Yves-Marie VISETTI
CNRS / LAFORIA


Notre dette vis-à-vis de la linguistique cognitive est probablement impayable, et nous avons bien de la chance de pouvoir lui opposer d'autres créanciers, tout aussi estimables. On cherchera ici à dresser un bilan comptable, une sorte de mémoire, qui situe précisément cette linguistique comme une herméneutique du voir et de l'agir.

Le point de départ : une critique décapante de l'autonomie de la syntaxe et de la compositionnalité en sémantique, en même temps qu'un rejet de la formalité logique qui les caractérisait. En leur lieu et place, des grammaires non productives par elles-mêmes, jouant simultanément sur la forme et le sens ; des systèmes de schèmes ou de contraintes encadrant une acceptabilité linguistique qui connaît des degrés ; et enfin une ouverture encyclopédique de la sémantique, qui la détermine pour l'essentiel comme catégorisation et qualification des situations cognitives.

A l'appui de ce dispositif théorique, un postulat fondamental : celui de l'enracinement perceptif, et plus généralement sensori-moteur et kinesthésique, de tout effet de sens. Postulat qui entraîne pour la sémantique la fonction structurante de schèmes spatio-temporels et dynamiques, constituant une vaste généralisation des Gestalten de la perception visuelle. La description linguistique dégage ainsi, à tous les étages de complexité, des noyaux de sens qui ne ne se développent plus en propositions logiques mais en scènes. Le champ sémantique est alors un espace vu ou imaginé, déployé par une imagerie sémantique qui géométrise, centre l'attention, et distingue les forces qui travaillent à la déformation du champ. Ainsi se dessinent les voies d'une réduction du parler au connaître, puis du connaître à la perception ou construction de scène.

Cette conception d'une imagerie à la fois mentale et linguistique se rencontre parfois sous des formes plus faibles, qui lui donnent le statut de métaphore ou de simple corrélat de l'activité de langage. Mais même alors les notions de métaphore ou de corrélat ne sont pas interrogées, et tout porte à croire que l'efficacité théorique qu'on leur prête renvoie précisément à la version forte, naïve et réductrice, de l'ancrage visuo-moteur du linguistique. L'interprétation reste une vision, et de surcroît l'acte de voir s'efface derrière son résultat : les espaces de la sémantique cognitive sont contemplés plutôt qu'agis ou touchés, les émotions ajoutent de la couleur, les actions ne se distinguent guère des mouvements, et les intentions comme les modalités se composent comme des forces. Le réalisme interne de la sémantique cognitive rencontre alors tout naturellement le panréalisme sémiotique de la filiation thomienne, dans la perspective commune d'une naturalisation du sens. On sort alors clairement de la linguistique, et la socialité du sens passe à l'arrière-plan en même temps que la singularité des langues.

Pourtant ce destin des sémantiques cognitives n'est pas une fatalité. Certains auteurs, proches mais non affiliés, s'en tiennent à des méthodologies linguistiques rigoureuses (paraphrases, commutations), et cherchent en même temps des passages entre une linguistique saussurienne toute faite de différences, et une forme ou une autre de linguistique cognitive, ouvrant sur des effets de sens positifs. L'approche du cognitif lui-même est transformée : ce n'est plus un cognitif individuel purement intérieur, une objectivité psychologique déjà constituée, mais un collectif d'esprits-mondes en détermination réciproque. S'amorce ainsi ce qui pourrait devenir une sémantique phénoménologique, placée par exemple sous le patronage de l'oeuvre de Merleau-Ponty.

Quelque chose, cependant, ne change pas dans ce déplacement : et c'est bien la conception du langage comme mise en scène créatrice d'images partagées. Le fondement du partage est toujours l'espace en tant qu'extériorité visible, champ d'une vision dont on entend un jour comprendre qu'elle puisse être commune : en effet, d'un point de vue phénoménologique, il y a un abîme entre la simple coordination d'espaces et d'actions privés, et leur constitution par prélèvement sur un champ spatio-actantiel construit en commun. Le langage ne peut survenir, si ce n'est dans un monde sensible qui a depuis longtemps cessé d'être privé : et objets, conduites, et motifs de vivre doivent naître d'autrui autant que du sujet.

Nous encourageons bien évidemment une telle réorientation phénoménologique de la sémantique. Nous y participons, même. Et notre soutien sera non moins évidemment critique. Le théatre, l'opéra, le cinéma sont certes des arts totaux. Mais en intégrant tous les autres arts à leurs scènes respectives, ils en font oublier le message singulier. L'illusion de la scène est décidément trop forte. Tout comme la parole, elle s'efface derrière ce qu'elle représente ; mais cet effacement, tout comme le fait que c'est une histoire (et non une simple scène) qui s'y raconte, ne sont pas inclus dans son espace.

On constate de même que la parole s'efface sitôt prononcée, et l'on constate également une rémanence de certains effets de sens, notamment ceux qui se trouvent stabilisés et spatialisés par l'imagination. Et on en déduit à tort que la parole s'épuise dans une pareille modification d'un champ qui n'aurait plus lui-même rien de sémiotique. Telle est l'illusion réaliste de la scène : nous faire oublier sa qualité de signe, nous faire croire ainsi à l'unité, à la continuité, à la complète extériorité de ce qui s'y trame.

Une phénoménologie plus rigoureuse nous enseignerait peut-être que le premier effet de sens est précisément l'effet de signe. Les effets de scène n'en sont qu'un aspect. Ce que la parole nous manifeste d'abord, c'est la différence significative quelle maintient entre elle-même et le champ qui ne se construit qu'avec elle. Le sens de son retrait se manifeste bien sûr dans la modulation présente du champ, par exemple en tant qu'espace vu ; mais c'est tout aussi bien dans le temps de la parole suivante qu'on le découvre. Si l'on en cherche une métaphore qui nous ramène à l'espace, celle de l'écriture nous paraît s'imposer. Ce serait la métaphore de la conversion de la parole en écriture, comme fondement de l'acte de signifier. Le geste de la parole se double de l'acte d'écrire à même le champ, d'une écriture graphique et plastique, expressive et ostensive à la fois, qui marque le champ, recompose et qualifie sa topologie, déclenche des vibrations qui l'affectent en retour. Cette écriture se dissout en permanence dans la trame du champ ; elle devient trace, et conditionnera peut-être d'autres paroles, en même temps qu'elle affecte la texture du champ. L'être contradictoire de cette écriture, comme de ces traces, est à la fois matériel, corporel, et jamais actuel, seulement présumé. Il serait commun parce que matériel et présumé, voilà le casse-tête qu'il faut résoudre.

La sémantique linguistique ne peut donc rien faire d'autre : raconter la conversion réciproque d'une parole et d'une écriture-dans-un-champ, sans hypostasier ni le champ ni les écritures, car ils ne valent eux-mêmes que par l'interprétation qui les fait être, sous la forme d'une perpétuation de ce procès de conversion réciproque. Il y aurait ainsi une distribution de la parole en "moments" actifs : d'écriture, de lecture, et d'activation de traces passées dans la trame du champ. Mais pour cela, une linguistique qui serait seulement du signe ne peut plus convenir. Tout à l'heure, en effet, une phénoménologie de la présence nous manifestait la Parole comme signe ; et c'est maintenant une philosophie de la trace qui la réserve comme texte. Il s'agit bien d'un mouvement d'aller-retour, qui nous malmène de l'une à l'autre perspective. Et pourtant il ne faut pas chercher à l'arrêter : car le savoir ne peut le fixer, seulement nous y inscrire.


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©  mai 1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : VISETTI, Yves-Marie. Le langage comme mise en scène : une critique. Texto ! mai 1997 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Visetti/Visetti_Langage.html>. (Consultée le ...).