L'INTERPRÉTATION COMME TROISIÈME STADE DE LA LECTURE

Karlheinz STIERLE
Université de Constance

(Texte publé dans Versants, 2003, n°44-45, numéro spécial « L'interprétation littéraire aujourd'hui », p. 63-77)

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I

L'interprétation, cette pratique de la compréhension mise en scène, un des éléments constitutifs des séminaires de littérature d'antan, a reçu, dans les années soixante du siècle dernier, un rude coup dont elle ne s'est jamais remise.

Dans son essai « Against Interpretation », paru en 1964 [1], Susan Sontag, nouvelle Jeanne d'Arc au royaume de l'esprit, croyait devoir libérer l'art du joug de l'interprétation qui, selon elle, ne serait rien d'autre que la rancune des médiocres et des impuissants contre les génies de la productivité artistique. Aussi faudrait-il substituer à l'herméneutique, arme des imbéciles, un 'érotisme de l'art' dont l'objectif serait de montrer dans l'art ce qui est, au lieu de le ramener à un sens qui n'y est pas : « In place of a hermeneutics we need an erotics of art. » (p. 14). Cette attaque contre une parodie de l'interprétation, construite pour les besoins de la cause, n'aurait certes pas connu un tel succès, si celle-ci n'était pas survenue au moment même, où une nouvelle rigueur méthodologique de l'analyse structurale, se voulant extension du domaine de la linguistique structurale, et une nouvelle conception de la « productivité dite texte » [2], voulant se libérer de toute empreinte individuelle, remettaient en question l'interprétation comme une forme d'art libéral.

Le rêve d'une analyse structurale qui aurait pu remplacer l'interprétation et créer un nouveau paradigme de rigueur scientifique a cependant bien vite échoué. Mais au lieu de revaloriser l'interprétation

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telle qu'elle avait prospéré dans les années 50, la pratique d'une approche du texte dans le sens de la déconstruction, procédé sceptique de la déstabilisation de toutes les relations sémantiques à l'intérieur du texte, aggravait encore la différence entre une perception du texte, selon les conventions du langage ordinaire, et une perplexité savante face au texte qui n'avait en vue que le niveau sémantique, à l'exclusion de toutes les autres dimensions de l'écriture. Quand la pratique de la déconstruction prétend s'approcher du texte littéralement - « buchstäblich », comme le disent les Allemands fervents de déconstruction -, elle néglige un petit détail seulement, c'est que le texte en tant qu'information ne peut fonctionner que par la transgression des lettres pour arriver à la configuration et au dynamisme du sens. De plus, une ouverture du texte vers ce qu'une nouvelle ethnologie appelle la culture, en omettant de donner à ce terme une signification précise, risque fort de noyer le texte spécifique, avec sa superposition de structures propres, des plus générales aux plus subtiles, dans une mer de l'indistinct. La question se pose alors de savoir si nous pouvons nous passer de l'interprétation comme approche du texte telle qu'elle a été pratiquée avec virtuosité dans les séminaires d'antan. Jusqu'à preuve du contraire, il semble bien que l'interprétation garde sa valeur qui est précisément celle de ne pas s'opposer à la pratique ordinaire de la lecture, comme le voulait l'analyse structurale, mais à ressortir de façon conséquente du dynamisme de la lecture elle-même.

II

Prenons ce poème, un des plus beaux et des plus denses d'Yves Bonnefoy :

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Une première lecture pourrait facilement nous déconcerter. Que dire de ce petit texte, qu'en est-il de sa cohérence, de son message, de sa conception du monde ? Ce qui résulte d'une première lecture semble n'être que fragments épars d'une énigme. On a l'impression que le texte veut dire quelque chose, mais que cette chose nous échappe. Il y a un regard, mais regard de qui, et qu'est-ce qu'on a fait de ce regard ? On lui a fait violence, il a été « dragué ». L'emploi du passé simple indique une histoire déjà close dans laquelle s'inscrit aussi le deuxième vers dont la forme elliptique présuppose qu'il dépend encore du passé simple « fut » du premier vers. Ce deuxième vers n'atténue pas notre perplexité. Les mains, lesquelles ?, furent « immobilisées et séchées » ; immobilisées par qui et pourquoi, et pourquoi fallait-il sécher les mains ? Le troisième vers change le passif et se réfère à une troisième personne indéterminée, auteur d'un acte difficilement réalisable. Peut-on réconcilier la fièvre, fièvre de qui, fièvre de quelle nature ? D'étranges actes s'enchaînent : « On a dit au coeur/D'être le coeur. » Le changement du passif en actif correspond au changement du passé simple au parfait par lequel s'établit une nouvelle situation de communication pour celui qui parle. Ce qui suit à l'imparfait, temps d'ailleurs utilisé à deux reprises dans une phrase principale de laquelle dépend une phrase subordonnée au parfait, insiste de nouveau avec le pronom démonstratif « ces veines » et l'article défini « la bouche » sur un événement connu de la voix qui parle, mais inconnu au lecteur. Un démon s'est donc enfui du corps, une voix a été lavée. La lecture ne nous a pas fourni une information cohérente, elle nous a laissés avec des détails irréalisables ou en suspens, nous sommes restés sur notre faim. C'est ici que la

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lecture ne peut constater qu'un échec. Il vaudrait mieux passer outre, lire autre chose, faire autre chose.

Mais voici que cet échec de la lecture se présente tout autrement, dès qu'on la regarde comme un seuil qu'il faut franchir pour découvrir, dans une deuxième lecture, des cohérences, des correspondances, que la première lecture linéaire ne saurait révéler. Désormais nous disposons à chaque point du texte d'un double contexte : celui de gauche et celui de droite ; nous sommes libres de choisir n'importe quel endroit du texte comme point de départ. C'est également cette liberté qui se pratique dans la mise en relief des citations, instrument constitutif de l'interprétation, pour diriger le regard vers les côtés inexplorés du texte, pour en dévoiler un nouvel aspect. Il y a des génies de la citation comme Walter Benjamin qui, par leurs citations, savent électriser même les textes apparemment trop connus. Lire dans l'horizon de la deuxième lecture veut dire surtout être libre d'inventer son propre parcours. En effet, il semble que notre texte ne permette pas seulement une deuxième lecture, mais qu'il y invite. Seuls les lecteurs, ayant franchi le seuil érigé lors de la première lecture, sont invités à tenter l'aventure d'une lecture en profondeur. Déjà le texte du Moyen-Age, qui se veut objet d'étude, du studium, vise la lecture au ralenti, la lecture réitérée [4]. Aux Temps Modernes, l'on pourrait définir par littérature l'ensemble des textes — à l'exception de ceux immédiatement fonctionnels — qui ne se consument pas lors d'une première lecture, mais qui permettent ou requièrent une lecture plurielle. Dans ce vaste champ, la poésie lyrique joue un rôle paradigmatique. Ici une inventivité illimitée de structurations textuelles, pour organiser une complexité de sens activant tous les niveaux de la parole, ne requiert pas seulement une lecture plurielle, mais exige une pratique de lecture à réinventer, comme dira Mallarmé dans « Le mystère dans les lettres » : « Je préfère devant l'agression, rétorquer que des contemporains ne savent pas lire — sinon dans le

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journal ; il dispense, certes, l'avantage de n'interrompre le choeur de préoccupations. Lire — Cette pratique - » [5].

C'est au moment de la deuxième lecture que le texte acquiert une nouvelle dimension. Au lieu d'être un texte-ligne, voire un texte-surface, il devient un texte-volume à explorer sous une multitude de perspectives, comme on explore un paysage. Commençons donc au milieu du texte là, où commence une phrase qui se termine au vers suivant : « Il y avait un démon dans ces veines/Qui s'est enfui en criant. » Il est évident que nous avons affaire ici à une allusion à l'histoire biblique du Christ qui guérit l'obsédé. S'agirait-il donc dans le texte entier, comme l'indique le milieu du poème, d'une purification symbolique ? Cette supposition est confirmée par la phrase suivante : « On a réconcilié la fièvre. » Mais la phrase finale, elle aussi, qui reprend les deux derniers vers, parle d'une purification. La voix « a été lavée », lavée de quoi ? Probablement d'un malheur qui lui serait arrivé, car la voix, avant d'être lavée, était « morne sanglante ». Que la voix ait été « rappelée » semble évoquer le fait qu'il fallait immobiliser et sécher les mains, d'évidence en proie à l'agitation, et mouillées par la fièvre. S'agit-il par conséquent d'une fièvre démoniaque dont quelqu'un — est-ce le moi qui parle ? — a été libéré ? Il n'en reste pas moins un manque : toutes ces actions salvatrices n'ont pas de sujet ou plutôt leur sujet reste innommé. A cette énigme définitive s'ajoute une autre, celle d'une tautologie : « On a dit au coeur/D'être le coeur. »

La deuxième lecture nous a fait entrevoir une cohérence du poème sans que celle-ci puisse déjà suffire à celui qui, pris par le poème et son sens ouvert et caché, veut encore approfondir son approche. C'est ici que la démarche de la lecture doit franchir un nouveau seuil et arriver à cette activité explicative dont la complexité de perspectives nécessite le protocole fixé par le langage. Nous voilà parvenus à cet espace de la compréhension qui est proprement celui de l'interprétation.

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L'interprétation ne s'oppose donc pas à la lecture comme attitude rigide et abstraite, conséquence d'une méthode vraie ou illusoire, mais plutôt comme le retour de la lecture sur elle-même et avec ceci comme approche à la réflexivité du texte même. La deuxième lecture est une sorte de « perlaboration », « Durcharbeitung » dans le sens de Freud, de la première lecture, celle-ci est à son tour l'objet d'une « perlaboration » au deuxième degré qui est celui de l'interprétation. Ici, avant de retourner à notre texte, il faut une remarque préliminaire concernant deux pratiques différentes de la compréhension articulée.

C'est au Moyen-Age que l'étude des textes a pris une forme institutionnelle, celle du commentaire. Commentaire et texte sont corrélatifs. Un texte dans le sens du Moyen-Age n'est pas n'importe quel tissu verbal, c'est un texte privilégié qui dispose d'une autorité. C'est à cette condition qu'il nécessite le commentaire. Sont dignes d'être commentés seulement les textes qui ont déjà fait leurs preuves et dont la réception a déjà assuré une particulière autorité. Ainsi nous trouvons encore dans le dictionnaire de Furetière cette définition : « texte, terme opposé à commentaire » [6]. Dans la mesure où le texte était remis en question, où son sens devenait lieu de débats, la discontinuité du commentaire commençait à élaborer des structures discursives de la compréhension et du va-et-vient entre le moment textuel et le tout du texte dans son dynamisme et dans sa cohérence. C'est aussi le moment où la théologie protestante commence à développer une stratégie de l'interprétation sous le nom d'herméneutique. Mais c'est seulement quand le texte poétique ou littéraire dans sa qualité esthétique particulière est devenu un défi à la compréhension, que l'interprétation, telle qu'elle a été élaborée depuis le romantisme, a remplacé la corrélation entre texte et commentaire par une nouvelle corrélation, celle entre l'oeuvre et son interprétation. L'interprétation et l'oeuvre sont deux concepts complémentaires comme l'étaient le texte et le commentaire. La crise de l'interprétation

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fut aussi celle du concept de l'oeuvre dont une critique littéraire avant-gardiste croyait pouvoir se passer puisqu'on la prenait comme l'effusion d'une croyance romantique au génie et à sa productivité géniale. Il y a cependant une autre conception de l'oeuvre qui la tient pour la manifestation la plus avancée de ce qu'on pourrait appeler rationalité esthétique. Sous cette condition l'interprétation, elle aussi, garde toute sa valeur. Il est évident cependant que l'interprétation, cette mise en discours de l'acte de compréhension lui-même, n'a pas éliminé sa pratique primaire qui est celle du commentaire. Il faut que l'interprétation ait recours au commentaire pour pouvoir s'en détacher, mais sur une base assurée d'autant plus importante quand l'horizon référentiel du texte et celui de son lecteur sont séparés par une différence temporelle qui fait que les deux horizons ne coïncident plus.

Revenons après ces quelques réflexions d'ordre méthodologique à notre texte, et commençons cette fois-ci avec le titre qui demande à être commenté. « Art de la poésie », est un terme bien sûr qui renvoie à toute une tradition des Arts poétiques à commencer par l'Ars poetica d'Horace. Mais « Art de la poésie » correspond-il à l'art poétique ? Dans la perspective d'Yves Bonnefoy, le mot de poétique sonne faux, parce qu'il est trop du côté du conceptuel auquel justement la poésie se refuse. Art de la poésie veut dire la poésie mise en acte, la poésie comme « vérité de parole » à propos de laquelle Bonnefoy ne cesse de réfléchir dans ses écrits théoriques. Pourtant il est évident que « Art de la poésie » renvoie aussi à une réflexivité poétique qui pose la question de la poésie même et du combat de son identité, mais dans le concret de l'acte performatif par lequel la réflexion sur la poésie devient et se veut poésie. Si le titre du poème demande le commentaire, le milieu du poème le demande aussi : « On a dit au coeur/D'être le coeur. » Il semble que ce ne soit qu'une platitude ou même une lapalissade. Mais dire au coeur d'être le coeur veut dire surtout que le mot est dans une relation avec la chose qui importe. C'est bien une prise de position du poète Yves Bonnefoy contre le surréalisme qui, une fois, tenta le jeune poète. La clé de cette phrase énigmatiquement simple se trouve dans son essai

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« La poésie française et le principe d'identité »[7]. Bonnefoy rappelle ici cette phrase de Boileau « J'appelle un chat un chat » [8], point de départ d'une réflexion sur l'essence de la langue française pour en déduire son principe d'identité en poésie. Bien sûr, ce court circuit entre la chose et sa nomination, principe d'une nouvelle langue classique au XVII` siècle français qui voulait se dérober à cette rhétorique exubérante du baroque qui régnait dans toute l'Europe, risque de devenir bon sens prosaïque où se perd cette identité substantielle de la poésie du Moyen-Age, « en sa différence presque invisible, oeuvre avant tout de simplicité, et de gravité » (p. 264). Mais ce trop d'évidence, ce trop de clarté peut devenir le seuil pour une nouvelle parole poétique : « Oui, c'est d'un seul coup, invisiblement, parfois à l'occasion d'un simple mot prononcé, ou d'un nom, que l'identité absolue prend le pas sur l'identité conceptuelle – que recommence l'esprit qui tend à la poésie » (p. 267). L'acte simple d'appeler est un acte fondateur qui ouvre un monde humain que la poésie illumine.

Il fallait le recours au commentaire – il n'y a pas d'interprétation sans commentaire préalable – pour donner à l'interprétation un fondement, mais interprétation n'est pas commentaire. Si celui-ci doit se tenir aux choses les plus concrètes, aux explications les plus vérifiables, l'interprétation doit faire un pas au-delà pour s'avancer vers cette essence du littéraire, voire du poétique qui est l'autoréflexivité du texte en lui-même, sa spéculation interne, ce branlement rythmique et syntaxique qui crée un espace de mémoire et auquel l'interprétation ne peut répondre que par un mouvement spéculatif de mise en relation.

Revenons au titre : « Art de la poésie ». Il semble qu'ici la poésie même prenne la parole comme objet et sujet, comme déchirement,

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fièvre et purification, lavage. C'est la poésie qui se déchire et la poésie qui s'affirme. C'est un drame de la nuit et une voix calme et matinale qui l'évoque et qui en l'évoquant se constitue comme poème d'une déchirure et d'une reprise d'unité. Il fallait bien un art pour que la poésie soit la poésie réaffirmée. Nous arrivons à une dernière perspective spéculative, si l'on veut, mais peut-être non pas arbitraire. Le poème « Art de la poésie » est le dernier du recueil « Pierre écrite » de 1965, moment de remise en question violente de toute poésie qui ne se voudrait pas « production dite texte ». C'est pour ainsi dire la pierre finale ou la pierre de voûte de toute une série de pierres » qui ensemble peut-être évoqueraient le rêve d'une maison où « vivre poétiquement » [9]. C'est donc une poésie qui porte le poids d'une dernière parole poétique conclusive qui regarde le destin de la poésie elle-même à la fin de l'époque que nous sommes convenus d'appeler la modernité. Il ne semble pas être trop risqué de dire que la poésie moderne en tant que poésie lyrique depuis Pétrarque est essentiellement une parole marquée et hantée par l'intensité d'une expérience subjective qui est celle de l'aliénation : aliénation du moi à soi-même, aliénation entre moi et société, aliénation entre moi poétique et langage. L'on pourrait évoquer une longue liste de témoignages partant de Pétrarque et passant par Hölderlin, Leopardi, Baudelaire, Nerval, Rimbaud jusqu'à Mallarmé, Apollinaire, T. S. Eliot et Paul Celan, ami d'Yves Bonnefoy. Mais si Paul Celan a donné à ce déchirement d'une conscience malheureuse sa voix la plus émouvante, la plus déchirante, c'est Yves Bonnefoy qui se voit à un seuil où la nouvelle dimension d'une poésie affirmative s'annonce. Le poème « Art de la poésie » peut être compris comme lieu où il est question du destin même de la poésie entre la nuit et le jour, le déchirement et l'espoir d'un sens retrouvé. C'est ici l'établissement d'un seuil, et c'est bien derrière le seuil qu'impose la première lecture que cette dimension d'une nouvelle poésie s'établit. Mais ce dernier poème de « Pierre écrite » marque un seuil aussi en vue d'un

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nouveau recueil : « Dans le leurre du seuil », apparu dix ans plus tard. Le seuil se fera nouveau centre de cette série de grands hymnes donnant voix à « la misère du sens » et à son affirmation :

III


Chaque lecture se réfléchissant elle-même, pour saisir la réflexion interne du texte, est déjà en chemin vers l'interprétation. S'il est vrai que l'interprétation n'est rien d'autre que le troisième stade de la lecture, il semble bien évident que rien ne pourra la remplacer, mais aussi que l'interprétation ne peut se faire la servante d'aucune méthode. Ici il faut se souvenir des pages remarquables que Jean Starobinski a consacrées à l'interprétation dans L'oeil vivant II : La relation critique [11]. Au centre de cette défense et illustration de l'interprétation, de la démarche interprétative, il y a l'exégèse d'un texte central des Confessions de Rousseau, le « dîner de Turin ». Commençant par une explication de texte qui rejoint le commentaire par la proximité du regard sur le concret de la parole mise en oeuvre et sur sa langue, celle du XVIII` siècle et surtout celle de Rousseau, il progresse en illuminant ses couches sémantiques, ses langages implicites, la complexité de sa perspective, le jeu de ses stratégies persuasives, la profondeur du moi qui se cache et qui se présente, mais aussi les réalités sociales à l'intérieur desquelles le moi se trouve et prend conscience de soi : toute cette densité et complexité de relations, de correspondances et de différences est détachée et présentée dans une langue critique à la hauteur de son objet. C'est ainsi que le lecteur qui a pris connaissance du texte de Rousseau, découvre, grâce au travail intermédiaire de l'interprète, tout un monde

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insoupçonné à plusieurs dimensions d'une fraîcheur de sens, d'une intensité de couleurs telles qu'on serait tenté de croire que c'est à ce moment-là seulement que Rousseau prend la parole. Il faut un savoir large et sûr et une finesse de l'attention pour réaliser une telle approche où la rigueur reste sans raideur épistémologique et se mêle à une curiosité inspirée par un va-et-vient entre participation et prise de distance. C'est ce que Hegel avait en vue quand, dans son Esthétique, il parlait de « denkende Betrachtung » [12], de la « perception pensante ». Cette mise en scène de la démarche interprétative ou herméneutique, où spontanéité et réflexion théorique ne s'opposent pas mais se mêlent dans une compétence qui est le résultat d'une attention toujours exercée et d'un art de la transposition en parole, est désignée par Jean Starobinski par le terme de trajet : « D'un accueil naïf à une compréhension englobante, d'une lecture sans prévention, régie par la loi interne de l'oeuvre, à une réflexion autonome face à l'oeuvre et à l'histoire où elle s'insère : il n'est pas de notion à laquelle je tienne plus que celle du trajet critique — trajet qui n'a pas à s'inscrire nécessairement dans l'oeuvre critique elle-même, et qui peut avoir eu lieu dans le travail préparatoire dont l'oeuvre critique est l'aboutissement. Ce trajet s'effectue à travers une série de plans successifs, parfois discontinus et à des niveaux de réalité différents. J'inclus, bien entendu, dans la notion du trajet critique celle du "cercle herméneutique", où je ne vois toutefois qu'un cas particulier — et particulièrement réussi — du trajet critique », dit-il dans ses remarques préliminaires sur la « relation critique » (p. 13).

L'interprétation comme trajet, en effet, est loin de vouloir se substituer à l'oeuvre elle-même, son intention est plus modeste et en même temps plus exigeante : elle veut être une école d'attention. L'interprète lui-même s'y soumet quand il se met à noter et à réviser d'un oeil critique ses observations. Ecole d'attention aussi pour le lecteur auquel l'interprétation sert pour ainsi dire de lentille optique. C'est par une nécessité interne de l'interprétation et de sa relation à

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ce qu'elle interprète qui n'est jamais un simple objet, mais toujours un objet se transcendant en une donnée immatérielle, qu'elle ne peut se soumettre à une méthode préétablie qui, au lieu d'ouvrir un dialogue, reste monologue d'une volonté de pouvoir épistémologique. La méthode, elle, ne vise jamais la particularité concrète, voire l'individualité de l'oeuvre, mais sa généralité seulement, tandis que le trajet se veut toujours voie concrète, particulière, adaptée à une donnée concrète. C'est pourquoi un seul trajet n'exclut jamais d'autres trajets, mais les appelle au contraire, comme il y a dans un paysage une pluralité infinie d'aspects et de regards différents où l'un n'exclut jamais l'autre, ce qui n'empêche pas qu'il y ait des regards plus ou moins réussis.

L'interprétation comme trajet est libre dans son dialogue avec le texte de se passer de toute contrainte méthodologique qui la bornerait à un seul aspect. S'il est essentiel pour la littérature de suivre une démarche libre à travers tous les champs anthropologiques et historiques de la condition humaine, l'interprétation, pour ne pas tomber dans une fixation méthodologique derrière laquelle très souvent il se cache une idéologie non déclarée, doit insister sur une pleine autonomie dans le choix de ses moyens. Ceci pourtant ne la met pas dans une opposition de principe à toute méthode, comme le suggère Hans Georg Gadamer dans sa théorie de l'herméneutique « Vérité et méthode » (Wahrheit und Methode) [13] où les deux termes, au lieu de désigner une complémentarité, sont plutôt les marques d'un conflit. L'interprétation, loin d'être antiméthodologique, est libre aussi de se servir des résultats qu'une analyse structurale, mais aussi une théorie de la déconstruction ont proposés. Les résultats surtout de l'analyse structurale, trop vite tombés en oubli, peuvent être un apport précieux à toute interprétation, parce que tout texte, dans son écriture individuelle et dans son projet tout particulier, a besoin pour se réaliser de ces structures d'ordre plus général qui ont fait l'objet de l'analyse structurale des récits aussi bien que celle des textes poétiques. L'anatomie ne suffit pas pour comprendre le corps

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de l'homme, mais avec l'anatomie on le comprend mieux. Les structures plus générales des textes qui ont été l'objet de l'analyse structurale importent aussi pour une compréhension qui ne regarde plus le texte comme objet à analyser, mais comme une constitution de sens où le lecteur a sa part aussi. Les remarques à ce propos de Jean-Paul Sartre dans Qu'est-ce que la littérature ?[14] restent toujours fondamentales. Il en est de même avec ce que l'on appelle la déconstruction, un terme de Jacques Derrida, fabriqué peut-être un peu à la légère. Il est bien évident qu'à l'intérieur de chaque texte, et surtout de chaque texte exigeant, il y a des tremblements de sens, des ambiguïtés, des ironies, des contre-communications, une infinité de déstabilisations des mots par la pluralité de leur sens et la pluralité de leurs contextes dont l'interprète doit tenir compte. Et, bien sûr, les méthodes de la psychanalyse comme celles de la sociologie peuvent au besoin aider à une compréhension plus profonde qui, finalement, doit être le but de toute interprétation. Si tout dans le texte se donnait tout d'un coup, il ne faudrait évidemment pas ce travail. Cependant, croire que la première impression soit déjà la bonne est l'illusion d'une impatience qui ne reçoit que ce qu'elle investit.

L'interprétation de même que la traduction ne peuvent jamais épuiser le texte. C'est pourquoi il faut des traductions différentes et un discours continu de l'interprétation pour que le texte reste vivant. Même si une interprétation fait tort à ce que l'on pourrait appeler l'intentionnalité du texte, elle donne la chance à celui-ci d'affirmer sa présence. Un texte qui ne trouve pas de discours interprétatif devient bien vite matière inerte, appel sans réponse, comme un de ces livres morts aux quais parisiens devenus muets à jamais. C'est par la persévérance discrète d'interprétation à interprétation que le texte reste vivant dans la mise en mouvement de sa réflexivité interne par une réflexivité interprétative qui y répond.

Interpretari necesse est. Les institutions responsables de la mémoire culturelle d'une société ne pourront jamais se passer de cet effort de renouvellement ininterrompu, de sauvegarder la présence

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des textes et à travers eux la mémoire sans laquelle il n'y a pas d'identité.

Le but de l'interprétation n'est pas de comprendre l'oeuvre en fonction d'un système, d'une idéologie ou d'un savoir quelconque. Bien au contraire, il s'agit de trouver des moyens pour entrer dans l'oeuvre et dans sa densité de relations. Elle ne veut pas réduire l'oeuvre à ce qui existe déjà sans elle, mais illuminer ce qui sans elle ne serait pas. L'interprétation n'explique pas l'oeuvre, elle la « donne à voir » pour la pratiquer mieux.

Le type d'interprétation auquel s'adressait la critique des théoriciens structuralistes et post-structuralistes se voulait interprétation immanente. Ceci, bien sûr, est un concept irréalisable. Chaque oeuvre se réalise à partir des conditions particulières d'un médium qui la supporte, qui la rend possible, 4nais qui restreint aussi le champ de ses possibilités. La matérialité comme support de l'oeuvre doit se transcender vers une donnée médiatique pour que l'oeuvre soit possible. Mais il reste toujours une tension entre la matérialité comme telle et sa fonction de médium pour la réalisation de l'oeuvre. Interpréter un texte, par exemple, présuppose une connaissance préalable de sa langue, condition de sa mise en discours. Ce qu'on appelle le cercle herméneutique dans sa forme la plus élémentaire est le cercle entre langue et parole. Pour qu'il y ait parole, il faut une langue. Pour qu'il y ait une langue, il faut la parole. Ainsi l'interprétation ne peut-elle jamais être immanente, puisque la parole elle-même se transcende vers une langue qu'elle présuppose. La compétence de l'interprète ne se restreint pas à une oeuvre donnée, il faut une compétence préalable de la langue pour réaliser le discours comme mise en acte de la langue. Si donc nous sommes entrés dans l'oeuvre-texte, nous sommes par là même entraînés vers une pure virtualité qui est celle de la langue elle-même. C'est pourquoi une oeuvre ne peut jamais être radicalement immanente. Il faut cependant, dans le conflit des forces centrifuges et centripètes, une dominance de celles-ci pour que l'on puisse parler d'oeuvre. Si chaque objet sémiotique peut se prêter à être interprété, il y a cependant une classe

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privilégiée d'objets qui permettent l'interprétation et la requièrent : ce sont les oeuvres, formes suprêmes de la rationalité esthétique [15].

L'herméneutique, opposée en ceci à la théorie de la déconstruction, peut être définie comme le bon sens de la compréhension. Sa pratique ne suit pas la route préétablie d'une méthode. Elle est toujours une mise en relation qui doit prendre des risques. La compréhension d'un texte ne se laisse pas démontrer more geometrico. C'est toujours l'enjeu d'une triple compétence : compétence de constitution, compétence de participation et compétence de communication. Mais parce que l'interprétation doit prendre des risques, elle doit aussi assumer une responsabilité. Dans Qu'est-ce que la littérature ? Jean-Paul Sartre parle du pacte de générosité entre auteur et lecteur [16]. II doit y avoir aussi un pacte de générosité entre interprète et oeuvre d'un côté, interprète et lecteur de l'autre côté. L'interprétation défend le texte auprès du lecteur, mais elle défend aussi le lecteur auprès du texte.

L'interprétation ne cherche pas l'autre du texte et elle ne transforme pas le texte en objet d'une analyse objective, comme on analyserait une donnée naturelle. L'interprétation comme troisième stade de la lecture se détache du texte pour mieux y retourner. Elle part du texte, elle le met par son intermédiaire en relation réflexive avec lui-même, et elle retourne au texte pour lui céder la parole. L'interprétation est une école d'attention. Elle sert à une constitution plus complexe, plus différenciée, plus intense de ce qui, au-delà de ses signes et mots, constitue une configuration de la conscience qui fait résonner plus pleinement le texte, l'oeuvre en lui-même, sans arriver jamais au point où le travail de l'interprétation serait fait et où le texte aurait trouvé sa réponse définitive.


NOTES

1 Susan Sontag, Against Interpretation and Other Essays, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1967, p. 3-14.

2 Cf. Julia Kristeva, «La productivité dite texte», dans Communications 11 : Recherches sémiologiques sur la vraisemblance, 1968, p. 59-83.

3 Yves Bonnefoy, Poèmes, préface de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, 1978, p. 249.

4 Cf. Karlheinz Stierle, «Studium : Perspectives on Institutionalized Modes of Reading», dans New Literary History, 22, 1991, p. 115-127.

5 Stéphane Mallarmé, «Le mystère dans les lettres», dans OEuvres complètes, texte établi et annoté par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 386s.

6 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye, Arnout Reinier Leers, 1690, art. « texte ».

7 Yves Bonnefoy, « La poésie française et le principe d'identité » (1965), dans L'improbable et autres essais (1980), Paris, Gallimard, 1992, p. 245-273.

8 Nicolas Boileau, Satire I : « J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon. » Dans OEuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1966, p. 14.

9 Cette formule, provenant d'un poème tardif de Hölderlin (« In lieblicher Bläue »), revient deux fois dans L'improbable (p. 210 et p. 270).

10 Dans le leurre du seuil - « L'épars, l'indivisible », Poèmes, p. 328.

11 Jean Starobinski, L'oeil vivant II : La relation critique, Paris, Gallimard, 1970.

12 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Ästhetik, nach der 2. Ausgabe G. Hothos (1842) redigiert und mit einem ausführlichen Register versehen von F. Bassenge, Berlin/Weimar, Aufbau Verlag, 1965, 2 volumes, t. 1, p. 22.

13 Hans Georg Gadamer, Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, 2. Aufl., Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebe ch), 1965 (1960).

14 Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, Situations II (1948), Paris, Gallimard, 1962, p. 91.

15 Cf. Karlheinz Stierle, Ästhetische Rationalität. Kunstwerk und Werkbegriff, Munich, Finck Verlag, 1997.

16 Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?, p. 105.


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© décembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : STIERLE, Karlheinz. L’interprétation comme troisième stade de la lecture. Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Stierle_Interpretation.html>. (Consultée le ...).