SUR LA RELATION ENTRE INTERPRÉTATION ET HISTOIRE DES INTERPRÉTATIONS [1]

Pierre JUDET DE LA COMBE
CNRS / Université de Lille 3

(Texte paru dans Christoph König (éd.), Revue Germanique Internationale, 1997, n°8, Paris : PUF, p. 9-29)

L’histoire de l’interprétation des œuvres littéraires ou philosophiques est devenue maintenant une discipline presque autonome ; quand elle ne se limite pas à la présentation des étapes d’une « réception », elle s’accompagne d’une histoire des contextes sociaux, culturels et surtout institutionnels des pratiques interprétatives. Il s’agit alors souvent d’une histoire « critique », au sens où elle établit une relation entre les thèses soutenues sur les œuvres et les conditions dans lesquelles elles l’ont été, avec le soupçon que cette relation est déterminante pour le contenu des thèses ainsi situées et que les interprètes sont par là porteurs d’une signification historique dont ils n’ont pas l’entière maîtrise. Le gain est évidemment immense pour l’histoire des disciplines, puisqu’au lieu de raconter une suite de résultats ou de thèses, l’historien cherche désormais à rendre compte de la manière dont des objets traditionnels, les œuvres, ont été indéfiniment adaptés à des attentes, à des formes nouvelles de légitimité. La logique de la formation des discours savants ou des réutilisations peut ainsi être reconstituée.

Mais « critique » doit s’entendre aussi en un autre sens, qui touche non plus seulement la relation entre une interprétation et sa situation ou sa fonction dans l’histoire, mais sa relation à l’œuvre interprétée. En opposant ce qu’une interprétation croit être à sa signification historique réelle, ou supposée telle, on renvoie, au moins implicitement, à une idée de ce que l’interprétation pourrait ou devrait être, si elle était moins naïve, c’est-à-dire si elle maîtrisait sa propre histoire et la série des médiations qui la séparent de l’œuvre. A moins de se résigner à rester extérieure à son objet, et donc de renoncer à sa portée critique, l’histoire des interprétations est amenée à dépasser la simple analyse des lectures existantes et à définir le lien qu’elle pose entre l’archéologie des lectures et le travail positif de l’interprétation. L’histoire de la réception des œuvres présuppose ainsi une herméneutique, non seulement des traditions interprétatives suscitées par les œuvres mais des œuvres elles-mêmes. Elle entre à ce titre de plein droit, si elle est conséquente avec elle-même, dans les débats concernant la nature de l’interprétation : partant d’un examen des lectures passées, elle contraint en retour l’interprète actuel à thématiser sa situation au sein de sa propre histoire et donc à sortir de l’illusion d’une science progressant hors histoire, ou selon une histoire qui lui appartiendrait exclusivement.

A côté de l’intérêt de l’historien de la lecture pour la relation « réelle » entre contexte et interprétation, se pose ainsi la question de la nécessité ou de l’utilité pour l’interprète des œuvres d’une objectivation des lectures [2]. Engagé, s’il se fait historien de sa discipline, dans une autoréflexion sur les conditions de sa pratique, l’interprète est en effet amené lui aussi à prendre position sur le lien systématique qu’il est en droit d’établir entre histoire et critique des interprétations et sa propre interprétation.

Plus généralement, la position de l’interprète à l’intérieur de son propre langage et de la langue en général requiert déjà qu’il donne une définition de ce lien et précise par là ce qui fait la particularité de son interprétation. Cette position n’est en effet pas claire a priori, car – c’est une banalité –, ce qui caractérise la « science » des œuvres de la tradition, c’est qu’elle est historique non par son objet seulement, mais dans sa constitution même, puisqu’il n’y a pas de différence de nature entre le langage des œuvres qu’elle lit, le langage de l’interprète et le langage de la culture de l’interprète. Il ne se trouve, du côté de l’interprète ou de l’œuvre, que du langage ordinaire. Aucune formalisation ne peut se substituer entièrement à la langue historique, et donc commune, de celui qui lit. L’interprète et l’œuvre coappartiennent donc au monde historique, même s’il ne s’agit pas du même monde historique. En décidant de ce qui peut faire sens, et donc relève de sa science, l’interprète définit, implicitement ou explicitement, son propre rapport à l’histoire, et, par là, quelle relation historique le rattache à son objet, et donc à l’histoire des interprétations.

Le but de ces remarques est d’apporter quelques éléments de clarification dans la définition des tâches et des orientations possibles de ce que peut être une « philologie critique », c’est-à-dire une philologie (entendue au sens classique de science des œuvres) qui associe à son travail d’interprétation des textes une dimension autoréflexive, et pour cela examine les conditions de possibilité et l’histoire de l’interprétation. Je voudrais ainsi revenir sur quelques positions relatives à l’herméneutique littéraire défendues récemment dans le contexte d’une discussion théorique menée en grande partie en Allemagne, ou à partir des axiomes d’une herméneutique « allemande », en opposition ou en comparaison avec d’autres traditions scientifiques.

Au début de son Introduction à l’herméneutique littéraire [3], Peter Szondi insiste sur l’historicité de la lecture et de la théorie du déchiffrement qui l’accompagne nécessairement. Il justifie par là la différence qu’il introduit entre herméneutique littéraire et herméneutique philologique (le terme « littéraire » est choisi par lui en raison de la pratique de Szondi, qui ne se contente pas de prendre position dans la discussion théorique sur l’herméneutique, mais qui dégage, de manière réflexive, le cadre nécessaire à une lecture adéquate et fine des œuvres littéraires, telle qu’il la développait dans son travail, selon son intérêt premier [4]). L’herméneutique philologique (prise au sens traditionnel) s’aveugle sur ses propres conditions du fait qu’elle pose une relation technique, indéfiniment perfectible, entre l’interprète et son objet, et croit donc échapper aux déterminations historiques de sa pratique. Or ces déterminations ne sont pas « extérieures », elles décident de la matière même du travail philologique : les critères de l’intelligibilité d’une œuvre, eux-mêmes historiques, ne peuvent être dissociés de la qualité d’œuvre d’art de l’objet, et dépendent donc, déjà, des attentes, nécessairement particulières, liées aux différentes conceptions de la beauté. C’est l’examen critique de ces attentes qu’une herméneutique « littéraire », c’est-à-dire adaptée à son objet, devra prendre en compte :

Il n’est pas possible de combler sans révision critique le manque d’une herméneutique littéraire à notre époque en se servant de l’herméneutique philologique que les siècles précédents nous ont transmise ; d’abord parce que celle-ci a, malgré qu’elle en ait, des prémisses historiques, ensuite parce que nous entendons sous le terme d’herméneutique littéraire une philologie qui, sans être défaillante bien entendu, réconcilie l’esthétique et l’apprentissage de l’interprétation. Elle doit par conséquent prendre appui sur notre conception actuelle de l’art, et être, dans cette mesure, déterminée historiquement elle-même, et non pas valable universellement dans tous les temps. C’est pourquoi la démarche systématique est aussi peu appropriée à cette introduction que la description historique (…) C’est bien autorisée par l’examen critique des théories antérieures de l’herméneutique qu’elle peut non seulement être consciente de l’historicité de celles-ci, mais de ce qu’elle doit concevoir aujourd’hui [5].

La nature de cette historicité change radicalement quand elle n’est plus envisagée, avec Szondi, d’un point de vue méthodique comme le terme d’une objectivation nécessaire au travail de l’interprétation, mais devient, chez Hans Robert Jauss par exemple, un principe déterminant qui fixe par avance l’orientation et la nature du travail interprétatif. Reprenant l’opposition entre herméneutique philologique et herméneutique littéraire, Jauss fait de l’historicité – dont la prise en compte, encore une fois, distingue une herméneutique de l’autre [6] – non plus une idée régulatrice guidant sur un mode problématique la lecture, mais une réalité donnée, qui limite d’avance les prétentions de l’interprète. Conçue, selon la perspective d’un vitalisme, comme une force traversant toute réalité singulière, comme une énergie en droit infinie placée au cœur de l’œuvre et qui impose une multiplicité de lectures dont la richesse ne se déploie que dans le temps, l’historicité englobe dans un même mouvement linéaire et contraignant l’œuvre et ses interprètes successifs :

La critique de l’historisme, renouvelée surtout par Gadamer, a mis en lumière l’illusion objectiviste – quoique extrêmement féconde – de cette herméneutique simplificatrice et fait valoir que l’événement passé ne peut être compris indépendamment de ses conséquences, pas plus que l’œuvre d’art isolée de son retentissement. Bien mieux, l’histoire de l’action et de l’interprétation d’un événement ou d’une œuvre du passé offre pour la première fois la chance de les comprendre dans une variété de significations qui n’était pas encore perceptible aux contemporains [7].

L’histoire des lectures est ainsi indissociable de la lecture, en raison de l’être essentiellement dynamique des œuvres. Mais la question méthodologique de la justesse d’une interprétation nouvelle se trouve dès lors évacuée face à l’indistinction qu’engendre la productivité irrépressible des textes. Chaque « arrêt » sur un sens, chaque construction herméneutique pourraient, s’ils prétendaient à une forme quelconque de vérité, en effet être dénoncés comme autant de coups de force contre le continuum toujours surprenant des effets d’une œuvre. C’est pourtant à la solution de cette question que, selon Jean Bollack, en cela proche des préoccupations de son ami Peter Szondi [8], doivent contribuer le recensement et la discussion des lectures. L’histoire des interprétations ne perd pas pour lui sa fonction critique, non pas dans la perspective d’une relativisation incessante des significations prêtées aux œuvres, mais bien selon l’idée positive d’une construction raisonnée d’une interprétation plus juste (l’opposition aux thèses de Jauss et, plus profondément, de H. G. Gadamer, voir infra, vient déjà de ce que la critique de la philologie traditionnelle est chez lui interne : cette science n’est pas rejetée, mais reprise et critiquée au nom de l’impératif d’une compréhension plus juste des potentialités de la création poétique, considérée toujours dans sa singularité). D’une manière plus radicale et plus aboutie que chez Szondi, la lecture des œuvres sert d’abord à créer les conditions d’une pratique effective de la lecture. Ainsi explique-t-il la peine qu’il a prise dans son édition commentée de l’Œdipe Roi de Sophocle de présenter de manière détaillée l’histoire des discussions savantes pour chaque point de texte étudié :

L’analyse de la tradition… est soucieuse de circonscrire les problématiques, et d’abord parce qu’on a des chances de parvenir par ce biais jusqu’au point où l’on peut discuter plus généralement et plus librement des conditions où la compréhension du texte a la chance de s’établir. On a choisi à cette fin d’éclairer la discussion en mettant les options face à face, et en dressant fréquemment des inventaires doxographiques, qui font ressortir les différences entre elles, pour aboutir à une problématisation, non plus des interprétations du texte, mais des termes de la discussion et des préalables [9].

Au lieu de faire de l’historicité de l’interprétation le substrat immédiat de l’expérience vécue de l’interprète, Jean Bollack, respectueux en cela de la « prétention à la vérité » de chacune des lectures savantes qu’il rencontre, part du constat du caractère conflictuel des herméneutiques et des interprétations particulières – une dimension absente chez Jauss – pour ouvrir la possibilité d’une discussion philologique plus rationnelle. Le retour critique sur la tradition, qui permet non seulement de mesurer l’écart entre l’idéal visé et les réalisations, mais de revenir sur la genèse et la validité de l’idéal scientifique proclamé, puisqu’il est chaque fois situé dans un contexte d’argumentation, est un élément essentiel du dispositif.

L’effet heuristique d’une telle démarche est évident et massif : l’histoire des interprétations n’est plus considérée comme une simple tradition cumulative, dont on pourrait sélectionner avec plus ou moins d’arbitraire des moments forts (comme c’est le cas chez G. Steiner)  ; elle est systématisée, considérée dans sa totalité, jusqu’aux infimes décisions matérielles quant au sens de la lettre qui ponctuent et portent l’histoire de la critique. Cette reconstruction tend à la découverte des mécanismes propres de la « découverte » philologique (phénomènes de répétition, d’oubli, de déplacement, phénomènes pendulaires de retour de positions déjà infirmées) ; à l’élucidation des positions, qui sont replacées dans leur contexte ; à l’explicitation des types d’intérêt scientifiques propres à telle époque, telle tradition, tel pays, etc. Il s’agit principalement d’un travail mené contre l’homonymie, en ce qu’il montre comment sous des mêmes termes, « histoire », « genèse », « critique », « herméneutique », « philologie », « auteur », « texte », etc., sont en jeu des réalités différentes, des pratiques indépendantes les unes des autres. Enfin, la pratique philologique effective peut être interrogée : dans quelle relation entre-t-elle avec les programmes scientifiques dont elle se réclame, ou n’y a-t-il pas là aussi homonymie ? En somme, à travers ces enquêtes sur un métier, considéré selon les différentes compétences qui le définissent, est proposé un travail de distinction, de singularisation, alors que l’histoire de la philologie par les philologues se pense le plus souvent comme étant une dans son principe (quand elle suppose que la discussion philologique repose sur un consensus quant aux buts et aux critères), et que l’histoire de la philologie par les historiens et les sociologues est souvent incapable de rendre compte des contenus, chaque fois qualitativement spécifiques, des interprétations.

Mais la question du rapport systématique entre cette enquête historique et le travail sur le sens reste ouverte. Puisqu’il n’y a pas, comme chez Jauss (ou, mais sur un autre mode, chez Gadamer), d’absolutisation du medium historique par lequel l’interprétation vient au jour et qu’est préservée la possibilité d’une « pause », d’un examen critique susceptible de constituer un moment irréversible, décidant du cours ultérieur des lectures, il reste à comprendre la manière dont cette activité objectivante de séparation d’avec la tradition est non seulement possible, mais productive pour le travail herméneutique. Je voudrais essayer de préciser les termes du débat. Je partirai surtout de l’exemple de la philologie classique (que je pratique), mais le cas est facilement généralisable.


1. La philologie classique et son rapport a sa tradition

Selon son autocompréhension la plus répandue, la philologie classique définit son travail comme étant principalement de nature « critique », au sens ancien de la critique textuelle, c’est-à-dire comme une démarche visant à établir méthodiquement des faits : non seulement des faits matériels (appartenance de telle œuvre à tel corpus de tel auteur, ou à tel genre : poésie orale ou écrite, par exemple, appartenance de telle phrase au corpus de telle œuvre, etc.), mais aussi, et surtout, des faits de sens : telle phrase, tel mot signifient cela, selon une logique de l’identification (c’est la raison même de la critique de la philologie par le déconstructionnisme). Les questions directrices d’une telle critique sont : « Est-ce que c’est le cas ? Qu’en est-il ? » On pourrait analyser longuement les raisons pour lesquelles la philologie a adopté ce type de questionnement, alors qu’elle s’est à l’origine fondée sur des questions relatives au sens, et non au fait [10].

Dans une telle perspective, la dynamique de la science est bien celle d’un progrès : la connaissance procède par la négation de l’état antérieur de la connaissance ; les questions de sens ne sont en effet pas posées selon une logique nouvelle, mais toujours par le biais du contrôle des interprétations déjà existantes. La science se caractérise alors comme examen critique de toute vulgate : aussi bien celle des manuscrits des œuvres anciennes que celle des lectures qui en ont été données. Un tel travail est donc idéalement infiniment ouvert.

L’histoire de la philologie afflue nécessairement dans les discussions critiques, qui sont critiques en deux sens : quant aux œuvres étudiées (il s’agit d’évaluer la conformité des textes transmis et des vulgates aux règles supposées de la signification historique), et quant à l’histoire de la critique. Dans la discussion, une interprétation n’intéresse pas par elle-même, comme phénomène historique, mais parce qu’elle vaut ou ne vaut pas. Si les prédécesseurs sont cités en masse dans les commentaires, c’est d’abord pour être approuvés ou réfutés. Cette philologie n’a idéalement pas besoin d’une histoire de la philologie considérée pour elle-même. L’histoire qui occupe une bonne place des commentaires savants est avant tout conçue comme celle de réussites ou de récessions : les noms propres recouvrent des options que l’interprète retient ou écarte.

Mais la lecture de ces commentaires montre que cet idéal d’une science progressive et argumentée laisse place à une autre relation au passé de la science. Ainsi dans sa longue étude de l’Agamemnon d’Eschyle (une édition commentée en trois volumes), écrite en 1947 et publiée en 1950 [11], Eduard Fraenkel, philologue exilé d’Allemagne en Angleterre parce que juif, ne se contente pas d’examiner de manière critique ses prédécesseurs. Tout au long du livre, il prend soin de reconstruire une lignée de philologues légitimes, avec une insistance marquée sur les érudits de la Renaissance. L’histoire de la tradition textuelle, depuis les manuscrits byzantins jusqu’aux éditeurs modernes,

ne sert pas seulement à rappeler les étapes historiques du texte reçu : elle est l’occasion de tracer les limites d’une communauté restreinte de lecteurs dont les jugements témoignent d’une relation authentique à l’œuvre ancienne ; c’est ainsi une série de portraits individuels qui nous est proposée [12].

Ce souci de garder la mémoire de grandes individualités philologiques, malgré l’orientation principalement technique que s’est donnée cette science, est l’un des éléments moteurs de la discipline, qui s’accompagne, depuis son apparition au XIXe siècle, d’une intense production véritablement historique concernant la philologie elle-même (histoires de la discipline, des questions décisives – homérique, platonicienne, etc. –, portraits de philologues, biographies, souvenirs, correspondances). Il s’agit d’une production autonome, qui est détachée du travail sur les textes proprement dits. Pourquoi une telle prolifération ?

Outre des raisons extérieures et évidentes d’autolégitimation – la discipline doit rappeler au-dehors qu’elle aussi est progressive, qu’elle aussi connaît ses ruptures et ses avancées, et qu’elle est portée par des individualités académiques fortes, ou, éventuellement, mais c’est très rare, par des marginaux –, il y a à cela des raisons internes, relevant d’une difficulté propre.

Idéalement, le travail critique est infini : tout peut être analysé, toute synthèse signifiante peut être décomposée en éléments dont la réalité historique est établie. Mais s’assignant cette tâche analytique la philologie s’enferme dans une aporie. Elle entre, en effet, en contradiction avec sa mission culturelle de science des œuvres classiques et des traditions. Comment, peut-elle rendre compte de l’unité et même de la valeur de son objet, si elle le disloque en une série indéfinie de constituants ? Le commentaire de l’Agamemnon de Fraenkel est à ce titre également exemplaire. Le projet reste fidèle à l’herméneutique traditionnelle en ce qu’il pose la totalité de l’œuvre comme horizon du travail d’analyse, mais en atomisant la lecture en une multitude d’analyses critiques de la lettre du texte, il s’interdit de réellement rejoindre cette totalité, qui n’est jamais définie pour elle-même. La tentative, grandiose en de nombreux aspects, reste asymptotique. A l’unité d’une construction poétique particulière, qui reste inatteignable, se substitue finalement, comme résultat de l’interprétation intensive du détail de la lettre, la découverte d’un savoir-faire de l’auteur, d’une manière particulière et indéfiniment répétée d’utiliser la langue. L’œuvre n’est plus poème, mais devient le champ d’application d’une maîtrise d’ordre rhétorique.

On est alors amené à poser par hypothèse que la vie individuelle du philologue remplace fonctionnellement la structure englobante qui manque à l’interprétation philologique, qu’elle est, comme vie d’une relation progressive à l’héritage classique dans un contexte culturel donné, comme reproduction des qualités rhétoriques découverte dans les auteurs anciens, la réalisation enfin atteinte des idéaux d’une science qui reste contradictoire dans sa pratique, puisqu’elle met en péril les œuvres dont elle est censée rappeler la valeur. L’activité incessante du philologue prend un sens non par rapport à son objet, qui est indéfiniment analysé et donc éloigné, mais en soi, comme expérience éthique et esthétique débouchant sur la formation réussie d’une personnalité. L’expérience biographique achevée (il s’agit de morts) garantit de la possibilité d’un rapport aux humanités, qui sinon seraient détruites précisément par la discipline qui en a la charge [13].


2. La tradition comme principe

Une question de fond est ainsi réglée (de manière artificielle) par le développement de deux productions parallèles, dans l’idée que la médiation avec l’interprète, les œuvres et leurs interprétations passées était finalement assurée par la permanence d’une rhétorique commune. Une position autrement plus forte a pu se construire à partir du moment où l’on a abandonné cette juxtaposition forcée entre science et médiation culturelle, et abordé de front la question de la tradition, en revenant sur la possibilité du travail analytique appliqué aux œuvres. A la question « qu’est-ce qui est le cas ? », est substituée celle du « pourquoi ? », ou plutôt, puisqu’il s’agit de sciences historiques qui ne peuvent au sens strict établir de causalités, celle du « comment est-ce possible ? », sans que le caractère historique de l’œuvre et de l’interprétation soit donc nié.

Hans Georg Gadamer lie les deux problèmes, celui de la méthode (qui avait animé la discussion philologique) : « Comment interpréter est-il possible ? », et celui de l’existence des œuvres : « Comment écrire de manière à pouvoir être interprété est-il possible ? » La nouveauté de sa démarche réside précisément dans le lien qu’il établit entre les deux questions.

Le point central de sa thèse est familier, avec la prise en compte du caractère historique de l’existence des œuvres et des interprètes, et l’accent mis sur le concept de situation. En cela, Gadamer s’appuie sur Hegel, mais qu’il réinterprète : « ?être historique? signifie ne jamais pouvoir se résoudre en savoir de soi-même. » Suit le commentaire (Vérité et méthode, p. 324 [14]) :

Tout savoir de soi-même a pour point de départ une donnée historique préalable, qu’avec Hegel nous appellerons substance, parce qu’elle porte toute opinion et toute attitude du sujet, de même qu’elle ébauche ainsi et limite toute possibilité de comprendre une tradition dans son altérité historique. Partant de là, on peut donc caractériser la tâche de l’herméneutique philosophique en ces termes : il lui faut parcourir à rebours [15] le chemin de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, dans la mesure où l’on montre en toute subjectivité la substantialité qui la détermine.

L’insistance bien connue sur l’idée de tradition dans Vérité et méthode n’est pas (seulement) liée à un choix culturel, ou individuel, mais découle logiquement de cette radicalisation de l’ « être historique » proposée par Gadamer dans sa lecture de Hegel. Si l’herméneutique, l’interprétation, est toujours « en situation » et relève donc de l’expérience, elle n’a pas de point d’appui extérieur à cette expérience pour se déployer. Et cette expérience est dès lors nécessairement conçue comme expérience de la tradition (p. 381) : ce dont, fondamentalement, nous faisons l’expérience, c’est notre appartenance, comme condition de toute expérience. La tradition ne se confond donc pas idéalement avec telle ou telle tradition culturelle dominante, mais avec ce qui est le milieu de toute expérience signifiante possible comme lieu ultime de notre appartenance, à savoir le langage.

L’appartenance rend donc le travail philologique possible, puisqu’elle garantit la possibilité qu’une œuvre fasse sens pour nous. Dès lors, peut commencer une relation de questionnement, entre l’interprète et la tradition, qui devient un interlocuteur (le travail de déchiffrement est guidé par des questions), mais sans que ce travail soit à comprendre comme une relation de dialogue entre des individualités constituées et séparées (l’œuvre, l’interprète), puisque toutes deux sont constituées par ce même milieu :

Nous maintenons au contraire fermement que comprendre la tradition, c’est comprendre le texte transmis non pas comme expression de la vie qui serait celle d’un toi, mais comme contenu de sens détaché de tout lien à ceux qui le pensent, au moi et au toi [16].

Dans une telle construction, la philologie a une fonction double. Comme lieu privilégié de l’expérience herméneutique du questionnement et du rapport à la tradition, elle est hissée au rang de paradigme de la connaissance historique (« historique », non comme connaissance scientifique spécialisée, mais comme connaissance de l’humanité par elle-même). Mais, simultanément, elle devient une science sans vrai contenu, puisque les œuvres, dans cette optique, ne valent pas par elles-mêmes, comme faits autonomes, et encore moins comme ensembles signifiants substantiels, mais seulement comme des points où la tradition se condense avec plus ou moins d’intensité et plus ou moins de bonheur [17]. La position « conservatrice » de Gadamer peut donc être lue comme l’expression, sans doute l’une des plus forte, des positions contemporaines « critiques » qui opposent au travail libre de la subjectivité (de l’auteur et de l’interprète), le primat de l’appartenance (quelle qu’elle soit, à la langue, aux structures) conçue comme « substance » (i.e. comme ce qui « soutient toute opinion et toute attitude subjective »).

Dans une telle optique, il n’y a pas de différence de nature entre l’histoire des interprétations et l’interprétation. Les interprétations passées, si elles ne visent pas à rompre la tradition, c’est-à-dire à affirmer librement une autorité arbitraire contre les conditions mêmes de toute existence historique, sont à lire comme autant de figures de la tradition, c’est-à-dire de notre être historique.

Se constitue ainsi un historicisme supérieur, qui englobe l’interprète, au lieu d’en faire, comme dans la première position, un technicien ayant une relation instrumentale à sa matière. Cet historicisme spéculatif engendre dans l’institution académique des formes plébéiennes, « scientifiques », de lui-même, quand la tradition, au lieu de fonctionner comme un donné transcendantal, est simplement objectivée (selon l’idée d’une Rezeptionsgeschichte [18]), et que les traditions concrètes, dans leur diversité, se trouvent validées par principe ; c’est la position répandue d’un scepticisme universitaire, qui proclame l’impossibilité de trancher entre plusieurs lectures.


3. L’absence de tradition

Si, au contraire, l’exigence d’une extériorité de l’interprète par rapport à son objet est maintenue comme seule garantie de la nature scientifique de la lecture des textes, l’historicisme (sous ses deux formes, philologique [19] ou philosophique), est rejeté, au nom de l’objectivité de la critique. Cette critique n’interroge donc pas en premier lieu la relation (historique) aux textes comme cadre déterminant de toute lecture, mais, de manière plus directe, le contenu des œuvres, dont il s’agit de mesurer la pertinence, au regard ou bien des codes établis de l’époque, ou par rapport aux règles de l’entendement (pertinence évaluée non pas, quand l’analyse n’est pas naïve, sous l’angle de la conformité à des contenus normatifs, mais rapportées à l’exigence de la non-contradiction). Contrairement à ce qui se passe chez Gadamer, la prétention des œuvres à dire le vrai dans leur forme propre est prise en compte ; leur valeur de vérité ne leur est plus garantie par l’appartenance à l’histoire.

La philologie devient analytique, dans la tradition anglo-saxonne, et ne repose pas nécessairement sur l’idée de progrès. En effet, les interprétations, tout autant que les œuvres elles-mêmes, valent ou ne valent pas, quels que soient leur époque, leur contexte. On assiste donc à une mise à plat de l’ensemble des résultats de la philologie, qui s’accompagne d’une inflation de la recherche érudite sur toutes les interprétations existantes, reposant sur l’idée que les sources elles-mêmes (les manuscrits) ne font pas autorité en tant que sources ; leur pertinence doit être à tout moment reconstruite (voir les travaux récents de l’ « école anglaise » sur la tragédie grecque).

Face aux apories de la position I (l’historicisme technicien), se sont donc mises en place deux types de réponses, antithétiques (herméneutique, et critique, en un sens supérieur à celui de la simple critique historique). Mais si l’on reprend la question sous un autre angle, qui permet de rendre compte des difficultés de la position initiale, à savoir l’impossibilité pour la philologie historique de revenir à l’unité de l’objet traité, et que l’on réenvisage cette discussion du point de vue de la question de la subjectivité comme fondement possible de l’unité recherché, on découvre facilement une forme d’accord entre les positions adverses. Dans l’historicisme scientifique, la subjectivité des auteurs, pourtant conçue comme principe constituant et formant (comme dans la

question homérique), ne pouvait être maintenue, puisque les œuvres étaient analysables à l’infini. Les deux autres positions réintroduisent un principe d’unité : ou bien (II) l’historicité même des œuvres et de leurs interprètes, ou bien (III) leur participation idéalement commune à une même rationalité. Il apparaît que, dans les deux cas, le sujet individuel se trouve disqualifié face à la logique de l’appartenance historique (la substance), ou face aux catégories d’une subjectivité abstraite.


4. La tradition et sa critique

La position développée par Jean Bollack suppose un autre rapport à la tradition et donne donc un autre rôle à l’histoire des interprétations au sein du travail interprétatif [20].

Visant à restaurer les droits de la subjectivité individuelle historique, l’entreprise prend soin d’échapper à l’antinomie classique de la connaissance historique qui oppose deux modes de reconstruction des activités, quand elle en recherche la cause ou bien dans l’histoire elle-même, comme medium, ou bien dans les sujets agissants. Il s’agit d’une position non naïve en ce qu’elle dépasse cette antinomie (et dépasse les solutions habituellement proposées, qui font simplement des sujets individuels des expressions, des emblèmes plus ou moins prophétiques au sein d’un ensemble historique), sans donner une définition positive du sujet historique comme auteur, sans donc se tenir en deçà du travail analytique de la critique et sans en fixer arbitrairement des limites par la position d’une substance. La subjectivité poétique se constitue ici dans un mouvement d’arrachement par lequel elle tente d’échapper aux différents milieux structurants (langue, codes sociaux, etc.), et elle se confond avec ce mouvement, sans plus. Il s’agit donc d’un sujet sans contenu, « procédural », qui dès lors est saisi non comme une identité, mais comme un faire (il ne s’agit pas d’un individu exemplaire, comme l’est par exemple l’Héraclite de Heidegger, comme témoin d’un état plus « authentique » du langage, mais d’un auteur, qui a un métier).

Si le sujet est défini comme travail, l’objet de l’interprétation n’est proprement le sens, qui, comme terme positif (défini), supposerait déjà un arrêt de cette activité dans une forme d’identité, mais plutôt la signifiance, à savoir la capacité d’une œuvre à faire sens. C’est parce que l’on a pas vu ce déplacement de l’objet herméneutique, du sens à la production sens, et donc parce que l’on a pas reconnu qu’il y avait là un dépassement des tâches traditionnelles de la philologie – qui, en tant qu’elle rapporte désormais le sens produit à un « mouvement » qui lui est premier, devient par là même également « critique » –, que l’on a cru

pouvoir dénoncer dans une telle démarche une hypostase illégitime du sens, et une affirmation unilatérale de l’herméneutique contre l’histoire. Ce reproche venait en France dans les années 70-80, de ce que, par une sorte d’ignorance, culturellement marquée, de la problématique weberienne de la différenciation des sphères de l’activité historique, on pensait que l’existence, dans l’histoire, d’un domaine réglé du sens, avec la production des œuvres, ne devait pas être envisagée selon une dynamique sociale d’autonomisation qui permette de rendre compte en propre de l’existence d’une telle sphère de l’activité historique, mais qu’il suffisait pour l’expliquer historiquement de la relier à ce qui n’était pas elle : culture, mentalité, processus historique général, ou, plus abstraitement, règles sémiotiques, etc. On partait de l’idée qu’il fallait nécessairement supposer une indistinction fondamentale, constitutive d’époques, les conflits entre les différentes tendances de l’interprétation ne venant que de la manière dont on situait cette indistinction : les rapports de force dans la société, les catégories collectives de la pensée, la structure profonde et brisée de la subjectivité, ou, plus fondamentalement, le langage dans son indétermination, selon l’évolution récente des sciences historiques.

Pour éviter ce malentendu, il convient de distinguer clairement deux moments de la méthode, qui correspondent à deux instances dans l’œuvre interprétée :

— Le principe unifiant de l’œuvre, qui correspond à l’interprétation d’ensemble, est (pour les œuvres poétiques – la position herméneutique est évidemment différente quand il s’agit d’œuvres théoriques) une différence : le fait même qu’il y ait constitution d’une totalité signifiante (la cohérence, visée par l’interprétation selon la logique du cercle herméneutique) signifie d’abord qu’il y a séparation, sans que cette totalité puisse à son tour être chargée d’un contenu positif par l’interprète : l’arrachement est chaque fois spécifique, relatif aux conditions historiquement données de la poésie ; la détermination de l’ensemble est donc d’abord négative (dans une relation qui ne va pas seulement de la poésie à l’histoire générale, mais détermine également la poésie dans son rapport à elle-même, à la possibilité ou à l’effectivité de son propre succès, qu’elle critique à son tour, quand l’œuvre s’en prend au chef-d’oeuvre reconnu et normatif qu’elle tend à devenir). L’interprète a moins affaire à une totalité donnée qu’à une tendance, visant, avec plus ou moins de succès, à la construction d’une forme de totalisation.

— Par contre, les décisions discursives particulières (la mobilisation de la langue pour en faire tel ou tel discours) qui forment le « détail » de l’œuvre (relevant de l’interprétation grammaticale) se laissent appréhender dans la perspective de l’identification. Il s’agit de décisions univoques, instituant un sens précis (i.e. des relations sémantiques et surtout syntaxiques définies avec le contexte qui supposent une relation définie avec la langue). Ces décisions, qui engendrent la lettre dans sa linéarité, ne se cumulent pas organiquement de manière à former un sens global ; elles sont plutôt à considérer comme les cellules minimales d’un travail producteur d’identité (tel ou tel sens à la fois identifiable et nouveau) dont la finalité reste, pour l’œuvre prise dans son ensemble, la non-identité, à savoir non seulement la non-conformité aux codes établis (ce qui serait encore une forme, purement différentielle, d’identité), mais une potentialité critique ouverte (ce qui permet de répondre au problème de la pérennité des œuvres).

Avec ces deux moments [21], le travail quasi expérimental de l’identité comme mode réflexif de la constitution d’une non-identité, à savoir d’un sens qui échappe à la réduction conceptuelle, on retrouve une figure propre à la Dialectique négative d’Adorno (sans que Jean Bollack, attentif d’abord à l’efficacité expressive et chaque fois spécifique des œuvres, fasse de cette altérité déterminée de l’écriture poétique un moment nécessaire dans une histoire dialectique de la raison : ce serait encore lui prêter un contenu général).

Ce n’est donc pas un hasard si cette herméneutique critique a changé ses objets, en passant de l’analyse des systèmes conceptuels qui affirmaient, sur un mode agonistique, leur individualité, avec les cosmologies présocratiques (où la cohésion littérale de l’œuvre coïncide avec une totalisation théorique ; voir notamment le commentaire d’Empédocle), aux pensées théoriques critiques (avec les différentes époques de la mise en question de la légitimité des formes de pensées systématiques, chez Héraclite, puis les Sophistes et Démocrite, puis Épicure et Lucrèce), à la poésie, dont, par définition, le principe unifiant ne pouvait être conceptuel (Homère, Eschyle, Sophocle), enfin à la poésie négative contemporaine (Paul Celan). L’ensemble correspond à un mouvement de déréification.

La relation entre interprétation et histoire des interprétations est, dans une telle perspective, nécessairement différente de ce que l’on a vu jusqu’à présent. Puisqu’il se trouve qu’empiriquement l’interprétation des œuvres antiques (et modernes) est dominée par les trois modèles présentés (le modèle historiciste technique, dont la vérité est en fait exposée par le modèle philosophique herméneutique, et le modèle analytique), et puisque dans chacun de ces modèles la tâche de l’interprète est bien d’établir l’identité d’un sens historique (quelle que soit la forme de cette identité, celle-ci pouvant même être la non-identité, non au sens réflexif comme chez Adorno, mais comme non-identité immédiate de l’appartenance à une langue conçue comme dynamique, dans la version déconstructionniste de la pensée dont Gadamer donne le type), dans ces conditions la relation aux interprétations est nécessairement critique. Ces interprétations manquent en effet chaque fois le mouvement de déréalisation propre aux œuvres. Dans son ensemble, la critique savante, dans la mesure où elle reste dominée par ces modèles, s’oppose aux œuvres (dans son principe, c’est-à-dire sans qu’il soit tenu compte de la positivité et de l’utilité des instruments qu’elle a su forger, dans son souci même d’identification : seuls ces instruments, particulièrement élaborés et fins dans le modèle technique de l’historicisme et dans la philologie analytique, permettent de reconstituer ces identités partielles qui sont comme les atomes du travail déréalisant de l’œuvre). D’où l’idée, plusieurs fois exprimée, d’une analogie possible entre la critique opérée par l’œuvre elle-même vis-à-vis des codes constitués qu’elle reprend et transforme, et celle que l’interprète développe à l’égard des interprétations en place ; dans les deux cas, on a affaire à un travail d’arrachement à la tradition.

L’histoire des interprétations devient l’histoire des appropriations, non pas seulement au sens d’une réduction à un point de vue, à un intérêt spécifiquement propres à tel ou tel interprète, mais comme appropriation par une tradition de sens (tradition aussi bien artistique que scientifique) déjà constituée. Une telle histoire se double d’une histoire des occasions perdues, des moments de ruptures où d’autres modèles et d’autres pratiques ont pu se mettre en place, sans effets durables.

Cette histoire de la tradition savante n’est, contrairement à l’histoire des œuvres qui est développée parallèlement dans les commentaires philologiques de Jean Bollack, pas herméneutique, mais directement critique. Son principe est l’objectivation : étant donné que la cause est entendue, c’est-à-dire étant donné que les critiques, dans leur logique de l’identification, ont construit des modèles théoriques qui tendent à objectiver les œuvres et donc à en faire des matériaux disponibles pour tel ou tel traitement scientifique, le travail des interprètes ne peut plus être rapporté à la finalité qu’il se donne explicitement et qui est presque toujours, dans la tradition humaniste, la restauration du sens authentique des œuvres, ou la défense de leur valeur esthétique ou pédagogique ; cette finalité est en effet à chaque pas trahie dans la pratique effective de l’interprétation ; pour que les traditions critiques puissent faire l’objet d’un travail qui resterait herméneutique, c’est-à-dire pour qu’elles soient « comprises », il faudrait au moins qu’elles soient cohérentes avec elles-mêmes, et qu’il n’y ait pas cette contradiction entre les buts posés et la nature profonde du déchiffrement effectué. On a plutôt affaire à une tension qui ne relève plus d’une approche épistémologique, mais se laisse déchiffrer comme symptôme d’une tension propre à un état de la science. L’histoire des interprétations se fera donc à son tour objectivante (comme la critique en place opère avec les œuvres), et, selon le point de vue d’une histoire sociale de la philologie, essaiera d’expliquer les raisons historiques du maintien d’une contradiction aussi puissante dans la discipline.

Quant au lien entre l’histoire de l’interprétation et l’interprétation, il est de nature cathartique, au sens où, en déployant les différents modes, historiquement déterminés, de l’identification, et, surtout, en montrant que la critique se réduit bien à cela, malgré les ruptures, les changements de perspectives, et que précisément parce qu’elle est fondamentalement incapable de revenir sur la question du sens, qu’elle réifie toujours, elle opère toujours dans le cadre d’une vulgate du sens non critiquée, l’interprète se libère, et libère son lecteur, des préjugés constitutifs d’une telle science. Cette catharsisentre dans un mouvement circulaire incessant, qui n’est pas libre, mais reste déterminé par son objet. En effet, l’interprète qui la pratique bute sur une réalité qui l’oblige à revenir sur les préjugés que l’histoire des interprétations lui permet d’objectiver ; cette réalité est constituée par les décisions discursives chaque fois particulières qui se laissent déchiffrer dans le texte.

Un tel modèle de la relation critique aux interprétations appelle de lui-même plusieurs questions. Pour, à nouveau, écarter les malentendus habituels, on dira tout de suite que l’objection majeure qui lui est perpétuellement faite – à savoir que l’idée même d’un interprète libre de préjugés est improbable, et que tel interprète ne peut être sûr de s’être acquis une telle liberté – est faible et déplacée. Elle repose sur une idée courte et réifiée de la rationalité scientifique, puisqu’elle pose que la rationalité d’une interprétation doit lui être comme consubstantielle et se trouve donnée, ou non, avec elle, alors que dans ce domaine comme ailleurs la rationalité scientifique se construit dans la discussion à laquelle peut donner lieu telle ou telle proposition de lecture. La raison n’est pas incarnée ou non dans telle position, mais vient au jour à travers l’argumentation que les positions rendent possibles. Ce n’est pas parce qu’une interprétation est irrationnelle, au sens où elle serait grevée ou hypothéquée par des préjugés déterminés culturellement, que la discussion de cette interprétation ne peut être rationnelle et que, à terme, une interprétation plus rationnelle n’est, au moyen d’une telle discussion, pas atteignable.

Ceci posé, la question est plutôt de savoir comment on peut passer d’une interprétation encore dépendante de préjugés à une interprétation plus adéquate, si l’on admet que la libre discussion est le seul moyen d’assurer ce passage. Comment la catharsis visée est-elle possible ? La discussion de l’interprétation irrationnelle peut-elle, si tel est le but (bien lire), consister dans l’objectivation de son irrationalité ? Outre qu’il ne s’agit alors plus de discussion, puisque la prétention à la vérité de l’interprétation critiquée n’est plus vraiment prise en compte (elle participerait, d’une manière ou d’une autre, de la fausseté généralisée, liée à l’objectivation instrumentalisante des œuvres par la critique), on ne voit pas comment le vrai (ou le plus vrai) peut être produit par l’analyse du faux, qui ne sera alors qu’indéfiniment renvoyé à lui-même.

Quand elle s’appuie sur une telle idée de la fausseté, qui serait généralisée, la philologie, par une sorte de radicalisation de l’expérience concrète de la mésinterprétation (expérience bien réelle et répétitive, mais difficile à faire partager, et qui, contre l’optimisme académique, constate que de fait les œuvres ont généralement été mal lues) se transforme en une science critique au même titre que la psychanalyse, dont l’objet est la fausseté (l’inauthenticité) systématique des productions symboliques qu’elle rencontre ; mais, dans les deux cas, le simple retour réflexif sur la fausseté, dont on met en lumière les mécanismes, n’en libère pas ; la fausseté est alors simplement constituée en objet, déterminé par ses raisons propres. Il n’y a pas de libération possible, car du côté de la psychanalyse (ou de la sociologie critique, ce serait la même chose), si l’interprète s’en tenait à cette logique de la réflexion, la dimension autre, par laquelle le sujet peut réagir, n’est pas prise en compte, et, du côté de la philologie critique, la dimension dans laquelle pourrait se constituer l’interprétation authentique n’est pas non plus identifiée en tant que telle.

Pour le dire plus clairement, deux difficultés, qui sont liées, apparaissent quand on rattache prioritairement la découverte du « vrai » à la critique du faux :

— Il faut d’abord poser que le faux est devenu, pour des raisons historiques, l’état de fait normal [22], exerçant le pouvoir d’une sorte de censure sur les lectures (d’où l’idée d’une philologie critique) ; or est-il légitime de parler d’une fausseté systématisée ? Il faudrait pour cela donner le principe d’une telle déformation du sens des œuvres (c’est bien la question adressée à juste titre à l’École de Francfort sous sa première forme : pourquoi le monde doit-il nécessairement être pensé comme monde faux ?). Si l’on dit que cette fausseté est produite par l’objectivation instrumentalisante qui conduit les interprètes à répéter indéfiniment la même vulgate interprétative (puisque après la transformation de la philologie à la fin du XVIIIe siècle en savoir professionnel pour les futurs enseignants des gymnases, cette vulgate permettait de s’approprier les œuvres en fonction de besoins sociaux définis), on définit bien quelque chose comme un tel principe, mais, du coup, on détruit l’idée de fausseté systématique puisque l’on renvoie également à la possibilité d’une discussion rationnelle qui montrerait en quoi l’objectivation du sens ne correspond qu’à l’une des orientations possibles de la raison et peut donc être critiquée au nom d’autres potentialités de la raison humaine, dont rien a priori n’empêche qu’elles soient moins effectives, historiquement, que la raison instrumentalisante. (Ne s’agit-il pas, en réalité, si la fausseté n’est pas décrite comme une expérience qui pourrait ne pas avoir lieu, mais comme étant constitutive de la tradition, de la projection historique du principe méthodique schleiermachérien de la mécompréhension initiale comme condition de la toute compréhension ?)

— La reconstruction du faux n’est par elle-même pas émancipatrice ; et cela d’autant moins qu’elle applique aux interprétations le même traitement que les interprétations appliquent aux œuvres, à savoir l’objectivation. Les critères positifs du vrai doivent être tirés d’une autre source, c’est-à-dire d’une autre manière de définir la pertinence d’une œuvre. On a donc affaire non plus à une opposition de l’authentique et de l’inauthentique, de la non-identité de l’expérience poétique à son identification intéressée (encore une fois, même si empiriquement, mais non pas systématiquement, c’est bien le cas, presque toujours), mais à la concurrence de plusieurs orientations rationnelles que l’on peut, par un retour critique, interroger quant à leur propre pertinence cas par cas, quand elles tentent de rendre compte de la nature et de la valeur de telle ou telle production symbolique, ou de tel ou tel de ses aspects.

Si l’on admet cette pluralité des modèles rationnels possibles (sans préjuger de la rationalité de leurs applications effectives), on tient peut-être un moyen d’échapper à ces difficultés, qui sont en grande partie dues au fait que l’interprétation, dès le départ, se situe unilatéralement dans la problématique de la réflexion (dans la dimension de la conscience), dont elle pose tendanciellement, puisqu’il faut bien nommer une réalité en quelque sorte « ultime », le principe dans l’activité même de l’auteur, comme sujet réfléchissant, qui objective la tradition dont il dépend pour en faire un matériau. Il n’y a dès lors, comme on l’a vu, pas de différence de nature entre le travail poétique du créateur et le travail théorique de l’interprète, pour autant que le second se contente d’utiliser les outils généraux de la réflexion pour essayer de caractériser chaque fois la singularité de l’activité innovante du poète, sans la réduire, comme le font les interprétations traditionnelles, à un concept.

Mais la généralisation conceptuelle, qui est précisément ce contre quoi lutte avec constance l’interprétation authentique, dans une poursuite incessante et récurrente de son activité quotidienne (selon la perspective pratique d’une forme de salut, comme émancipation), est nécessairement donnée avec le paradigme de la réflexion, puisque celle-ci est bien à l’origine des concepts. L’interprétation critique ne s’en sort qu’en opposant indéfiniment le concept à lui-même, pour tenter d’engendrer du singulier, mais il n’est pas sûr que du singulier puisse effectivement être ainsi produit, puisqu’on ne dégage que des configurations conceptuelles particulières, qui par définition sont répétables, et ne constituent pas des individualités. On comprend que dans cette perspective, ce qui est opposé aux interprétations en place ce soient les exigences d’une réflexion plus aboutie et plus fine, et donc que l’accent soit mis sur le caractère négatif, maladroit des lectures habituelles, mais on comprend également que, du même coup, la critique de la critique se laisse comme enfermer dans un face à face avec son objet, puisqu’elle se situe en fait sur le même terrain que lui, avec les apories que nous avons signalées quant à l’impossibilité de thématiser ce qui fait la nouveauté de l’interprétation, qui ne peut résulter de la simple négation de ce qui existe.

Cette démarche est en réalité sans doute plus fidèle à elle-même et à ses visées authentiquement critiques quand, en revenant sur la question de la médiation, dans l’œuvre de langage, de l’universel et du singulier, elle pense plus la « réflexion » propre à la production poétique dans les termes d’une philosophie de la conscience comme thématisation ou objectivation, puisque le mouvement singularisant, à partir du moment où il est confondu avec une réflexivité indéfiniment en acte, tend nécessairement, malgré tout, vers une généralisation conceptuelle.

En accord avec les critiques modernes des philosophies de la conscience, on aurait donc intérêt à reprendre la question de la « réflexivité » dans les termes d’une théorie générale des discours, pour laquelle la réflexion de type objectivant n’est que l’une des dimensions de l’activité intellectuelle et discursive. Le travail positif, réellement reconstructif de la philologie, dont le questionnement (re)devient dès lors philosophique, serait alors de définir la dimension réelle de l’esprit dans laquelle se développe la réflexivité poétique, dont on peut montrer que ce ne peut être, pour reprendre la typologie courante des activités et des discours qui lui sont liés, ni celle de la connaissance objectivante de la nature (qui est à l’origine du paradigme de la réflexion), ni celle du droit (i.e. de la reconnaissance réciproque), ni simplement celle de l’expression subjective authentique (puisque les œuvres prétendent valoir pour d’autres, considérés également comme sujets théoriques ou juridiques), mais qui, dans l’état actuel de la théorie, reste à situer ; la question est encore ouverte. Comme chacune de ces dimensions, déjà, comporte sa propre rationalité et rend possibles des modèles théoriques de reconstruction différents, l’interprétation qui se pose la question de la nature du travail poétique, a à comparer et à évaluer ces modèles par rapport à l’objet scientifique qu’est pour elle l’innovation historique telle qu’elle se manifeste avec une œuvre ou un genre nouveaux. Cette comparaison, qui requiert une élaboration théorique propre, permettrait de tenter de définir positivement le point de vue à partir duquel l’innovation historique est possible.

Comme il s’agit là d’une question théorique ouverte, on peut concevoir, en relation avec l’interprétation, une histoire des interprétations qui soit orientée par les difficultés structurelles de cette question (et qui serait donc distincte d’une histoire des disciplines scientifiques). Non seulement, elle mettrait au jour les différents modèles interprétatifs possibles, comme modèles rationnels, selon leur logique (en distinguant donc cette logique quasi a priori de la dynamique de l’interprétation, à savoir de sa réalisation historique), de manière à faire apparaître les termes d’un problème et à rendre raison de la pluralité des lectures, qui se trouveraient ainsi, par une opération de reconstruction, comme ramenées à leurs types purs.

Mais cette histoire pourrait également, si elle ne reste pas abstraite mais envisage aussi les pratiques réelles, faire apparaître les différences de niveaux dans l’acte herméneutique : la pratique interprétative obéit à des règles différentes, et réalise des rationalités différentes selon les aspects de l’œuvre dont elle traite (mots, phrases, cohérences partielles ou globales) ; ces niveaux n’entrent pas nécessairement en harmonie les uns avec les autres, comme le montre déjà la possibilité de discuter des interprétations sur un plan donné, dans la perspective d’un accord possible (par exemple pour la grammaire), alors même que l’on travaille avec d’autres postulats pour aborder l’œuvre, et qu’il y a dissensus sur les préalables de la lecture. Une telle histoire n’est pas analytique ou explicative, mais reconstructive, et critique au sens où elle montre à quelles conditions une interprétation donnée peut être tenue et discutée.


NOTES

1 Ce texte reprend des éléments de discussion présentés à la Maison Suger (Paris) lors de la table ronde Interprétation et histoire des interprétations, organisée le 9 juillet 1993 avec Christoph König et Michel Espagne. Il doit beaucoup, dans sa forme actuelle, à la lecture qu’en a faite Jean Bollack.

2 Sans parler, évidemment, de la nécessité pour l’histoire des interprétations ou des réceptions d’être portée par un intérêt herméneutique pour l’œuvre elle-même.

3 Einführung in die literarische Hermeneutik, leçons données à Berlin pendant l’hiver 1967-1968, publiées chez Suhrkamp (Francfort-sur-le-Main) en 1975, et traduites par Mayotte Bollack en 1989 (Paris, Éditions du Cerf).

4 Il prenait ainsi au sérieux, tout en les dépassant radicalement, les attentes propres à l’explication « littéraire » de tradition française (qu’il opposait aux études « immanentes », en fait guidées par un intérêt extérieur aux œuvres) ; la comparaison avec la position de H. R. Jauss, qui reprend le terme d’herméneutique littéraire, mais sans s’appuyer sur la même pratique, fausse ainsi la perspective. Quant à l’introduction massive de la sociologie dans son travail critique, elle relève d’abord d’un intérêt pour la compréhension des textes.

5 Trad. franç., p. 18.

6 En ce que l’herméneutique philologique, qui, contrairement aux herméneutiques théologique et juridique, renonce au moment traditionnel de l’applicatio, pour s’en tenir, au mieux, à l’explicatio et à l’interpretatio, renonce du même coup à considérer l’effet d’enrichissement que le temps postérieur à l’œuvre exerce sur celle-ci : cet enrichissement vient de la manière dont la valeur ou le sens d’un texte sont « appliqués », c’est-à-dire utilisés ou jugés par les générations suivantes.

7 « Limites et tâches d’une herméneutique littéraire », texte de 1980 ; trad. franç. d’Éliane Kaufholz (Diogène 109, 1980, p. 120-133) ; version revue publiée dans le recueil Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, et traduite par Maurice Jacob pour le volume Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p. 11-29 ; cf. p. 26.

8 Voir, entre autres, sa préface à l’édition française de l’Introduction à l’herméneutique littéraire : « Un futur dans le passé. L’herméneutique matérielle de Peter Szondi. »

9 L’Œdipe Roi de Sophocle. Le texte et ses interprétations, 4 vol., Lille, Presses universitaires de Lille, 1992 ; vol. 1, p. XIII.

10 Je renvoie à mon texte « Philologie classique et légitimité. Quelques questions sur un modèle » (in M. Espagne-M. Werner (eds), Philologiques I. Contribution à l’histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIXe siècle, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1990, p. 23-42), où je discute la présentation de l’histoire des philologies selon la perspective de la théorie des systèmes donnée par W. Vosskamp, D. Kopp et N. Wegmann.

11 Aeschylus. Agamemnon, edited with a Commentary by E. F., 3 vol., Oxford, Clarendon Press, 1950, 3e éd. revue, 1974.

12 Fraenkel se montre plus libéral dans son choix que les philologues de son école, et prend soin d’exhumer des lecteurs négligés (voir l’introduction au premier volume).

13 Voir le travail de Mayotte Bollack, « L’Horace d’Eduard Fraenkel », in L. Dubois (éd.), Poésie et lyrique antiques, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 227-245. L’individualité d’Horace sert à Fraenkel, vers la fin de sa vie, d’exemple de relation réussie à la poésie grecque, et donc de figure idéalisée du philologue. L’insistance humaniste que Fraenkel met sur l’activité philologique est une réponse aux contradictions de la philologie léguée par Wilamowitz. Karl Reinhardt, en proposant une approche esthétique et directe des œuvres tentera une autre solution.

14 Trad. franç. P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlo, Paris, Éditions du Seuil, 1996.

15 C’est-à-dire sans partir de la structure de la conscience, qui transcenderait encore l’histoire, puisqu’elle en est le moteur.

16 Trad. franç., p. 381, avec les nuances apportées à cette phrase, puisque la méthode du déchiffrement herméneutique reste bien le questionnement.

17 Voir D. Thouard, « Une lecture appliquée. Gadamer lecteur de Celan », dans J.-M. Mouillie (eds), Poésie et pensée, Lille, Presses Universitaires du Septentrion (Ateliers 7), 1996, p. 41-57.

18 Contrairement à Gadamer, Jauss ne connaît pas de norme classique : l’ « efficience » des œuvres est chez lui plus diffuse et libre. Les textes sont davantage des « coups » que les témoins d’une permanence déjà donnée.

19 Cette affirmation peut sembler paradoxale, dans la mesure où cette critique de l’historicisme est développée par des philologues, notamment en Angleterre, qui, pas moins que les philosophes de tradition « allemande », s’emploient à établir la lettre et le sens des textes transmis, et à en restituer la vérité « historique » (les frontières entre les deux traditions philologiques tendent à disparaître, avec la position dominante acquise désormais par la philologie anglaise dans le domaine de la littérature grecque). Mais il reste que les orientations profondes de ces philologies divergent radicalement. Les travaux récents de l’ « école anglaise » ne visent pas à reconstituer l’individualité historique d’une œuvre ou d’un auteur, selon une perspective herméneutique qui a décidé de la création des sciences philologiques en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle et qui est encore à l’œuvre chez un Wilamowitz, mais un texte intelligible, conforme aux règles de la grammaire, de la métrique et d’une idée supposée de l’efficacité propre à chacun des genres poétiques ; voir, par exemple, le commentaire de l’Agamemnon d’Eschyle publié par D. Page, à partir de notes de J. D. Denniston, en réaction à celui d’Ed. Fraenkel (Oxford, Clarendon Press, 1957).

20 J. Bollack a donné un exposé méthodique de cette position dans : « Zum Verhältnis von Aktualität und Überlieferung », Neue Hefte für Philosophie 15-16, 1979, p. 1-19.

21 Où l’on ne peut sans doute pas retrouver directement l’opposition de l’intentionnel et du non-intentionnel : le départ entre ces deux formes d’expression ne se laissant pas établir (comme pour toute question d’origine). Cf. la question posée par Peter Szondi à Theodor W. Adorno, à propos de son étude sur Hölderlin, « Parataxe » (et notamment du passage : « Croire l’artiste capable de tout, voilà qui relève de l’ignorance des esprits subtils en matière d’art… », p. 308 de la traduction française parue dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984) : « Peut-on réellement distinguer ce qui est établi par le poète et ce qui l’est, sans qu’il en ait eu l’intention, par la poésie ? » (lettre du 5 décembre 1963, in Ch. König-Th. Sparr (eds), Peter Szondi, Briefe, Francfort-sur-le-Main, 1993, p. 136). Szondi ne défend précisément pas par là une philologie de l’intention.

22 Cette présentation est évidemment simplifiante : la fausseté est d’abord une expérience qui se révèle après coup, quand on l’a surmontée, après que l’interprétation a au moins une fois pu dépasser les limites des lectures reçues ; son pouvoir de norme n’est pas donné, il se constate chaque fois, une fois que l’on a reconnu l’exception qui est constitutive des œuvres.


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©  juin 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : JUDET DE LA COMBE, Pierre. Sur la relation entre interprétation et histoire des interprétations. Texto ! juin 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Delacombe_Interpretation.html>. (Consultée le ...).