LA PLACE DE L'ACTION DANS LES LINGUISTIQUES COGNITIVES

Yves-Marie VISETTI
CNRS / Laboratoire d'Informatique de Paris 6 (LIP6)
 

(Texte inédit, présenté à l'école ARC-CNRS, Bonas, juillet 1997)

Introduction. On partira du postulat fondamental des linguistiques cognitives : celui de l'enracinement perceptif, et plus généralement sensori-moteur et kinesthésique, de tout effet de sens. Postulat qui entraîne pour la sémantique la fonction structurante de schèmes spatio-temporels et dynamiques, constituant une vaste généralisation des Gestalten de la perception visuelle. La description linguistique dégage ainsi, à tous les étages de complexité, des noyaux de sens qui ne ne se développent plus en propositions logiques mais en scènes. Le champ sémantique est alors un espace vu ou imaginé, déployé par une imagerie sémantique qui géométrise, centre l'attention, et distingue les forces qui travaillent à la déformation du champ. Parler et entendre seraient donc fondamentalement (mais pas uniquement) comme voir ou donner à voir une certaine sorte d'imagerie, à la fois mentale et linguistique. Cette imagerie est généralement présentée comme purement intérieure à chaque locuteur ; mais elle peut aussi, pour d'autres auteurs opposés à une telle réduction mentaliste, s'inscrire dans un espace intersubjectif constitutivement partagé, ouvert et mis en scène par et dans la parole.

A partir de là, on se demandera :
1. Quelles sont les places respectives du mouvement perçu, de la motricité, et de l'action dans les analyses effectivement inspirées par ces postulats. On examinera en particulier le concept de force, sous lequel on trouve regroupés des aspects ayant trait au contrôle de l'action par l'agent, à ses motivations ou à ses modalités.
2. Si et comment les schématismes iconiques ou topologico-dynamiques invoqués dans ces contextes suffisent à la prise en compte de l'action.
3. Et si, plus généralement, la notion sémantique de scène peut valablement représenter, ainsi qu'on le souhaite généralement dans ces approches, la "forme instantanée" ou le "diagramme" accumulant en lui les apports d'un discours en train de se faire.


1. Du mouvement à l'action : la catégorie sémantique de la force

1.1. L'interprétation comme vision

1.1.1. Les espaces-temps des linguistiques cognitives. Le succès des linguistiques cognitives ñ nom générique du courant de recherche, principalement nord-américain, illustré par les travaux de Talmy, Langacker, Lakoff, Johnson, Brugman, Herskovits, Vandeloise ñ se constate tout particulièrement dans leurs analyses de l'expression de l'espace, du temps, et du mouvement. Ce qui n'a rien d'injuste ou d'étonnant, dans la mesure où, précisément, ces linguistiques postulent que des schèmes spatio-temporels, topologiques, et dynamiques ñ généralisant de façon transparente les structures du temps et de l'espace perçus ñ participent à la construction de tout effet de sens. Ainsi le cadre d'installation de toute signification serait "spatial", en un sens élargi du terme qui va de la simple métaphore perceptive à l'abstraction topologique mathématisable. Les principes organisateurs des grammaires, en tant que systèmes d'interaction entre formes et sens, seraient eux aussi "spatio-temporels". Les bases de l'acceptabilité linguistique, et peut-être la possibilité de l'innovation permanente, seraient aussi à chercher dans le respect plus ou moins strict des cohérences topologico-dynamiques enracinées, codées, dans l'infrastructure grammaticale : c'est à dire que tout énoncé, même étrange, qui les respecterait, pourrait déclencher les mécanismes compulsifs de l'interprétation en les appuyant à toute la systématicité de la langue ; et celle-ci s'en trouverait, le cas échéant, décalée vers de nouveaux usages. Les grammaires cognitives ne prétendent évidemment pas connaître d'avance les résultats toujours contextuels de ces interprétations : elles entendent juste cerner au plus près le noyau sémantique de cette acceptabilité novatrice, et le trouvent précisément dans une certaine forme de spatialisation du sens, condition a priori de toute élaboration en situation d'énonciation.

1.1.2. Le mentalisme des linguistiques cognitives. Bien sûr, les schématismes décrits dans ce cadre sont spécifiquement linguistiques ; ils ne doivent pas être confondus avec des Gestalten organisant la perception des scènes vécues, ni identifiés à des structures générales de l'imagination, encore moins à des images mentales évoquant cette même scène. Le rattachement, l'unification de ces différentes structures cognitives n'est d'ailleurs pas toujours nécessaire ou possible. Il n'en reste pas moins qu'ici le concept (ou la métaphore) d'une imagerie à la fois mentale et linguistique fait sentir ses effets : l'interprétation est avant tout une vision, vision de mouvements sur une (autre) scène, et mouvements de points de vue sur cette même scène. La sémantique reconstruit réflexivement cette vision, tout comme les locuteurs la construiraient en temps réel : et il s'agirait dans ce cas d'une vision interne, strictement privée, telle que la postulent ces théories mentalistes.

1.1.3. L'effacement de l'action. L'interprétation est donc fondamentalement une vision, soit en principe, et idéalement pourrait-on dire, un acte de réception. Mais cet acte de voir s'efface tout naturellement devant son résultat, il cède entièrement devant l'extériorité mentale qu'il met en place. Ainsi par exemple les variations de point de vue sur les espaces sémantiques se réduisent en général à des mouvements virtuels animant les entités sur la scène. Dans l'analyse de il vit au-delà de la colline, la prairie descend jusqu'à la rivière, il y a dans cette vallée une maison tous les kilomètres, l'intériorité et la mobilité du regard disparaissent, et les célèbres diagrammes des linguistiques cognitives se contentent d'afficher en pointillé la trace des balayages. C'est ainsi que cette vision particulière, dont la sémantique se donnait pour tâche de mettre en lumière le caractère d'acte, devient trop souvent pure contemplation de mouvements entièrement projetés dans les espaces construits. On pourrait répliquer que ce n'est pas bien grave, du moment qu'il est précisé que ces diagrammes ne représentent pas des formes se réduisant à leur actualisation sur fond d'espaces mentaux, mais des signes s'inscrivant sur ces mêmes espaces : c'est à dire des structures d'échange entre une intériorité agissante et une extériorité agie, de simples articulations ou signalisations pour une action interprétative en cours. Or cette réplique nous ne l'entendons jamais, du moins pas avec toute la clarté nécessaire, et tout porte à croire que l'efficacité théorique prêtée à ces diagrammes renvoie exclusivement à une perception de formes bien spécifique, à la saisie d'une simple extériorité (serait-elle "mentale" et "construite") entièrement délivrée dans le présent de l'énonciation. Il y aurait donc une forme du sens, par laquelle s'expliquerait la forme de la langue, et les diagrammes la dévoileraient.

Ce diagnostic trop rapide, trop peu argumenté, se confirme-t-il lorsqu'on examine le traitement explicite de l'action ? Les grammaires cognitives ont-elles élaboré et diagrammatisé avec précision les schèmes linguistiques de l'action ? ont-elles réussi à les intégrer aux schèmes de mouvement et de changement déjà mis en place ? Il ne semble pas que ce soit le cas. Le problème posé par l'action est qu'elle se manifeste principalement par les changements de configurations qu'elle introduit, sans pour autant se réduire à une simple déformation de Gestalts, à une série d'accidents morphologiques. Elle prend son origine au pôle dominant d'un agent, qui lui apporte éventuellement initiative, contrôle, impulsion, énergie, volonté. Elle est intrinsèquement dirigée, s'applique à un patient qu'elle modifie en allant au contact avec lui. Elle est susceptible de réussir ou d'échouer, d'être ou non assumée par l'agent. Enfin elle apparaît comme l'expression d'une intériorité et d'une intentionnalité, elle oblige à poser les questions qui ? pourquoi ?. Et parmi toutes les caractéristiques typiques que nous venons de lui prêter, bien peu ont intuitivement le caractère d'une Gestalt. De surcroît, même la simple expression du mouvement et de la position peut leur conférer, en langue, une "intériorité dynamique" qui se réduirait difficilement à une cinématique purement "extérieure". Ainsi Vandeloise, analysant le cas-limite du verbe toucher dans ses acceptions statiques et cinétiques, part de la règle d'usage évidente "A touche P à l'instant où le contact entre A et P est remarqué par l'énonciateur", mais la complète de la règle plus élaborée "A touche P à l'instant où une action physique minimale et asymétrique de A sur P est remarquée par l'énonciateur". Par conséquent, même lorsque le verbe toucher semble au premier abord signifier le simple contact topologique, il comprend selon cette analyse la notion d'un "transfert minimal d'énergie" ñ quantité inassignable d'une énergie de nature "proprioceptive" plutôt qu'extéroceptive, dont le pouvoir explicatif en linguistique n'est pas autrement prouvé par l'auteur.

Mais avant de poser le problème de l'action, il convient peut-être de poser ceux de l'expression linguistique de la causalité et de l'agentivité. Ils sont considérés comme à la fois préalables et plus simples, et L. Talmy a proposé pour les comprendre de s'appuyer sur un concept sémantique de force de portée très générale.

1.2. La force selon Talmy

1.2.1. Grammaire et classes fermées ; les quatre systèmes d'imagerie. Talmy divise son objet en deux grandes classes : la classe ouverte de la plupart des unités lexicales, et la classe fermée des unités ou formes grammaticales, qu'il étudie sous l'étiquette générale de grammaire. Il range dans cette dernière les catégories et les relations grammaticales au sens traditionnel du terme, les déclinaisons et conjugaisons, les constructions de la syntaxe, différents groupes de grammèmes (adverbes, prépositions, conjonctions), etc. Leur fonction est d'abord de configurer en langue un certain nombre de catégories ou domaines fondamentaux, tels que l'espace, le temps, les relations de position, le mouvement, la causalité, les états de connaissance, les modalités d'existence, etc. Mais ils servent en même temps de base organisatrice très générale à l'élaboration de tous les effets de sens, quel que soit leur "domaine" de référence. En particulier, la sémantique des classes fermées intéresse tout le matérial lexical des classes ouvertes, qui intègre ces mêmes dimensions sémantiques puisqu'elles fondent la possibilité d'une syntagmatique cohérente. L'étude des classes fermées d'unités grammaticales se fait suivant quatre perspectives systématiques et relativement indépendantes, appelées imageries : la schématisation structurelle de la scène (espace, temps, mouvement, constituance, configuration morphologique-actantielle...), le système des perspectives (points de vue et modes de parcours de la scène), le système de la distribution de l'attention (champ, focalisation, thématisation), et enfin le système des forces s'exerçant entre entités. Les trois premières imageries font signe vers la modalité visuelle. La quatrième renvoie plutôt à notre expérience kinesthésique et proprioceptive. Talmy estime que la catégorie de force ainsi comprise intervient de façon cruciale dans l'expression en langue de l'interaction physique, psychologique, sociale, argumentative. Elle aurait également cours dans l'expression des modalités (les modaux de l'anglais : can, may, must, shall, need, have to, etc). En somme la notion de force fonderait l'unité et la systématicité partiellement commune de distinctions qui, lorsqu'elles sont transposées sur les plans pratique ou ontologique (et ajouterons-nous dans le temps du discours et non du simple énoncé), commandent néanmoins des attitudes radicalement divergentes. La grammaire disposerait donc d'un tel principe d'unification, elle commanderait pour ainsi dire la possibilité de faire sens du même coup dans tous ces domaines à la fois.

1.2.2. La force comme généralisation de la causalité. Le dispositif de base est simple. Il comprend une distinction (ou asymétrie) entre deux entités exerçant ou subissant les forces en présence : l'Agoniste et l'Antagoniste. L'attention se focalise sur l'Agoniste, en tant que la "question" traitée par l'énoncé est de savoir si à l'issue de l'interaction il pourra exprimer sa tendance propre ou propension quant à la force. De son côté l'Antagoniste est pris en considération pour l'effet qu'il exerce sur son partenaire. Les diagrammes mettent donc en scène deux entités-forces, douées chacune d'une tendance intrinsèque (vers "l'action" ou le "repos"), et dont l'une est posée comme plus forte que l'autre selon une certaine balance à qualifier. Il en résulte un effet ñ une force résultante qui se traduit par le repos ou la mise en "action" effective de l'Agoniste.

Exemples :

[sans expression de la force] la balle roule dans l'herbe

[avec expression de la force] la balle roule en dépit de l'herbe épaisse/à cause du vent ; la balle s'arrête à cause de l'herbe ; la porte tient en dépit du vent... Ici, les notions traduites sont du type empêcher/bloquer/favoriser

[valeurs terminative ou inchoative de la causation] le ballon fait tomber la lampe, la pluie a fait s'éteindre le feu...

[l'Antagoniste se dérobe ou reste à distance, et laisse l'Agoniste exprimer sa propension] le réservoir mal fermé n'a pas empêché l'essence de couler, le boulanger laisse reposer le pain...

Talmy considère que les formes de causation non "agentives" sont plus fondamentales que celles où un agent est explicitement mentionné. Elles seraient relativement indépendantes de la mention de ces agents, qui force l'introduction de nouvelles entités sur la scène linguistique (l'agent, mais parfois aussi l'instrument : J'ai cassé la lampe/avec mon ballon/en la heurtant avec mon ballon). Ainsi la dynamique des forces travaillerait la scène indépendamment du fait que ce travail prend place (ou non) à l'intérieur d'une scène ou séquence plus large, où s'exprimerait l'agentivité proprement dite. Du reste on peut soutenir dans bien des cas que ce que nous concevons en situation comme agentivité, s'exprime en langue sous le seul régime de la force (au sens de Talmy), en excluant tout sème de volonté ou d'intentionnalité. Malheureusement, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, le travail de Talmy est plus inventif que rigoureux. Les interprétations sont proposées globalement, aucun lexème n'est analysé avec précision dans son potentiel d'expression de la force, la construction des effets de sens n'est pas reconstituée, les degrés d'acceptabilité ne sont pas justifiés, etc. Beaucoup de travail resterait donc à faire si l'on souhaite donner à ces concepts le développement qu'ils appellent.

1.2.3. Extensions de la force au psychologique, au social, aux modaux, à l'argumentation. Le terme d'extension (à une psychodynamique, une sociodynamique, etc.) est bien révélateur de la tendance générale des linguistiques cognitives à considérer comme premier le domaine de l'expérience "physique", c'est à dire perceptive et motrice. Y compris pour ce qui est de l'expression en langue, les autres domaines ou dimensions de l'expérience devraient dériver, par un processus génétique d'ancrage ou par transfert métaphorique, de ce domaine préalablement constitué. Il y a bien une unité postulée de tous ces domaines (c'est précisément la grammaire qui la spécifie), mais tout se passe comme si le principe de cette unité reposait en permanence dans une base ou origine perceptive supposée commune, antécédente, et séparée.

Les extensions annoncées appellent finalement peu de commentaires, et elles enrichissent peu la diagrammatique : il suffit de "typer" le cadre de l'interaction comme également psychique ou argumentatif, etc.Vouloir mobiliserait ainsi une sorte de pression psychologique, de même que se retenir le ferait en sens inverse, etc. Les modaux sont analysés en faisant intervenir des Agonistes cachés, instanciant des forces sociales ou morales (Jean ne peut quitter la maison, le gâteau doit rester dans l'armoire). Mais comme il n'y a ici aucune analyse de l'interaction réciproque des unités dans l'énoncé, on ne peut être sûr qu'il faille créditer les lexèmes pré-cités, et non d'autres éléments du co-texte, de ce potentiel d'évocation qui leur est ainsi prêté. D'ailleurs on ne voit pas pourquoi il faudrait, du point de vue dune sémantique linguistique, introduire à ce stade de l'enquête des types de forces distincts, alors même que que tout l'intérêt du concept de force serait de mettre en avant, inscrite à l'intérieur de la grammaire, une certaine sorte d'indifférence à l'égard de ces distinctions que d'autres champs sémantiques pourraient avoir la charge de traiter en interaction avec elle.

1.3. Action et force

1.3.1. Résumé comparatif du concept de force. Le succès explicatif de ce concept est donc pour le moment plutôt mince en sémantique, même si le plaidoyer de Talmy en faveur de son développement reste tout à fait d'actualité. Il est particulièrement important de saisir en quoi ce concept reste original, notamment en regard des élaborations physiciennes qu'il a connues, en même temps que la catégorie de causalité. La dissymétrie entre Agoniste et Antagoniste n'a pas de corrélat dans la physique depuis Newton. Le fait de conceptualiser toute entité comme porteuse d'une tendance intrinsèque, d'une propension particulière au repos ou au mouvement est tombé en désuétude avec la notion d'impetus. L'interaction des forces ne fait pas appel à un principe d'égalité de l'action et de la réaction. La causalité, ainsi enrégimentée par la force, s'exprime d'une façon radicalement épurée de toute considération de vitesse, de complexité, de format, etc. (la chaleur a cassé le disque équivaut de ce point de vue à le vase a cassé le disque ou à la faim a détruit le consensus). Son schème temporel général est plutôt celui d'une succession via une transition discontinue (semblable à une percussion), et non la continuité d'un procès tel que la physique le reconstruit, dissolvant d'ailleurs, et en partie de ce fait, la spécificité de la relation causale. Mais le rôle de la force ne se réduit pas à ce type d'effets, qui impliquent la succession ou bien l'application extérieure de la force : car la propension intrinsèque aux entités suffit, et c'est déjà de la force. Des configurations très génériques, comme celles étiquetables par laisser, bloquer, résister, sont également des cas de figure fondamentaux. Les entités, notamment "psychologiques", peuvent se dédoubler et entrer dans une auto-agonistique (je m'empêche d'avancer, je me suis mis au travail). Reste toutefois une ambiguïté fondamentale : la force, en tant que notion sémantique, doit-elle se différencier en types ? n'est-ce pas contradictoire avec l'intuition de départ, qui entendait en faire le complément "dynamique" très général, mais dans un sens spécifique aux langues, de schèmes eux aussi très généraux d'espace et de mouvement, quant à eux déjà mieux élucidés ?

1.3.2. La force comme métaphore physique. Comme on l'a déjà souligné, Talmy avance que le langage "étend" aux domaines psychologiques et sociaux les concepts de l'interaction physique (d'une physique perçue et naïve, mais qui fut peut-être théorisée par Aristote). C'est la thèse, familière en linguistique cognitive, de la constitution métaphorique des espaces mentaux par ancrage dans la perception. Cependant la physique naïve déployée, codée dans les langues, traiterait les forces comme des propensions, c'est à dire comme des spontanéités auto-productrices d'effets, qui se manifestent dans l'espace sans pour autant être elles-mêmes de nature spatiale : elles sont l'intensité d'un agir, ou en tout cas d'une "agentivité", attribuable à toute entité de la scène, sans considération de volonté, d'intentionnalité, ou d'expérience sensible qu'il faudrait lui reconnaître par ailleurs. Il y a donc comme une "intériorité" en même temps qu'une "propensivité" de la force en sémantique, qui empêche sa réduction à une extériorité quantifiable et localisable dans un espace et un temps. Son éventuelle formalisation dans un cadre topologico-dynamique (au sens mathématique), par exemple comme instance de déformation de ce cadre, ne paraît donc pas des plus évidentes.

1.3.3. La "déqualification" des verbes d'action. Peu de verbes sont spécifiquement destinés à l'expression de l'action, au sens fort où des acteurs y seraient nécessairement engagés. Le cotexte fait ici presque toute la différence, et c'est peut-être un argument en faveur d'un concept très générique et non intentionnel de force, à l'aide duquel on pourrait expliciter plus facilement le potentiel générique de ces verbes.

Exemples : la mer bat la falaise, la pluie martèle les vitres, la situation commande/ demande/ promet, l'ordinateur calcule, la maison respire l'ennui, le bateau touche au port, la voiture chasse de l'avant et mange de l'huile, la rivière s'engage dans le défilé, la soude agit sur les métaux, la crue trouble l'eau, la voiture marche...

Il serait intéressant de recenser les raisons pour lesquelles une telle "déqualification", c'est à dire une telle étendue d'acceptions allant de l'agentivité proprement dite à la simple force, peut prendre effet, ou ne le peut pas ñ à moins de s'engager franchement dans la métaphore ou la personnification (la montagne remercie la forêt). On pourrait par exemple invoquer une spécificité morphologique : cela marche peut-être pour fesser, mais déjà moins pour gifler (la mer gifle la falaise). Le trait /artefact/ n'est pas plus sûr (marteler, faucher). La complexité d'une chaîne opératoire n'est pas non plus une protection définitive, et c'est finalement ce que les notions d'opération ou de fonction apportent : à savoir la possibilité d'une déqualification des intentions investies dans le processus, par exemple à travers une mécanisation. Lorsque l'action est en quelque sorte intrinsèquement adressée dans le champ intersubjectif, qu'elle suppose l'expression de l'agent, qu'elle engage l'institution symbolique et un répertoire de valeurs (remercier, flatter, blâmer, décréter, excuser, saluer), il se peut qu'elle puisse se dire par le moyen de vocables spécifiques, exclusifs. En somme l'action serait spécifiquement celle d'un acteur, dès qu'elle aurait le caractère d'un "acte de langage", à la fois expressif et conventionnel. Mais là aussi des surprises nous attendent : le col commande la vallée, ça promet, ça ne me dit rien, ça me parle. Faudrait-il donc traiter les entités engagées dans ces exemples comme des acteurs sémantiques, des agonistes, ou de simples actants ?


2. Remarques sur les formalisations topologico-dynamiques

2.1. Les formalisations topologico-dynamiques comme structures de base des scènes sémantiques

Depuis Fillmore et son concept de scene semantics, toutes les linguistiques cognitives font appel à une notion ou une autre de scène (et parfois explicitement sous ce nom). Sans méconnaître certaines distinctions capitales (cf. B. Victorri), il paraît juste de dire qu'on entend généralement par là le cadre de construction le plus général convenant à une sémantique de la phrase. Les structures fondamentales y sont de type topologico-dynamique : en un sens spécifiquement linguistique, distinct de ce que la perception nous livre sous ce rapport. La représentation de ces structures fait appel à une diagrammatique de type iconique, parfois relayée par une formalisation mathématique en bonne et due forme (topologique, mais encore insuffisamment dynamique). Nous avons noté plus haut la faiblesse actuelle de ces problématiques sur la question de l'action, entendue en un sens fort du terme, c'est à dire corrélée à l'intervention d'acteurs. La question plus simple de l'agentivité est à peine dans un meilleur état, et le concept de force constitue la tentative la plus intéressante en ce sens. Mais son articulation précise aux rôles actantiels, tout comme les modalités de son intégration au cadre topologico-dynamique déjà en place, sont très loin d'être élucidées. On se contentera donc ici de quelques remarques ou rappels.

2.1.1. Les formalisations topologico-dynamiques ne suffisent pas à la description sémantique des scènes. Comme on vient de le dire, il faudrait y ajouter au minimum une dynamique des forces, encore mal définie, pour la combiner aux structures morphodynamiques déjà introduites. En cas de succès on aurait enrichi l'esquisse d'actantialité déjà disponible (dans une interprétation de type "localiste" à l'oeuvre dans les espaces sémantiques) avec des structures de contrôle, de résistance, etc. On disposerait alors d'une formalisation d'agentivités "primaires", animées par des propensions instantanées. Evidemment l'acteur, en tant qu'entité en charge de son futur dans le présent-même de la scène, est encore bien loin. Rappelons également (cf. 1.3.2) que "l'intériorité" des forces à traduire ne facilite pas leur transposition dans une topologie. Et notons enfin que des auteurs plutôt éloignés les uns des autres (Vandeloise, Frankel et Paillard) ne se satisfont pas de la simple inclusion topologique pour comprendre une préposition apparemment aussi simple que dans ou en : il y faudrait également, selon eux, des dimensions de contrôle (dans la misère, dans son enthousiasme, dans le bol), ou des rapports de qualification (en mer).

2.1.2. Les formalisations topologico-dynamiques sont nécessaires, mais jusqu'à quel point ? Nous avons déjà évoqué de façon critique la problématique de l'ancrage dans la perception, qui était une (mauvaise) façon de justifier cette nécessité. Plus récemment s'est introduite une problématique de l'ancrage dans un schématisme topologique abstrait, qui ne postule aucun rapport privilégié à la perception, et considère la topologie comme une structure de base de l'interaction entre tous les champs sémantiques, tout en refusant de considérer l'un de ces champs comme plus fondamental que les autres. Ce cadre topologique abolit ainsi le privilège exclusif qui revenait auparavant à la perception proprement dite. L'espace lui-même n'est donc plus seulement l'espace du simplement visible, ainsi approfondi il pourrait devenir le champ de manifestation de forces ou de valeurs qui s'y expriment, et sans lesquelles il ne serait pas perçu comme il l'est. Il n'en reste pas moins que même dans ce nouveau cadre le topologique reste le site abstrait de l'inscription de valeurs sémantiques qui viennent le surdéterminer : comment, dès lors, pourrait-on le virtualiser, l'inhiber, dès le moment où tout doit s'inscrire "par-dessus" ? Est-il vraiment besoin, par exemple, de convoquer du topologique pour comprendre par mégarde, ou par centaines, ou même par la fenêtre ? Une voie de compromis pourrait consister à introduire des opérateurs de conversion de rapports topologiques en rapports de qualification, ou en dimensions de contrôle ; les lexèmes signifieraient précisément l'existence, reconnue en langue, de transactions spécifiques entre espace, qualité, et contrôle ; on devrait supposer alors que toutes les entités présentes sur la scène ne sont pas topologiquement définissables : certaines s'y intègrent à l'état qualitatif de "notion", et doivent, pour recevoir une localisation, s'attacher à une entité qui en dispose déjà .

Il subsiste donc comme une gêne vis-à-vis de ce "substrat" topologique invoqué en sémantique : il semble encore "précéder" ce qui s'y configure, alors qu'il faudrait le considérer, dans une tradition différentielle saussurienne, comme la trace toujours dérivante de toutes les unités qui trouvent à s'articuler en lui.

2.2. Les diagrammes ne sont pas des formes

Sous ce titre un peu mystérieux on voudrait simplement rappeler qu'une structure topologique, qui plus est augmentée de toutes sortes de rapport de cadrages, de mises en relation, de saillances thématiques, etc., n'est pas une simple forme, c'est à dire quelque chose qui se donnerait entièrement au présent, et une fois passé le temps de son actualisation disparaîtrait corps et bien. Ce n'est pas quelque chose qui se saisit d'un coup dans un acte analogue à une perception, pas plus que la structure de triangle ne se saisit d'un coup dans le dessin d'un triangle particulier. Les diagrammes des linguistiques cognitives ne doivent donc pas faire illusion sur ce point, en dépit des proclamations confuses de certains auteurs. Les diagrammes figurent des procédés, des contraintes de construction ou d'accès dont le temps de mise en oeuvre, et en même temps la prise de valeur dans une extériorité, reste bien mystérieuse. Il vaut donc mieux les considérer eux-mêmes comme des signes, justiciables à leur tour d'une sémiotique les connectant entre eux, et simultanément au monde et au potentiel linguistique. Il paraît de toute façon vain et contradictoire de faire du langage une activité qui s'épuiserait entièrement dans la modification d'un champ qui n'aurait plus lui-même rien de sémiotique. Le langage n'est-il pas aussi la capacité de transformer tout phénomène en signe, c'est à dire la capacité de faire du phénomène le support transitoire d'opérations de configuration et d'interprétation qui vont au-delà de ses modalités d'apparition ? De même les diagrammes de la sémantique ne figurent pas un deuxième monde, intérieur ou extérieur, mais sont les signes d'une activité dont ils résument intuitivement, pour nous, la structure.


3. Acteur et histoire

3.1. Scène et synopsis

Quel est le principe d'assemblage des configurations partielles en une scène unique ? Il s'agit de façon très générale du problème de la lecture/écriture des diagrammatiques linguistiques dans un monde perçu, imaginé, ou conceptualisé par ailleurs. Ces mondes sont censés apporter leur propre unité, diversité et cohérence, dont l'activité de langage se saisit en même temps que des aspects proprement linguistiques de la scène déjà construite : et faisant usage de toutes ces ressources en même temps, les locuteurs transforment la scène, et possiblement le monde bien réel qu'elle configure. La question se pose alors de savoir jusqu'où vont en l'occurrence les pouvoirs d'assemblage des opérateurs spécifiquement linguistiques de construction des scènes, jusqu'à quel point ils peuvent fonctionner de façon autonome. Il semble que cette autonomie soit très limitée : seules notre capacité générale d'être au monde, la situation d'énonciation, des conditions herméneutiques particulières à l'oeuvre dans le discours ou la lecture peuvent coordonner ces feuilletages de cartes topologico-dynamiques. Cette coordination n'est donc pas immanente au sémantisme linguistique. En d'autre termes, l'activité de langage, décrite dans la perspective plus vaste d'une sémantique interprétative, construit nécessairement des structures qui tout en restant spécifiquement dépendantes des langues (donc non réductibles à du concept, du percept, etc.), ne relèvent pas uniquement du noyau fonctionnel de ces mêmes langues, mais d'abord d'une capacité elle aussi spécifique de faire sens dans le temps ouvert de la parole (capacité sans laquelle le noyau fonctionnel des langues ne pourrait pas exister). Une première question serait alors de savoir lesquelles de ces structures narratives, discursives, textuelles... pourraient encore s'exprimer dans un format topologico-dynamique. Une deuxième question serait de savoir si le concept de scène, héritée de Tesnière, Fillmore, etc., pourrait s'élargir, sans perdre sa structure de base, jusqu'à accueillir certaines de ces structures sémantico-discursives. Dans la mesure où le concept de scène est maintenant fondamentalement lié à une cohérence de type topologico-dynamique, on peut fortement douter de la possibilité d'un tel élargissement. Faire sens, c'est varier les éclairages, comprendre les choses suivant différents modes de masquage et de mise en valeurs (c'était l'un des leitmotivs du livre de Lakoff et Johnson sur les métaphores dans la vie quotidienne). Chaque mode de présentation, pris séparément, est peut-être compatible avec une certaine mise en scène topologico-dynamique. Mais il n'y a aucune raison de supposer que plusieurs présentations le soient toutes en même temps. Le problème se pose déjà au niveau d'une phrase complexe.

On peut toutefois faire d'emblée la suggestion de nommer synopsis la totalité formelle, ou plutôt l'unité ouverte du discours ou du récit en train de se faire. La synopsis serait cette unité saisie globalement, mais toujours à partir d'un point de vue déterminé sur la construction globale. Il y aurait donc deux synthèses simultanément à l'oeuvre dans le champ sémantique : celle des scènes morphologico-actantielles (en un sens restreint comme dans 2.1.1), et celle de la ou des synopsis qui les unifient (ce qui ne veut pas dire simplement qu'elles les accumulent). L'acteur proprement dit relèverait nécessairement du niveau de la synopsis, sans exclure la possibilité de cas-limites où la synopsis aurait conservé le format topologico-dynamique d'une scène. La scène (au sens restreint) ne serait donc pas nécessairement l'unique structure évoquée par la phrase simple (même prise isolément), puisque certains lexèmes, par exemple, font d'emblée surgir un acteur, ou esquissent un scenario. C'est par conséquent au niveau de la synopsis qu'il faudrait déjà inscrire ce type d'effets.

3.2. L'illusion de la scène

En bref, l'illusion principale de la scène ñ dont on peut estimer qu'elle continue d'être active jusque dans le concept homonyme des linguistiques cognitives ñ est de nous faire oublier sa simple qualité de signe de l'histoire qui s'y raconte. Si cette histoire se déroule bien sur la scène, elle ne relève pas uniquement de son espace, elle ne peut être totalisée par lui, ni même alignée sur sa temporalité. Une histoire n'est pas seulement un enchaînement dynamique de scènes. Elle suppose une tension, ouverte dans le temps en direction de sa fin, soutenue par le narrateur et ses allocutaires en même temps que par les acteurs qui s'y confrontent. Elle suppose une avancée, l'élaboration d'un enjeu, et donc une façon de lui rapporter en permanence ce qui se passe (cf. par exemple la structure greimassienne des récits, distribuée en contrats, épreuves, jonctions, etc.). Elle suppose par conséquent des regroupement d'actants, et des recatégorisations constantes du parcours relativement à un canevas narratif qui est à la fois le principe de son unité, et la trame sur laquelle chaque scène est "perçue" et vient tour à tour apporter sa modification.

3.3. L'acteur et l'action

Nous avons souligné plus haut que les linguistiques cognitives n'avaient guère rendu compte de l'action, si ce n'est, et encore bien faiblement, au niveau d'une agentivité primaire dépourvue de profondeur intentionnelle et temporelle. La conclusion que nous voudrions soutenir est qu'il s'agit là d'une simple conséquence du choix d'arrêter la sémantique au niveau d'une analyse ou construction de scène. A ce niveau, forces et Gestalts suffisent. Car au palier d'une phrase simple, qui est comme le corrélat syntagmatique de cette unité sémantique de la scène, il n'y aurait en fait pas grand chose de plus à dire sur l'action, dès le moment où l'on voudrait la comprendre dans le présent d'une scène : c'est seulement au niveau d'une synopsis, qu'elle soit déclenchée par une phrase isolée ou bien développée tout au long d'un discours, que la qualité d'acteur, et l'action en un sens fort peuvent se manifester. Seule la synopsis donne consistance à l'acteur, puisque seule une "histoire", même très brève, atteste de son existence, tandis que de son côté l'intentionnalité de l'acteur est bien gagée sur son implication dans cette histoire où il y va de lui-même. Car l'acteur est un support de continuité (non topologico-dynamique) entre une scène en cours et une fin poursuivie dans la confrontation avec ses protagonistes. Et de même une histoire est le support unitaire (mais non topologiquement connexe) d'une tension ouverte de son début vers sa fin, et dont la résolution appartient à ses acteurs.

Tout cela se raconte, et aucune "scène" ne peut le totaliser.


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©  mars 1998 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : VISETTI, Yves-Marie. La place de l'action dans les linguistiques cognitives. Texto ! 1mars 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Visetti/Visetti_Place.html>. (Consultée le ...).