin à l’ancrage énonciatif, de complexes synoptiques de cohérences de Forme (au sens de la Gestalt). La dynamique de profilage donne accès aux identités thématiques en cours de construction  : toutefois, si on la considère en elle-même (ce qui est nécessaire d’un point de vue lexicologique, puisque ses acquis sont enregistrés par le lexique à des profondeurs de stabilisation variables) nous n’avons pas encore, à ce niveau d’analyse, des unités déterminant par avance et par elles-mêmes des identités, mais seulement des profils, des esquisses, caractérisant un ‘à propos de’ qui reste à identifier.

Les profils, quand ils engagent des motifs, jouent sur une plasticité de leurs traits : neutralisation complète ou virtualisation ; à l’inverse mise en saillance ; également afférences et requalifications par des dimensions nouvelles : soit socialement normées selon des profils déjà enregistrés en lexique, soit découlant de façon inédite de la mise en syntagme. Soulignons qu’il s’agit là de déterminations différentielles, au sein de champs ou de classes lexicales qui fonctionnent comme des réseaux (ou des chemins) de stabilisations réciproques, c’est à dire d’interdéfinition [52].

Loin de dériver d’abord d’une collection de types commandant sa manifestation (même si des types interviennent également, au niveau d’une programmation de la thématique déjà mémorisée en lexique), un profil dépend de la mise en activité de multiples cadres où le linguiste, comme le parleur spontané, le font paraître. On distinguera très classiquement diverses façons de déterminer des profils pour ouvrir la voie à une thématique. Parmi les plus courantes :

Mais aussi, et en corrélation, profilage constructionnel : donc constructions et fonctions grammaticales au niveau de l’énoncé, qui relèvent d’une couche très générique du fonctionnement linguistique, et qu’il faut, là aussi, se garder d’inscrire à un niveau univoque de stabilisation (une « même » construction peut recouvrir plusieurs formations actives sur plusieurs phases sémantiques à la fois).

Ces dynamiques de profilage renvoient pour une part à des frayages déjà enregistrés en lexique et, sous une forme bien plus générique, en grammaire. Elles se font aussi par inscription dans des thématiques inédites, qui les reprennent dans leur propre grille, possiblement extrinsèque soit aux motifs donnés en langue, soit aux normes de profilage lexical déjà attestées [53]. Mais de toute manière, dans tous les cas, c’est seulement au niveau de la structure globale du texte et de l’interprétation que les profilages se déterminent.

Cette microgénétique se laisse modéliser jusqu’à un certain point par des couplages de dynamiques, qui induisent une détermination réciproque de valeurs codées sur différents espaces ainsi connectés. Toutefois, ce genre de modèle est souvent présenté à l’appui de théories qui postulent des types dynamiques, c’est-à-dire des potentiels comprenant par avance les paramètres qui commandent par couplage leur actualisation. Par conséquent, ces conceptions relèvent encore d’une problématique de l’instantiation, et même si elles ont marqué un progrès par rapport à celles qui partaient de types discrets, nous devons leur opposer maintenant des problématiques plus globales de l’individuation. Le profilage d’un syntagme n’est pas la stabilisation d’une collection de potentiels par mise en couplage, c’est la mise en exergue, dans un champ, de formes et de dimensions d’appréciation qui résultent d’une cascade de dynamiques interprétatives globales ou régionales, qui ne peuvent être la propriété des unités résultantes (qui n’en sont que des effets, ou des indices de déclenchement).

On retrouve donc en somme une problématique de système complexe. Trois traits au moins peuvent en être rappelés : noyau fonctionnel fait de dynamiques instables, co-existence de multiples modalités dynamiques, adaptation permanente des réseaux de catégorisations internes aux systèmes. D’où la reformulation : le lexique est comme un système complexe, qui fonctionne parce qu’il est susceptible d’établir et d’enregistrer immédiatement dans ses formats propres des distinctions jusque là inédites – ce qui implique par contrecoup d’atténuer, ou de virtualiser, d’autres distinctions qui ne se perdent pas pour autant.

La thématique [54], qui définit l’horizon de notre construction (et nous intéresse directement, par exemple dans un travail en cours avec P. Cadiot sur les proverbes) se réduira ici à quelques principes sommaires :

Un motif institue donc une affinité entre des dimensions sémantiques que l’on peut sans doute distinguer, mais non dissocier à son niveau, où elles se trouvent inextricablement et fortement enchevêtrées. Plus ou moins, cependant, et le terme d’affinité est là pour le rappeler. Nous avons besoin, en effet, tant pour les motifs donnés en langue, que pour ceux qui s’élaborent à partir d’eux au fil du discours, d’une notion d’affinité qui connaisse des degrés, et permette par là des déplacements immédiats, en accord avec une conception non immanentiste de l’activité de langage.

Un motif n’est pas une entité – ou alors il serait simultanément une façon d’y accéder par l’intérieur et par l’extérieur, d’y séjourner, et d’en sortir de même. L’exemple de mur illustre ce point, et les difficultés que rencontre tout genre définitionnel qui prétendrait cerner exactement les limites d’un motif : le mur, en effet, sépare, barre, protège, défend ; se dresse, s’élève, tient ; on s’y heurte également, dans une perspective de franchissement ou d’ébranlement… (toute une agonistique s’y annonce, qui se retrouve dans les murs de haine, d’indifférence) ; à un moindre degré, le mur est en affinité avec construire et détruire, etc. Les affinités se repèrent donc au sein d’un champ morphémique approprié, dont chaque définition rassemble quelques relais caractéristiques : d’où l’importance des expressions idiomatiques, des syntagmes génériques qui font clichés, et bien sûr des sens figurés, bien plus révélateurs que les emplois dénominatifs, par vocation captifs de thématiques prétendument premières. Plus encore qu’il ne se définit, un motif se perçoit à travers ses reprises phraséologiques, avec lesquelles il se confond tout aussi bien.
 

Nous avons ainsi montré, avec P. Cadiot, comment un certain nombre de questions classiques peuvent se redistribuer dans ce dispositif global : dénomination, polysémie lexicale enregistrée, sens figurés, métaphore, idiomaticité et proverbes. Etant donné la difficulté de comprendre ce qui détermine à chaque fois les profilages, nous avons surtout cherché à décrire les conditions de la co-existence, et de la motivation réciproque, des phases motifs et thèmes, soit « l’entrelacs des motifs et des thèmes », pour reprendre ici le titre d’un article de P. Cadiot (2002). Il s’agit d’une étape sur la voie d’une conception à la fois dynamique et non immanentiste de la sémantique : parler, ce n’est pas seulement utiliser ou déployer-stabiliser le noyau instable du langage, c’est aussi faire quelque chose au langage, en retravailler immédiatement l’instabilité même, jusqu’au cœur de sa mythique origine, pour frayer la voie à une thématique. On mesure ici toute l’importance de l’idée d’une co-existence de différentes ‘phases’ sémantiques au sein du discours, qui ne fait pas que stabiliser, mais renouvelle en même temps l’instabilité fondant la motivation linguistique et lexicale.

D’un tel cadre, nous voulons retenir qu'il déconstruit l'opposition entre formes intérieure et extérieure de la langue, faisant à l'inverse de la langue une activité auto-formatrice, et un milieu constitué par sa nécessaire reprise et stabilisation à travers des mises en place thématiques. Celles-ci ne se réduisent pas à des suppléments conceptuels, encyclopédiques et/ou pragmatiques déliés des langues, mais se présentent d’abord, ainsi que nous l’avons dit, comme des formations inextricablement langagières et sémiotiques : formations qui sont anticipées par la langue et le lexique à des niveaux très variables de spécificité et de stabilité, différemment sensibles donc aux innovations sémantiques, et aussi différemment susceptibles de les enregistrer. Cela implique de comprendre les langues, non seulement comme des puissances formatrices de représentations (cela, c’est par exemple une problématique du schématisme transposé en linguistique, étape sans doute nécessaire, mais encore bien insuffisante), mais aussi comme des capacités singulières de se laisser déplacer, de se transformer immédiatement de par leur activité même.

La question des sens figurés, et au-delà des métaphores, relève alors d’une démarche générale, dont voici quelques points-clés, abruptement énoncés (Cadiot & Visetti, 2001a, p. 216-217 ; repris dans Cadiot & Visetti, 2002, section 5) :

 
Pour finir, je voudrais citer quelques Travaux en cours.

Avec P. Cadiot, je continue à travailler certains des thèmes que l’exposé de cette section a mis en valeur, du moins espérons-le :

Le séminaire Indexicalité du sens et formes sémantiques, animé par F. Lebas (Maître de Conférences à l’Université de Clermont-Ferrand) dans les locaux de Lattice à Montrouge, doit être cité ici. Le groupe de travail qui s’y retrouve régulièrement, avec, notamment, N. Gasiglia, P. Grea, J. Lassègue, F. Nemo, S.N. Pak, L. Tracy, les doctorants H. Fazel, J. Sanchez, joue un rôle déterminant pour une première mise à l’épreuve de notre travail, et pour la diversification de nos thèmes.

Il fait également partie de mes projets de reprendre le travail sur les modèles dynamiques, en tenant compte du parcours théorique et des analyses effectuées ces dernières années. Deux problèmes me semblent intéressants.

Au niveau du syntagme, la syntaxe devrait apparaître, non comme un préalable à un calcul du sens, mais plutôt comme un élément parmi d'autres de la configuration de l'énoncé, apparaissant dans le courant d'un procès de construction dynamique, voire tout à fait à sa fin, comme un de ses résultats. On montrerait ainsi que les notions syntaxiques peuvent être appréhendées, non comme des données soumises a des manipulations algébriques, mais comme des caractéristiques de processus intrinsèquement sémantiques. C’est là en particulier le vieux problème de la constituance qui continue de nous suivre, mais dans un cadre différent de celui de 3.1, supra.

A un autre niveau, que l’on qualifiera de textuel (s’agirait-il d’analyser une période), la représentation de groupements, de récurrence, d’homologation de traits, formant des faisceaux d’isotopies ou des ‘groupes texturaux’, non nécessairement alignés sur le découpage en constituants, s’avère cruciale pour une analyse thématique, ainsi que je l’ai appris naguère en lisant F. Rastier. Une meilleure compréhension du profilage lexical et de l’élaboration des motifs en dépend. Délaissant alors le problème syntaxique de la constituance, on s’orientera (au moins) vers celui de la représentation et du couplage de ces groupes.

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NOTES

[26] Quelques noms, que l’on retrouvera dans les Références : M. Wertheimer, K. Koffka, W. Köhler, K. Lewin, P. Guillaume, R. Arnheim, G. Kanizsa, P. Bozzi. Pour les écoles de la microgenèse : F. Sander, H. Werner.

[27] C’est par exemple le sens de ma collaboration avec M. Besson (Neurosciences, CNRS), et C. Magne (doctorant, en thèse avec elle). Les travaux de M. Besson ont porté, entre autres, sur la perception de la musique des images, ou du langage. Une méthode expérimentale fondamentale dans tous ces domaines consiste à proposer aux sujets des formes incongrues, ou inattendues, et à procéder simultanément à des enregistrements électrophysiologiques au moyen d’électrodes réparties sur la surface du crâne. On met ainsi en corrélation les diverses phases de ces signaux (repérées par la forme des tracés, la localisation des électrodes, et les plages temporelles), avec les types d’incongruité qui affectent certains aspects contrôlés de la structure des percepts. Par un raisonnement quelque peu hardi, on en déduit que ces différentes phases sont caractéristiques du traitement des ‘niveaux’ perceptifs caractérisés (pense-t-on) par les incongruités disséminées dans le matériel expérimental. Par exemple, s’il s’agit de parole, on proposera aux sujets des énoncés comme Paul a perdu dix francs (pas d’incongruité),a triché dix francs (incongruité syntaxique), a pleuré 10 francs (incongruité sémantique), a éternué dix francs (incongruités syntaxique et sémantique) [ces exemples proviennent de la liste composée par M. Charolles et S. Robert dans le cadre d’une collaboration avec M. Besson et d’autres collègues]. Et les phases repérées dans les enregistrements, qui en toute rigueur caractérisent différentiellement ces différents types d’incongruité, seront tout bonnement attribuées au traitement, tantôt de la syntaxe, tantôt de la sémantique.
Réagissant aux carences théoriques d’une grande partie des travaux sur la compréhension du langage, qui sont fondés ici sur un ‘étapisme’ simple, du type morphologie à syntaxe à sémantique, nous avons décidé de rédiger un article théorique et épistémologique, susceptible de défendre et d’illustrer, face aux options rivales modularistes ou interactionnistes, une conception dite ‘intégrative’ ou ‘intégrationniste’ de la construction du sens (c’est dans cette aire de jeu la terminologie consacrée). Cette conception ne dissocie pas syntaxe et sémantique, que ce soit pour les mettre en séquence à la façon des approches modularistes, ou pour les paralléliser à la façon des approches interactionnistes. Elle ne considère pas la syntaxe comme un préalable ou un moment séparé dans un calcul du sens, mais elle la voit comme une façon de configurer l’énoncé, émergeant, de façon plus ou moins ‘définie’, dans le courant de la dynamique de construction du sens, et du fait-même de cette construction. De plus, la conception ‘intégrationniste’ fait jouer aux anticipations du sujet un rôle fondamental, et d’ailleurs double : d’abord de contribution immédiate à l’intégration des thèmes (scènes, scénarios…) évoqués, ensuite de rectification, plus généralement d’ajustement bi-directionnel, entre les « formes » construites, et les anticipations qui les encadrent et les conditionnent ; ces deux phases correspondant grossièrement aux potentiels électrophysiologiques négatifs LAN et N400, puis positifs P600, observés, dont l’interprétation en termes de ‘niveaux’ ou de structures linguistiques fait justement l’objet du débat
Notre article (travail en cours) souligne la généralité de ces phénomènes, dont on retrouve par exemple des analogues dans les domaines de la reconnaissance des visages ou des mélodies. Nous proposons de refléter cette généralité dans le langage théorique adopté, en parlant à un niveau très générique de dynamique de construction de formes, et en montrant comment tout un ensemble de travaux, depuis ceux des gestaltistes historiques, s’harmonisent avec certains modèles dynamiques contemporains du fonctionnement cérébral. En particulier, divers modes d’intervention des anticipations peuvent y être représentés. Un tel langage théorique permet alors de formuler des principes génériques d’interprétation des potentiels évoqués : de cette façon, on évite de leur attribuer, de façon prématurée, une signification fonctionnelle bien trop spécifique, déduite, qui plus est, de théories linguistiques qui n’ont pas été conçues dans cet esprit.

[28] Les morphologies (le sens morphologique, si l’on veut) sont-elles acquises avant, ou parallèlement aux autres dimensions du sens ? En langage thomien, les saillances sont-elles constituées avant que les prégnances ne les investissent ? Sont-elles ensuite affectées par cet investissement ? Nous lisons ainsi chez J. Petitot (Physique du sens, p. 42) : « L’appréhension des formes est identiquement un procès de signification et toute morphodynamique est donc également une sémiotique ». Certes, mais cette morphodynamique est-elle acquise avant que le cours sémiotique ne s’en empare ? Ou bien au contraire, est-elle constituée, dans ses contours, ses groupements, ses motifs élémentaires, sa dynamique de différenciation, par le flot interprétatif qui l’englobe, par l’action qui la suscite et la valorise ?

[29] A comparer avec D. Andler, dans Andler et al., 2002, vol. II, chap. « Forme ». Sa présentation du concept de forme valorise plutôt des choix inverses : la forme comme totalité, la forme comme autre du sens.

[30] Incitation, ou disposition, nommée requiredness chez Köhler, ou Aufforderung chez Lewin, puis devenue affordance chez Gibson.

[31] L’hypallage, même lexicalisé, en est une version linguistique : arbre triste, travail suant. Quel genre d’explication scientifique un linguiste doit-il alors donner de ces phénomènes, s’il postule une affinité de principe entre ‘sens perceptif’ et ‘sens linguistique’ ? De leur côté, les gestaltistes historiques ne s’aventurent pas jusqu’à assigner le rôle du langage dans la formation de ce type d’impressions. Ils ne tranchent pas sur le point de savoir s’il y aurait un sens à distinguer les parts propres du langage et de la perception sensible dans la constitution des physionomies, ni a fortiori s’il serait possible de discerner une antériorité génétique de l’un sur l’autre. Ce qui leur importe ici est de souligner, en deçà de cette distinction, la dimension expressive de toute perception, et de comprendre comment celle-ci emblématise certains des rapports que les sujets entretiennent avec leur champ, en lui conférant profondeur et intériorité. Percevoir est ainsi une activité sémiotique, qui fait surgir un monde de signes et d’emblèmes, là où d’autres psychologies ne voient qu’une mince couche de configurations. Et c’est parce que le langage se développe dans cette commune structure d’accueil qu’il peut en même temps « faire descendre » dans la perception de nouvelles différences spécifiques, qui sont les visions et les valeurs instituées par les cultures.

[32] Il faut nuancer ce bilan. Naturalisante et universalisante, la théorie de la prégnance se voulait en même temps ouverte sur l’idée moderne de structure, comprise comme le répondant objectif d’un processus de construction qui reste profondément sous-déterminé tant qu’une norme culturelle n’est pas venue le fixer. En réalité, il n’y a pas d’opposition dans la théorie gestaltiste, à ce que l’innovation puisse venir directement affecter les principes les plus primitifs d’organisation, ainsi qu’en témoignent l’histoire des langues, ou celle de l’art. Car ce n’est pas la problématique naturalisante de la Gestalt qui pose problème ici, c’est son parti pris universalisant, qui fait obstacle à l’adoption d’une problématique également culturalisante. Restée effectivement très en deçà d’une théorie des formes dans une culture, l’école de Berlin en a néanmoins identifié une condition essentielle, en étudiant toute une série de phénomènes apparemment simples, qui attestent déjà du caractère fondamentalement évaluateur de la perception. En s’appuyant au concept de prégnance, elle a par exemple commencé d’élucider l’inégalité qualitative des formes. Certaines formes paraissent en effet plus « réussies » que d’autres. De faibles écarts sont immédiatement perçus, et peuvent impliquer une insatisfaction très nette, au point de rendre « inacceptables » les formes non optimales. Mais pour le comprendre, il faut partir d’une certaine façon de regarder et d’agir, c’est à dire réaliser que le champ relève à tout moment d’un « genre » du percevoir : ce qu’ont bien fait les gestaltistes de l’école de Berlin, mais sans aller jusqu’au point où, dans la définition de ce « genre », l’intervention des normes culturelles de tous ordres serait reconnue et affirmée dans son caractère primordial.

[33] Quelques références permettant d’approfondir ces questions : outre l’ouvrage de J.P. Dupuy (1994), voir H. Dreyfus, Intelligence artificielle – mythes et limites, Paris Flammarion, 1984 ; F. Varela, Invitation aux sciences cognitives, Paris, Seuil, 1996 ; G. Vignaux, Les sciences cognitives, une introduction, Paris, La Découverte, 1992 ; D. Andler (éd.) Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 1992. A citer également, quelques numéros spéciaux de la revue Intellectica  : « Modèles connexionnistes », 9-10, 1990 ; « Organisation émergente dans les populations – biologie, éthologie, systèmes artificiels », 19, 1994 ; « Fonctionnalismes », 21, 1995 ; « Émergence et explication », 25, 1997 ; « Présences de la Gestalt », 28, 1999.

[34] J.P. Dupuy (1994) indique que Köhler n’aurait pas su faire entendre ses thèses face aux promoteurs du futur modèle de l’ordinateur. C’est fort possible. Toujours est-il que les arguments de Köhler se retrouvent quarante plus tard dans nombre d’écrits parmi ceux qui commencèrent dès les années 1980, cette fois avec davantage de succès, le siège de la forteresse « computo-représentationnelle ».

[35] Connexionnistes et neuromimétiques peuvent être vus comme synonymes dans ce contexte. Tous deux renvoient à la structure des modèles, faits d’unités (ou « neurones formels ») agencées en réseaux, et qui échangent des signaux à travers des connexions adaptables.

[36] Le terme même de ‘forme sémantique’ nous vient de F. Rastier.

[37] Par configurationnel , nous entendons ici ce qui se détermine entièrement comme ensemble de saillances sur un fond vide dont la topologie est considérée comme préalablement déterminée (sans autres considérations).

[38] Citons également les articles Cadiot & Visetti 2001, 2002 ; Visetti & Cadiot, 2000, 2002 ; Cadiot 2002 ; Visetti 2002.

[39] A condition, bien sûr, de conférer à ces textures un caractère différentiel, non seulement par contraste avec d’autres textures présentes, mais avec des alternances absentes.

[40] Par ex. Cadiot 1991a, 1997, 1999b ; repris et retravaillé dans 2001a, ch.1 ; également Cadiot & Visetti 2002. Cf. également S.N. Kwon-Pak 1997. A contraster avec les travaux de J.C. Anscombre, A.M. Berthonnneau, J.J. Frankel, D. Paillard, D. Lebaud, C. Vandeloise.

[41] Exemples empruntés à C. Vandeloise (1986) et J. Lang (1991).

[42] Toutefois, la problématique des PE n’avait que peu de rapports explicites avec la phénoménologie et la théorie des formes, et se situait hors de la perspective d’une sémantique textuelle et interprétative. Elle ne renvoyait pas non plus à une vision définie de la thématique. Si bien qu’une fois distinguées, au cœur de la prédication, une logique de conformité (relevant des PE) et une logique d’appartenance (relevant des catégories et des types objectivés dans les divers registres de la pratique), il s’avérait difficile de penser leur relation ; a fortiori de se représenter le fonctionnement des tropes, au-delà d’une mise en œuvre de ces logiques de conformité. P. Gréa a traité de ces questions dans sa remarquable thèse (2001) ; mais sa discussion tend à minimiser les différences entre problématique des PE et problématique des motifs, en les isolant quelque peu des conceptions globales de la sémantique qu’elles entendent respectivement servir.

[43] Cadiot, 1999a ; Cadiot & Visetti, 2001a, p. 97-103 ; 2001b, p. 12-16 ; 2002, section 2. Travaux précédés par : Cadiot & Habert 1997 ; Cadiot & Nemo 1997a,b,c ; Nemo & Cadiot 1997 ; Tracy 1997 ; Cadiot & Tracy 1997 ; Lebas 1999. A contraster avec : Kleiber 1994, 1997, 1999 ; Nunberg 1978, 1995.

[44] Il importe donc, comme F. Rastier l’a souligné à propos de certaines sémantiques, de ne pas réduire la théorie des formes à une théorie des ‘unités’ – seraient-elles des unités dynamiques complexes de type entités-processus. Notons ici que nous n’avons fait qu’esquisser le travail de mise en relation avec le dispositif de la Sémantique Interprétative (pour un début de discussion, cf. notre livre, p. 128-130, 137-153). De même, pour la mise en relation avec les théories microgénétiques cognitives, qui définit un de nos axes de travail avec V. Rosenthal. Enfin, dans la perspective d’une herméneutisation de la phénoménologie, qui soit propice à un dialogue plus fructueux et plus équilibré avec les sciences cognitives et les sciences de la culture, l’œuvre de Gurwitsch peut être un jalon intéressant.

[45] Soulignons que cet ‘en aval’ ne renvoie pas à une reconstitution réaliste de processus, mais seulement au sens de parcours des phases microgénétiques que nous avons privilégié ici.

[46] Soulignons que les phase dites ‘intérieures’ (variante : ‘en amont’) ne seraient pas nécessairement actives les premières, s’il fallait convertir en processus cette analogie des états de phase.

[47] Ajoutons qu’il convient d’envisager une suraccumulation proprement mythique des dimensions sémantiques au niveau de chaque motif, qui puisse excéder toute possibilité d'épuisement ontologique, et se situe au-delà des normes d’intensité et de densité sémiques caractéristiques des régions ‘moyennes’ de profilage. Il y a ici ressemblance générique entre les motifs et la thématique : tous deux sont en position de surcharge ‘mythique’ par rapport aux visions standards de la signification en langue, comme par rapport aux sémantiques textuelles purement événementielles ou conceptuelles (cf. sur ce point les travaux de F. Rastier).

[48] Voir l’ouvrage classique de Bergé, Pomeau, Vidal (1984) ; également Dahan-Dolmenico et al. (1992).

[49] Cela étant dit, l’événement d’un sens figuré ne consiste pas seulement en la promotion d’un motif : d’autres considérations entrent en jeu, au niveau de la diversification des strates de la thématique.

[50] Pour une présentation des modèles sémantiques fondés sur la TC, on pourra se reporter à R. Thom ou C. Zeeman eux-mêmes ; à P.A. Brandt, J. Petitot, et W. Wildgen ; enfin plus récemment, et avec des orientations linguistiques différentes, à D. Piotrowski, ou à B. Victorri et C. Fuchs. Revenant aux modèles de ‘structuralisme formel’ de la TC (Petitot, 1992), nous réalisons a posteriori qu’ils visaient des paradigmes de valeurs différentielles relevant d’un niveau déjà fortement thématique. Une telle approche est parfaitement cohérente, si du moins on se rattache à une conception relativement arrêtée de ces paradigmes. Par contre, les modèles d’inspiration catastrophiste de ‘formes schématiques’, plus récents, me semblent beaucoup plus critiquables : il n’y a plus de paradigme d’interdéfinition, ni de thématique spécifiée, et le modèle entend déployer les seules dimensions ‘schématiques’ (i.e. non domaniales, ou même ‘grammaticales’) à partir d’une unique forme instable. Le postulat d’une unité forte du mot, sous la condition d’une isolation de ses seules dimensions schématiques, joue à plein.

[51] On constate souvent une certaine forme d’isolement lexical des unités correspondantes : c’est qu’alors on ne dispose pas en lexique général de chemins de profilage permanents et spécifiques qui ouvriraient la route à leurs possibles développements thématiques. Car cela supposerait, non seulement des solidarités lexicales attestées, mais surtout une interdéfinition différentielle de ces lexèmes solidaires, par stabilisation réciproque au sein d’une classe lexicale. Or, s’il y a bien dans ce cas des lexèmes fréquemment associés par les thématiques effectives, leurs profilages renvoient plutôt à des valeurs acquises indépendamment du lexème considéré. Naturellement, cette distinction entre motif linguistique générique (transposable) et motif plus lexical à anticipations thématiques connaît des degrés. Colombe a certainement un motif très riche du deuxième type : en même temps nous avons en lexique une opposition profilée dans le domaine politico-militaire entre colombe et faucon, qui exploite le motif sur un mode plus générique. Les anticipations thématiques elles-mêmes sont largement modulables : Don Juan peut ne renvoyer qu’à une forme vague de mise en série, et non impliquer un programme narratif strictement conforme au type bien connu.

[52] Tout cela est semblable aux conceptions exposées par F. Rastier. Toutefois, notre concept de motif n’a pas vraiment d’équivalent dans sa Sémantique interprétative (F. Rastier emploie le terme de motif dans le sens, légué par la narratologie, de canevas thématique transposable et transformable). Pour une discussion, voir Cadiot et Visetti, 2001a, p. 128. Faut-il vraiment reprendre ce débat ici ? Dans les écrits de F. Rastier, les notions de virtualisation ou d’afférence, par exemple, concernent des formations sémantiques (des ‘classes’) déjà fortement spécifiées au plan thématique, définissant des typesdont héritent par défaut les sémèmes occurrents. La notion dedifférence , d’autre part, n’est pas réinscrite dans un cadre microgénétique, où elle devrait devenir différenciation, avec ses différentes phases. Elle fait encore la part trop belle, du moins dans l’archive où nous la retrouvons, aux discrétisations de la tradition structuraliste componentielle, qui tend à clore les ‘classes’ pour en faire des ensembles de traits. La notion d’isotopie s’en trouve évidemment conditionnée (l’émanciper de ce cadre originel reste d’ailleurs un problème). On ne comprend plus alors comment un trait, ou un sème, ainsi tributaire d’une classe d’interdéfinition, est fondé à afférer, s’homologuer, se transposer d’une classe à une autre, voire ne relever d’aucune classe en particulier. Or il me paraît essentiel de rendre intelligible cette possibilité, sans perdre la différentialité. Pour s’en convaincre, il suffit de citer F. Rastier lui-même, dans Sens et textualité, p. 56 : « L’opposition entre sèmes spécifiques et sèmes génériques étant aussi relative que fondamentale, disons, pour simplifier [c’est moi qui souligne], que les sèmes spécifiques ne sont liés à aucune classe déterminée  ». Mais qu’est-ce qu’un tel sème baladeur, sinon l’analogue (au niveau de ce métalangage) d’unmotif (méta)linguistique repris de champ en champ pour y marquer des différences locales ? Revenant pour finir à la question de la nature différentielle du sens, nous rappellerons que, pour ce qui nous concerne, le caractère différentiel des formes est automatiquement assuré dans tout champ gestaltiste suffisamment stabilisé, y compris relativement aux composantes non manifestes du champ.

[53] La fixation d’une terminologie implique typiquement ces remodelages.

[54] Le mot thématique est à prendre ici dans un sens foncièrement textuel, voire littéraire, et non dans ses acceptions seulement grammaticales.Thématique renvoie donc à « ce dont on parle », à l’ensemble de ce qui est « posé »par l’activité de langage, sans pour autant être dissocié des traces et des modes d’accès propres à cette activité : donc le posé en tant qu’il est sémantiquement qualifié, proféré et parcouru dans l’exercice de la parole, de l’écriture et de la lecture, qui le font exister. La thématique reste affaire de sémantique et de linguistique (sans s’y réduire, bien sûr). à contraster avec les conceptions de Fauconnier 1996, ou Fauconnier & Turner, 1999.

[55] Revenons par exemple à un mot comme ours : on le créditera en langue d’un certain motif (attitude d’un être que l’on dérange toujours, rondeur renfrognée, [et à un moindre degré] caractère mal dégrossi), tout en admettant l’ouverture constitutive de ce motif linguistique à d’autres orientations thématiques, par ex. /hirsutisme/, donc en admettant une ‘indexicalité thématique’ du sens remontant jusqu’à ce niveau. Les motifs de carpe ou anguille paraissent bloqués en comparaison, comme en atteste la moindre variabilité des thématiques. Lion serait au contraire beaucoup plus ouvert.

[56] Topoï comme l’amour est aveugle, qui aime bien châtie bien, la vie est un voyage, la vieillesse est un naufrage

[57] On voit ainsi que notre concept de motif concerne potentiellement tous les paliers d’intégration traditionnels (morphèmes, mots, phrases, textes), puisqu’il y repère, à tous les niveaux de complexité, la participation d’une certaine phase ‘morphémique’ du sens. Au niveau lexical, il permet de reconsidérer les dégroupements en taxèmes, ou en domaines sémantiques, pour introduire, dans leurs reprises textuelles, une diversité d’états de phases permettant l’émergence de motifs ‘transversaux’, qui ne se laissent pas capter dans les mêmes grilles d’interdéfinition. De façon générale, la théorie cherche à dégager des ‘phases’ du sens qui soient de facture coalescente relativement aux strates plus dégroupées et plus spécifiques de la thématique, et qui puissent dans cette mesure motiver (en se recomposant elles-mêmes au passage) des transformations, des mélanges, des homologies, entre diverses formations régionales.

[58] Ainsi on peut avec les mots à polysémie générique acquise (règne, empire) ranimer une impression de sens figuré, par une sorte de parallèle forcé entre des directions de profilage ordinairement divergentes : soit une forme de dédoublement, de double sens. Ex. le règne des dinosaures, ou l’empire des sens : les dinosaures, ou les sens, sont placés sur un pôle actif, d'exercice d'un contrôle, de domination, alors que par exemple empire sur soi, et empire romain ne sont pas sentis comme figurés.