LE SUJET DANS LA LANGUE

Denis THOUARD
CNRS / Université Charles-de-Gaulle Lille
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(Note de synthèse du Mémoire d'habilitation, 2004)

I. PRESENTATION DE LA PROBLEMATIQUE

§ 1. Philosophie et auto-réflexion.

On peut tenir pour « philosophique » le discours capable de revenir sur ses présuppositions. C’est bien sûr impossible absolument, car un point aveugle est toujours nécessaire à la moindre action comme à la moindre pensée : porter la lumière sur un point est automatiquement faire sortir du champ le reste. Ce que je perçois, c’est au détriment de ce que je ne perçois pas, et qui m’échappe. Qui voit l’arbre ne perçoit pas la forêt et qui voit la forêt pas les arbres. Cette remarque vaut sans doute aussi pour nos pensées. Quand on les examine, on les voit grâce à l’oubli des autres. La pensée d’une pensée absolument présente à elle-même nous placerait dans un vertige où l’on ne penserait plus rien de déterminé.

Cette constatation très générale permet de préciser ce que nous proposons d’entendre par philosophie. A la différence des autres activités, qui n’ont pas besoin de produire à tout moment les conditions qui les rendent possibles, elle se présente comme un arrêt de la continuité des actes et des pensées. La pensée remonte le fleuve. Bien des noms et bien des descriptions de cette particularité on été données depuis les débuts de cet exercice contradictoire de la pensée. Il est inutile d’évoquer cette longue histoire dont le geste fondamental s’est répété sous des formes très différentes et continue de nous obliger. Il suffira ici d’en faire une application limitée. En revenant sur ses présuppositions, le philosophe entreprend une clarification de son discours. En même temps, il « dédogmatise » son propos, fût-ce pour l’ancrer à un niveau de certitude plus grand et le rendre d’autant plus « dogmatique ». Mais là encore, il ne pourra être tenu pour « dogmatique » que pour autant qu’il n’aura pas répondu à certaines objections possibles. Si la réponse est déjà impliquée dans son propos, il ne pourra être dit « dogmatique ». Un seul exemple pour l’illustrer : la philosophie de Hegel est certainement une de celle qui comporte le moins de propositions dogmatiques, mais le poids des points dogmatiques sur lesquels repose l’édifice est d’autant plus lourd.

§ 2. Trois intérêts.

L’intention des pages qui suivent est de reprendre les fils d’une interrogation menée depuis une quinzaine d’années en revenant sur les lignes de force et la réflexion qu’ils dessinent. Trois intérêts se dégagent, rencontrés en partie successivement, dont on peut sans doute reconstituer la logique de pensée. Je retracerai pour commencer les conditions dans lesquelles s’est effectuée cette recherche, qui renvoient au paysage intellectuel des années 80 et aux expériences qu’il m’a été donné de faire. Cette chronique renvoie à une séquence que l’on peut esquisser de la façon suivante. La première préoccupation fut pour la langue, on peut y trouver des raisons objectives et subjectives. Or la langue n’était tout à fait elle-même pas comprise, tant que l’on ne s’est pas intéressé à l’interprétation. Mais alors, qu’interprétait-on dans la langue, sinon le sujet ?

Mais un tel récit, que je limite à l’essentiel, reste insatisfaisant pour la pensée tant que l’on ne parvient pas à en exhiber une possible cohérence intrinsèque : derrière la contingence des découvertes et des formations, limitées à la perspective d’un individu, il était permis, par réflexion, de proposer un cadre d’intelligibilité plus systématique. C’est ainsi que l’on peut considérer avoir affaire, à travers le sujet, la langue et l’interprétation, à trois catégories fondamentales de ce qui regarde le monde signifiant. Une forme de logique se met en place, exprimables en des conceptualités différentes, qui repose sur la solidarité des trois moments. La force de cette ébauche systématique permet de rendre compte par défaut de l’abstraction des positions qui tendent à privilégier l’un seul de ses moments, que ce soit le sujet ou la langue, ou encore l’interprétation. L’abstraction se redouble quand ces positions n’envisagent qu’un concept indifférencié de ces moments, comme s’il n’y avait qu’un seul modèle de « sujet » ou de « langage ». En parlant d’ébauche, toutefois, nous limitons ici d’emblée nos prétentions, à la fois pour déclarer la recherche ouverte et pour mettre à distance les séductions de l’accomplissement systématique. Il ne s’agit donc que d’une récapitulation, du point de vue, si l’on veut, d’une réflexion transcendantale qui renvoie chaque expérience que l’on peut faire dans le domaine du sens à un pouvoir de connaître propre, posant ses conditions de validité. Or la réflexion est reconstruction, la systématisation simple entreprise de clarification.

§ 3. Du langage à l’interprétation.

La question du langage, très parcourue dans les années 70 et 80 à la suite des soubresauts du structuralisme saussurien et jakobsonien et de ses avatars déconstructionnistes, pouvait remplir la fonction d’une entrée en philosophie à certaines conditions. Elle offrait, à côté d’un objet de spéculation, un domaine de connaissances balisé par plusieurs disciplines : la linguistique, avec ses différents secteurs, la grammaire, la rhétorique, la pragmatique, la poétique, voire la littérature. L’usage ordinaire renvoyait à des règles, une logique propre, que l’on pouvait connaître. La grammaire était, dans la tradition, exemplaire de ce genre de science, modèle invoqué de la logique, chez Ramus comme chez Kant ou Wittgenstein. On ne demande pas la connaissance des règles grammaticales pour parler, mais la parole est néanmoins soumise à un ensemble de règles que l’on peut découvrir. Et il y va sans doute, c’est l’assomption des philosophes, de la pensée comme de la langue. La grammaire résume ainsi la capacité de l’esprit à réfléchir sur ses opérations pour en exhiber la loi de fonctionnement. L’esprit ne s’observe pas directement dans ses actes de parole, mais peut bien, avec une grande rigueur, connaître ce qui en guide les opérations. La spontanéité la plus grande de la parole et l’expérience de l’invention du discours dans le discours même n’exclut aucunement ces contraintes. L’impression de liberté inventive qu’offre le langage réside dans l’oubli des règles sur lesquelles s’appuie toute performance.

C’est pour l’exemplarité d’une réflexion sur ce qui échappe immédiatement à la pensée, mais à quoi la pensée ne saurait échapper, que la grammaire constitue un objet philosophique privilégié. Entre une formation linguistique et des travaux sur l’histoire de la grammaire, avec l’enquête menée sur l’une des dernières grammaires générales, les voies qui me conduisaient à circonscrire un objet philosophique premier étaient diverses. Mais cet objet ne pouvait valoir comme l’entrée dans des problèmes plus généraux, où la philosophie se manifestait dans l’ampleur de ses contenus traditionnels.

L’intérêt pour la fin des grammaires générales ne se séparait pas d’une interrogation sur ce qui semblait être une éclipse de la réflexion philosophique concernant le langage, justement. Il paraissait ainsi que, depuis sans doute un ancien primat accordé à la netteté géométrique, les représentants les plus éminents de la tradition philosophique avaient pour le moins soupçonné le langage d’introduire du désordre dans les pensées, de préférer l’univocité des symboles mathématiques ou de rêver d’une langue parfaite. Tout au plus les mots ordinaires jetaient là leur brouillard devant nos yeux, a mist before our eyes selon l’expression de Locke [1]. L’on pouvait facilement repérer les marques de cette défiance, de Platon à Descartes, de Kant à la philosophie analytique, dont la clarification des ambiguïtés linguistiques est devenue le projet philosophique lui-même. Le projet même d’une « grammaire générale » ou « philosophique », valant pour toutes les langues, illustrait bien le désir d’une rédemption de la diversité des langues par un ensemble universel de lois, rédemption qui avait tout d’une reddition exigée : les langues devaient, au prix de certaines transformations et réductions, se ramener finalement à des règles universelles correspondant d’aussi près que possible aux lois de la pensée. Le parallélisme attendu, exigé et espéré entre la grammaire et la logique, qui vit son affirmation la plus marquée dans le sillage du cartésianisme, se nourrissait d’un déni de la varietas des langues.

Or la fin des grammaires générales coïncidait avec l’émergence d’une conscience de l’irréductible variété des langues, des nations qui les parlaient, de leurs histoires respectives. En suivant les principes « philosophiques » qui commandaient l’argumentation d’A. F. Bernhardi dans sa Sprachlehre (1801-1803), j’entrai de plein pied dans les difficultés d’une prise en compte seulement négative du langage. En effet, attentifs à la diversité des langues, les adversaires de l’universalisme philosophique adressaient à la philosophie kantienne de la raison pure l’objection métacritique consistant à dénoncer l’oubli, chez le philosophe critique, des conditions de possibilité de son propre discours, à commencer par son langage, irréductiblement historique et empirique. Tout en partageant le principe kantien de la nécessaire sensibilisation des concepts et en conférant à l’imagination un rôle central, Bernhardi réfutait l’objection métacritique comme confondant l’ordre génétique de la formation des concepts et l’ordre logique de leur emploi. Les signes linguistiques, quoique marqués assurément par la sensibilité, les images auditives ou visuelles, ne font sens que dans un emploi qui peut en redéterminer relativement le sens. Si le langage était une nomenclature finie régie par un code, une telle innovation sémantique serait impossible. Bernhardi montrait au contraire que le jugement opère dans la matière sensible du langage, avec elle sans doute, mais sans que ses possibilités de relier ou séparer des signes, de produire de nouveaux concepts par de nouvelles déterminations soient pour autant par avance restreintes.

L’objection métacritique apportait cependant à la réflexion philosophique une conscience plus aiguë de l’inscription linguistique de toute pensée, telle qu’on pouvait la retrouver chez Hegel. Le langage étant chez celui-ci le milieu de la pensée, l’expérience de l’esprit au double sens du génitif, il apparaissait non seulement comme l’ensemble de contraintes formelles présidant à tout discours particulier, mais aussi comme le milieu historique particulier, constamment mouvant, en lequel prend forme la pensée. Symétriquement, Hegel concevait le revers de cette thématisation du langage en insistant sur le rôle de la pensée dans la formation de la langue, l’invention de concepts et d’une langue de la pensée. Cette solidarité entre la pensée et le langage se trouvait au centre du mouvement romantique en Allemagne et Bernhardi lui-même, grammairien généraliste post-kantien, fut impliqué dans ses vicissitudes en étant l’un de ses poéticiens.

L’intérêt soutenu pour des pensées qui ont constamment réfléchi cette dimension langagière m’a conduit à séjourner auprès des « premiers romantiques » d’Iéna et de Berlin, mais aussi à approfondir la pensée de Schleiermacher, celle de Humboldt, ainsi que, pour l’origine du motif « métacritique », de Hamann. Mais pour reconnaître volontiers, avec les auteurs évoqués, le caractère irréductible de l’inscription langagière, il n’était pas question de prêter subrepticement au langage une initiative en dehors des réalisations singulières qui le font être historiquement. Or, c’était parfois le cas dans les discours « théoriques » qui avaient cours au moment où j’accomplissais mes Lehrjahre. En effet, fût-ce sous la forme d’une puissance nécessitante prêtée aux structures, éventuellement « profondes », dans les pensées des années 1960 et suivantes, ou sous l’espèce de la thèse ontologique heideggerienne voyant en lui le repère et l’abri de l’être, ce en quoi l’être parle et de quoi il convenait de se mettre à l’écoute, même transformée sous la forme de la philosophie de la culture gadamérienne, ou encore sous la forme de l’épistémè foucaldienne, régissant par avance les possibilités de formation des énoncés pour une strate historique donnée, les pensées contemporaines de ma formation philosophique s’accordaient généralement pour conférer au « langage » ou à une structure plus générale encore des fonctions qui ne pouvaient me paraître qu’exagérées. Sans doute la subtilité des positions évoquées ici excédait-elle l’usage qui en était couramment fait, mais je ne pouvais me dérober à l’impression d’une recrudescence du dogmatisme sous des formes par ailleurs très civiles et souvent séduisantes. Que le langage produisît de lui-même ses effets, que la maîtrise des règles suffît à en déduire les énoncés et à ne considérer ceux-ci que comme des cas particuliers mais prévisibles dans un système, que l’on passât surtout de la grammaire au sens sans ciller me paraissait faire bon marché du fonctionnement ordinaire du langage. La mise entre parenthèses de la signification rencontre vite des limites, et le déni partiellement justifié de la figure de l’auteur, disparaissant derrière les plissements du langage, mène à des impasses. Pour en rester à une approche générale, l'analyse du langage suppose que l'on recourre non seulement à la syntaxe et à la morphologie, mais aussi à l'interprétation, que la syntaxe appelle nécessairement. Autrement dit, le langage ne se donne que sous la forme de discours déterminés, qui sont des points de localité ayant leurs contextes propres. Le discours s'interprète toujours in concreto, irréductible à des lois générales. Langage et interprétation sont donc liés en tant que le langage se réalise en discours particuliers. Mais le discours renvoie à son tour à un sujet de l'énonciation, qui est l'instance individuante de la langue. Le langage est déterminé par l'intervention des locuteurs, mais inversement, il les détermine, il est ce par quoi ils se déterminent. Ces observations pourraient passer pour triviales. Or il n’en est rien, étrangement, car la prise en compte sérieuse de l’interaction entre les processus d’individualisation et d’universalisation n’est guère d’usage, au moins dans les conditions d’une culture scolastique que je serais tenté de qualifier bien souvent de dualiste : d’un côté on place en effet l’universel, la méthode, la légalité propre aux généralités ; de l’autre on abandonne le domaine de l’individuel à une approche empirique ou purement arbitraire, à une subjectivité débridée. J’aurais l’occasion de revenir sur cette structure binaire qui désigne bien autre chose que l’opposition du « cœur » à la « raison », et dont je n’ai pu percevoir l’emprise sur les esprits qu’au bénéfice d’un détour par d’autres cultures et d’un retour. Plus que Hegel ou Kant, mais bien sûr avec ces deux philosophes, c’est chez Humboldt et chez Schleiermacher que j’ai rencontré avec le plus de vigueur et de cohérence la mutuelle implication d’une pensée de l’individualité et une reconnaissance des structures universalisantes, au premier rang desquelles figure le langage. Chez eux, la pensée du langage ne se coupe pas d’une profonde réflexion sur la subjectivité et les différentes modalités d’individuation d’un sujet qui n’est que dans le jeu de ses expressions et réceptions, toujours actif et passif alternativement, en son centre conscience de soi et affection, autrement dit sentiment, selon un terme central de la théorie de la subjectivé.

La subjectivité se constitue et se singularise au sein du langage, c'est-à-dire d'une langue historique donnée. Par le discours, individuation et subjectivation vont de pair. Sujet, langage et interprétation se définissent ainsi mutuellement.

§ 4. Le sujet dans l’histoire.

L’ensemble de mes recherches s’oriente vers la caractérisation d’une subjectivité dans l’histoire, interprétative de son monde et des discours passés, qui se définit dans la réflexion toujours recommencée. Même si la dimension de l’historicité des langues est ordinairement perçue, celle-ci ne s’actualise et ne se singularise véritablement, comme Wilhelm von Humboldt l’avait remarquablement vu en son temps, que dans l’interprétation. Mais l’interprétation, à son tour, fait la réflexion de son historicité propre en analysant des discours (une interprétation négligeant l’objectivation relative des formations linguistiques serait considérée comme naïve, ou théoriciste, ou fondamentaliste). Le croisement des sujets et du langage dans l’interprétation et son histoire tisse le monde de la culture dont la connaissance pose des problèmes spécifiques. On peut supposer que l’expérience physique standard, selon les conditions d’expérimentation que l’on se donne, sera reproductible identiquement en tout temps et en tout lieu et pour tout expérimentateur. Bien que l’expérience ne soit pas moins construite et interprétée que dans le domaine culturel, elle dégage une impression d’objectivité dont il est difficile de se défaire, quand même ces « données » se réduisent à une liste de chiffres et de valeurs. Dans le domaine de la culture, le moins que l’on puisse dire est qu’il commence à y avoir un « objet » à étudier qu’au moment où on le considère tel ; que cet « objet » doit être construit, ou plutôt reconstruit à partir de signes. Cette reconstruction engage nécessairement une interprétation, dans une mesure qui n’est toutefois nullement arbitraire, car elle peut être réfléchie et explicitée, mais sans qu’une stricte séparation entre « l’objectivité des faits » et « l’interprétation » soit sérieusement envisageable. Cette dernière remarque paraît battue en brèche par la pratique des sciences sociales, en particulier, qui distingue les données qu’elle produit et leur interprétation : ainsi, quand Durkheim, pour prendre un exemple classique, étudie le suicide, il dispose d’une série statistique dont il s’efforce, dans un second temps, de rendre compte en termes de rationalité sociale. Les paramètres comme le lien familial, l’appartenance religieuse, l’âge et le sexe, la situation de travail, sont censés permettre de résoudre la diversité des cas pour construire le profil du « sujet à risque » et du sujet « sans problèmes », auquel toutefois il ne sera pas interdit de s’ôter la vie si quelque raison de force majeure l’y pousse. Il ne s’agit pas de contester la rigueur propre à une telle démarche qui a pu par la suite être raffinée et améliorée, mais de suggérer simplement que la clarté obtenue par une telle démarche dépend directement du choix des paramètres très généraux que l’on aura choisis, et que l’on aurait pu remplacer par d’autres, et laisse délibérément dans l’ombre le grain fin de cette réalité culturelle et sociale. Le choix des catégories d’analyse et des rubriques permettant de regrouper les observations contient en lui-même un ensemble de décisions préalables qui traduisent une précompréhension du phénomène étudié chez le sociologue et qui mettent à mal l’idée d’une objectivité « donnée ». Cet exemple est l’occasion de distinguer entre une sociologie qui, quelles que soient ses méthodes d’investigation, assume entièrement le caractère interprétatif de sa démarche, condition de son objectivité même, et une sociologie plus instrumentale et souvent instrumentalisée par des pouvoirs politiques ou économiques qui aspire avant tout à la sécurité de résultats univoques, gage d’une meilleure manipulation du corps social.

Dans la perspective que j’ai développée, d’une philosophie instruite des autres savoirs et des autres traditions, notamment de la philologie, la réflexion épistémologique sur l’interprétation passait par une série d’enquêtes sur l’histoire des concepts et la mise en place des instruments même de l’auto-compréhension de la culture. Cette généalogie des sciences de la culture devait s’attacher à la particularité des situations et des contextes, et refuser d’emblée le geste d’une fresque d’ensemble qui n’aurait pu être conçue que depuis un point de vue extrinsèque, lourd de présupposés philosophiques, au risque d’un fréquent gauchissement des perspectives. En lieu et place d’une reconstruction historiographique où s’enchaîneraient les moments pour culminer dans un aboutissement incertain, j’ai préféré un vaste ensemble de recherches historiques, ayant valeur de coups de sonde, suffisamment appuyés pour être en mesure de remettre en question des cadres interprétatifs et des constructions historiographiques généralement acceptés et doxographiquement transmis ; mais l’horizon de ces recherches ne laissait pas d’être aussi systématique, pour autant qu’une reprise réflexive des acquis partiels tirées de la matière historique était nécessaire et se devait d’accompagner les plongées dans la particularité. Cette sorte d’archéologie sous-marine entre une surface problématique et des expéditions en bibliothèque s’imposa à moi comme la « méthode » de recherche, ouverte aux surprises et aux aménagements, inventée pour répondre à mon interrogation initiale et redéfinir les contours de cette configuration à trois entrées dessinée par le sujet, l’interprétation et la langue.

§ 5. Au pays des philologues : entre l’herméneutique et la critique.

L’expérience de la recherche montre combien les ouvrages généraux ou thématiques sont inutilisables quand il est question d’interroger les catégories elles-mêmes, car celles-ci sont toujours présupposées dans les synthèses, si bien qu’on les retrouve nécessairement au bout des exposés, une fois traversée la matière empirique. La « recherche » en philosophie implique sans doute, à côté du maintien d’une interrogation autonome, l’information sur le statut de la question et l’insertion dans une discussion idéale, une confrontation répétée avec la particularité. On se fait alors philologue, historien. On serre de près son objet, armé sans doute de questions, mais subissant aussi sa résistance aux constructions admises. Les vulgates ne s’ébranlent qu’ainsi, à mi-chemin de nouvelles hypothèses interprétatives et d’une micrologie.

Le choix d’une recherche parmi les philologues, la traversée d’une discipline saisie dans sa pratique sur une longue durée, m’a conduit à en reprendre un certain nombre d’exigences critiques et à m’interroger sur ses pratiques et ses concepts. Ce bilan est l’occasion de revenir sur cette expérience et de tenter d’en fixer la portée intellectuelle. Le cadre de ce qui fut le Centre de recherche philologique de Lille d’un côté, le travail régulier avec Jean Bollack de l’autre, m’intéressaient à plus d’un titre. C’était, d’abord, une façon de dépayser une formation philosophique normale, malgré les mois passés à Hambourg dans l’hiver 86/87 et l’année suivante à Berlin, grâce au DAAD, malgré aussi la formation en linguistique que j’avais jugé nécessaire de me donner. Là, on rencontrait une pensée à son recommencement, à la fois parce que souvent étaient pris pour point de départ des textes grecs fondateurs, et parce que l’on envisageait toujours ceux-ci comme s’ils n’avaient jamais été compris ou lus, à partir d’eux-mêmes exclusivement, tout en réfléchissant par ailleurs et de façon complémentaire sur la tradition interprétative qui avait contribué à leur détermination présente, où les conflits théoriques et les choix interprétatifs importaient fortement.

La naïveté était, dans la lecture collective, plus méthodique qu’affectée. Les possibilités de construction de la syntaxe s’affrontaient, remettant en cause les accords traditionnels, devant aboutir à une reconstruction plausible qui donnait toute sa force aux textes. Le risque d’une lecture « emphatique » était affronté au bénéfice des textes, pris au sérieux comme ayant quelque chose à nous dire, dotés d’un raffinement et d’une réflexion subtiles, loin de toute vision « archaïque » de la Grèce ancienne ou d’une approche purement historique et documentaire. Je dois dire que bien souvent, au-delà de l’attrait intellectuel pour l’interprétation qui produit le plus de sens, l’auditeur participant à ces réunions s’en trouvait convaincu. C’est qu’en effet ces textes, fussent les plus « archaïques », car c’est ainsi qu’on avait pris l’habitude de désigner la période présocratique, antérieure au Ve siècle, n’étaient en rien « premiers » comme s’il s’agissait d’un commencement absolu, mais bien issus à leur tour d’une longue tradition de réflexions, de critiques, de discussions. L’absence de ces œuvres disparues, mais dont on connaît l’existence par des témoignages extérieurs comme ceux des doxographes autant que par une lecture attentive des textes eux-mêmes, ne doit pas en principe masquer le contexte intellectuel et l’histoire d’où elles se sont détachées. Mais si le mythe d’une Grèce archaïque, historiquement favorisé par l’influence de Nietzsche et de l’anthropologie naissante, était décisivement débouté, cette pratique à la fois assidue, lente, plurielle et le plus souvent brillante de l’interprétation appelait la question de ses propres limites et des critères de sa validité. Lire dans Eschyle les réponses à Homère, dans Hésiode la reformulation plus raffinée de principes ou de motifs homériques, et donc leur réfutation, dans l’Odyssée une Iliade autrement, voir ainsi se reconstituer petit à petit le tissu réflexif d’une culture autant poétique que philosophique, c’était, au-delà de toutes les particularités de la situation grecque qui, de Winckelmann à Renan, ont encombré les discussions du mythe du « miracle grec », rencontrer un laboratoire de l’invention culturelle sans doute unique par la variété des hypothèses sur le dire et sur le monde qui y étaient soulevées. L’intrus que figurait le philosophe moderniste, tel Ulysse caché dans les joncs pour contempler Nausicaa, n’était pas tenté d’aller prendre place dans ce cercle savant dont la virtuosité supposait un recommencement complet du cursus et l’apprentissage d’une nouvelle compétence dont il n’était pas question dans mon esprit. En revanche, ce qu’Ulysse entrevoyait entre les roseaux, et dont il percevait au moins l’intérêt intellectuel, il pouvait au moins en nourrir sa propre interrogation sur le sens. La philologie en acte offrait un laboratoire de la compréhension, en plus de mettre en scène une culture et ses mondes. La question du « comment-faire » [2] hantait le commentaire que l’on s’efforçait de proposer. Et sans doute l’attention très grande, sinon à la critique textuelle proprement dite (au-delà de l’usage des différentes leçons que l’on pouvait argumenter), du moins aux projections que l’histoire savante de la philologie ne manquait pas d’imposer aux textes abordés, et surtout aux conflits interprétatifs dont ils avaient été, au cours du temps, l’objet, de même que la mise en avant de la philologie comme accès et comme éloignement de l’œuvre, me faisaient percevoir dans les textes un vecteur souvent négligé de transmission de cette réflexion, sur lequel je pouvais m’attarder.

L’histoire de la philologie faisait d’ailleurs partie du programme de recherche ambitieux que je rencontrais à Lille, indissociable de la question herméneutique, et je ne pouvais que me nourrir de cette tradition [3]. Les contemporains eux-mêmes des philosophes officiels qu’il m’avait été donné d’étudier, de Kant à Hegel, étaient partie prenante de cette réflexion sur l’histoire et la compréhension : Schleiermacher, Humboldt, voire F. Schlegel, F. Ast, dont je découvrais qu’ils étaient aussi philosophiques que les philosophes à systèmes. C’est dans le cadre du Centre de recherche philologique que j’ai pu, plusieurs années durant, proposer un séminaire que par commodité il fut entendu de baptiser « histoire de la philologie » [4], où il fut question aussi bien de Bossuet et de Bayle ou Spinoza que de Wilamowitz, de Schlegel ou de Nietzsche, de Ballanche ou de Chénier. Plus que de « philologie » stricto sensu, il s’agissait là de reconstituer la logique de certains conflits d’interprétation et leur incidence sur la formation des herméneutiques : sur les combats de Bossuet et la Question des Anciens et des Modernes, l’enquête fut assez poussée. Dans ce cadre fut aussi discutée la Question platonicienne chez Schleiermacher et chez F. Schlegel, et l’idée d’un colloque consacré à la résurgence d’Aristote au XIXe siècle en est à certains égards le prolongement, sinon l’aboutissement.

La « plongée » dans la particularité, dans le jeu des médiations historiques des idées (qui ont besoin de supports tangibles pour circuler et se transformer), un certain apprentissage de l’acribie et de la micrologie que je dois, sans bien sûr m’en approcher autant qu’il serait souhaitable, à la fréquentation régulière de Jean Bollack, cette conversion du regard – d’un regard déjà « converti » en principe au concept ou du moins à l’ars philosophandi classique- n’était pas sans produire sur moi un certain nombre d’effets. L’exigence de la recherche ne me fut véritablement perceptible que sous ces conditions, c’est-à-dire une information la plus complète et récente possible, une confrontation avec les thèses déjà émises sur la question traitée ainsi qu’avec la « littérature secondaire », une connaissance non seulement des contextes mais préférablement des textes lus et réfléchis dans les textes mêmes que je prenais comme objet, des relectures croisées et des corrections patientes, des temps de repos et de méditation, bref ce qui consiste en principe l’ordinaire très exigeant de la recherche. Est-il besoin de préciser que je n’avais pas rencontré cet ordinaire dans la pratique universitaire de la philosophie en France, où la curiosité pour les écrits d’autrui, surtout quand ils n’accédaient pas à l’universalité du français, et le souci de s’informer, voire de réfuter les interprétations divergentes, paraissait superflu, ou du moins ne se traduisait pas toujours dans la pratique, sans que je puisse discerner s’il s’agissait là d’une ignorance à secourir ou de quelque coupable arrogance. Sans doute des influences conjuguées comme celles de Bergson, de Nietzsche, de Gueroult et de bien d’autres dans les années 60 avaient-elles préparé cette désaffection de la confrontation des idées et des interprétations qui sont le nerf de la recherche [5].

L’expérience du travail philologique, dont j’étais spectateur à Lille, me fut ouverte par la participation au séminaire sur la Niemandsrose de Paul Celan que Jean Bollack tint rue de Bourgogne plusieurs années durant, pour préparer les réunions ayant lieu alternativement à la Maison des Sciences de l’homme et en Allemagne en vue d’un commentaire de ce recueil. La « Pariser Gruppe » réuni chez lui dès 1989 (à la composition variable, mais avec toujours Werner Wögerbauer, Martin Baltzer, Jean-Marie Winckler un temps, Béatrice Schultz, Bénédicte Vilgrain, auxquels se joignait très régulièrement Bernard Böchenstein, quelquefois Christoph König) se donnait pour tâche l’élucidation d’un ou deux poèmes par jour, selon la longueur. Le principe de la non présupposition gouvernait l’effort collectif, au moins quant à la syntaxe, car il était entendu qu’un travail préparatoire avec le Grimm, les connaissances occasionnelles connues au travers de la littérature secondaire, les interprétations proposées déjà en celle-ci, la convocation de l’ensemble de la Weltliteratur, devait être mis à disposition de tous. Après une séance, l’un de nous rédigeait un protocole que l’on distribuait, parfois un petit article [6]. L’intensité des lectures, la fréquence des rencontres surtout les deux premières années, la tournure interrogative favorisée par la pluralité des intervenants permettaient peu à peu de se familiariser avec une poésie immédiatement inintelligible et muette, et de reconnaître ses exigences. L’idée de Jean Bollack était que la poésie de Celan inventait son langage dans une très grande précision, que par conséquent apprendre à la lire était se mettre à son école, la balbutier d’abord, puis commencer de l’articuler, en appréciant mieux la valeur constrastive de chaque mot, de chaque syllabe, enfin d’être en mesure non plus de l’épeler mais, comme dirait Kant, de la « lire comme une expérience », à savoir une totalité de sens, fragmentaire et brisée sans doute, mais réfléchie en elle-même dans cette brisure et s’objectant au monde.

La durée et la concentration importaient ici en ce qu’il s’agissait de reconstituer plausiblement un sens qui se constitue, chez Celan, non seulement contre la langue, en tant que « Contre-langue », Gegensprache, mais aussi contre la tradition littéraire (et culturelle dans son ensemble, religieuse et politique). Le locuteur allemand n’est pas mieux loti en l’occurrence qu’un autre, tant la barrière d’opacité première dressée par la poète force tout lecteur à s’engager à nouveaux frais, et sans garantie aucune d’être en pays de connaissance, dans l’aventure du déchiffrement. Combien la commodité des effets de reconnaissance est grande pour l’interprète, c’est ce que l’on pouvait voir en considérant les interprétations généralement données de ces textes, banalisantes et édulcorantes, et plus souvent encore quand il s’agissait de la lecture proposée par des philosophes [7]. En revanche, dans l’effort d’abstraction et de dépaysement de la lecture en commun, la pratique herméneutique d’une philologie rigoureuse m’était enseignée, le travail de la difficulté formant l’œil pour d’autres lectures, apparemment plus faciles. Le séminaire se développa pour lui-même quelques années, dans l’idée toujours ajournée de livrer un ensemble interprétatif rigoureux consacré à ce recueil central du poète, projet qui n’est pas abandonné plus de dix ans après. Il se désolidarisa du projet du commentaire allemand, entre temps publié, pour des raisons herméneutiques de fond, la séparation entre les informations à fournir au titre du « commentaire » et les commencements d’une démarche « interprétative » étant manifestement caduque, pour autant que le geste même de donner une « information » positive relève de l’interprétation, à savoir de l’idée que cette information est requise dans un cas donné. Autrement dit, la méthode positiviste dans le domaine des études littéraires, pour inévitable qu’elle soit compte tenu des devoirs pédagogiques de ces disciplines, montrait, dans le cas d’une poésie exigeante, ses limites. L’accumulation de « données », l’exhibition même des « variantes » ne saurait se substituer à l’effort d’une lecture du « texte seul ». Les différentes controverses autour de l’œuvre de Celan concernaient malheureusement plus les attentes de ses lecteurs et leurs projections que des disputes proprement exégétiques, qui auraient permis de confronter les interprétations. L’essor de l’intérêt pour Celan ces quinze dernières années concerne de plus en plus le poète, voire l’homme, et de moins en moins les poèmes, désormais célèbres et inconnus. A l’occasion des différents événements suscités autour de sa poésie, le « séminaire » se remettait en activité pour accomplir toujours un travail de préparation approfondi, comme en 1995 et en 2000.

Le point de rencontre avec la pratique effective d’un philologue au sens le plus éminent du terme ne fut donc pas une intrusion par effraction dans le monde des présocratiques ni une incursion sur la scène des tragiques, mais l’apprentissage de la lecture d’un poète contemporain. La philologie ne m’était plus seulement ainsi un objet de réflexion et de contemplation, mais une pratique. Comment en effet prétendre tenir en philosophe un discours sur l’interprétation en faisant l’économie d’un détour par les difficultés de l’interprétation de tel ou tel texte particulier ? Comment s’inspirer de certains concepts de la philologie sans avoir jamais été en mesure de mesurer la réalité de l’opération de compréhension ? Par l’interprétation et la critique des interprétations, mais aussi par la traduction de poésie contemporaine [8], tâche autant passionnante qu’impossible, puisque la complexité comprise doit aboutir à une forme esthétique ayant sa propre consistance en une nouvelle langue, sans que le recours aux appendices philologiques des notes et des explications soit ici possible, j’ai participé à ma façon à la philologie.

De la fréquentation de Jean Bollack, je retenais ainsi cette forme d’ouverture pour des objets différents, ce refus d’un internement dans une seule discipline, l’exemple d’une vie intellectuelle nourrie par le souci pour la culture vivante, qu’atteste par exemple son rapport avec le monde des poètes (de Celan à Frénaud) ou avec celui du théâtre (d’Ariane Mnouchkine à Jacques Lassalle ou Marcel Bozonnet) et de la danse (de l’Ausdrucktanz expressionniste à Angelin Preljocaj). Au-delà de jugements tranchés parfois peu diplomatiquement, je découvrais une forme d’exigence excédant ce qui peut être attendu d’aucune institution. La recherche, au sens le plus critique, tend à une telle attente hyperbolique. Or, si ces conditions permettent de défaire nombre d’idées fausses, de constructions historiographiques, de gauchissements divers que l’on peut s’employer, tel Don Quichotte, à corriger les uns après les autres, c’est au prix d’une dépense d’énergie souvent disproportionnée avec le mal encouru par l’imprécision. Le philologue critique s’empare de la vulgate et la laisse en lambeaux, s’attirant la déploration nietzschéenne contre sa corporation philologique dans ses Intempestives, mais déjà la plainte goethéenne et schillerienne devant les conséquences de la démythologisation critique de F. A. Wolf qui les privait de l’Homère de leur enfance – le doux aveugle vaticinant dont ils avaient si besoin. Le philologue est un lacérateur des certitudes, il détruit plus qu’il ne déconstruit, et représente bien par là le modèle de la critique – à laquelle aucune majesté ne peut se dérober, comme l’avait posé d’entrée Kant, accusé à son tour d’être le grand « démolisseur » par le métaphysicien Mendelssohn. Lui donne-t-on en pâture un texte, voilà qu’il prononce ses atéthèses, si c’est un corpus, il l’amoindrit et en fait une peau de chagrin – que reste-t-il de Platon ou d’Aristote à la fin du XIXe siècle, après le passage des sauterelles et des termites ? Combien de tragédies d’Eschyle surnagent encore à la catastrophe des critiques ? Eprouver, bien qu’en dehors de la pratique technique de l’art critique, cette constatation pour soi-même, c’est reconnaître la pérennité d’une « besoin de philosophie » qui est aussi un « besoin de croire » ; c’est, dans cette reconnaissance, devenir contradictoirement nietzschéen, en faisant droit, d’un côté, à l’aspect unilatéralement destructeur de la critique et le besoin d’affirmation simple que cette pure négativité suscite, de l’autre, à la valeur positive de certaines formes de croyances que précisément l’on mettait auparavant toute son énergie à ébranler. En fait, il n’est sans doute pas question de sortir de cette dialectique tonifiante entre la critique et la position. Le registre de l’écriture populaire, adopté dans la rédaction de mon petit Kant pour contrecarrer une pente critique menaçant de tout brûler sur son passage, et l’expérience d’autres formes d’enseignement que le séminaire restreint, avec l’obligation d’assumer une part doctrinale et même dogmatique, fut une réponse à l’enlisement critique auquel je me voyais menacé, et une injonction faite à moi-même de tirer les conclusions de cette aventure au pays des philologues. Ulysse, désespérément perdu, devait s’inventer une nouvelle terre, une île des Phéaciens lui convenant davantage qu’une Ithaque – où Ulysse ne saurait rester.

Mais c’était surtout sans doute l’élan inverse issu du séminaire de Heinz Wismann, qui, dans les mêmes années, contrebalançait la fascination de la particularité philologique. Le séminaire de l’Ecole des Hautes Etudes, abrité dans la petite salle de grec de l’ENS de la rue d’Ulm, avant de bénéficier des nouveaux et prestigieux locaux au même endroit puis d’émigrer au boulevard Raspail, ne m’apprenait pas ce qu’était un séminaire, puisque mon expérience berlinoise m’avait suffisamment fait percevoir la différence des mœurs universitaires : là où les cours de travaux dirigés étaient chez nous de véritables cours magistraux, je découvrais des cours magistraux qui s’ouvraient à toutes les questions possibles, dont il faut reconnaître qu’elles échappaient parfois aux règles les plus élémentaires de la pertinence. Mais un Ernst Tugendhat, en particulier, excellait à tirer de tout propos une interprétation si équitable qu’il lui faisait enrichir, comme malgré lui, la discussion. L’inconvénient de la formule très libérale du séminaire à l’allemande était un inévitable parasitage des discussions quand les intervenants s’obstinaient à détourner le sujet discuté, car il aurait été évidemment du plus mauvais goût politique de les interrompre. L’inconvénient du modèle français était simplement qu’il n’encourageait pas vraiment à la prise de parole. Dans le séminaire de Heinz Wismann, auquel assistaient plusieurs membres du Centre de recherche philologique de Lille, Pierre Judet de La Combe, André Laks, Alain Lernould, Fabienne Blaise, Perrine Simon-Nahum, au moment où je le pris en route, en 1989, la discutabilité des énoncés était la règle et les simplifications de H. Wismann y invitaient même. On y lisait ainsi un ensemble de textes, suivant les années, qui ne pouvaient que nourrir ma réflexion, comme ceux de Schleiermacher, Dilthey, Cassirer, Peirce, Gadamer, Habermas, mais chaque lecture était l’occasion d’une réflexion contradictoire. Les présentations de Heinz Wismann procuraient l’impression de donner, quelle que fût la discussion ou le texte de départ, un tour de réflexion supplémentaire, faisant gagner en abstraction et en intelligibilité, dégageant les enjeux et leur application à d’autres contextes d’argumentation. Si quelque chose comme une « éthique de la discussion » peut avoir un sens, elle s’est peut-être pratiquée en certaines de ces séances. Car la contrepartie du retour à l’essentiel auquel aboutissait cette pratique élargie de la réflexion transcendantale était bien sûr que l’on pouvait légitimement observer des discordances entre les positions et leur résumé, ou encore que l’on était comme encouragé à contester les reconstructions proposées, ce que je ne manquais pas de faire. Le temps qu’a duré cette expérience, je dois dire que j’ai abondamment profité de ces échanges dont je sortais toujours avec la conquête d’un surcroît d’intelligibilité. Le moteur de mes contestations était à la fois un scepticisme à l’endroit des reconstructions trop parfaites, et le souci de faire droit aussi loin que possible aux positions critiquées. Une résistance philologique s’opposait à la systématisation trop rapide, de même que l’élan spéculatif favorisé par la chaleur de la discussion renvoyait à un ordre plus impérieux que le simple respect de la lettre. Depuis la même période également, j’ai eu la chance de pouvoir m’inscrire en thèse, parmi les premiers de ses doctorants, avec Jean-François Courtine, dont j’ai pu d’autant plus apprécier la finesse et l’ouverture d’esprit que mes intérêts ne rencontraient pas directement les siens – pour m’en tenir à la période romantique, j’étais moins attiré par Schelling et Hölderlin, auxquels il a consacré un livre [9], qu’au groupe de l’Athenaeum. Si ma culture philosophique n’est pas passée, à la différence de beaucoup de mes contemporains, par la phénoménologie, qui m’a longtemps rebuté par son aspect terminologiquement épineux, y compris dans son prolongement heideggerien, je me suis peu à peu instruit en ce domaine au point de pouvoir expliciter, avec des arguments que j’espère acceptables, les raison de mon abstention. Alors qu’à la fin des années 1980 les soubresauts de « l’affaire Heidegger » contribuaient à passionner les débats, dont il était sage de se tenir à l’écart, un certain épuisement de la controverse a restitué aux enjeux plus directement philosophiques leur légitime prédominance, non sans avoir produit un certain déniaisement politique qui garde tout son prix.

M’avoir permis de situer mon activité intellectuelle dans la tension entre le détachement critique et l’engagement autour de propositions, auxquelles il faut se résoudre à donner un tour dogmatique (comme l’impose nécessairement l’enseignement, qui sauve le chercheur du scepticisme inévitable où le conduit son examen), demeure le gain durable de cette traversée.

§ 6. Une généalogie de l’herméneutique.

La chance de pouvoir poursuivre ma formation intellectuelle en menant à bien les recherches dans lesquelles je m’étais engagé me fut procurée par le succès au concours du C.N.R.S. pour lequel j’avais postulé en 1994. Mon projet sur « Les fondements de l’interprétation » entendait faire la généalogie de l’herméneutique moderne en enquêtant sur les conditions philosophiques et historiques de la théorie herméneutique en Allemagne au début du XIXe siècle, afin de proposer une théorie assurant le statut et la méthode de la connaissance interprétative. Les possibilités théoriques de l’herméneutique de l’époque romantique qui unissait philosophie et philologie demandaient à être interrogées de nouveau pour sortit des apories actuelles. Mon projet contestait donc l’herméneutique dite « philosophique » aussi bien que la « déconstruction » en défendant la dimension critique de l’interprétation en vue de contribuer à la théorie et à la méthode des sciences de la culture. L’herméneutique « philosophique », notamment chez H.G. Gadamer, s’est opposée à la méthode, à toute prétention de contrôle et de critère, en arguant du caractère « plus originaire » de l’expérience herméneutique et en disqualifiant toute recherche d’objectivité au profit d’une expérience de la vérité, ce pourquoi Paul Ricoeur a pu la qualifier d’ « anti-critique » [10] . Il m’a semblé qu’il importait, en rappelant les exigences qu’elle portait en elle, de montrer que l’évolution spéculative de l’herméneutique, adossée à une ontologie du langage, avait entraîné son appauvrissement. Elle a perdu de vue tout objet particulier en se cantonnant dans une position de surplomb qui s’épargnait une analyse poussée des phénomènes culturels et de leur signification puisqu’elle imaginait détenir par avance les clés du sens. En effet, l’intronisation philosophique de l’herméneutique s’est accompagnée d’une simplification et d’une radicalisation. Outre l’abandon d’une théorie explicite du langage au profit d’une représentation mythique, invoquant souvent le « Logos », l’herméneutique philosophique se distingue de ses devancières par l’abandon sans reste de la critique. Non seulement la « critique philologique » est considérée comme triviale et subsidiaire, mais l’idée même de jugement et d’une discutabilité des interprétations est rejetée comme attentatoire à « l’expérience de la vérité ».

C’est une exigence que je n’ai pas été le seul à éprouver, comme le montre l’exemple de Oliver R. Scholz en Allemagne qui, dans son livre Verstehen und Rationalität (1999) [Compréhension et rationalité], a reconstitué une généalogie logique de l’herméneutique pour réhabiliter une herméneutique de la présomption probabiliste dans le cadre d’une discussion avec la philosophie anglo-saxonne, en particulier avec Quine et Davidson [11]. En m’attachant à reconstituer une généalogie non pas logique mais philologique, je visais une herméneutique comme science du singulier, susceptible de penser l’historicité et la particularité du monde culturel et donc de fournir une inspiration pour renouveler la philosophie des sciences de la culture. Celles-ci ne peuvent sortir de l’incertitude sur leur statut qu’en échappant à l’alternative entre un modèle trop uniment holiste et son rejet unilatéral au nom d’une philosophie de la différence. En sociologie, depuis l’affrontement entre le positivisme de Comte et Tocqueville, on retrouve l’opposition qui semble figée entre les approches systémiques de Luhmann ou, en France, la tradition holiste qui va de Durkheim à Bourdieu, et les positions individualistes, volontiers esthétiques, maintenant la valeur de la littérature comme sociologie, comme chez Proust [12]. En théorie et en critique littéraire, les approches inspirées du structuralisme échouent à cerner tous les aspects de l’objet littéraire, et les plus lucides à abandonner cette position, comme R. Barthes ou T. Todorov, évoluent vers un délaissement de la théorie au terme d’une « critique de la critique ». Or les sciences de la culture gagneraient à éviter cette alternative en s’assumant comme savoirs interprétatifs réglés. Etablir une telle herméneutique affirmant sa dimension de jugement critique suppose l’examen de ses conditions de possibilité, à savoir des conceptions du sujet, du langage et de l’interprétation, trois questions liées qui déterminent la physionomie des herméneutiques possibles.

Cette remontée aux conditions philosophiques ne signifiait pas un éloignement des problèmes particuliers de l’interprétation, puisque c’est au sein du Centre de recherche philologique de Lille, où m’avait accueilli dès 1991 Pierre Judet de La Combe, que j’ai pu trouver les conditions idéales pour mener mon enquête sur l’intérêt théorique des concepts philologiques à partir de l’immersion dans sa pratique. C’est en réfléchissant sur la porté de cette expérience singulière que j’ai entrepris le projet d’une herméneutique critique.

Le moment crucial de ma généalogie est constitué par le tournant de 1800 où les savoirs du texte et de l’histoire d’un côté, la réflexion philosophique sur les conditions de la connaissance de l’autre, ont été enfin réunis. Le choix de cette période s’imposait en raison du remembrement des savoirs qui s’est alors opéré. Pour n’évoquer que les traits les plus saillants : l’essor des sciences empiriques et des techniques avec des tentatives comme l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, l’attention nouvelle pour l’histoire, les avancées de la réflexion sur le langage et les langues, les progrès de la psychologie empirique, tout cela demandait à être pris en charge par une forme renouvelée d’organisation des savoirs. L’historiographie des sciences humaines s’accorde à considérer qu’un pas décisif s’accomplit au tournant du siècle, soit directement avec le romantisme [13], soit plus largement avec le mouvement intellectuel qui l’accompagne chez les contemporains de Goethe [14]. La conjonction d’une diversification de disciplines (F. A. Wolf ne se vante-t-il pas d’avoir été le premier à s’inscrire comme « étudiant de philologie » et non de théologie en 1789 ?) et de la transformation de la réflexion sur les conditions de la connaissance suscitée par l’entreprise kantienne rend compte de la singularité et de la fécondité de ce moment théorique. L’ébranlement causé par la problématisation de la connaissance exposée dans les trois Critiques de Kant entraînait nécessairement une remise en cause de l’objet et des limites du savoir historique, bien avant que Dilthey ou Aron ne s’en fussent réclamés. Si Hegel s’efforça d’y répondre avec les moyens d’un système spéculatif, les romantiques indiquaient déjà la voie d’une réflexion des savoirs historiques. C’est à partir de la réflexion sur les possibilités et les limites de la philologie entendue comme encyclopédie des savoirs de l’histoire et du langage que, dans un contexte perméable aux recompositions expérimentées par les romantiques allemands, les théories de l’herméneutique les plus ambitieuses ont vu le jour : chez Friedrich Schlegel, Schleiermacher, Ast (proche de Schelling), auxquels ont peut ajouter Wilhelm von Humboldt, qui introduit la dimension de la diversité des langues. Il s’agit à chaque fois de penser la spécificité d’un objet culturel (les langues, l’Antiquité, les écrits ou les œuvres d’art etc.) et les conditions de sa reconstitution dans l’ordre du sens. La philologie devient ainsi, dans son déploiement en grammaire, critique et herméneutique, le lieu épistémologique d’une appréhension globale des signes culturels, jusqu’à sa définition par A. Boeckh comme « reconnaissance du connu ».

L’enjeu d’un travail sur les théories philologiques et philosophiques, issues des Lumières et du romantisme, tenait à l’effort de synthèse qu’elles présentaient, faisant droit autant à l’exigence d’un jugement critique sur le particulier, depuis la forme la plus obvie des corrections ou des conjectures, qu’à l’essai d’une interprétation prenant en compte de la totalité de sens à ses différents paliers dans laquelle une individualité se donne à comprendre. Perdre cette médiation était faire le lit des oppositions unilatérales entre une posture critique tendant au scientisme, au rationalisme dogmatique, et une posture herméneutique refusant toute science et toute discussion au profit d’une ouverture plus originaire à « l’entente » de l’être. On sait que cette répartition de la discussion a eu des effets dramatiques, puisqu’elle n’a pu que discréditer l’idée même de « sciences de la culture » dans un contexte où celles-ci se trouvaient déjà menacées. En rapatriant la dimension critique issue de la philologie dans le corps théorique de l’herméneutique, on pouvait faire la preuve de la crédibilité des sciences interprétatives. La reprise d’une lignée de réflexion issue de la philologie a permis de donner consistance et de légitimer, à l’intérieur de travaux proprement consacrés à l’histoire de l’herméneutique, l’idée d’une nécessaire réhabilitation du jugement critique dans l’interprétation du monde culturel.

Si c’est bien autour de 1800 que s’est opéré une mutation profonde des “ autocompréhensions ” de l’homme par rapport à la société, l’histoire et la nature, les explications qui en étaient fournies ne laissaient pas d’être insatisfaisantes. Michel Foucault avait eu, parmi d’autres, l’intuition du renversement inauguré par cette période, dans les Mots et les choses, mais ses brillantes reconstitutions de l’épistème de la représentation (l’Age classique) n’ont pas trouvé leur pareil pour l’analyse du tournant 1800, plutôt suggéré que véritablement établi (sans parler de la difficulté qu’il y a à constater un changement de paradigme sans prétendre en expliquer les raisons). L'archéologie, au sens de M.Foucault, est en effet liée au projet d'une « démystification » des idéalités, institutions culturelles, politiques ou savantes, et s'attachant à mettre en évidence des formations méta-théoriques ou « épistémès » propres à des époques historiques distinctes. Si une « épistémè » doit rendre compte de l'apparition de tel ou tel savoir, ou de telle formation discursive, elle ne le fait qu'en renvoyant à elle-même, positivement, sans pouvoir rendre compte de l'apparition de la nouveauté. Le changement de paradigme est factuel, bien que le pouvoir explicatif de chacun d'eux agisse à la façon d'un « transcendantal » [15]. Les univers de discours que définissent les paradigmes se remplacent sans pouvoir se générer : ils surviennent, témoignant d'une « coupure » dans les modes de savoir, mais le passage lui-même d'une « épistémè » à l'autre n'est guère intelligible. Ainsi, le passage à l' « épistémè » moderne de l'histoire, l'abandon du primat de la représentation et du règne du « Discours » est en lui-même inexplicable. Le concept même de « discours », défini comme lieu commun idéologique, structure réglée imposant son ordre aux pratiques et savoirs d'une époque, prévient toute innovation véritable de la part des locuteurs alors même qu'il veut lui restituer son « caractère d'événement » [16]. Il n'est dès lors plus que l'horizon invisible qui règle à l'insu des individus leur participation à la constitution du savoir.

Mon travail sur le milieu théorique de l’Allemagne 1800 envisageait en revanche non seulement la constitution des théories herméneutiques, mais engageait aussi une recherche sur leurs conditions de possibilité. En effet, la théorie herméneutique héritait à la fois de la philologie et de la philosophie (comme la dénomination d’une « philosophie de la philologie » chez Schlegel l’indique clairement), qui sont les conditions historiques de sa structure. Mais elle supposait aussi une autre idée du sujet, du langage et de leur rapport. Il fallait encore montrer dans ces trois domaines les conditions philosophiques de la théorie herméneutique. J’esquisse ici l’articulation interne de chacun de ces domaines avant de reprendre plus en détail les analyses essentielles que je crois y avoir menées, dans la seconde partie de cette présentation synthétique.

A ) La question du sujet.

En effet, les différentes réductions de la subjectivité soit à un modèle « cartésien », complice de la technique et de l’asservissement de l’être à la représentation (chez Heidegger), soit à l’individualisme, rapporté à l’essor de l’économie capitaliste (C.B. Mac Pherson), au système du droit naturel (L. Strauss) où à une considération sociologique sur l’individu moderne (L. Dumont), ne rendaient aucunement compte de l’histoire du concept de sujet. J’ai opposé à ces schémas généraux l’idée d’une complexité interne du sujet moderne, avec une lignée caractérisée par l’appropriation et l’amour-propre (souvent la seule retenue), et une autre par le désintéressement, sensible en particulier dans les domaines esthétique, religieux et moral (et largement discutée dans l’Angleterre du XVIIIe siècle) : un cas modèle de la première lignée est l’examen de l’anthropologie de Hobbes ; un cas exemplaire de la seconde est donnée par la doctrine du « pur amour » de Fénelon, qui utilise certaines sources augustiniennes pour s’écarter de la subjectivité cartésienne . Avec la reconstitution de ces deux lignées, j’ai donné consistante à cette structure double qui met à mal les tentatives de réduire « l’histoire du sujet » à une seule de ces options, comme on le fait généralement en privilégiant la première. C’est faire bon marché de la dimension religieuse et esthétique qui a insisté sur la seconde, en réduisant l’homme à l’homo economicus ou le sujet à un cogito cartésien banalisé.

De façon systématique, ma thèse de Doctorat « Le sentiment du sujet. L’interprétation de la subjectivité de sentiment chez Kant et Schleiermacher », mettait en avant : 1) une interprétation de la structure de la subjectivité kantienne insistant sur le rôle médiateur du sujet « de sentiment » de la troisième Critique, qui est aussi bien passif qu’actif ; 2) un examen de la tentative de synthèse opérée par Schleiermacher entre les deux modes de subjectivité évoqués : la subjectivité de sentiment engage un sujet « s’individuant » dans les formes de l’histoire et voué à leur interprétation pour son orientation, d’où l’importance cruciale chez lui de l’herméneutique. Le sujet s’individue à travers le langage, par l’invention d’un style, et s’oriente par l’interprétation des formes culturelles qui constituent son « monde ».

B) La question du langage.

L’enjeu de cette question est la différenciation qui rencontre les disciplines du langage (philologie, grammaire, rhétorique, linguistique) et conteste le recours à une représentation mythique et survalorisée du « langage » comme lieu privilégié de l’expérience herméneutique. Milieu de formation des représentations, le langage joue un rôle décisif pour l’interprétation selon trois dimensions qu’il importe de bien explorer, sans quoi l’on encourt le risque de présupposer une conception indifférenciée et souvent obscurément ontologique du « langage » ou de la « langagéité » (la Sprachlichkeit invoquée par Gadamer). Je distingue donc l’étude : 1) du langage comme langage au sens universel où le prend la grammaire générale, la linguistique moderne qui en est l’héritière, et qui réserve les effets particuliers à une discipline connexe : la rhétorique. Cette théorie est en général une morphologie et une syntaxe. Son idée du langage est celle d’un système de transformations réglées. Mon exemple a été en ce domaine la grammaire générale pré-structuraliste d’A. F. Bernhardi ; 2) du langage comme langues au pluriel au sens de la linguistique comparée qu’invente Humboldt et dont l’épreuve singularisante est la question de la traduction (dès lors que l’on abandonne l’étalon universel du « langage », celle-ci est elle encore possible ? –voir en particulier mes travaux sur Humboldt et le chinois et sur le problème de la traduction chez Humboldt) ; la dimension de la diversité des langues introduit une composante décisive qui singularise le domaine culturel en tant qu’il engage aussi la Weltansicht des différentes langues ; 3) du langage comme discours et comme texte, dans sa dimension la plus concrète et empiriquement attestable, qu’étudie à ce niveau la philologie et qui correspond au paradigme de l’herméneutique. Le langage, à travers l’étude de la grammaire philosophique et de la linguistique comparée, mais aussi à travers des études de la problématique du style individuel chez J. G. Hamann ou Schleiermacher, constitue bien un niveau proprement fondamental de l’interrogation herméneutique.

C) La question de l’interprétation.

L’interprétation résulte de l’appréhension du sujet dans le langage et réunit ainsi les deux premières dimensions en une articulation différenciée, car un langage qui ne serait « parlé » de personne ne serait pas non plus objet de l’interprétation. On peut la considérer de façon problématique à partir de la reconstitution suivante, prenant acte de l’impuissance du sujet « classique » cartésien, voire du sujet transcendantal kantien devant le texte : 1) on développe l’aporie de la subjectivité transcendantale devant le texte à travers des études circonstanciées du rapport de Kant à l’herméneutique, notamment l’école de Göttingen ; 2) cette situation est ébranlée par la reconnaissance chez les romantiques d’une « non-compréhension » première qui fonde la méthode herméneutique elle-même ; 3) cette ouverture d’une herméneutique consciente de ses limites peut déboucher aussi bien sur des procédés critiques (chez Dilthey, Weber, Szondi et Bollack) que sur une absolutisation de l’incompréhension (de Schlegel à Derrida) ; 4) la théorie herméneutique fondée philosophiquement à partir de la reconnaissance de l’obscurité des langues et des limites de la compréhension peut, par-delà son déchirement moderne entre une méthodologie scientiste et une philosophie qui ne considère que les conditions ontologiques de la compréhension, inspirer une « herméneutique critique » qui pense le sujet dans l’histoire et l’herméneutique avec la critique. L’intérêt que je rencontrais au Centre de recherche philologique pour la pratique de l’herméneutique, en particulier le travail accompli avec Jean Bollack me fournissait une inspiration pour mon enquête généalogique. Cette expérience me prévenait en même temps d’une démarche résolument abstraite, coupée de l’exercice même de la compréhension.

La reconstruction de ce complexe à partir d’une période privilégiée de l’histoire de la pensée met en évidence les réquisits d’une théorie herméneutique, à savoir une certaine idée du langage, de la subjectivité et une théorie de l’inscription. Ce qui est assumé par la philologie, c’est bien un rapport à la particularité de l’inscription du sens dans des signes, donc un rapport à l’histoire et à l’individualité. L’élaboration de ce nœud de problèmes est déterminant pour une intelligence de l’homme par lui-même comme être historique, social et culturel, qui doit être explicitée philosophiquement. C’est tout l’enjeu de l’élaboration d’une « herméneutique critique », nourrie de la réflexion sur les ressources théoriques de la philologie, qui soit en mesure d’articuler l’exigence de particularité de la démarche herméneutique avec celles du jugement en situation pour contribuer à l’autoréflexion des disciplines du sens. Sans abandonner les acquis de la pensée herméneutique, à savoir l’attention aux structures de la précompréhension (déjà connues d’Epicure avec ses prolepses) et la problématique nécessairement holiste de l’approche du sens des particularités culturelles, il s’agit de réintroduire la dimension du jugement critique, de désontologiser les concepts captés par l’herméneutique philosophique (ou parfois théologique) et de marquer les différenciations nécessaires dans l’interprétation.

J’ai réuni les conclusions de ces travaux dans l’ouvrage Critique et herméneutique qui montre, à partir de conflits et d’analyses empruntées à trois grandes zones de controverse herméneutique, la nécessaire solidarité de ces deux gestes fondamentaux qui, le plus souvent, se sont esquivés. Ces « zones de controverse » correspondent à l’horizon biblique qui sert de toile de fond aux discussions herméneutiques du XVIe siècle à la fin des Lumières (j’analyse en particulier les positions de M. Flacius Illyricus, J. C. Dannhauer, Le Clerc, A. Heumann, Chladenius, Kant, Hamann, Eichhorn) ; en raison du modèle de l’Université néohumaniste et du poids qu’elle a conféré à la formation philologique des élites, l’horizon des débats au cours du XIXe siècle en Allemagne est constitué par la Grèce, devenue dans son ensemble le « modèle théorique » de la réflexion des romantiques à Nietzsche (j’ai exposé les positions de Schleiermacher, Schlegel, Ast, Boeckh, Usener, Nietzsche, et développé les arguments autour du statut des « sciences de la culture » en m’appuyant sur Dilthey, Rickert, Simmel, Cassirer) ; enfin, l’un des enjeux des débats herméneutiques les plus virulents à l’époque contemporaine marquée par un pluralisme sinon un éclatement des sources de légitimité a été constitué par la poésie (j’ai discuté les « résultats » herméneutiques des lectures de Celan par Gadamer et Derrida, et les tentatives de réintroduire la méthode dans l’interprétation chez P. Szondi et J. Bollack). Cette synthèse ne présente pas une « histoire de l’herméneutique », qui serait une récapitulation générale, car de telles histoires demeurent le plus souvent dépendantes de schémas historiographiques importés qui y assurent leur auto-confirmation. Elle montre au contraire, à travers une pluralité de controverses herméneutiques, l’interprétation au travail, car la situation de controverse conduit à l’exhibition de règles et de principes.

Cette généalogie étayait le projet d’une herméneutique philosophique alternative, susceptible de travailler avec les sciences de la culture et non au-dessus, voire contre elles. Ils ont en outre défendu les ressources de la philologie d’un point de vue théorique, comme liée intrinsèquement à l’élaboration d’une pensée critique. La voie d’une tentative plus systématique originale était ainsi tracée.

§ 7. Vers une logique de la culture I : la critique des unilatéralités.

J’ai promis, avant de détailler les articulations du sujet, de la langue et de l’interprétation, d’en esquisser une présentation systématique. On prendra connaissance de celle-ci cum grano salis, comme l’ébauche qu’elle prétend être. Car il y a bien une cohérence forte entre ces trois moments, dont chacun peut et doit faire l’objet d’une enquête distincte, mais qui ne constituent qu’ensemble les fondements des sciences de la culture, dont les développements sont appelés à déborder toutefois la sphère du langage et la prise en compte d’une « subjectivité » en tant que telle. Si l’on veut penser en effet l’organisation du monde comme signifiant, c’est bien à partir de l’articulation interne entre une structure relativement stable, comme ici le langage, et ses usages en tant qu’ils produisent différentes figures historiques qu’il convient d’opérer.

Aucun des moments ne peut être absolutisé, sous peine de produire une forme spécifique de dogmatisme :

1) L’unilatéralité du sujet : en prétendant tout fonder sur le « sujet », on isole une source de sens transcendantale des conditions mêmes de la signification, et l’on s’installe dans le paralogisme de la simplicité qui caractérise un tel « sujet » par sa vacuité. Les « philosophies de la conscience », nombreuses notamment dans la tradition française en raison de l’influence prépondérante du paradigme cartésien, de la tradition psychologique voire spiritualiste inspirée du biranisme ou d’une accommodation du kantisme, de la phénoménologie partant des Méditations cartésiennes et débouchant sur les ontologies de Sartre ou de Michel Henry, ont ceci de commun qu’elles envisagent une différence fondamentale entre les objets du monde culturel, à commencer par le langage, et les pouvoirs de la réflexion. Le rapport à soi d’un cogito fournit une première assurance, qui n’est pas toujours de mode cognitif, laquelle fonde à son tour l’investigation du monde extérieur. La dimension première du monde culturel comme monde de sens commun, qu’on l’exprime en termes d’intersubjectivité ou de reconnaissance, est secondarisée dans cette perspective centrée sur le sujet. Un tel sujet plane hors du temps et vient comme garantir le savoir de l’objet depuis une intimité qu’il semble ne jamais quitter. Le sujet, dans sa structure transcendantale, réunissant les conditions de l’expérience hors de toute expérience, est alors une instance universelle qui ne parviendra jamais à reconnaître autre chose qu’elle même dans l’objet. Ce qui paraît valoir pour une conception classique de la science de la nature, quand celle-ci est identifiée à la pure légalité de l’entendement, ce qui légitime la prescription de ses catégories, est voué à l’échec dès lors qu’il s’agit d’une compréhension du monde historique, d’une auto-interprétation par une subjectivité des effets subjectifs ou encore des signes dans le monde. Que l’on remplace « sujet » par « raison » ou par tout autre transcendantal, par exemple « cognition » ou « ordinateur », on aura toujours affaire à un universel supra-historique qui, par définition, sera impropre à l’élaboration d’une connaissance du particulier attendue dans les sciences de la culture. L’enfermement dans un cogito promet également les apories réservées au solipsisme et au monologisme, les modalités de l’assentiment subjectif échouant à fonder une quelconque « objectivité commune ». A l’étroitesse du fondement dans un universel abstrait correspond bien souvent un objectivisme généralisé. Les philosophies de la conscience doivent perdre leur prédominance (souvent abritée sous un discours scientiste) pour s’ouvrir à l’expérience de la diversité des langues et des textes. La structure universelle de subjectivité comme rapport à soi ne s’accomplit qu’à travers son individuation par une langue, comme Schleiermacher et Humboldt l’avaient noté pour leur part avant qu’il fût question de « tournants » linguistique ou sémiotique.

2) L’unilatéralité du langage : le remplacement du « monde » par le « langage » qui nous pourvoit une « vision du monde » ou Weltansicht a eu pour effet la promotion d’une ontologie de substitution centrée sur le langage. La prise en compte du rôle du langage dans la construction du monde objectif et subjectif fut sans doute un acquis de la réflexion au XXe siècle, partagée qu’elle fut par des orientations aussi diverses que la philosophie analytique, le structuralisme, l’herméneutique philosophique ou encore le néo-kantisme de Cassirer. Mais dans nombre de cas, cette légitime attention aux médiations linguistiques débouchait sur une absolutisation du medium lui-même, devenu le seul vecteur d’une investigation philosophique sur les choses comme sur les pensées. On peut parler en ce cas d’une ontologisation du langage, puisque toute réalité s’y réduit, n’étant accessible à l’analyse que dans la mesure où elle est portée par une structure linguistique.

Cette ontologisation a cependant connu des aspects différenciés, voire contradictoires entre eux. Dans son principe, l’ontologisation prospère de la confusion des différents niveaux de signification que l’on peut prêter au langage, et invoque une essence unifiée, antérieure à toute diversification, valant pour « tout langage », mais aussi pour toute « raison », pour tout échange, dialogue ou dialectique, en vertu de la remontée à l’origine favorisée par les spéculations sur les désignations de la langue grecque, en particulier autour des termes de « logos » et de « dialegesthai ». Le « langage » pris ainsi absolument doit sa valeur évocatrice et souvent incantatoire à son caractère indifférencié, assimilant logos et mythos dans le même mouvement, prétendant revenir en-deçà de leur séparation. C’est souvent Humboldt, voire une tradition désignée comme « philosophie du langage » qui servait de caution à une telle entreprise, dont la version rhétorique proposée par Nietzsche (intégralement sur la base des spéculations romantiques assimilées via Gustav Gerber) [17] eut le plus de succès : on rencontre une telle représentation indifférenciée non seulement chez Heidegger ou chez Jaspers, mais aussi bien chez Liebrucks, le jeune K.-O. Apel, Benjamin, Gadamer, et l’on pourrait allonger la liste presque indéfiniment [18]. Le souci de Cassirer de maintenir une différence de traitement entre le langage, le mythe (qui ne s’y réduit pas) et le « logos » de la science dans sa Philosophie des formes symboliques apparaît rétrospectivement comme extrêmement rigoureux, bien que la distinction des « formes » n’aille pas elle aussi sans poser des difficultés. Au moins la confrontation avec les « arts du langage », de la logique à la linguistique, était-elle assumée.

L’emprise univoque du langage peut cependant recevoir des aspects bien différents, selon que le modèle de « langage » présupposé relève de tel ou tel de ses moments. S’il est appréhendé exclusivement sous son aspect universel, nonobstant l’existence des langues particulières, il s’agira d’une absolutisation sous forme d’une logique susceptible de rendre compte « en profondeur » de tous les effets de « surface » décelables au niveau des discours individuels. On aura reconnu, pour donner quelques exemples de ce procédé, l’érection de la grammaire générale en paradigme de tout savoir, qui a dominé l’Age classique, dont elle constituait le socle pédagogique indispensable. Mais la situation est-elle tellement différente quand, aux plus belles heures du structuralisme, on invoquait le modèle linguistique comme clé de tout savoir du champ symbolique ? La recherche des « grammaires » et des « paradigmes » qui encombre encore notre vocabulaire s’est-elle vraiment déprise d’un modèle dont les présuppositions sont massives et massivement contestables, à savoir que la « réalité » symbolique serait « structurée comme un langage » ? Rappelons enfin que la « philosophie analytique » se propose l’investigation des problèmes philosophiques à partir de « l’analyse du langage », conférant du même coup une prérogative immense aux structures linguistiques, le plus souvent réduites à des énoncés simples ou « propositions », pour l’ontologie, la psychologie, la morale, bref la métaphysique dans un sens large. La structure universelle extraite du langage dans son fonctionnement virtuel, comme logique ou grammaire, est censée détenir les règles de l’intelligibilité des cas particuliers, qui ne sont plus que des exemplifications.

On pourrait étendre ces remarques à toute promotion d’un code comme clé de lecture universelle. La sémiologie de Barthes, qui n’est sans doute pas ce qui reste de plus marquant de son apport, aussi bien que la sémiotique généralisée de Eco, demeurent, en tant qu’instruments d’analyse, peu informatifs : c’est souvent la touche subjective qu’y ajoutent leurs talentueux auteurs qui fait la valeur cognitive de leurs analyses. C’est manifestement le cas si l’on considère le livre consacré par Louis Marin à la peinture du Quattrocento, Opacité de la peinture [19], où l’analyse des symétries et des oppositions d’un tableau de Luca Signorelli présenté au commencement paraît, dans sa raideur abstraite, sans proportion avec les conclusions qui arrivent une quarantaine de pages plus loin, où nous retrouvons la finesse et la subtilité de l’auteur. Le travail qui devait être accompli sur un tel modèle universaliste est de montrer les médiations qui nous font parvenir des caractères généraux, au besoin décrits par l’apposition d’une grille, qui produit toujours un effet d’intelligibilité sur un divers et dont l’abstraction eu égard à ce divers n’est pas en soi un défaut (y compris quand il s’agit des grammaires générales qui sont grammaires d’aucune langue), aux réalisations singulières de sens dans des énoncés, des discours, des textes, des œuvres. Les tentatives de la grammaire transformationnelle, à partir de la linguistique génétique de Chomsky, qui a considérablement modifié le modèle matriciel des Structures syntaxiques, échouent à rejoindre le langage « naturel », entendons par là l’usage commun du langage empiriquement attesté, en ce qu’elles ne peuvent discriminer entre des productions d’énoncés possibles et attestés et des énoncés qui restent possiblement générés mais sont en revanche impossibles empiriquement [20]. La rencontre du modèle chomskyen de la grammaire transformationnelle et du cognitivisme laisse penser que des difficultés similaires, que l’on pourrait exprimer en termes de singularisation ou de schématisation, menacent également les « sciences cognitives ».

C’est tout l’intérêt à nos yeux de la démarche entreprise, depuis la sémiologie greimassienne, par François Rastier, en direction d’une « sémantique interprétative », que de mettre à mal la séparation dogmatiquement acceptée dans les sciences du langage et dans les philosophies qui en acceptent le modèle entre trois niveaux discontinus : depuis sa formulation par William Morris, on distingue en effet les approches syntaxiques, sémantiques et pragmatiques d’un langage en général. Le premier est susceptible d’une formalisation complète, le second pose le problème des conditions de vérité et suscite les débats qui animent le courant de la « philosophie analytique », le troisième, séparé des précédents comme ils le sont entre eux, est censé assurer seul la dimension particulière de l’énonciation et des situations de discours, ce qui le réduit bien souvent à un appendice théâtral ou sociologique des deux premiers. L’intégration de ces approches n’est pas à l’ordre du jour. En cherchant à repenser de façon différenciée les paliers de la formation du sens dans le langage (considéré à partir de corpus attestés), François Rastier prend au sérieux la dimension du « texte » en linguistique pour réintroduire une problématisation herméneutique de la sémantique en proposant le concept de « parcours interprétatif » comme « suite d’opérations cognitives permettant d’assigner une signification à une séquence linguistique » [21]. Mettant ainsi en mouvement les concepts descriptifs de la sémantique de Hjelmslev et de Greimas, en recourant notamment aux concepts de sème et d’isotopie, Rastier affronte la difficulté à rendre compte des différents aspects « compositionnels » et « holistes » entrant en ligne dans tout travail sur le sens des textes. Mais sans doute la recherche d’une sémantique interprétative, d’une linguistique réconciliée avec les textes que Humboldt pouvait appeler de ses vœux, aura-t-elle encore bien du travail pour, en s’articulant à d’autres disciplines, proposer un remembrement des disciplines du sens propre à asseoir la méthode des sciences de la culture, tant les réticences à l’endroit d’une approche différenciée des phénomènes culturels sont vives.

L’unilatéralité universaliste au sein même de l’approche du langage n’est pas la seule source de dogmatisme. La prise en compte de la diversité des langues, si nécessaire et d’autant plus que les modes de relations entre les sphères économiques et culturelles ont démultiplié les points de contacts entre les langues, parallèlement au processus de la « globalisation », peut elle aussi conduire à un aveuglement théorique. L’attachement exclusif à sa propre langue, et le privilège ontologique qu’on lui accorde, conduit à des survalorisations disproportionnées. Il n’est pas besoin de rappeler ici comment la prise de conscience de la différence des langues s’est aussitôt accompagnée d’une évaluation et d’une compétition, voire d’une guerre des langues : depuis la dénomination des non hellénisants comme des « barbares » dans l’Antiquité, aux spéculations para-darwiniennes ou messianiques sur l’excellence ou la robustesse ou encore la pureté de telle ou telle langue, le passage de la diversité des langues à un relativisme conflictuel a accompagné les progrès de la comparaison des langues puis de la linguistique comparée [22]. Les transformations des idées de Herder et surtout de Humboldt en direction d’un exclusivisme linguistique, interprétant la thèse faisant de la langue une « vision du monde » dans un sens relativiste, comme chez E. Sapir et B. Lee Whorf ou chez les néo-humboldtiens allemands et maintenant russes, de Leo Weisgerber à Jost Trier, ne pouvaient qu’encourager les investissements idéologiques les plus douteux. A trop insister sur la différence, voire sur le caractère intraduisible d’une langue à l’autre et d’une expression « idiomatique » à l’autre, on encourage sournoisement l’idée de l’absence d’un « sens commun » et l’on autorise une réification, voire une ontologisation du langage devenant, de « vision du monde », le monde lui-même. Cette cosmologie linguistique doit être replacée entre le niveau des règles générales de fonctionnement du langage et celui des réalisations singulières en chaque langue, en chaque locuteur, en chaque texte, pour être dédogmatisée. Cette considération justifie mon insistance sur l’attachement humboldtien à la grammaire générale. Au sujet de ces deux premières approches exclusives du langage, l’une par son universalisme, l’autre par son particularisme, on peut remarquer que la prétention de la grammaire générale ou de la linguistique génétique à donner le modèle du fonctionnement de toute langue repose généralement sur la référence implicite à une langue particulière, historiquement le latin, le français ou l’anglais. Réciproquement, la promotion d’une langue particulière au rang de paradigme de toute langue, avec la valorisation qui l’accompagne, signifie l’oubli du relativisme et de la diversité qui rendent possible l’appréhension d’une langue dans sa particularité. Une prise en compte de la diversité des langues bien comprise exclut un tel relativisme, qui n’est que l’hypostase universalisante et abstraite d’une particularité en tant que particularité, alors que l’universalisme linguistique hypostasie pour sa part l’universel dans la méconnaissance de son lien à une particularité et se rend ainsi subrepticement dépendante de cette même particularité.

Enfin, un troisième niveau de considération unilatérale du langage est représenté par l’exclusive rhétorique. L’attention aux effets élocutoires du langage fait passer au second plan les autres dimensions : le langage en tant que logique du sens mettant en œuvre des catégories virtuellement universelles et la généralité des règles de la langue particulière au sein de laquelle les prouesses rhétoriques et les exploits d’écriture s’effectuent. Alors même que la rhétorique, dans son dessin antique, comprenait la dimension universelle de l’invention et de la disposition comme fondement de l’élocution et de l’action gesticulatoire, alors que la rhétorique de l’Âge classique, fonctionnant en couple avec la grammaire générale, présupposait celle-ci et se chargeait des effets de sens singuliers, le privilège accordé au niveau rhétorique depuis le romantisme a souvent conduit à une considération purement stylistique du langage.

C’est en effet avec le tournant du romantisme et des auteurs comme Hamann qu’est apparue une conception radicale du style comme pure individuation, exercice de la fabrication d’un soi individuel au détriment des fonctions logiques et communicationnelles du langage, encore vantées dans le célèbre discours de Buffon [23]. Les excès d’une approche purement esthétique du langage, souvent inspirées par une lecture des textes de Nietzsche, où celui-ci annonce la grande démystification du langage en rappelant des notions de rhétorique prises à Demetrius ou Denys [24], ont conduit à une pratique de la philosophie où celle-ci se mue en exercice de style. Il est difficile de croire que la philosophie inspirée de la déconstruction échappe entièrement à ce travers. Il en résulte une séduction certaine pour le lecteur, intrigué de ne pas voir immédiatement où il est embarqué et de quoi retourne le discours qui lui est proposé, mais celle-ci ne va pas sans déceptions, car il s’aperçoit bientôt qu’il n’a guère affaire qu’à une sorte raffinée d’essayisme.

Il se peut que certains problèmes particulièrement épineux, mais pas tous, ne puissent se formuler qu’en passant par une « mise en scène » dans l’écriture. Autrement dit, le « style », même au sens emphatique qu’il a revêtu pour certains de nos contemporains (y compris dans sa dénégation même), n’est peut-être pas à proscrire entièrement de l’activité philosophique. Il s’agit seulement qu’il ne s’absolutise pas mais demeure lié aux autres dimensions plus pédestrement communicationnelles ou sociales du langage. Mes réflexions sur l’expérience du romantisme d’Iéna qui a amorcé cette rencontre de la philosophie et de la rhétorique de façon systématique m’ont conduit à opter pour un usage modéré de ces opérations de fusion.

L’esthétisation du discours philosophique comporte plus d’inconvénients que d’avantages, bien qu’elle soit relativement inévitable voire indispensable [25]. A cet égard, Kant et Schleiermacher me paraissent avoir esquissé une voie médiane plus prometteuse que d’autres, qui soit refusent de reconnaître suffisamment l’engagement langagier de la pensée, soit le surestiment, par une esthétisation radicale.

3) L’unilatéralité de l’interprétation. Faute de comprendre l’interprétation comme je le propose ici, à savoir comme la reprise du sujet dans la langue, on encourt le risque de :

a) la subordonner exclusivement aux performances cognitives de l’interprète, ce qui est le cas dans toute conception psychologisante de l’herméneutique, mais aussi dans toute théorie de l’interprétation mystique, acceptant le passage d’un sens premier et obvie des discours à un sens second, allégorique ou typologique, au bénéfice d’une expérience spirituelle du lecteur, pour laquelle aucune règle intersubjectivement acceptable ne peut être exhibée. Il ne s’agit pas, ce faisant, de rejeter aux oubliettes toute la richesse de la tradition issue des sens multiples de l’écriture, évoquée avec une belle empathie par le Cardinal de Lubac, qui vaut certainement en tant qu’expérience et même en tant qu’exercice spirituel, mais simplement exiger pour une herméneutique qui se veut « critique » un minimum de contraintes objectives ;

b) de passer d’une doctrine de l’interprétation comme constituant essentiel d’une méthode des sciences de la culture à un interprétationnisme tendant à tout réduire à des interprétations. Encore faut-il s’entendre sur l’interprétation. Une philosophie de l’interprétation intrinsèquement articulée, comme celle de Günter Abel, peut bien assumer à la fois la globalité de l’expérience interprétative et sa différenciation rigoureuse selon que l’on a affaire aux cadres premiers de l’expérience sensorielle, à l’univers pré-symbolique, à la perception comprise comme un palier de l’interprétation, à l’expérience du langage, ou encore au niveau réflexif de l’interprétation de suites symboliques intentionnelles, dont l’interprétation des paroles et des écrits est un cas éminent [26]. Ici, le nietzschéisme s’énonce en une conception étagée, entrant en débat avec d’autres doctrines, mais aussi avec les savoirs positifs et expérimentaux, ce qu’un interprétationnisme vulgaire ne fait pas par principe, au motif que toutes les interprétations sont licites, ni plus ni moins « vraies » les unes que les autres, et que leur coexistence dans l’indifférence est l’unique solution. On peut considérer que plusieurs des philosophies parmi les plus remarquables de notre époque tendent à assumer ce perspectivisme interprétatif : c’est le cas du pragmatisme, avec des accents différents suivant les auteurs qui s’en réclament, des herméneutiques philosophiques et des renouvellements de la pensée nietzschéenne, de la philosophie du signe [27] aux philosophies de l’interprétation, de la « déconstruction » et de la philosophie « post-moderne ». Il conviendrait, pour chaque cas, de pouvoir apprécier avec précision la portée des ambitions reconstructrices de ces philosophies, c’est-à-dire leur puissance explicative positive du monde et des savoirs qui s’y déploient. Si elles se contentent d’une posture de défiance vis-à-vis des positivités qu’elles entendent dénoncer, au lieu de rechercher à les expliquer mieux, on pourra considérer qu’elles confessent par là une certaine renonciation à la philosophie. L’interprétation devient en ce cas un refus de la connaissance, qui se trouve subordonnée à un mode plus essentiel d’appréhension. En revanche, toute théorie de l’interprétation qui se confrontera aux différentes objectivités ordinairement reçues pour en proposer une intelligibilité accrue échappe par cette confrontation à l’unilatéralisme dogmatique [28]. Le perspectivisme sceptique ne peut devenir une théorie de l’interprétation intégrée que par sa mise en rapport déterminée aux champs du langage et de la subjectivité. Ma présentation entend donc faire droit aux différents ordres de conditions des phénomènes du sens (sujet, langage et interprétation) dans le cadre d’une intégration critique faisant apparaître leur interdépendance.

§ 8. Vers une logique de la culture II : essai de systématisation.

C’est sur ces propos encourageants que vient pour moi le moment risqué d’esquisser l’organisation systématique de ces trois grandes notions pour en dégager la cohérence et en tirer un surcroît de plausibilité.

Les restrictions d’une telle tentative sont celles de l’herméneutique critique qui constitue l’horizon de ces travaux : il s’agit d’élaborer le principe d’une méthode pour les sciences de la culture en commençant par ne traiter que la seule dimension linguistique pour évaluer dans un premier temps les apports des instruments critiques fournis par les traditions philologiques et herméneutiques. Nous avons donc affaire aux conditions les plus générales d’un savoir culturel, mais limitées aux phénomènes de signification linguistique, réservant pour plus tard les problèmes spécifiques posés par l’interprétation non linguistique. L’introduction de Critique et herméneutique expose les raisons de la préférence méthodologique accordée au modèle philologique par rapport au modèle sémiotique dont les contours sont beaucoup plus indéterminés : signes naturels, traces, indices, sont donc exclus, dans un premier temps, avant tout parce qu’il est difficile d’établir la règle ou la « grammaire » selon laquelle ces signes font sens pour nous, alors que ces conventions sont explicitées dans le langage et susceptibles d’un accord universel.

Dans toute expérience, telle du moins qu’on peut la rapporter, on trouve un mélange de sensibilité et de catégories. Dans l’expérience culturelle médiatisée par le langage, sensibilité et catégories sont de surcroît présentées ensemble dans un texte, terme par lequel nous pouvons inclure aussi bien les performances orales qu’écrites à la condition qu’elles se donnent dans une suite singulière attestable, c’est-à-dire transmise sur un support qui les fixe. Ce qui se tisse dans le texte est une sensibilité qui s’universalise (une chaîne de signifiants assemblés en un certain ordre) en même temps qu’un universel catégoriel (à savoir des « idées » dans le langage le plus ordinaire) qui se particularise. D’un point de vue génétique, ce tissage produit des effets de sens qui, pris ensemble, forme une culture en tant que ces expressions sont justiciables d’une opération de reprise, autrement dit font sens au-delà de leur existence positive. Du point de vue analytique où nous nous situons, c’est par l’interprétation des réalisations singulières de sens, des significations sensibilisées dans un texte, que nous accomplissons l’expérience de leur unité.

L’acte interprétatif s’effectue en tenant compte des trois niveaux de contraintes léguées par la langage comme logique universelle, formation historique, réalisation singulière. Il doit les synthétiser en même temps qu’il rapporte le sens du langage à une extériorité qu’il reconstruit depuis lui : le sujet. L’interprète propose sur le mode conjectural une unité du sujet et du langage à partir de la synthèse réglée des moments de celui-ci.

Les trois concepts de sujet, de langue et d’interprétation constituent la totalité du monde signifiant. On peut analyser leur rapport à la façon dont Kant, dans l’Opus posthumum, parle du système des Idées transcendantales qui trouvent leur unité en Dieu comme « le sujet dans le monde » (AA XXI, 27 je souligne ; 32 ; 37). Ici, c’est le sujet et le langage (qui prend la place du monde au titre de la cosmologie linguistique au sein de laquelle se constitue le monde culturel) qui se rencontrent dans l’acte de l’interprétation –et non certes en Dieu. La synthèse interprétative n’est pas la condition des conditions, mais le lieu toujours recommencé de l’ébauche d’un monde sensé, le lieu de la reprise du langage comme marqué par une subjectivité autre qui lui confère, in absentia, sa signification pour nous.

On peut chercher à approfondir la logique interne de ces trois moments.

1). Le sujet, premier moment, est un pur universel. Il se comprend comme rapport à soi, subjectivité, pure négativité et transcendantal en lui-même, mais aussi bien sentiment et expérience de sa limitation par un mode sensible. Comme négativité, il est affirmation et distance, affirmation négative et puissance de distanciation. Il s’affirme négativement comme liberté, auto-position, Tathandlung, ou encore pure dynamis. Cette subjectivité négative ne se donne nulle part à connaître qu’hors d’elle-même, elle est autrement dit mouvement d’outrepassement de tout donné, pure réflexion. Elle se caractérise par défaut comme utopique, ou sans perspective de « réalisation » ou d’ « incarnation », entièrement concentré dans sou mouvement contra-factuel, atopique, comme étant ce qui n’est nulle part et par quoi l’espace pour nous est expérimentable comme sensibilité, mais aussi ectypique, vouée au tracé sensible, n’ayant d’autre lieu qu’une discursivité qui le déporte constamment hors de soi, avant et après.

La catégorie qui exprime le sujet ainsi compris est contradictoire, conformément à la négativité de sa structure interne. Le sujet est l’universel, l’essence, la réflexion, le pur rapport à soi de la subjectivité, qui en tant que tel ne permet pas d’opérer une différence entre un objectivé et un objectivant, mais fonde au contraire cette possibilité même (comme Fichte l’a montré dans son analyse du Moi ou Je). Mais il est aussi, comme négativité, mouvement contra-factuel, extraction du lieu, reconnaissance et contestation de la finitude : il est par là pure qualité, subjectivité comme affection et intuition sensible (en termes kantiens), comme Stimmung (en termes heideggeriens) et Feeling (en termes peirciens, c’est-à-dire aussi bien la Priméité, pur fond sensible sur quoi se dessinent les formes). C’est un pur « que » ou Dass, qui annonce l’instanciation d’un discours encore sans contenu. Il est donc universel et existence à la fois, comme avait cherché à l’énoncer Schleiermacher en expliquant la constitution du sujet fini à partir d’une expérience d’une dépendance si fondamentale que paradoxalement elle le libère des contraintes et des libérations relatives, lui donnant non pas une position de surplomb comme dans un transcendantalisme abstrait, mais un « recul » eu égard à sa propre finitude, le découvrant à lui-même comme rapport à soi affecté par un langage et voué à ce langage pour s’accomplir en prenant forme individualisée [29].

2). La langue est d’abord langue particulière : eu égard à la subjectivité, elle oppose la discrétion de ses éléments à la continuité d’une pensée. Elle est particulière en tant que positivité et objectivité d’une langue proférée, dont le fonctionnement ne peut être analysé qu’à partir de ses productions. Elle est particulière également à différents niveaux : en tant que structure, syntaxe et organisation grammaticale ; en tant que diversité des différentes langues, car chaque langue renvoie à toutes les autres avec lesquelles seulement elle forme le langage ; en tant que chacune est aussi un monde à soi, et se détermine indéfiniment dans ses réalisations discursives et textuelles qui reçoivent leur individualité des conditions historiques, géographiques, sociolinguistiques, personnelles et autres des locuteurs, auditeurs ou scripteurs. Elle rend possible l’opposition, l’extraction d’un thème et d’un rhème de la masse perceptive, alors que l’indication, si elle peut isoler des buts-de-visée, ne peut les extraire de leur continuum. La langue opère une distinction par des signes qui rendent disponibles un élément thématique dans un divers, elle isole un « objet » par une « Auszeichnung » ou séparation par signes, puis le désigne en une « Bezeichnung ». Les analyses très imagées et sans prétention savante de Herder dans son traité sur l’origine du langage expriment bien cette fonction du langage qui rend possible la « nomination » elle-même : l’individuation du caractère « bêlant » dans la masse des perceptions sensibles permet de reconnaître le « mouton » en tant que « le bêlant » [30].

Avant même de se révéler par l’analyse comme un système gouverné par une légalité propre, à savoir sa « grammaire », le langage se donne sous la forme de discours ou d’énoncés, comme simple particularité. Il rend possible la thématisation d’un « quoi » ou Was, quid, que le locuteur oppose à sa propre activité. Cette opposition première, qui fonde l’opposition interne au langage, entre une énonciation subjective et une proposition objective portant sur deux thèmes objectifs et leur relation, est la part du langage dans l’élaboration du monde objectif. Dans l’ordre du sens, le langage est donc le monde lui-même ; il correspond à l’accès aux catégories rendant possible la relation d’un sujet à autre chose, autre sujet ou « objet ». Mais ces catégories sont historiques en tant que tout « langage » n’est que la réflexion opérée sur une ou des « langues » particulières. Les « formes grammaticales » elles-mêmes participent de cette particularité, mais sont à penser en rapport à l’idée de forme grammaticale en générale, autrement dit elles ne sont pas des contraintes factuelles, mais des perspectives sur l’organisation des éléments du discours.

En tant que particulier donné, le langage peut être exprimé en termes de catégorie de l’être (selon Hegel) débouchant sur la « mesure » dans la pure succession du discours qui, prise dans sa simple extériorité, ne fait pas encore réflexion de son unité. Ce n’est que dans la pensée que le langage peut accéder à la réflexion de l’essence et devenir « l’être-là » du concept ou encore le « concept étant là ». Mais pris dans sa séparation d’avec les autres instances, il n’est que positivité. Pour le dire encore dans les termes des catégories de Peirce, il vaut ici pour la secondéité, pure condition d’une opposition. Avec le langage, nous avons la condition de la « représentation ».

Le langage est la catégorie la plus articulée, puisqu’elle reprend à l’intérieur d’elle-même la différenciation entre : un moment universel, qui correspond à la structure grammaticale et à l’idée des formes grammaticales ; un moment particulier, avec la diversité des langues, qui introduit l’altérité et l’opposition ; un moment enfin de singularité dans l’emploi, les réalisations en discours ou en texte, qui reprend l’universalité des règles dans la particularité d’une langue pour produire un discours sensé : à savoir une subjectivation qui s’offre (ou se dérobe) à l’interprétation. Cette différenciation interne du langage que peu de penseurs ont su aussi nettement assumer que Humboldt ne signifie pas que tout se joue au sein même du « langage », mais que ce second moment articulé en lui-même occupe une place cruciale dans la constitution du monde culturel et de son interprétation.

3). L’interprétation réunit justement le sujet et le monde de l’objectivité représenté par le langage en une unité : un discours sensé est un discours interprété comme sensé sous la présupposition d’un « sujet ». Un langage sans « sujet » ne peut de lui-même produire un « sens » et relever de la « culture ». Il dépend de la neurologie, de la phonétique et de la théorie des transformations phonétiques qui, depuis les Néogrammairiens Ostoff et Brugmann, ont fait de beaux progrès. Il n’intéresse pas en tant que tel les sciences de la culture ici définies.

 L’interprétation se définit donc comme la reprise du sujet dans le langage, la réflexion du langage ou encore « le sujet dans la langue ». Elle est le lieu de la synthèse singulière des deux premières catégories. Le sujet s’individue dans la langue et passe ainsi à l’existence dans un processus couplé d’individuation et de subjectivation et l’interprétation opère une tentative de reconstitution de cette transformation de la langue par ce qui n’est pas langue. L’objet de l’interprétation est en ce sens le sujet, car sans une telle modification de la langue qui la particularise, il n’y aurait rien à interpréter, mais simplement un ensemble composé d’un trésor lexical, de paradigmes et de règles de syntaxes, qui mis ensemble par quelque logiciel même perfectionné dans un ordinateur ne produiraient en tout état de cause rien « d’interprétable ».

Georges Perec expose, dans Penser/classer, une combinatoire permettant de produire un nombre indéfini d’aphorismes de belle allure. Elle se compose d’une « grammaire » qui enregistre des « formules » aphoristiques et d’un « lexique » constitué de couples. « L’injection du vocabulaire dans la grammaire produit ad lib. des quasi infinités d’aphorismes tous plus porteurs de sens les uns que les autres. » [31] Tout ordinateur peut dès lors produire à la seconde des quantités de textes en combinant le lexique et la grammaire. « Où est la pensée ? » demande Perec pour conclure : « Dans la formule ? Dans le lexique ? Dans l’opération qui les marie ? » On peut traduire cette question en la suivante : « Où est le sens ? », ou encore : « Où est le sujet ? » C’est précisément la question de l’interprétation. Or, dans le cas de cette production aléatoire, ce qui nous intéresse réside pour partie dans la mise en place du dispositif, dont l’ingéniosité garantit que l’on produira un bon nombre d’énoncés curieux, pour partie dans l’invention du lecteur qui les reçoit sur fond de culture aphoristique, savourant leur côté légèrement déplacé. C’est-à-dire que le lecteur ne peut s’y intéresser que suivant la fiction qu’il se donne d’un sens possible, ou selon la terminologie que je propose, comme s’il y avait un sujet dans le texte. Encore parler de « texte » est-il sans doute exagéré, car il s’agit plus exactement de la production « d’énoncés » décontextualisés que le lecteur reçoit « comme » des aphorismes en leur conférant la contextualité minimale du genre bien connu, retrouvant par là les « ingrédients » préparés par l’oulipien pour simuler l’automaticité de la production du sens, alors qu’il y a un fantôme dans la machine : l’histoire littéraire de notre perception des formes ou encore la sollicitation de notre sens herméneutique.

L’interprétation est ainsi le « sauvetage » ou Rettung de la subjectivité s’individualisant : elle s’intéresse à cet universel qui ne se donne que sous la plus extrême particularité. L’interprétation introduit, après le « que » et le « quoi », la dimension du « qui », Wer da ?, pas toujours cependant sur le mode de l’adversité en présence comme dans un dialogue, mais bien souvent, quand il s’agit de textes, sur le mode de la reconstitution conjecturale de la subjectivité absente. Le rapport du singulier à l’universel est médiatisé par tous les codes composant, à différents niveaux, les conditions de dicibilité du langage dans sa particularité historique. Cette subjectivité n’a rien de « psychologique », elle n’est que la condition de la visée d’un sens dans un texte donné, autrement dit elle est une condition de possibilité de l’interprétation.

Troisième terme synthétique, l’interprétation ne peut se concevoir ni sans le sujet ni sans le langage, mais seulement avec les deux. L’intelligibilité ne provient que de la rencontre du sensible et des catégories dans un schème, comme mise en mouvement singulier produisant une signification, selon Kant, ou dans les termes peirciens dans un interprétant qui constitue la représentation en signe sur un fond, soit la catégorie de Tiercéité. En rappelant que l’interprétation, dans la mesure où elle s’appuie sur la reconnaissance de l’historicité des représentations linguistiques qui la rend possible, est par définition ouverte et irréductible à la récollection dans le concept, on peut cependant lire aussi bien ce trajet en termes hégéliens : l’interprétation comme logique subjective, reprise et négation de l’être et de l’essence en une réflexion formulée qui les « relève ». Le concept unit l’être et l’essence, l’universel et le particulier dans une singularité sensée. La simple opposition rendue possible par le langage devient relation complexe, pronom, attribution, prédication.

Cette esquisse entend souligner essentiellement la thèse principale vers laquelle convergent mes travaux : que l’interprétation, comme le jugement, relie bien un particulier sensible (le texte) à une signification universelle en tant que communicable (le sens) par l’intermédiaire d’un acte singularisateur, mais elle en diffère en tant qu’elle s’interdit de déterminer par avance cet universel du sens et qu’elle doit au contraire le tirer de la particularité même du texte en y conjecturant l’effet d’une subjectivité. Autrement dit, elle est bien l’affaire d’une activité qui met en relation un ensemble de signes, un interprète ou plus généralement un « interprétant » et, de façon médiate, une signification. La signification ne fait pas partie de l’objectivité des signes, sinon il suffirait d’être en possession d’un dictionnaire et d’une grammaire pour comprendre un texte en une langue donnée, mais relève de l’ordre de la subjectivité. Elle n’est pourtant pas simple subjectivité, car elle ne serait que virtuelle, puissance de signifier ou signifiance et non signification. Elle correspond à l’opération d’une subjectivité sur la langue, elle est donc dans la langue la subjectivité qui n’est pas la langue. Cette subjectivité dans son absence même rend compte à la fois des conditions de possibilité d’une signification en générale et de l’objet de l’interprétation dans sa nature inobjective : une subjectivité conjecturale.

En considérant la place médiane du langage dans sa stratification structurelle et historique, comme phénomène collectif et individuel à la fois, bref en fondant les recherches sur un concept différencié du langage, on évite l’illusion d’avoir affaire exclusivement à des essences intemporelles au profit de la mise en évidence des conditions conceptuelles et historiques des pratiques culturelles. L’interprétation accomplit des synthèses partielles en découpant des perspectives sur la réalité historique du langage, visant non une « subjectivité » transcendantale, mais des effets de subjectivation singuliers. La double prise en compte de l’axe étagé du langage (en langage, langues et usages particuliers dans l’histoire) et de l’axe dynamique de l’interprétation reliant sujet et langue écarte les tentations d’absolutisation de l’un des moments ou d’essentialisation du sujet ou du langage.

La méthode employée le plus souvent dans mes travaux, à savoir une reconstruction conceptuelle dans un contexte historique déterminé, insiste en chacun de ses accomplissements sur les dangers d’une perte des horizons problématiques des débats abordés. C’est aussi pourquoi cette systématisation n’a de valeur que provisoire, reconstructrice, conjecturale, ainsi que rhétorique : elle fournit une disposition des thèmes ainsi que des clés pour effectuer leurs mises en relation. Il est temps de parcourir maintenant la seconde partie de cette note où je retrace la mise en place, au cours de certains travaux, de la problématique que je viens d’esquisser sommairement.


II. SUJET, LANGUE, INTERPRETATION

Dans cette seconde partie, je me propose de retracer les étapes les plus marquantes de ce parcours pour en faire apparaître les articulations. Je suivrais donc la déclinaison des trois lieux principaux par lesquels j’ai choisi de regrouper mes recherches et dont j’ai tenté dans ce qui précède d’argumenter la cohérence intrinsèque. J’espère ainsi faire apparaître suffisamment la logique de ma recherche et ses enjeux.

De cette trame générale, j’ai détaché deux ouvrages spécifiques, Critique et herméneutique et La forme de la philosophie, dont j’aurais aussi à présenter l’organisation propre.

1. Sujet

Commencer par le sujet, c’est assumer qu’il est peut-être toujours présupposé dans le discours que l’on porte « sur » quelque chose, bien qu’invisible en vertu de sa négativité et de son universalité. En disant cela, on n’a pas encore dit « ce que » l’on entendait pas « sujet ». Il n’est pas question ici de reprendre l’ensemble des données du problèmes, mais de partir des conditions qui rendaient, dans les années 70 et 80, fort improbables la prise en compte de la « subjectivité ».

On peut isoler deux raisons propres à susciter le soupçon à son égard, qui ont pu s’additionner dans le contexte français. Tout d’abord, la promotion du modèle linguistique au sein du structuralisme (et plus précisément du modèle oppositionnel de la phonologie) a eu pour effet d’éliminer des considérations « scientifiques » ce qui ne pouvait se traduire en termes de système d’oppositions. Il s’agissait d’ « objectiver », c’est-à-dire de rendre analysable et représentable par schémas, diagrammes, tableaux et graphiques un divers empirique dont, par les vertus de la forme projetée sur lui, on faisait apparaître des régularités. Les domaines du mythe, du langage, de la vie sociale, de l’inconscient ou de la littérature se prêtaient ainsi, avec plus ou moins de bonheur, à l’application d’un paradigme linguistique. On cherchait partout, dans l’histoire (Braudel) ou le récit (Todorov) des « grammaires », des combinatoires, des modalités de réduction de la contingence qui paraissaient être le prix de l’intelligibilité. L’exclusion du sujet semblait garantir aux tenants d’une version rigide du structuralisme la scientificité qui allait de pair selon eux avec l’objectivité : le modèle des sciences de la nature leur léguait l’idée de science, qu’ils transposaient à leur façon au monde de la culture. La réflexion épistémologique sur la différence entre les « sciences » n’était pas poussée très loin. Ce faisant, cet « objectivisme » ne faisait qu’investir de nouveau, me semblait-il, des positions déjà bien balisées dans l’histoire culturelle et savante en France. On peut en effet repérer comment, de façon récurrente, le déni du sujet s’accompagne d’un fort penchant à l’objectivisme, depuis l’opposition formée par Montaigne et La Ramée au XVIe siècle jusqu’aux exigences des tenants du paradigme cartésien, des Encyclopédistes, des Idéologues, des Positivistes jusqu’à nos modernes Structuralistes et Cognitivistes [32]. Bref, la substitution du langage à la « conscience » et à un « sujet » appréhendé comme nécessairement voué à la contingence « impressionniste » de ses sensations était un dogme théorique largement partagé dans les années 60 à 80. Parallèlement, les efforts de la philosophie anglo-saxonne, souvent inspirée du viennois Wittgenstein, pour sortir grâce au langage du « mythe de l’intériorité » correspondaient à Francfort au remplacement du paradigme de la conscience par celui de la communication, comme l’a proposé en particulier Karl-Otto Apel avec sa « transformation de la philosophie » ou encore Jürgen Habermas.

A côté de ce rejet au nom de « l’objectivité » scientifique, on s’en prenait au « sujet » comme étant au contraire l’envers d’une telle « objectivité » qui nous masquerait une expérience plus fondamentale et plus originaire. Dans une perspective marquée par la pensée de Heidegger dans l’originalité de sa « réception » française [33], le sujet devenait largement responsable des maux de la philosophie, à savoir de son progressif éloignement de « l’être » au profit du simulacre constitué par la représentation. Plus que tout autre texte sans doute, c’est le thème d’une « métaphysique de la subjectivité » dans le volume II de son Nietzsche, rassemblant des matériaux des années Trente et Quarante, qui aura convaincu toute une génération de philosophes à non seulement considérer qu’il était problématique de parler de « subjectivité », mais bien à en proscrire le terme avec parfois une rare violence [34]. On ne compte plus les crimes et délits attribués, sur fond de « métaphysique de la subjectivité », à un tel concept : de la politique à l’écologie, de l’économie à la technique, il y avait là un responsable commode des crises multiples que l’on diagnostiquait. Mais si un concept sert d’abord à penser et –peut-on espérer- à introduire des distinctions, on peut s’étonner ce qui ce qui était prêté à celui-ci. Mieux valait se fier au « langage », moins suspect, surtout quand il passait pour « poétique », qu’à ce « sujet » entreprenant une rationalisation forcenée de la planète. Je caricature, c’est entendu, mais uniquement pour faire apparaître un paysage de pensée avec ses lignes de fracture qui rendait difficile, voire hardi de parler de « sujet ».

Ces deux inspirations majeures, quoique hétérogènes dans leurs concepts et leurs orientations philosophiques, voire profondément contradictoires car l’une divinisait la scientificité quand l’autre lui reprochait ses usurpations, se rencontraient pourtant pour condamner et exclure le « sujet ». C’est le cas par exemple chez des penseurs aussi éminents que Michel Foucault, Jacques Derrida ou Jean-François Lyotard.

Pourtant, une sortie progressive hors de ce refus du sujet s’esquissait chez ceux-là même qui s’en méfiaient le plus. La concordance de plusieurs tentatives de réhabilitation de la question de la subjectivité chez des auteurs « post-structuralistes » laissait augurer que les années 80 s’entrouvraient de nouveau, quoique sous conditions, à cette dimension, quitte à préférer parler de « subjectivation » que de « subjectivité ». C’est le cas, de façon assez spectaculaire, chez Roland Barthes, voire de Tzvetan Todorov, de façon exemplaire chez Foucault s’intéressant au « souci de soi » [35] dans son Histoire de la sexualité, ou encore, c’est ce que l’on peut inférer d’une « conjoncture » augustinienne un peu inattendue, marquée par les textes de Lyotard et de Foucault sur les Confessions [36]. Tel était le climat général qui a sans doute joué un rôle, mais mon intérêt pour la question du sujet provenait de trois lectures qui ont largement déterminé le choix de mon sujet de thèse.

En premier lieu, j’ai eu l’occasion de lire attentivement la Généalogie de la psychanalyse de Michel Henry [37]. Derrière un titre que l’on est en droit de tenir pour trompeur, Henry se livrait à une histoire de la subjectivité, distinguant celle-ci comme auto-affection de la « conscience de soi » enfermée dans le cercle de la représentation. Cette distinction disculpait le sujet des méfaits de la rationalité que le même auteur brossait de façon pathétique dans son livre sur La Barbarie. Ce qui fascinait dans ce livre était pour commencer l’interprétation très forte du cogito cartésien, distinguant la découverte de la véritable subjectivité comme intimité à soi de l’interprétation chosifiante de celle-ci en une res cogitans. Tout en étant discutable et discutée [38], cette lecture avait le mérite de bien dégager deux dimensions de la subjectivité et de montrer leur irréductibilité. Le péché, pour Henry, était bien plutôt de quitter la sphère de l’intimité à soi que d’y rester : l’extase représentationnelle était une perte de soi dans l’espace et le temps. On devine à travers ce résumé combien paradoxale était cette défense de la « vraie » subjectivité immanente contre les reproches précédemment évoqués : elle reprenait, en « l’immanentisant », le schéma heideggerien : « l’être » de celui-ci devient la « subjectivité » immanente, « l’auto-affection » ; « l’étant » est le monde de la « représentation », déchu de l’intimité à soi. La philosophie de l’auto-affection de Henry se conçoit comme une analytique de la vie immanente, comme une ontologie de la vie distincte de la « métaphysique de la subjectivité », bref comme une Lebensphilosophie d’une espèce nouvelle. Tout en percevant bien ce dispositif, avec sa puissance interprétative et (à mes yeux du moins) ses points aveugles et ses aspects problématiques, je ne laissais pas d’admirer la subtilité des démonstrations présentées sur Descartes, mais aussi sur Leibniz et Malebranche (le reste suscitant moins d’engouement pour moi, en particulier la lecture un peu cavalière de Kant). Celui-ci projette tout le connaissable sur l’écran de la représentation, avec son « espace intelligible » et sa « vision en Dieu », mais indique pourtant le point aveugle où le sujet est en rapport non représentatif à lui-même, dans le sentiment. Le rapport à soi ne pouvait se résumer à la « conscience de soi », il restait une dimension irréductible qui paraissait bien présupposée dans l’auto-interprétation objectivante du soi. Curieusement, Malebranche ne paraissait pas parvenir à réunir ces dimensions qu’il savait analyser jusque dans leur caractère inanalysable.

Le second ouvrage abordant directement la question du sujet par-delà les simplifications est le beau livre de Paul Ricoeur Soi-même comme un autre. En distinguant l’ipse de l’idem, Ricoeur montrait la complexité de la question du sujet et son irréductibilité à la « métaphysique de la subjectivité » que les « philosophies du soupçon » invoquaient. Si l’on peut considérer que Ricoeur recourrait, pour surmonter ce soupçon, aux analyses de l’ipséité inspirée de l’analytique du Dasein d’Etre et temps, corrigeant ainsi le second Heidegger par le premier, il se livrait surtout en ce livre à une discussion développée de différentes approches classiques autant que contemporaines de ce « soi », entre individu, personne, sujet, agent, acteur, auteur aussi de sa propre cohérence contingente dans son récit de vie. Pour sortir des apories de « l’identité » pensée en termes substantialistes, il proposait le concept original « d’identité narrative », différent d’une synthèse dialectique entre le « soi » et le « même ». Il affrontait avec ces nouveaux instruments, hérités de Temps et récit, mais repensés ici sous un jour nouveau, la question de l’identité personnelle depuis la formulation pénétrante de Locke dans l’essai « Of Identity and Diversity » (Essay, II, 27). Que, sans être pour autant « cartésien », on pouvait et même que l’on devait en toute rigueur se référer à quelque chose comme un « sujet » au statut problématique, c’est ce que Paul Ricoeur parvenait à plaider de façon convaincante et en pleine cohérence avec ses « explications » menées dans les années 60 avec les tenants du structuralisme [39]. Ayant par ailleurs consacré une étude à Ricoeur, il n’est pas nécessaire ici de développer davantage son apport [40] : grâce à un tel livre, une réflexion sur la subjectivité pouvait être de nouveau perçue comme pertinente.

Le troisième ouvrage qui m’ouvrit aux données de la question de la subjectivité est un peu plus ancien : il s’agit du volume collectif publié par Hans Ebeling en 1976 : Subjektivität und Selbsterhaltung. Beiträge zur Diagnose der Moderne (Subjectivité et conservation de soi. Contributions à une diagnostic de la modernité) [41]. C’est un ensemble remarquable, qui comprend en particulier deux études de Dieter Henrich consacrées à « la structure fondamentale de la philosophie moderne » et à « Conservation de soi et historicité » qui furent reprises dans le livre Selbstverhältnisse en 1982. Dans le premier de ces deux textes en particulier, Henrich objectait à la construction heideggerienne d’une « métaphysique de la subjectivité » une dimension de la conscience de soi échappant à la représentation. Un tel « rapport à soi » est fondé pour Henrich dans une « familiarité avec soi » (Selbstvertrautheit) dont il donnait un exemple historique irréductible avec la construction téléologique du schéma historiographique heideggerien : en effet, la suneivdhsi" stoïcienne comme « familiarité d’un être avec soi » (p. 126), non comme relation objective, mais comme sentiment subjectif, est la condition de la pensée de la « conservation de soi » et de l’appropriation (oijkeijwsi"). En suggérant non seulement que les catégories de « sujet » et d’ « objet » ne sont pas toujours les plus appropriées et sont souvent trompeuses, Henrich ne se contentait pas d’opposer un exemple particulier à la conception de la modernité de Heidegger, mais proposait, sur le fond de sa propre théorie de la subjectivité [42], d’autres repères. Il indiquait également que le « motif » d’un rapport à soi non objectivant, mis en évidence dans le Stoïcisme, avait accompagné la naissance de la modernité philosophique [43], qui ne pouvait donc être réduite à la transposition de la conservatio sui à la loi d’inertie et à la promotion de l’amour-propre comme horizon dernier de l’anthropologie. Outre les textes de Hans Blumenberg sur la constitution de la rationalité de l’époque moderne, correspondant aux analyses de Die Legitimität der Neuzeit, et le texte intrigant de Max Horkheimer sur « Raison et conservation de soi », écrit pendant l’été 1941/42, déclarant que le concept de raison n’a pas survécu au « nettoyage sceptique » et qu’il est « déconstruit » (abgebaut, p. 42), le texte qui par ailleurs me retint fut celui de Robert Spaemann, un chapitre tiré de son Reflexion und Spontaneität (Stuttgart, 1963),son grand livre sur Fénelon philosophe, que j’allai lire aussitôt. Spaemann, dans une perspective différente de celle de Henrich, évoquait le scandale causé par la doctrine fénelonienne du « pur amour » dans le contexte de la modernité et de la rationalité ordonnée aux fins (Zweckrationalität). Il dégageait chez Fénelon une dimension non-téléologique dans la volonté qui échappait aux cadres d’interprétation en terme d’intérêt et même de « souci de soi ». Il n’était pas très difficile, dès lors, de montrer la concurrence de différents modèles de pensée de la subjectivité à l’époque moderne, sans plus les rabattre tous sur l’unique modèle d’une auto-affirmation de la subjectivité, préfiguration de la volonté de puissance.

C’est à partir de lectures étendues de Fénelon (favorisé par la présence de nombreuses librairies au fond religieux fourni qui étaient encore aux alentours de la Place Saint-Sulpice où j’étais alors et où l’on pouvait acquérir encore assez facilement des volumes des œuvres du cygne de Cambrai) effectuées en parallèle avec mes lectures de Schleiermacher, attentif aussi à toutes les médiations qui pouvaient conforter l’hypothèse d’une subjectivité différente, sans doute minoritaire dans la construction d’ensemble de la modernité, mais persistante, que j’ai pu élaborer sur le plan philosophique et historique mon interprétation des subjectivités modernes. Outre Fénelon et Schleiermacher, mon attention s’est portée sur la tradition spirituelle, le Quiétisme, le Piétisme et le Méthodisme qui présentent un certain nombre de traits structurels communs [44], sur Mathias Claudius, Jacobi et d’autres médiateurs allemands de ce fonds, mais aussi sur la tradition esthétique qui semble avoir pris la relève de la tradition spirituelle au cours de XVIIIe siècle, en particulier à partir de Shaftesbury.

Je considérais donc que l’on pouvait distinguer deux conceptions de la subjectivité moderne, ayant leur cohérence sur le plan théorique et sur le plan pratique. D’une part, il y avait la tradition de la conscience de soi, que l’on pouvait globalement faire remonter à Descartes et au cogito (bien qu’il s’agît en fait d’un philosophème lockien). Sur le plan pratique, ce modèle correspondait au primat de l’amour-propre comme rapport à soi en vue de son propre intérêt, qui était précisément l’objet des contributions du volume de Ebeling. D’autre part, on pouvait mettre en évidence une lignée alternative privilégiant le sentiment, l’immédiat et la spontanéité sur la réflexion, qui s’exprimait sur la plan pratique par un primat du désintéressement, dont la doctrine fénelonienne du « pur amour » donnait l’expression la plus aboutie, et dont, à leur façon, les théoriciens britanniques du désintéressement esthétique prenaient le relais. J’ai consacré ma thèse sur « Le sentiment du sujet » à suggérer que Kant et Schleiermacher avaient travaillé à une médiation originale de ces deux aspects, plus aboutie dans la structure de la « conscience immédiate de soi » élaborée par ce dernier. Des travaux relativement étendus sur le XVIIe siècle m’ont par ailleurs donné l’occasion d’étayer mon hypothèse des « deux traditions » de pensée de la subjectivité, évoquée à l’occasion d’un « excursus » dans ma thèse, en suggérant que Kant donnait une interprétation transcendantale du motif inspiré de la tradition spirituelle : la subjectivation de l’expérience religieuse et la volonté d’échapper à l’emprise de la connaissance et du « souci de soi » [45].

1.1. L’intérêt et l’amour-propre

Pour explorer la position faisant de « l’amour-propre » le ressort des activités de « l’homme » et la « clé » de la subjectivité moderne, j’ai étudié le fondement anthropologique de la pensée de Hobbes à l’occasion du colloque organisé en novembre 1998 avec Luc Foisneau. J’avais eu la chance de pouvoir passer durant l’été quelques semaines à la bibliothèque de Wolfenbüttel, où je pus documenter ma recherche. Hobbes présente dans toute sa « pureté » le modèle « impur » ( !) de l’amour-propre. Il assume sans complexe l’idée que l’homme est d’abord occupé de la passion de lui-même, que son rapport à autrui se fait sous le signe de la méfiance et de l’hostilité, et que cet « état de fait » est constitutif, puisque dès l’enfance il se manifeste au point qu’un gredin n’est qu’un enfant doté de force physique : malus est puer robustus. Hobbes défend cette image de l’homme avec une belle cohérence systématique qui paraît le libérer largement des conceptions traditionnelles et en particulier des réticences qu’il pouvait rencontrer du côté de l’éthique chrétienne. Non qu’il n’y eût eu d’anthropologie chrétienne pessimiste, ou que ce fût une raison de s’offusquer particulièrement, puisque, par définition, l’anthropologie chrétienne s’enracine dans la Chute, mais on peut reconnaître que Hobbes n’y allait pas de main morte pour abstraire de cet égoïsme violent les conditions de sa neutralisation politique. Bien sûr, le caractère absolu de la souveraineté se légitimait par le danger que faisait courir à la survie de chacun cette passion irrépressible, mais l’effort d’objectivation fourni par le Léviathan pour prendre en compte ces données anthropologiques tout en construisant à partir d’elles les conditions de leur dépassement sur le plan politique ne manquaient pas de produire un effet à la fois terrible et apaisant.

En prenant comme angle d’analyse la question du rire, je ne suivais pas la facilité d’un marqueur anthropologique rabelaisien, mais construisais les conditions pour éprouver l’hypothèse d’une « relève » esthétique de la résistance d’inspiration morale ou spirituelle à l’anthropologie de l’amour-propre. De fait, les thèses hobbiennes ont fait scandale et ont suscité un débat passionnant de Shaftesbury à Hutcheson et Hume. En retraçant le « scandale de Hobbes », à propos d’un débat apparemment secondaire, on mettait à jour les résistances au paradigme de l’auto-affirmation et l’on palpait du même coup la consistance d’une autre lignée. Si la spiritualité « désintéressée » du XVIIe siècle pouvait, non sans simplifications, être rejetée par les philosophes au nom du délire de l’imagination ou de toute autre forme de chimérisme, l’affirmation du caractère foncièrement « désintéressé » de l’expérience esthétique puis morale se devait d’être prise au sérieux par les philosophes – ce que fit du reste Kant.

En cherchant à « caractériser la discussion sur la naissance de la subjectivité moderne entre Hobbes et Kant comme l’opposition entre deux modèles interprétatifs, l’un tentant de rapporter les motivations de l’homme à l’amour-propre ou à la conservation de soi, l’autre à la bienveillance, cherchant à dégager la réalité d’une subjectivité désintéressée, capable de préférer autre chose que soi », je ne voulais pas construire une typologie simpliste, mais suggérer au contraire la complexité des différenciations à opérer. En particulier, il m’apparut à la lecture des leçons de Kant sur l’anthropologie qui venaient d’être éditées (par R. Brandt et W. Starck, AA XXV) que ce dernier s’accordait largement avec les descriptions de l’anthropologie hobbienne, ce qu’une étude de ses Idées sur l’histoire pouvait déjà suggérer. Kant, en la matière, pouvait être considéré comme « épicurien », solidaire de Hobbes en ce qu’il assumait entièrement le rôle de la sensibilité et des passions, le lien de la vie au plaisir comme accroissement de ses forces, et la nécessité de juguler par un droit strict les désirs centrifuges et antinomiques des individus, ce qui est précisément le programme de la Métaphysique des mœurs en sa Doctrine du droit. On ne manquait pas de marques de l’estime très haute que Kant pouvait porter à Epicure, jusqu’à le défendre contre des interprétations malveillantes au prix d’une exégèse très « bienveillante ». J’ai documenté cet aspect de l’anthropologie kantienne (sans oublier de doter ma démonstration de « l’épicurisme » kantien de guillemets de précaution) et j’ai eu l’occasion de l’approfondir en étudiant le rapport de Kant à Lucrèce, avec Cicéron le seul philosophe antique avec lequel il ait pu avoir un commerce direct, et bien plus fréquent qu’avec l’orateur en raison de sa préférence affichée pour la poésie latine [46]. Or le point fondamental de désaccord concernait justement la distinction entre une théorie de la subjectivité fondée dans la dépossession première de soi, puisqu’il convient de défaire le moi pour instituer la « personne » chez Kant, et une conception purement anthropologique réduisant le sujet à l’individu, à l’homme et ses passions. C’est à partir du différend portant sur leurs conceptions incompatibles de la subjectivité que l’on peut comprendre l’objection de Kant se refusant d’accepter les conséquences morales de la théorie hobbienne du rire comme puissance, alors même qu’il s’accorde à elle à un niveau descriptif, comme le Critique de la faculté de juger le montre suffisamment. J’ai eu l’occasion de développer l’attachement de Kant à cette lignée de pensée qui se confond avec l’émergence de l’utilitarisme, de Mandeville à Beccaria, en étudiant comment il reprenait certaines thèses de Pietro Verri, le principal philosophe de l’Illuminismo milanais, sur le plaisir [47]. D’abord, il fallait montrer comment ce « sensualisme » apparent trouvait son moteur dans le motif de l’inquiétude lockienne, l’uneasiness requalifiée en « douleurs sans nom », qui permettait de rendre compte de l’action et du progrès. Puis on pouvait faire apparaître comment cette dialectique du désir se retrouvait chez Kant comme constituant une dimension irréductible de l’expérience, sans pour autant être en mesure de rendre compte des finalités que se donne l’être moral.

1.2. Le désintéressement et le pur amour

L’occasion d’explorer l’autre tradition de pensée de la subjectivité fut fournie par les rencontres organisées en octobre 1996 à Wolfenbüttel par Dominique de Courcelle et Kurt Flasch autour du thème « Augustinus in der Neuzeit ». J’y mettais à l’épreuve mon hypothèse, à savoir que Fénelon développait dans sa doctrine du « pur amour » une réponse au type de subjectivité introversée représentée par Descartes et son cogito en suggérant une analogie entre l’opposition réflexion/spontanéité et l’opposition amour-propre/désintéressement. Augustin, en l’occurrence, servait de « langage commun », puisque chacun ou presque l’interprétait au XVIIe siècle en mettant les accents où il le désirait. On pouvait même se demander : qui n’était pas « augustinien » ? Qui ne l’était pas plus que d’autres ? En construisant une position centrée sur la réflexion du sujet sur lui-même, sur son attention à soi jusque dans ses moindres pensers et actes, on pouvait suggérer un système Descartes/La Rochefoucauld à quoi s’opposait Fénelon et son refus de tout réduire à la réflexion et à l’amour-propre. Si un Pascal avait auparavant fait un diagnostic voisin concernant le cartésianisme, c’était dans une optique augustinienne spécifique qui accentuait l’incapacité de la créature, en raison de la Chute, à s’abstraire de lui-même pour se tourner vers Dieu (l’autre que soi ne peut guère être que Dieu dans ce contexte). Fénelon, tout en se référant lui aussi à Augustin, insistait au contraire sur l’amour et la dilectio comme sortie hors du cercle de la réflexion et de l’amour-propre.

Dans son Traité de l’existence de Dieu, il reprenait pour la subvertir une démarche de style cartésien, en s’appuyant sur Augustin, De anima et ejus origine : nos sumus, qui nos comprendere non valemus (…) nos non possumus capere nos, et certe non sumus extra nos, par une formule remarquable que répétera Jacobi contre l’hubris de Fichte: « Je ne sais comment se fait ce que je fais moi-même au-dedans de moi. Nous sommes trop élevés à l’égard de nous-mêmes et nous ne saurions nous comprendre. » Fénelon trouve un allié en Augustin pour opérer un décentrement du « moi ». Il s’agit pour lui de surmonter l’attachement au propre et de s’ouvrir à une réorientation de l’intérêt : désappropriation, désintéressement – une construction en creux de la subjectivité moderne s’accomplit au moment même où Locke fonde le droit de propriété sur l’appropriation par la conscience (qui n’est plus substance) d’une « assise » dans un travail .

Le sujet fénelonien s’inaugure par un geste de déprise qui le « désubstantialise » aussi radicalement que son « cousin » lockien opérant le geste inverse, mais cette ouverture première, loin d’être immédiatement assimilable à un évanouissement de la subjectivité dans les ténèbres mystiques, c’est-à-dire loin de constituer ce mode purement objectif du « tenir pour vrai » que Kant qualifiait de Schwärmerei (AA VIII, 397), constitue un mode original de la subjectivité qui se pose au moment où elle s’échappe à elle-même. Si « Dieu … m’a donné moi-même à moi-même », c’est bien qu’il y a un « moi » ou une subjectivité, mais qu’il n’est donné qu’en tant qu’il est aussitôt retiré, il est donné sous la condition d’une « ouverture première à », donc comme réflexivité fondée sur une spontanéité, comme appréhension transcendantale de soi en tant que ce soi n’est rien que le mouvement premier de ne pas « être » soi.

En concevant une subjectivité irréductible à l’amour-propre, Fénelon entend libérer la subjectivité des fins poursuivies ; il vise à une simplicité dont le critère le plus radical sera la « supposition impossible » de l’amour de Dieu même si ma damnation éternelle était connue. Loin de figurer une solution délirante, cette supposition permet de mettre en lumière une dimension recouverte par les visées déterminées, les calculs et les projets, qui pourraient bien rendre fou – car plus je m’observe agir, plus je me sais m’observant moi-même, plus je réfléchis à ma conscience me regardant agir et ainsi de suite à l’infini, jusqu’au paradoxe du comédien de Diderot qui prône une déconnexion radicale pour retrouver le « naturel » de l’acte. La folie n’est plus loin, dès lors que l’on entreprend la maîtrise totale de nos pensées et de nos gestes, que l’on imagine pouvoir se surveiller soi-même autant que d’être surveillé par les autres et de les contrôler à notre tour. A cette société de surveillance Fénelon rappelle les ressources de la bienveillance, motif qu’il conviendrait de composer avec la réflexion et l’attachement nullement illégitime à soi pour produire un concept différencié de la subjectivité. C’est cette composition que je me suis efforcé de penser dans mon travail de doctorat sur Kant et Schleiermacher.

1.3. Le sentiment du sujet

Dans cette perspective, j’étais incité à décrire autrement qu’on ne le faisait souvent la conception kantienne de la subjectivité, réduite à un « Je pense » exsangue [48], pure fonction logique abstraite. J’insistai donc sur le « sentiment », non comme dimension purement passive ou sensible que le « sujet logique » aurait ignorée, mais comme ce qui fournissait les ressources d’une articulation interne de la subjectivité kantienne dont les trois Critiques n’auraient exposé en somme que des aspects différenciés attendant d’être pensés ensemble. Le sentiment, étant passif et actif à la fois, tient lieu dans l’économie de la pensée critique d’une recomposition de la subjectivité. Or Kant était le premier à fournir un concept non seulement très élaboré de sentiment comme rapport à soi non représentatif et surtout non objectivant, mais il parvenait à déterminer philosophiquement ce que le langage courant commençait à appréhender sous le terme auparavant très ambigu de « sentiment ». En conceptualisant le sentiment, Kant parvenait aussi à l’auto-réflexion de sa démarche en exhibant le sujet fini qui la rendait possible. Il fallait en effet se garder d’assimiler le geste transcendantal de réflexion sur les conditions de possibilités de l’objectivité avec l’érection d’un « sujet transcendantal » conçu comme une nouvelle entité métaphysique et partageant ses travers. Car le vocabulaire kantien masque souvent l’originalité de sa pensée : une chose est d’opérer avec des termes et des concepts hérités, autre chose est de les suivre aveuglément. Il faut même dire qu’il n’y a rigoureusement pas en philosophie d’ « héritage conceptuel », au sens où le philosophe choisit bien de se les approprier et les redétermine en ce cas en fonction de ses propres fins systématiques. L’illusion rétrospective voit une « influence » ou une « tradition » alors que la pensée transforme et décale les instruments avec lesquels elle opère ; elle n’invente pas moins quand elle repense un concept traditionnel que lorsqu’elle « crée des concepts » selon un spontanéisme qui a plus à voir avec le mythe de la création artistique que les contraintes de la pensée.

Kant avait conçu un moment sa troisième Critique qui devait rassembler les deux volets de sa « propédeutique critique » comme une « Critique du sentiment ». La prise en compte du « point de vue » du discours philosophique était ainsi intégrée à ce même discours, permettant à la philosophie kantienne d’être véritablement « critique ». L’individualisation sensible du discours, représentée par le sentiment comme rapport à soi rendant possible la réflexion elle-même, donnait lieu logiquement à une promotion du « jugement » comme exercice situé de la raison. Une subjectivité dogmatique analyse des concepts innés ou des idées représentées comme objectives, une subjectivité critiquejuge et relie des concepts selon des modes synthétiques ou analytiques, tout en travaillant à défaire les inévitables et naturelles illusions objectivantes que son propre élan suscite.

Cependant, mes analyses me portaient à considérer que la « jonction » entre la sphère transcendantale de la pure réflexion sur les conditions de possibilité, qui prenait en compte la seule forme des phénomènes, y compris dans l’analyse du sentiment esthétique, et la sphère anthropologique, pragmatique et empirique demeurait problématique chez Kant. On pouvait en effet considérer que les trois déclinaisons de la subjectivité proposées par les trois Critiques présentaient trois variantes de « l’auto-affection » : dans le sens interne par le temps ; dans le respect par l’humiliation du moi devant la loi morale et dans le sentiment esthétique par la désobjectivation qu’il permettait dans la contemplation de la pure apparence du jeu de l’imagination et de l’entendement. Ces variantes constituaient sans doute la condition de possibilité de l’affection empirique, mais sans que le lien à l’empirique soit explicité. Cela posait un certain nombre de problèmes que l’étude du rapport à l’histoire ou encore à l’Ecriture (à travers le cas exemplaire de sa lecture de la Bible dans La religion) ne faisaient que confirmer, comme je le développe plus bas dans la section « L’aporie de la subjectivité transcendantale devant le texte ».

Schleiermacher, pour sa part, ancrait son projet philosophique systématique dans une conception de la subjectivité comme finie, ce qu’exprimait la dépendance première où était placée la conscience de soi eu égard à sa propre existence, puisque l’affirmation de celle-ci ne pouvait s’accomplir qu’en même temps que son individuation, sans qu’aucun rapport exclusif à soi ne lui fournît l’espace clos d’une intimité transcendantale ou métaphysique. C’est au contraire à partir de la radicalisation de la finitude du sujet qu’il conçut le projet de reconstituer les ordres de rationalité depuis la communauté des sujets individualisés. L’autonomie préservée chez Kant jusque dans l’héautonomie du rapport à soi esthétique se trouvait remplacée chez Schleiermacher par une radicale dépendance première, qualifiée d’absolue et constituant en tant que telle le seul lien à « un » « absolu » « d’où » cette dépendance proviendrait ou encore « dont » le sujet dépendrait. L’absolu en question n’est accessible qu’indirectement, comme l’indiquent les modalités adjective et adverbiale de sa désignation. On ne peut rien en prédiquer : il n’est pas « sujet ». Autant dire que le sujet fini ne sait pas de quoi il dépend, mais n’a comme ressource que la constitution de communautés selon des cercles divers. Il se forme ainsi en traversant le monde de la vie et les lieux d’interactions pratiques, techniques, artistiques, professionnels etc., que son élan éthique l’incite à rejoindre. C’est dans la confrontation avec « les autres » que l’on s’individue soi-même, et c’est avec et aussi en conflit avec eux que l’on accède à une connaissance commune, comme la Dialectique l’expose avec beaucoup de conviction. Le fait d’être absolument dépendant libère aussi bien une dépendance qu’une liberté relatives, lieu social et historique de constitution de l’individualité sur le fond de cette subjectivité première. La « conscience de soi » est dite d’emblée « immédiate » par Schleiermacher au sens où elle ne relève pas d’un rapport pratique ou théorique à soi, mais d’un « sentiment ». Celui-ci est repensé autrement que ne l’avait fait Kant, mais non sans une certaine affinité à sa visée, que Schleiermacher approfondit pour penser le monde historique de la culture.

Par rapport aux modèles de subjectivité évoqués pour commencer cette section, on peut considérer que Kant cherche l’articulation des deux sur fond d’une subjectivité désintéressée qui peine parfois à réintégrer son côté « épicurien » et sa dimension empirique, alors que Schleiermacher se la donne d’emblée sur le mode d’un processus de constitution/différenciation : la dépossession est sans doute première chez lui, comme chez Kant, mais dans une option nettement plus « existentielle ». La dépendance première sous laquelle le sujet s’appréhende lui-même comme conscience de soi située devient ainsi la condition même d’une auto-affirmation relative en tant que le sujet est voué aux ordres intersubjectifs ou communautaires du langage, de la symbolisation, et du travail, de l’organisation, pour prendre part au monde des êtres finis dans leur tâche infinie d’habiter la terre. De manière plus explicite que chez Kant en effet, avec Schleiermacher, le langage est intrinsèquement lié à la formation de la subjectivité, comme j’ai cherché à le montrer dès les années de formation de sa pensée dans l’ouvrage qui reprend une partie de ma thèse avec une série d’études consacrées au jeune Schleiermacher, Schleiermacher. Communauté, Individualité, subjectivité. La composition des deux modèles de subjectivité ne me paraît possible qu’en considérant qu’individuation et subjectivation vont de pair : le sujet ne se connaît comme sujet qu’à travers son individuation dans des œuvres, des actions, des discours ou des textes. La subjectivité présupposée comme structure universelle n’apparaît ainsi que la dernière, à travers la reconnaissance de son tracé, c’est-à-dire à travers une interprétation.


2. Langue

Puisqu’il a déjà été question du langage dans la présentation de la problématique, cette section peut se contenter de reprendre les niveaux d’approche qu’il me semble nécessaire de distinguer et de rappeler sommairement la teneur de certaines des analyses développées à propos de chacun.

2.1. La langue comme langage : la grammaire générale et le paradigme rhétorique

Dans le dispositif qui s’est mis en place à l’Âge classique, sous la domination à peine masquée de la logique, la grammaire a été instituée en grammaire « générale », valant pour toute langue particulière comme la logique valait universellement pour tout enchaînement de jugements : l’art de penser commandait l’art de parler. Les difficultés présentées par ce modèle était que : a) toutes les langues ne se laissaient pas aussi facilement interpréter par le modèle prétendument universel ; b) les réalisations concrètes du langage, textes ou discours, échappaient également à ses contraintes. Les empiristes, en particulier, eurent beau jeu d’opposer la pratique des « inversions » à la syntaxe hiérarchique des grammairiens français rationalistes [49].

J’ai étudié en particulier, avec la Sprachlehre d’August Ferdinand Bernhardi, l’une des plus curieuses de ces grammaires en même temps que l’une des dernières du genre dont l’ambition était d’élever le paradigme généraliste aux hauteurs de la philosophie transcendantale (non seulement kantienne, mais aussi fichtéenne). Comme les autres réalisations de ce modèle, la grammaire de Bernhardi possède des traits « structuralistes » intéressants, mais aussi l’amorce d’une pensée de la particularité en raison de son fort attrait pour la poésie et la métrique ainsi que pour son engagement pédagogique (et « nationaliste » si l’on peut dire) qui le rend peu à peu sensible à la problématique de la langue maternelle [50]. Cet universalisme offre un modèle théorique fort dont le structuralisme linguistique, la syntaxe transformationnelle ou les sciences cognitives sont des représentants contemporains. Il a son pendant dans le primat du logique qui commande la philosophie analytique.

Ce qui correspond sur le plan du discours et de la « communication » au primat de la logique et de la grammaire générale est ce que j’ai dénommé « la rhétorique de la clarté » dont le courant emblématique est celui de la « philosophie populaire » allemande, dont j’ai présenté le projet et les limites dans la première partie du livre La forme de la philosophie. Il s’agit davantage pour celle-ci de produire un discours tel qu’il ne soit pas possible de ne pas le comprendre. Elle évite donc la formalisation abstraite autant que la terminologie spécialisée pour s’accommoder au langage ordinaire, appréhendé comme correspondant à l’universalité moyenne du sens commun.

Dans ce dispositif « généraliste », la grammaire et la rhétorique font système sous la domination universaliste de la raison logique. La rhétorique n’est guère qu’une façon de « sauver les phénomènes » de la polysémie tout en préservant les droits de la grammaire générale, car les multiples tentatives de Synonymiques rationalistes, visant à établir un vocabulaire philosophique univoque et à rédimer enfin le « défaut des langues », sont (jusqu’à présent) vouées à l’échec [51].

2.2. La langue comme langues : la linguistique comparée et le paradigme de la traduction

C’est dans son introduction à une traduction de l’Agamemnon d’Eschyle que Humboldt paraît reprendre l’idée d’une « synonymique » étendue aux principales langues de culture. Il pense alors concilier la conscience de la différence des langues qui ne devrait pas échapper à un traducteur attentif avec le cadre universaliste d’un vocabulaire polyglotte. S’il continuera dans son œuvre plus mûre à penser qu’il est bien une « analogie » entre les langues et même qu’au-delà des formes grammaticales individuelles de chaque langue, il existe un petit nombre de « catégories linguistiques » universelles, dont le statut est d’abord réfléchissant, il abandonnera sous cette forme l’idée d’une synonymique : puisque les langues ne se correspondent pas, ce sont les fonctions de l’esprit qui se rencontrent dans l’expérience de la compréhension. Chaque langue offre des « schèmes spécifiques », ses « formes grammaticales », qui assument à leur façon les grandes fonctions grammaticales universelles : les langues divergent dans leurs procédés de grammaticalisation des fonctions universelles, mais relèvent bien toutes d’un universel grammatical virtuel.La conscience d’une différence irréductible entre les langues motive le projet d’en reconstituer la famille par une « étude comparée », qui prenne en compte les incidences intellectuelles des variations linguistiques, et instaure l’acte de traduire dans son éminence intellectuelle auparavant négligée [52]. Si la traductibilité dépend de la référence à un même jeu de catégories ou de fonctions synthétiques, chaque langue, non pas seulement en vertu de son lexique propre, mais du fait de sa perspective propre sur le monde, met en forme un sens de façon originale, qui rend toute « compréhension » indissociable d’une « non-compréhension », y compris au sein de la « même » langue, tant les usages individuels diffèrent ou peuvent différer.

L’étude menée plusieurs années durant avec Jean Rousseau et (au début) Zhang Zujan sur l’interprétation de la langue chinoise classique par Humboldt à l’occasion de sa correspondance et de sa controverse avec le sinologue français Jean-Pierre Abel Rémusat a nourri cette réflexion sur la diversité des langues. Si l’on voulait employer des termes contemporains et un peu redondants, on pourrait parler en ce cas d’une « herméneutique de l’interculturalité », en entendant par là le fait que Humboldt comprend les langues comme des systèmes sémantiques dont les perspectives ne promettent aucune « fusion d’horizon », mais la tâche toujours recommencée d’une entre-compréhension dans les langues. Ne s’occupant pas des « textes » comme inscriptions figées d’une mise en sens dans la langue, mais uniquement des langues elles-mêmes dans leur continuité historique et leur multifocalisation (chaque locuteur est source de la langue à sa mesure), Humboldt a déplacé le modèle « herméneutique » de la compréhension aux langues elles-mêmes comme l’ensemble des cadres structurels et culturels qui la rendent à la fois possible et impossible.

C’est assurément la conscience accrue du problème du passage d’une langue à une autre qui m’a fait revenir à maintes reprises sur la question de la traduction chez Humboldt et pour Humboldt, comme le volume Philosophie du langage l’atteste [53]. D’une part, avec son introduction à l’Agamemnon, Humboldt a livré en peu de pages un des sommets de la réflexion sur l’acte de traduire, ses contraintes et ses implications, qu’il est toujours judicieux de méditer : il ne sépare pas la tâche d’une juste compréhension de celle des problèmes d’ordre « poétique » que pose la mise en forme de l’activité de traduction. D’autre part, il a perçu d’emblée les implications culturelles et anthropologiques de la traduction, dès son expérience de quatre années à Paris (expérience de « transfert culturel » s’il en est), mais aussi par son passage au Pays Basque, lieu d’une double découverte : de l’autochthonie d’une civilisation homogène comme l’avait été possiblement la Grèce antique ; d’une langue comme tombée de nulle part, sans analogie évidente avec les langues de culture connues dans les environs, qui allait jouer un rôle décisif dans sa seconde « vocation » de linguiste [54]. Enfin, il représente en lui-même un cas exemplaire d’étude de la traduction à travers les débats suscités par la difficulté singulière qu’il y a à rendre ses textes en français, comme l’auteur de ces lignes peut le certifier directement. Pour toutes ces raisons, Humboldt est une figure exemplaire de la conscience de la diversité des langues. En tant que tel, il figure une sorte de génie tutélaire de l’art de traduire.

2.3. La langue comme discours et comme texte : la philologie et le paradigme herméneutique

Le troisième niveau auquel le langage se laisse appréhender est celui de sa réalisation singulière sous forme de textes ou de discours effectivement prononcés. L’usage singulier et les valeurs d’un style individualisant prennent ici leurs droits. C’est la différence entre le style et la rhétorique, dont j’ai parlé, qui fait l’intérêt de l’étude de Hamann. C’est aussi cette dimension de la profération où prend consistance et se condense le langage, comme l’a montré maintes fois Humboldt, parvenant à penser l’articulation de l’horizon universel des catégories grammatical, leur schématisation en formes différentes suivant la diversité des langues, l’individuation dernière du langage dans l’interlocution, seul lieu de son origine toujours recommencée.

On peut également formuler cette organisation à trois niveaux dans les termes de l’herméneutique de Schleiermacher, qui prend en compte aussi bien l’interprétation grammaticale, qui s’appuie sur les régularités et les codes qui rendent possible un discours communicatif, que l’interprétation technique, parfois dite « psychologique », dont la visée est le style, à savoir ce qui dans le texte ou le discours interprété transforme la langue et relève d’une signification non anticipable. D’un côté, il y a ce que la langue fait de la « pensée », de l’autre, ce que la « pensée » fait de la langue. Tout texte susceptible d’être interprété relève des deux possibilités d’analyse. Selon mes termes, c’est un « sujet dans la langue ». Entre les deux, il est extrêmement attentif (sans être un spécialiste comme Humboldt) à la différence des « cercles linguistiques » qui ne laissent pas de déteindre sur la compréhension mutuelle et sur les possibilités même de la construction d’une image objective du monde. Ainsi sa Dialectique situe-t-elle l’agent du savoir dans la communauté des chercheurs en dialogue, et précise que celle-ci est liée à la langue qu’elle parle et que les différences entre les langues sont en un sens insurmontables. Pour autant, il explique aussi qu’il faut penser les différences entre les langues dans l’horizon d’une langue universelle comme idée de leur commensurabilité, ce qui n’est pas dire ni que cette langue existerait ni qu’il faudrait se préoccuper de la faire, mais uniquement que son idée reste pour nous une présupposition nécessaire [55]. Traduisant lui-même de l’anglais et surtout du grec, Schleiermacher a exposé avec une grande subtilité et beaucoup de simplicité la « situation » du traducteur qui doit faire face à la réflexion de deux langues : il lui faut comprendre le texte à traduire, c’est-à-dire rapporter comment la pensée transforme la langue, mais il doit restituer ce mouvement de transformation dans une autre langue, ce qui le contraint à inventer des solutions pour marquer l’individuation stylistique et tout ce qui déborde la pure et simple grammaticalité.

Le troisième niveau d’appréhension du langage est donc celui des réalisations individuelles : c’est le seul que l’on puisse envisager d’interpréter à proprement parler, puisque la grammaire ou la rhétorique, en tant que codes, se laissent « décoder » mais non interpréter : il y a autant dans l’effet que dans la cause, la rétroversion de la compréhension à la formulation ou de l’analyse à la genèse est parfaite. Un exemple de grammaire ne s’interprète pas en tant que tel, mais en tant qu’il manifeste une certaine règle. Son sens est indifférent, il doit surtout être mémorisable et éventuellement relever un peu l’attention du lecteur (les exemples en logique et en linguistique jouent un rôle équivalent). Une langue en tant que telle, et toutes les langues dans leur « diversité », ne sont pas non plus l’objet d’une « interprétation », mais rendent possible des énoncés dont la cohérence devient, elle, interprétable. Une langue, en elle-même, ne « dit » « rien ». Cela reste vrai même si l’on considère, comme Humboldt, qu’elle est porteuse de schèmes grammaticaux et lexicaux particuliers qui sont « culturels » et influent sur la façon de mettre en forme le sens et donc de construire le monde. Les langues, « visions-du-monde », Weltansichten, ne sont pas pour autant « interprétables » stricto sensu. Seule une inscription singulière d’une certaine ampleur et formant son propre « contexte », seul un « texte » peut être interprétable en tant qu’en lui le sens se fait.

C’est pourquoi la discipline qui s’est intéressée depuis l’Antiquité aux « textes », à savoir la philologie, devient ici l’interlocuteur privilégié. La démarche philologique, comme le savoir qu'elle a accumulé avec les siècles, procède de l'étude des cas particuliers, et énonce des règles à observer aussi bien dans l'établissement des textes que dans leur compréhension. Alors que la grammaire cherche à retrouver une logique du langage naturel et tend à produire les schèmes intelligibles selon lesquels on construit les phrases dans une langue donnée, la philologie déploie une rationalité inverse, exercée depuis l'examen de cas particuliers, qu'il s'agisse d'une lettre, voire d'un signe diacritique, d'une phrase ou d'une oeuvre. Autant l'une, dans sa constitution en grammaire générale, puis comme linguistique générale, suit le modèle d'une science déductive, exhibant les éléments du langage et leurs lois de composition, autant la philologie ne peut reconstituer la cohérence d'un texte et son intelligibilité que depuis la réflexion sur ce texte particulier.

Dans ses deux opérations traditionnelles, elle est davantage l'exercice d’une réflexion conjecturale, que l'application d'un savoir préalable, qui fait défaut. Dans l'établissement du texte, le philologue met en oeuvre un jugement, tant pour la recensio, qui compare les différents manuscrits et détermine le choix d'une leçon, que pour l'emendatio, qui corrige le texte en fonction de ses propres règles, qui peuvent être l'usage, la grammaire, la prosodie ou d'autres. La comparaison de deux sources équivalentes repose, en l'absence d'indices externes, sur un raisonnement particulier. Celui-ci doit reconstruire la logique propre au texte, ses contraintes génériques et contextuelles, pour opter pour la reconstitution la plus vraisemblable. Ainsi se construit le texte du philologue, qui n'est jamais donné, nulle part, mais résulte au contraire du travail de sa transmission et de son analyse. La matière est historique, mais le choix est rationnel. Les résultats sont révisables car discutables, en tant qu'ils condensent une argumentation.

L'herméneutique, telle que l'a accomplie Schleiermacher [56], doit prendre en vue nécessairement l'ensemble du contexte défini, pour reconstruire la signification à partir d'une interrogation radicale et méthodique sur tous ses éléments : elle ne présuppose rien d'acquis, ne reconnaît aucun privilège aux passages prétendument clairs, donc ne se concentre pas sur les points d'obscurité. La rationalité herméneutique s'inscrit dans la structure ambiguë du « cercle », qui indique qu'il n'y a pas de commencement absolu, mais que le tout et les parties se présupposent mutuellement. C'est la situation relative des termes et de leurs rapports dans un ensemble qu'ils forment qui constitue les moyens de l'herméneutique.

Le langage auquel s'intéresse la philologie diffère ainsi par son point de vue, qui prend pour objet non le système de la langue, mais une de ses réalisations individuelles. Visant la reconstruction du sens des oeuvres, elle procède à rebours d'une sémantique linguistique qui produit les conditions de signification en partant de propositions simples, qu'elle construit souvent à ses fins. Mais cette démarche est d'emblée liée à la théorie générale du langage, comme théorie des règles (grammaire) et des discours (rhétorique). Schleiermacher écrit qu'elle comprend une « grammaire inversée » (Herméneutique, p. 34), ou encore que « l'herméneutique n'est pas fondée sur la connaissance linguistique », mais qu'il y a une « réciprocité » entre les deux (ibid., p. 74).

Il faut préciser les deux moments alternatifs et solidaires de l'herméneutique, telle que Schleiermacher les distingue. La focalisation du langage est double : en tant qu'elle doit reconstruire un discours singulier, l'herméneutique est une rhétorique inversée comprise au sens large d'art de parler, puisque « tout acte de comprendre est l'inversion d'un acte de discours » (p. 114-115); mais en tant que tout discours est nécessairement soumis aux règles de la langue, que sa communicabilité dépend du respect d'un certain nombre de codes, sa compréhension exige l'opération complémentaire d'une « grammaire inversée », retraçant le chemin de la production du discours pour le reconstruire. Schleiermacher nomme « interprétation grammaticale » cet aspect, et « interprétation technique » ou « psychologique » celui qui vise à refaire le parcours de sens individuel [57]. La grammaire est impliquée, mais non comprise dans l'opération du philologue [58]. Dans sa structure même, l'herméneutique propose une articulation des contraintes universelles et des réalisations individuelles. Autant la tradition française est passée facilement de la grammaire générale à la linguistique générale, autant on peut observer en Allemagne une historicisation tout aussi unilatérale des sciences du langage, qui comprenaient jusqu'à Humboldt un moment d'universalité [59]. Ce n'est qu'au temps de l'idéalisme régnant que l'on a pu rencontrer une véritable tentative de médiation entre la diversité empirique et l'exigence théorique. L'abandon (légitime) des présupposés de l'idéalisme ne doit pas pour autant masquer la perte de réflexion qu'il a entraînée.

Cette première détermination est suffisante pour laisser entrevoir comment la philologie peut être le lieu d'une prise en compte de l'historicité des énoncés singuliers, mais aussi de la subjectivité dans le langage. Inséparable de sa dimension herméneutique, la philologie ne peut faire l'économie de ce que dit, et comment, son objet. J’ai développé le lien de la philologie à l’herméneutique dans le volume Critique et herméneutique en suggérant comment le thème critique hérité de la philologie avait été progressivement marginalisé dans l’herméneutique philosophique alors que la philologie connaissait de son côté au cours du XIXe siècle une transformation positiviste qui l’éloignait des questions proprement herméneutique au profit de la manipulation d’un savoir factuel.

J’évoquerai simplement l’intimité de cette liaison dans le cas de Friedrich Schlegel, pour lequel j’ai montré comment les instruments philologiques avaient été décisifs non seulement pour « l’invention du romantisme », mais aussi d’un « système » de philosophie incluant la relativité historique et confessant le caractère « inconnaissable » de l’Absolu. Schlegel a fréquenté le philologue Heyne à Göttingen, mais il a surtout entretenu un rapport étroit avec son rival F. A. Wolf, dont il a su aussitôt tirer profit. Wolf publia en 1795 ses Prolégomènes à Homère, où il reconstituait l’histoire de la transmission des récits homériques depuis leur oralité jusqu’aux critiques alexandrins en insistant justement sur la temporalité lente de leur « fabrique » où intervenaient plusieurs mains. Plutôt que de « l’inexistence » de l’auteur, il faisait là la démonstration remarquable du rôle des interventions des multiples éditeurs sur le texte, non seulement pour l’établir, mais bien pour le « polir » et « l’achever ». Critiques, grammairiens et diascévastes participaient de « l’autorité » de l’auteur et de l’écriture de son œuvre, en particulier de sa composition. Schlegel en tira un modèle d’intelligibilité de toute œuvre qu’il découvrit comme étant fondamentalement « inachevée » et offerte à l’interprétation comme à sa continuation : la poésie universelle progressive de l’Athenaeum provient de cette découverte. En même temps, il concevait grâce au travail médiateur de la philologie la rencontre possible des époques, à savoir d’abord de l’Antiquité et de la Modernité. La philologie, en montrant le travail de la tradition savante à même la constitution des textes, devenait ainsi le vecteur d’une pensée de l’histoire comme processus de différenciation singulier. Le philologue comprenait l’importance de l’histoire, alors que le philosophe, d’après une boutade de Fichte, préférait compter des petits pois que de s’occuper d’un objet aussi futile. L’ébauche d’une philosophie prenant en compte cette dimension et renonçant au surplomb d’un absolu révélé ou d’un sujet transcendantal fut présentée par Schlegel dans ses leçons d’Iéna en 1800, qui balisaient par avance le programme des sciences de la culture. Dans ses notes sur la philologie, sa « philosophie de la philologie » de 1797, il proposait une herméneutique comme réunion de l’histoire et de la réflexion, de la philologie formelle surtout linguistique et de la philologie matérielle ouverte aux realia. Par tous ces aspects, Schlegel fut un médiateur entre les techniques philologiques et la culture de son siècle, mais aussi l’un des rares à prendre conscience avec autant d’acuité de l’irréductibilité du savoir historique, alors même qu’il succomba plus tard à des formes plus ou moins théosophiques de philosophie de l’histoire [60].

C’est cette dimension singulière ne pouvant être portée que par un texte qui ouvre sur la question de l’interprétation : car si une combinatoire peut produire une multiplicité d’énoncés, ces énoncés mis bout à bout ne provoquent que la surprise de l’aléatoire, ils ne font pas texte : qui s’amuserait à chercher à comprendre ou à commenter les variantes de Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau ? Ou les aphorismes produits par Georges Perec en nombre indéfini d’aphorisme ? La détermination du statut interprétatif du texte est fondamental pour l’herméneutique. Nonobstant son aspiration à l’universalité, elle doit bien faire le départ entre des textes requérant l’interprétation et des textes ou des énoncés pour laquelle celle-ci n’est pas requise puisqu’ils font appel à une compréhension directe, visant une application pratique, comme les instructions des manuels, ou bien ne présentent pas cette individualité qui les rend susceptibles d’apporter une signification tant soit peu neuve, tout ce que Schleiermacher révoquait d’emblée au titres de « conversations sur la pluie et le beau temps ». Mais bien sûr, c’est aussi la situation qui importe, car un propos « anodin » quand il est dans ma bouche ne l’est plus dans une pièce de Tchékhov ou de Beckett, qui font de l’art avec de « l’anodin ».


3. Interprétation

S’agissant de l’acte interprétatif en lequel se rejoignent le langage en ses différents niveaux et le sujet, je me contenterai ici de rappeler les temps qui marquent la progression que j’esquisse en direction d’une « herméneutique critique ».

3.1. L’aporie de la subjectivité transcendantale devant le texte

Le premier constat concerne l’orientation géométrique et mathématique de la science et de la philosophie moderne qui éloigne cette dernière de la dimension singulière, historique et contingente des « textes ». Philosophant more geometrico ou visant une clarté rationnelle, la raison moderne fait la guerre à la rhétorique et n’accorde de dignité épistémologique qu’à la cognitio ex principiis, vouant le savoir « historique », c’est-à-dire « empirique », aux gémonies. Descartes n’a que des paroles condescendantes pour « les livres » qui ne lui ont rien appris, et combien l’ont suivi dans ce rejet [61]. Galilée se moque, en écrivant à Kepler, des « érudits » et autres tenants d’un savoir livresque, qui pensent « chercher la vérité ni dans le monde, ni dans la nature, mais (je cite leurs propres paroles) dans la confrontation des textes » (Lettre du 19 août 1610). Ainsi, quand Kant entreprend de jeter les fondements d’une connaissance philosophique digne de ses comparses mathématiques et physiques, il élimine l’empirique, la « matière » de la sensation, l’histoire et tout ce qui n’est connu qu’ex datis pour ne se concentrer que sur l’a priori. Cette démarche rend problématique la prise en compte du monde de la culture et de l’histoire.

Chez Kant, la détermination de la connaissance à partir du connaissable défini par la coopération des concepts purs de l’entendement et des formes a priori de la sensibilité rend improbable une autre connaissance que la reconnaissance par l’entendement de sa propre légalité dans l’objet. La nature est l’ensemble des phénomènes considéré comme soumis aux lois universelles et nécessaires de l’entendement. L’esprit s’anticipe lui-même dans l’objet. Autrement dit, l’objet n’est que le produit de l’objectivation comme activité synthétique de l’entendement, ce qui revient à dire que l’objet est l’effet d’une subjectivation, d’une application des catégories au divers, dans les termes kantiens : d’une schématisation. Le rapport de connaissance est donc réglé par l’opération d’un jugement qui détermine un particulier sous un concept. Il en va de même pour le jugement moral, où c’est la particularité de ma volition qui doit, via la maxime de mon action, être subsumée sous la règle universelle de l’impératif pour pouvoir être appréciée moralement. La forme est ici encore celle du jugement déterminant, par différence d’avec les doctrines de la prudence qui usent d’un autre jugement, ne subordonnant universellement pas le particulier du cas sous l’universel de la loi.

S’agit-il de penser que la troisième Critique, souvent dotée par les commentateurs de vertus conciliatrices, échappe à ce modèle ? Kant y introduit bien un autre type de jugement dit réfléchissant dans le but manifeste de prendre en compte cette fois le donné sensible dans son immédiateté et la forme dans sa contingence de pure apparence. Quand on regarde cependant comment fonctionne et à quoi sert vraiment pour Kant le dispositif du jugement réfléchissant, on peut faire quelques constatations : d’une part, quand il s’agit d’appréhender les formes pour elles-mêmes, en dehors de tout intérêt pratique ou cognitif, le jugement esthétique est bien ordonné à la façon dont j’éprouve un « sentiment » spécifique, un plaisir né de l’harmonie des formes sensibles avec les lois de mon entendement et de mon imagination dans le cas du « beau », dont il rend compte à travers un jugement expliquant qu’il s’agit là d’une « schématisation sans concept », c’est-à-dire sans règle, libre, manifestation spontanée de l’accord natif ou de « l’harmonie » entre l’esprit et les formes de la nature ; d’autre part, tout laisse à penser que cette « préparation esthétique » a pour fonction de fonder la vraisemblance d’une connaissabilité du monde vivant dont se préoccupe la seconde partie de l’ouvrage et pour lequel la suspension « réflexive » du jugement en l’absence de la possession du concept universel permettant la détermination du particulier, en l’occurrence l’organisme, n’est pas pensée autrement que comme « provisoire » et reste de toute façon ordonnée au modèle du jugement déterminant. Ce n’est pas le contingent en tant que tel qui intéresse Kant dans cette troisième Critique, mais la possibilité d’étendre –fût-ce sur le mode hypothétique- la connaissance de la nature aux organismes. Dans sa Doctrine de l’essence, Hegel a, me semble-t-il de façon définitive, démontré que le « jugement réfléchissant » kantien était un « jugement déterminant imparfait », et restait donc pensé sur le même modèle de subsomption.

La contre épreuve de cette constatation est assez aisée. Regardons comment Kant parvient à penser l’histoire. Soit c’est dans l’ordre téléologique, en présupposant comme une condition indispensable de la réalisation de cet ordre un « secours » de la nature et donc un moment de téléologie naturelle qui écrase la réflexivité des jugements sous la détermination d’un projet « providentiel » de la nature qui a « voulu » en quelque sorte la réalisation de notre liberté. Soit c’est dans l’ordre d’une lecture des faits et des événements, qui reste immanquablement ordonnée aux présuppositions de la raison elle-même : on le voit aussi bien pour le projet d’une « histoire de la raison pure », qui structure en sous-main l’évolution contingente de l’histoire de la pensée humaine, que lorsqu’il s’agit d’interpréter un « signe historique » ou Geschichtszeichen comme la Révolution française dans le Conflit des facultés, où ce ne peut être qu’une réflexion somme toute esthétique sur « l’effet subjectif » éprouvé de par le monde dans des contrées par force « désintéressée » de tels événements, car non concernées directement, qui nourrit, par le spectacle de la diffusion de l’enthousiasme gratuit, une sorte d’assurance en la marche universelle de la liberté. Pour résumer : l’esprit ne peut interpréter l’histoire que dans la mesure où il s’y retrouve lui-même, y « prend plaisir » et voit dans ce plaisir subjectif l’indice d’un accord plus profond entre sa raison qui le pousse à être liberté et l’ordre empirique de l’histoire – un accord qu’il se plaît donc à s’imaginer « objectif ».

Le cas du rapport de la subjectivité transcendantale aux Ecritures, à savoir à un texte considéré par la communauté comme dépôt et révélation du sacré, est plus net encore, comme j’ai cherché à le montrer [62]. L’écrit sur La religion dans les limites de la simple raison développe le paradoxe d’une « herméneutique dans les limites de la critique », où le texte historique ne peut recevoir de sens que dans la mesure où il rencontre les lois de la pensée, en l’occurrence son auto-législation morale. Il s’agit donc d’une jugement purement déterminant, qui confronte le corpus des Ecritures au seul critère de signification que puisse accepter la subjectivité transcendantale. C’est selon sa compatibilité avec la raison pratique que le texte est non pas proprement interprété, mais évalué. Les contemporains ne s’y sont pas trompés, en particulier Johann Georg Eichhorn, qui montre imparablement que Kant n’interprète pas, mais juge, ce qui n’est pas pareil [63].

L’exemple kantien permet de mesurer l’écart entre une démarche historique et critique comme celle représentée ici par J. G. Eichhorn, inspirée lontainement de l’impératif herméneutique du textus interpres sui et nourrie des progrès de la critique philologique, et la démarche « déductive » des philosophes. Le partage entre « vérités de raison » et « vérités de fait » paraît infranchissable. C’est ainsi que, dans un autre ordre d’idée que chez Kant évidemment, les théories herméneutiques suivant une démarche rationaliste, qu’elles soient incluses dans la logique comme chez Clauberg ou s’en soient émancipées comme avec l’herméneutique générale de Dannhauer, Chladenius ou G. F. Meier par exemple, présentent toutes au moins un trait commun [64] : la présupposition de la clarté du texte et du caractère non problématique du passage de la ratio à l’oratio, de la pensée au langage. Ce faisant, ils ont tendance à limiter le problème herméneutique au cas d’une obscurité ponctuelle. On passe, comme chez Flacius, de l’examen des « difficultés » à la proposition de « remèdes » et autres auxiliaires herméneutiques. L’obstacle à la compréhension est ainsi considéré comme un brouillage local de la communication, de la continuité entre l’ordre de la pensée et celui du langage. Derrière ce « dogmatisme » de la clarté, dont j’ai analysé les présuppositions dans Critique et herméneutique ainsi que dans la première partie de La forme de la philosophie, peut s’apercevoir un certain déni de la contingence, de l’histoire, de la particularité, bref de la textualité. Il s’agit, dans une large mesure, d’une herméneutique sans texte, sans ce qui devenait dans le même temps l’objet complexe de la critique historique, développant pour sa part une autre forme de rationalité. Avec le romantisme ou la période ouverte par l’après-Kant, nous assistons à un renversement de perspective qui va rendre envisageable la réconciliation des modes de rationalité autour d’une herméneutique de la culture.

3.2. La non-compréhension et les possibilités d’une herméneutique

Le trait le plus caractéristique de ce renversement est la promotion soudaine d’une sorte de « doute herméneutique méthodique » préalable. Pour comprendre, on va présupposer d’abord que l’on ne comprend pas, au lieu d’attendre de butter sur un point manifeste d’incompréhension. C’est ainsi que Schleiermacher distingue une pratique « rigoureuse » d’une pratique « laxiste » de la compréhension, mais c’est une démarche que l’on retrouve aussi bien chez Schlegel que chez Ast ou Humboldt, avec toutefois des nuances, puisque Schlegel va jusqu’à postuler une « impossibilité de comprendre » ou Unverständlichkeit radicale, nous condamnant à la compréhension relative, alors que Schleiermacher parle de « mécompréhension » qui doit être méthodologiquement postulée pour que l’interprète soit astreint à une reconstruction complète du sens du texte, c’est-à-dire qu’il en reproduise toutes les « schématisations » linguistiques. Humboldt, de son, côté, parle non de texte mais de dialogue, invoque plutôt l’indissolubilité du « comprendre » et du « non-comprendre » [65]. Dans ses différentes modalités, cette prise en compte du caractère problématique et aléatoire de la compréhension fonde la possibilité d’une herméneutique réflexive, critique, attachée à la reconstruction conjecturale de la signification des objets culturels et de l’expérience vécue passée et présente.

En effet, tant que l’on ne se préoccupe que de lever des difficultés locales, on suggère que le régime ordinaire de l’interprétation est celui de l’évidence. Or cela est sans doute exact de la compréhension : quand nous « comprenons » quelque chose, nous avons des repères pour aller outre, agir ou réagir, et aucune raison particulière de nous arrêter. Si l’on veut distinguer de façon opératoire « comprendre » et « interpréter », on peut avancer que dans la compréhension, le signe s’efface devant l’évidence de son « sens ». Quand je demande « Passe-moi le sel », le convive qui me tend la salière montre par là qu’il a « compris » ; si les convives parlent par exemple des langues différentes, ou si un bruit de fond important a empêché que ma demande soit parfaitement entendue, on revient alors sur le signifiant, soit pour demander « ce que cela veut dire » et faire appel à celui qui, dans l’assemblée, le saura, soit l’on me prie de répéter car on a bien « compris » que je « demandais » quelque chose, mais l’on hésite entre la carafe d’eau et le sel. Or si l’herméneutique est bien un « art », cela présuppose que l’on fasse abstraction de toute cette « compréhension » immédiate pour s’imposer de reconstruire méthodiquement le sens des propos ou du texte que l’on cherche à « comprendre ». « L’interprétation » n’est plus dès lors la forme la plus poussée ou la plus raffinée de « compréhension », mais elle devient sa condition.

Ce renversement fonde la possibilité d’une herméneutique réflexive. En effet, dans une herméneutique conçue comme un « remède » aux obscurités altérant la communication, le langage est pris comme le véhicule des pensées, lesquelles sont les idées des choses, censées représenter les états objectifs du monde. Le discours n'a de sens qu'en tant qu'il reproduit l'ordre du monde dans l'ordre du langage : ce pourquoi la théorie de l'interprétation peut être subordonnée à une théorie de la vérité objective dans une logique, comme chez Clauberg [66]. Le signifié est rabattu sur le référent. Les signes linguistiques sont d'institutions (arbitraires); ils permettent de communiquer des représentations qui en sont indépendantes et renvoient aux choses du monde, abstraction faite de telle ou telle langue. La non-compréhension est donc rapportée à une altération du moyen de communication, du discours, et considérée comme une exception par rapport à la norme, qui est l'évidence du sens. C'est en passant d'une définition de la tâche herméneutique comme art de la résolution des obscurités du discours à une herméneutique conçue comme interrogation sur l'obscurité de tout discours en général que s'accomplit le retournement décisif. C'est chez Schleiermacher que l'on rencontre la formulation la plus systématique des conséquences théoriques de ce déplacement, mais il est tout aussi bien accompli par Friedrich Schlegel ou par Humboldt, sans toutefois qu'ils l’aient exposé de façon aussi développée.

Cette radicalisation de la non-compréhension qui, de difficulté locale entravant l'intelligibilité des textes (et donc l'accès au savoir présenté en eux), en fait la situation « normale » de l'interprète, s’appuie essentiellement sur deux facteurs : d’abord, le langage n'est plus considéré comme un simple « instrument de communication », mais pris dans la diversité des langues, comme indissociable de la pensée, et contribuant à son élaboration. Il y a là, comme l'exprimera fortement Humboldt, un « monde intermédiaire » (Zwischenwelt) entre l'homme et le monde, mais aussi entre les hommes. « Objectivité » et « intersubjectivité » sont intimement mêlées. Le langage poétique n'est plus un cas-limite, mais permet d'entrevoir la fonction originaire du langage, son pouvoir formateur et imageant. Cette individualité du langage fait échec à l'illusion de transparence. L'interprète conscient de l'opacité du langage et des limites de la connaissance n'aborde plus la lecture dans le registre de l'évidence du sens, mais commence par suspendre « hyperboliquement » sa compréhension immédiate pour gagner pas à pas l'intelligence de l'ensemble. En reconnaissant l'interdépendance de la compréhension des parties et de celle du tout, j’appréhende la structure « circulaire » de l’interprétation, dont les deux démarches ne sont plus comprises comme l'application de méthodes différentes (analytique et génétique/synthétique), mais comme étant deux points de vue relativement exclusifs l'un de l'autre qu'il faut nécessairement adopter ensemble. Si, comme le pensaient les premières herméneutiques, un passage difficile s'éclaire par rapport à la totalité du texte, il projette en retour sa difficulté et son obscurité sur tout le texte. Par exemple, le début d'un texte ou d'un discours peut n'être compris qu'à la fin, car il peut d'abord passer pour grandiloquent ou pompeux, et se révéler finalement ironique. De nombreux textes littéraires tendent à garder leur mystère comme ceux de Kafka, ou à jouer malicieusement de certaines ambiguïtés comme Don Quichotte ou Madame Bovaryqui sont à la fois des romans d’aventure ou de « passion » et la critique impitoyable de tels romans. Mais ces exemples empruntés à la littérature ne font que mettre en avant des propriétés constitutives de tout texte.

Celui-ci est pris comme « disant » certes quelque chose, qui peut avoir sa prétention à la vérité, mais peut aussi bien faire sens en dehors d'une telle prétention à la vérité ou à l'objectivité. Comprendre un discours n'est pas seulement se rapporter à un savoir objectif, mais à un autre qui l’a énoncé, ainsi qu’aux autres lecteurs ou auditeurs susceptibles de le recevoir. Il s'agit de comprendre le discours de cet autre, non cet autre tel qu'il est en lui-même, mais comment il a transformé la langue commune pour y produire des effets de sens inédits. Cette inventivité des locuteurs dans le langage a été particulièrement analysée par Humboldt, quand il remarque que l'on profère des phrases qui n'ont jamais été dites ou que l'on n'a jamais entendues, et que cependant elles font sens et sont aussi intelligibles pour autrui. Parce que le discours est le fait de sujets qui parlent, on ne peut s'appuyer seulement sur des règles préexistantes pour l'interpréter, mais il faut inventer à son tour non moins que celui qui parle ou a écrit. Il ne s'agit donc pas de rejoindre l'intimité de l'autre qui parle ou a écrit, mais de reconstruire les modifications qu'il a apportées à la langue en s'approchant de son maniement individuel. Si la non-compréhension est première et accompagne constamment le processus de reconstruction où s'articule concrètement la compréhension, c'est que l'on ne peut être certain de ne pas se méprendre, que les possibilités mêmes du discours individuel, surtout quand il se constitue en une oeuvre, semblent parfois excéder l'interprétation. En ce sens, Schlegel pouvait écrire à propos des oeuvres classiques, de ces formations linguistiques où le langage parvenait à la recomposition d'un ordre propre, qu'elles pouvaient toujours de nouveau être comprises [67].

La non-compréhension s'inscrit donc au seuil d'une démarche herméneutique « rigoureuse ». La maxime de rigueur pose d'emblée que « L'herméneutique repose sur le fait (Factum) de la non-compréhension du discours. » [68]

Elle accompagne continûment l'interprète, et fait même de l'interprétation « une tâche infinie » [69]. Cette conscience critique de la difficulté de la compréhension repose à son tour sur l'attention constante à l'acte de parole dans le discours : ce qui est à comprendre a été proféré et en même temps pensé par quelqu'un, un sujet. L'opacité tient autant au langage en lui-même qu'à la torsion que l'autre lui a imprimée. L'objectif de l'herméneutique demande que l'on ne considère jamais « les pensées comme quelque chose d'objectif, comme une chose, mais comme ce qui a été fait (Factum) » [70], c’est-à-dire non comme un substantif, mais comme un participe, qui est certes un participe passé, mais que l'on peut réactiver (sans pour autant avoir à le « revivre ») dans la mesure où l'interprète, lui aussi, est doué de parole. Cette « participation » ou participabilité qui implique l’interprète dans le mouvement du discours autre vers le sens n’a rien à voir avec une quelconque empathie ou sympathie avec l’entité psychologique ou morale que serait « l’auteur ». Il s’agit uniquement de l’appréhension d’une subjectivité autre à travers son mode de subjectivation dans le texte, comme produisant une signification.

L'herméneutique de Schleiermacher, quoique générale et tournée vers toutes sortes de discours, reste sans doute marquée par la tradition de l'exégèse biblique et l'orientation vers le texte. A cet égard, la dimension fortement herméneutique de la pensée de Humboldt, pour qui l'expérience de la diversité des langues constituait en elle-même une ouverture culturelle sans égale vers un comprendre élargi, répond mieux à la portée universelle de l'interrogation herméneutique. Comprendre et parler se réciproquent pour lui, comme agissent constamment l'un sur l'autre le langage parlant et le langage parlé; c'est pourquoi il assume également cet axiome fondamental de l'herméneutique, que « tout comprendre est en même temps un non-comprendre » [71].

Pour autant, cette conscience de l’épaisseur de la médiation linguistique ne doit pas, à mon sens, décourager de l’entreprise de la compréhension par le détour de l’interprétation. Or, dès la mise en place du « paradigme herméneutique » comme l’ont appelé Ada Neschke et André Laks, en visant sans doute l’institution de l’herméneutique en auto-réflexion du savoir historique, des positions bien contrastées étaient en concurrence [72]. Si l’on excepte la « facilité » des présuppositions de la philosophie de l’identité représentée par l’idéalisme de F. Ast, bien que certaines attitudes contemporaines puissent être vues comme répétant la même assurance de compréhension à partir de positions diamétralement opposées [73], il y a deux façons de négocier cette « non-compréhension » première.

Soit on en fait un passage obligé, légitimant la reconstruction de l’ensemble au nom du caractère indissociablement « local » et « global » de la signification, irréductible dans tous les cas à une simple « composition » : c’est la démarche critique ouverte par Schleiermacher, dont il importe de souligner qu’elle ne peut être comprise dans sa dimension philosophique indépendamment de la Dialectique qui expose les conditions générales de la connaissance en tenant compte des perspectives linguistiques de chacun, mais en montrant que l’objectivité du savoir ne se réduit pas pour autant à des « interprétations ». La présupposition de rationalité opérée par la Dialectique, si elle peut recevoir différentes interprétations, renvoie manifestement au postulat d’une commensurabilité de l’être et de la pensée, dont il est peut-être impossible de faire tout à fait l’économie, bien qu’elle soit un pur postulat pour une pensée critique qui ne connaît pas de critère matériel de l’adéquation de nos « représentations » aux « choses » [74].

Soit l’on considère que la « non compréhension » est ontologique en raison des limitations de notre constitution, et l’on professe un perspectivisme radical. La voie suggérée par Schlegel permet de percevoir ce que serait une herméneutique renonçant au thème critique du langage. Dans un petit texte intitulé « De l'incompréhensibilité » ou « De l’impossibilité de comprendre », Friedrich Schlegel a développé une critique sans appel de l'illusion du comprendre, allant jusqu'à supposer que tout existe en vertu d'une obscurité fondamentale, et que vouloir dévoiler ce fond obscur et mystérieux mettrait en péril l'existence même du monde.

 Mais l'incompréhensibilité est-elle donc quelque chose de si mauvais et de si réprouvable ? - Il me semble que le salut des familles et des nations repose sur elle; si rien ne me trompe, les Etats et les systèmes, les oeuvres les plus artificielles des hommes, parfois si artificielles que l'on ne peut suffisamment admirer en elles la sagesse de Créateur. Il suffit d'une portion incroyablement petite, pourvu qu'elle soit préservée pure, fidèle, intacte, et qu'aucun entendement impie n'ose s'approcher de la limite sacrée. Oui, le bien le plus précieux qu'ait l'homme, le contentement intérieur, dépend lui-même finalement, comme chacun peut facilement le savoir, d'un certain point qui doit être laissé dans l'obscurité; et qui, en revanche, porte l'ensemble et le maintient, et cette force se perdrait à l'instant où l'on voudrait la dissoudre par l'entendement. Au vrai, vous seriez alors pris d'angoisse si le monde entier, comme vous le réclamez, devenait un jour pour de bon de part en part compréhensible. Et ce monde infini, n'est-il pas lui-même formé par l'entendement à partir de l'incompréhensibilité et du chaos ? [75]

La révélation complète des choses, assimilée ici ironiquement au programme rationaliste des Lumières qui prétendaient en un sens « tout comprendre », est interprétée par Schlegel comme Apocalypse, littéralement la « révélation ». La volonté d’ôter à l’être son voile correspond à un moment « apocalyptique » de l’histoire, dont l’accomplissement autodestructeur déboucherait sur un autre rapport au monde où, selon Schlegel, la « magie » retrouverait droit de cité. Cette limitation de principe du comprendre, qui ne tient pas seulement à la finitude du sujet, mais à l'opacité de l'être lui-même, esquisse une structure qui sera reprise par « l’herméneutique philosophique » en sa radicalisation de la finitude.

L’herméneutique est dès lors placée devant une alternative : soit elle se contente de définir les conditions de l’impossibilité d’une compréhension, renvoyant aux structures factuelles (ou facticielles) de la pré-compréhension pour désavouer la légitimité de toute prétention méthodique ; soit elle assume la non-compréhension première comme une contrainte liée à la finitude, qui sert de moteur à l’interprétation repensée comme une conjecture indéfinie, rationnelle car soumise à la contradiction, se produisant dans une dimension historique réfléchie.

Le conflit contemporain des interprétations montre bien que ces positions balisent toujours le champ de « l’herméneutique ».

3.3. Critique et interprétation dans la pratique contemporaine

Une des caractéristique du domaine des sciences de la culture est que ses concepts directeurs sont indissociables de la construction de ses objets. « L’objectivité » que l’on peut atteindre en matière interprétative est non seulement conditionnée par les modes (subjectifs) d’objectivation, mais dépend aussi de l’histoire de la conceptualisation. C’est pourquoi il est avisé, au moment d’envisager l’armature conceptuelle susceptible d’articuler en une « science de la culture » les méthodes de l’interprétation, d’examiner les efforts antérieurs fournis en vue d’une telle théorie [76].

Or l’inévitable multiplication des approches des phénomènes culturels et l’émancipation de disciplines nouvelles aspirant à une forme propre de scientificité qui a marqué le cours du XIXe siècle a eu pour effet une relativisation des disciplines traditionnelles comme la philosophie, la théologie et la philologie. De nouvelles formes de savoir les ont remplacées ou se sont séparées d’elles : la sociologie et la psychologie de la philosophie, l’histoire des religions de la théologie (depuis la « statistique » de Schleiermacher qui marquait une étape dans cette évolution) ou encore l’épigraphie, l’archéologie, la stylographie, voire la critique littéraire, de la philologie. Ce processus de scissiparité n’ayant pas en principe de raison de se clore, puisque dans ces disciplines, le regard fait l’objet, on peut donc inventer, suivant le découpage que l’on fera, de nouvelles « sciences », le problème étant plutôt celui de leur remembrement.

Or il arrive que de « nouvelles » disciplines en viennent à occuper, dans un contexte renouvelé et avec des instruments intellectuels propres, des fonctions dévolues à des formes de savoir plus anciennes et marginalisées. Le phénomène que l’on observe alors est celui de la réinvention des concepts. Une nouvelle « science », dans la mesure où elle se sépare de ses devancières au nom d’une « rupture » qui l’installe dans une position vraiment « scientifique », tend à regarder avec beaucoup de condescendance les conceptions qui l’ont devancée, voire le plus souvent à ne pas en prendre connaissance du tout. Cette « réinvention » de concepts n’est pas une anomalie, elle semble même en partie constitutive de l’histoire des sciences : les possibilités de la raison étant, pour un problème donné, finies, on assiste nécessairement à des découvertes conceptuelles faites deux fois, qui sont plus des « inventions » que des reprises. Cependant, cela ne va pas parfois sans une certaine naïveté. Il suffira d’en donner ici deux exemples : les reprises du modèle « cartésien » par Chomsky dans les années 1960 et (non sans rapports du reste avec lui) dans les premiers accompagnements théoriques des « sciences cognitives », avec une représentation mentaliste et informativiste du processus de connaissance assez sommaire, eussent pu tirer un plus grand profit d’un examen des problèmes et des discussions suscités en leur temps et depuis par les questions cartésiennes. Pour prendre un cas emprunté directement à l’herméneutique, l’invention du principle of charity par Neil L. Wilson en 1959 et sa promotion par W. O. Quine et Donald Davidson, comme le recours de H. P. Grice aux « maximes conversationnelles » délimitant les conditions d’une énonciation acceptable, retrouvent, au prix d’un bel effort, des concepts fort communs de l’hermeneutica generalis, en particulier celui d’aequitas hermeneutica présent chez Clauberg et central chez G. F. Meier [77]. Ces principes rappellent que, dans une interprétation conçue comme un processus rationnel, il est nécessaire de présupposer que l’objet interprété, texte ou discours, fait bien « sens » et même qu’il est conçu par une « autre » raison, renvoyant à un « auteur sage et bon », auquel on peut faire crédit des meilleurs intentions quand on ne parvient pas à déchiffrer son propos. Il ne s’agit guère que d’une extension des principes (exemplairement formulés par Leibniz) de raison et du meilleur aux textes, car ce sont eux qui fondent la « présomption de rationalité » [78]. Du reste, de tels principes coïncident à peu près avec les débuts de la réflexion sur l’interprétation, comme on peut s’en rendre compte à la lecture du De doctrina christiana d’Augustin [79]. On peut trouver touchantes ces « réinventions », mais on doit surtout remarquer qu’une attention plus grande à « l’histoire des concepts » eût pu aider à dégager leurs implications métaphysiques. Le discours de la critique littéraire, friand de néologismes, mais aussi d’archaïsmes depuis qu’il a redécouvert la « rhétorique », non moins que celui de la linguistique, présentent fréquemment de telles « réinventions » d’outils conceptuels jadis habituels pour un Origène, un Ernesti ou un Schleiermacher [80].

Le travail qui se présentait à moi, dans l’espace de discussion contemporain délimité entre la philosophie et la « philologie », revenait à reconstruire les discussions à partir des instruments analytiques et critiques que je m’étais forgés au cours de mes enquêtes historiques. Il s’agissait d’une part de pouvoir mieux situer le mouvement du « structuralisme » et son « après », dont j’ai indiqué en commençant qu’il avait marqué durablement les approches de l’interprétation par son double mouvement de scientisme revendiqué puis systématiquement subverti. Tout en intégrant un examen sans concessions de la critique « thématique », j’ai cherché à reconstituer, en abordant le modèle structuraliste du millésime 1966, les conditions d’engendrement du « post-structuralisme » déconstructionniste en m’intéressant à la stratégie de Roland Barthes et de Jacques Derrida. Dans une étude plus détaillée de l’ouvrage consacré par Derrida à la poésie de Celan, Schibboleth, j’ai tenté de faire apparaître les partis-pris herméneutiques d’une démarche jusque dans sa dénégation même de l’herméneutique. La tâche était symétrique et inverse pour l’examen du commentaire de Gadamer d’un cycle de poèmes de Celan, Atemkristall, communément donné comme exemplaire, et dont j’ai cherché à suggérer qu’il ne produisait un effet de clarté qu’à faire passer la langue poétique dans la langue commune : l’identification de l’étranger atteint son sommet dans le refus de principe de suivre la démarche du poète. Ce qui passe pour une « interprétation » est alors une paraphrase narrative qui semble rendre « lisible » et familier le texte, parce que l’exégète projette sur lui son horizon de connaissances et d’attentes. Le risque pris par le théoricien de Vérité et méthode en s’affrontant à un recueil difficile laisse paraître les limites de sa perspective.

L’examen de la situation de la critique « littéraire » comme des interprétations « philosophiques » produit l’impression que la dispersion des points de vue et l’absence de discussion commune sur les visées de l’interprétation exprime soit la conviction qu’il ne peut y avoir de toute façon que des interprétations particulières, chacune étant autant qu’une autre « légitime » et « juste », soit que la réflexion sur les visées et les contraintes de l’interprétation fait le plus souvent défaut.

3.4. Les possibilités d’une herméneutique critique

Ces constatations m’imposaient donc d’ébaucher une possible réponse à la situation épistémologique que j’avais diagnostiquée. Cette réponse consiste dans la réconciliation des gestes « critique » et « herméneutique », séparés et opposés au cours du XIXe siècle.

On assista en effet en Allemagne, pays qui joua en ce domaine un rôle moteur pour l’Europe, à une évolution de la philologie qui accentua de plus en plus son lien au savoir « positiviste ». Il fallait des faits, des realia, des textes, des éditions, la Quellenforschung se dotait d’atours d’autant plus « scientifiques » que les motivations mêmes de la recherche devenaient plus mythiques : quelque origine lointaine de la modernité aperçue à travers la restitution rigoureuse de l’histoire romaine, le catalogue impossiblement exhaustif des « inscriptions » grecques et latines, le pistage des doxographies et la reconstitution des « paroles d’origine » antérieures à Socrate. La critique textuelle tranchait et l’interprétation passait au second plan, comme l’affaire d’une virtuosité personnelle qui ne relevait plus tout à fait de la « science ».

En réplique à cet investissement massif de la matière historique, une réaction ne se fit pas attendre, qui trouva en Nietzsche son plus éclatant porte-parole. On sait comment il sut donner à sa Naissance de la tragédie les aspects provocants d’une théorie du drame wagnérien, faisant oublier la menue monnaie des connaissances philologiques qui y étaient compilées au profit d’un romantisme flamboyant [81]. On se souvient également que les représentants de la science légitime virent là l’occasion d’écarter un concurrent trop brillant et trop indocile aux impératifs de la connaissance. Derrière cette querelle à l’intérêt limité se cachait une crise de la discipline elle-même, reconnue par les plus lucides de ses acteurs, qui s’en accommodaient pourtant [82], et que Nietzsche sut exprimer avec grandiloquence, en particulier dans ses Considérations intempestives dont la quatrième devait porter précisément sur son rapport à la philologie.

Nietzsche faisait apparaître la disproportion entre la pratique savante des philologues, ramenée à une critique routinière et volontiers bornée, et les exigences de la vie, qui demandaient que l’on sût retrouver dans les textes grecs une dimension mythique encore porteuse de vérité tragique. Il ouvrait par là une autre voie dans la connaissance de l’Antiquité, intuitive et artiste, attentive aux excès dionysiaques en ce qu’ils contenaient la promesse d’un renversement complet de la rationalité bourgeoise du monde moderne. A sa façon, il répondait par avance au « désenchantement » du monde par la science. L’expérience esthétique portait en elle une vérité plus haute que ne pouvait y prétendre toute la philologie. Pour ne donner qu’un exemple, les écrits de Walter Friedrich Otto sur le mythe ne seraient pas envisageables sans l’arrière-plan nietzschéen. L’idée d’une « percée jusqu’au mythe » suppose que l’on devait traverser les obstacles accumulés par le savoir [83].

La séparation entre l’art et le savoir, mais aussi entre « l’herméneutique », rapportée à une compétence intuitive personnelle, et la « critique », reléguée au rang du savoir des pédants, fut sanctionnée par Nietzsche qui exerça une influence très importante. Elle fut, dans un autre contexte théorique, mais non sans liens avec le post-romantisme nietzschéen, confirmée par « l’herméneutique philosophique » [84]. La Dichtung chez Heidegger et la Sprachlichkeit chez Gadamer renvoient à une mode d’expérience de la vérité irréductible à la connaissance critique et en tout état de cause plus originaire. A une philologie sans inspiration s’opposait ainsi une expérience s’estimant largement dédouanée des contraintes méthodiques.

C’est de cette situation, en tant qu’elle caractérise le débat épistémologique au XXe siècle, qu’il convenait de partir. Le titre finalement retenu par H. G. Gadamer pour sa synthèse sur l’herméneutique philosophique l’exprimait, malgré ses dénégations du reste peu appuyées, en opposant la « vérité » à la « méthode ». Il me paraissait nécessaire de dépasser cette opposition abstraite en travaillant à une reprise critique de l’herméneutique. Plusieurs voix s’étaient engagées dans cette direction, et l’on peut considérer que l’ambitieuse tentative de K. O. Apel pour repenser la philosophie depuis le langage et la communication sans renoncer à sa dimension critique et normative ouvrait des pistes suggestives, en particulier dans Transformation der Philosophie [85].

Plutôt que d’embrasser d’emblée un si vaste projet, je me suis concentré sur la discipline qu’il m’avait été donné de mieux connaître à l’occasion de mon travail avec le centre de Lille, à savoir la philologie, à partir des travaux de Peter Szondi et de Jean Bollack. En admirant l’effort de Szondi pour assurer à une discipline littéraire un statut intellectuel ambitieux, mettant en rapport la littérature de l’époque de Goethe avec les esthétiques de l’idéalisme allemand, ou redécouvrant, parmi les premiers, les ressources de l’herméneutique générale des Lumières, afin de rappeler les exigences épistémologiques de la philologie, je ne pouvais manquer de considérer qu’il s’était arrêté en chemin. Au lieu de prendre le motif critique des instruments conceptuels de la tradition philologique et herméneutique qu’il exhumait pourtant, il se référait aux positions de l’Ecole de Francfort en invoquant une « herméneutique matérielle » dont il était difficile de déterminer exactement la portée. De cette façon, la synthèse visée entre l’herméneutique et la critique demeurait encore extérieure. Pour autant, on avait là une œuvre de philologue moderniste d’une incontestable tenue, ouverte avec intelligence à la philosophie tant classique que contemporaine.

Mon autre point de départ était constitué non seulement par les travaux de Jean Bollack (qui eut le grand mérite, avec sa femme Mayotte, de rendre disponible en Allemagne et en France les leçons et les écrits de Szondi), mais par l’ensemble, en lui-même très divers, des recherches philologiques que je rencontrais à Lille [86]. Parmi les concepts qui me paraissaient féconds, je retiendrais l’idée qu’un texte fournit en principe les critères de son interprétation mais surtout qu’il « répond » déjà à d’autres possibilités qu’il a exclues. Transposée à la constitution d’une « tradition littéraire », cela signifie qu’un texte défait et refait ce que d’autres textes ont proposé, entrant de la sorte dans une joute poétique où la recherche de l’innovation est directement liée à l’exigence de produire une signification nouvelle. Le même énoncé, dit par un autre, n’est plus le même, il revêt un autre sens ; c’est pourquoi par exemple on peut fort bien considérer que Nietzsche est « l’auteur » des pages de Schopenhauer ou de Paul Bourget qu’il recopie, puisque ces textes « deviennent », par cette recontextualisation, du « Nietzsche » et non plus du « Schopenhauer» ou du « Bourget ». C’est encore plus manifeste quand il ne s’agit pas simplement de « citation », mais de « réfection », c’est-à-dire quand un texte reprend en le transformant un autre texte ou un motif précédemment travaillé. J’ai cherché à formuler ce principe de la façon suivante [87], pour honorer autant l’historicité des œuvres que leur irréductibilité au contexte : Une œuvre qui transforme un contexte par sa seule existence ne peut par conséquent pas être interprétée à partir du contexte où elle s’insère. En cela, nous exprimons aussi bien le principe de particularité que le principe d’immanence selon lequel le texte s’interprète lui-même au sens où il nous fournit la règle de sa juste interprétation. Ces principes sont en eux-mêmes familiers de la tradition herméneutique et l’originalité de Jean Bollack aura été surtout de les mettre en œuvre en découvrant leur puissance critique. Les travaux consacrés avec Heinz Wismann aux « fragments » d’Héraclite, présentés avec l’analyse de leur contexte de citation, illustrent la fécondité de ces principes, en même temps que leur caractère spéculatif [88]. De leur côté, les nombreuses études consacrées par Jean Bollack à Celan ces dernières années montrent leur portée pour une littérature savante et contemporaine : la poésie critique de Celan, en s’affrontant à la langue allemande et à la tradition lyrique, introduit une récriture qui « corrige » les textes passés [89]. Les analyses de Jean Bollack montrent une communauté de problèmes à travers la distance des œuvres étudiées, suggérant que le travail de la réflexion n’est pas moins présent dans les « débuts » d’une tradition scolairement tenue pour « archaïque » que dans une poésie explicitement savante, chez Dante ou Celan.

En réfléchissant à la portée de la « réfection » et de la « resémantisation » opérant en toute œuvre signifiante, j’ai tenté de dégager les conditions d’une « herméneutique critique » dont j’exposerai, pour terminer cette présentation, quelques propositions.

La particularité de l’objet même de l’interprétation est une signification, qui renvoie à une composition singulière. C’est là que s’instaure une relation spécifique entre l’interprète et son objet : celui-ci ne l’intéresse qu’autant qu’il est porteur d’une subjectivité. Les effets de sens déposés dans un texte sont certes autonomisés. Nous n’avons affaire qu’à des traces, mais ce qui fait œuvre est le principe de composition qui a été suivi : l’interprétation part de la particularité cristallisée dans la lettre, pour remonter au sens, qui résulte d’une certaine opération. Je propose de nommer cette opération « subjectivité » ou encore « réflexion ». La singularisation d’une opération dans une lettre la rend communicable : le geste de la réflexion est l’objet de l’interprétation en tant qu’il est constitutif du sens. Entre le sens apparent et le sens réfléchi, qui intègre les motivations de la composition, s’inscrit le travail de l’interprète. Il est nécessaire en cela de distinguer le sens fixé dans la lettre du mouvement de réflexion qui l’a produit. Le sens constitué par l’auteur et reconstitué par l’interprète sur un mode présomptif n’est tel que parce que l’on peut supposer une opération première, un sens « constituant » qui puisse en rendre compte. En s’attachant à retrouver la « subjectivité » des textes, on cherche à reconstituer la réflexion dans l’œuvre à partir de la composition. Une œuvre n’est pas à elle-même son propre commencement, mais présuppose une situation déterminée, historique, sociale, culturelle, et d’autres textes, dont elle se nourrit et avec lesquels elle entre dans une sorte de compétition. La « tradition » ou les « influences » n’ont de sens que dans leur reprise, une fois redisposées dans un nouvel ensemble, cette redisposition fût-elle imperceptible. L’historicité constitue ainsi une « tradition » non par son « actualisation » herméneutique, comme chez Gadamer, mais par l’histoire d’une réflexion critique dont les œuvres figurent les différentes possibilités, selon une progression contradictoire, mais contingente. La « réfection » ou la « resémantisation » sont des procédés de constitution d’un sens nouveau, qui peut et doit être interprété pour lui-même, dans sa complexité.

Un texte se détache d’un ensemble qu’il réfléchit en posant sa distance, se constituant ainsi en une forme singulière. On pourrait parler à cet égard d’une morphogenèse des œuvres. La forme devient de ce fait susceptible d’une interprétation qui vise à reconstituer comment elle fait sens. Le texte n’est pas doté de signification en vertu de ses composants. Par ailleurs, une description externe ne le distinguerait pas d’un ensemble de signes, de traces, d’inscriptions arbitraires. La signification, en revanche, présuppose une réflexion qui rend compte de sa mise en forme. La réflexion n’est cependant pas communicable en dehors de la forme particulière du texte ou de l’œuvre. L’objet de l’interprétation est de reconstituer plausiblement ce mouvement de pensée à partir des seules traces textuelles : il est donc indirect. Il est manifeste qu’une certaine forme de subjectivité est présupposée du côté des textes qui sont l’objet du philologue : c’est d’ailleurs bien parce qu’il y a une telle subjectivité qu’il y a « quelque chose » à interpréter. C’est ce qui me semble devoir résulter des différents travaux de « l’Ecole de Lille » consacrés aux textes de l’époque archaïque. On aurait à faire, dans le cas contraire, à un simple document à reconstituer : témoignage historique ou dépôt d’une révélation divine, mythique ou inconsciente, ou encore expression d’une conscience collective. Or s’il s’agit d’interpréter, un rapport s’établit, dans le texte, entre deux sujets, qui ne sont sans doute pas « sujets » au même titre, mais « sujets » cependant.

Pour prendre la mesure de cette dimension, on pourrait formuler un principe herméneutique original : autant un texte est interprétable, autant il interprète lui-même, autant il a de subjectivité. L’inscription d’une subjectivité dans un texte signale un écart entre celui-ci et une norme collective des valeurs imposées, sociales ou religieuses. Le texte se constitue en objet singulier en se détachant par une réflexion. Il est inutile pour cela de présupposer un auteur doté d’une intention préalable. La subjectivité se constitue dans le texte à mesure que celui-ci prend forme en se distinguant : l’intention ne renvoie pas à un personnage extérieur, qui serait l’auteur, mais à cette distance dans le texte.

Il convient sans doute de prendre la défense de la catégorie herméneutique de l’intentio auctoris, courante aux XVIIe et XVIIIe siècles, en rappelant qu’elle signifiait alors rien de plus que le « sens littéral ». C’était une façon de dire que la signification, donc l’interprétation est forcément dans la lettre, et que ce complexe, et lui seul, correspond à une intention de signification. Elle avait en outre l’avantage d’inclure au besoin la dimension de la « responsabilité », inscrivant le texte dans un rapport de subjectivités. Postuler une subjectivité est même requis par la démarche interprétative, puisque c’est par son individuation qu’elle est accessible à la dimension de la signification. Elle est la lettre même en tant qu’elle fait sens. L’objectivation dans la lettre ne l’exclut pas, mais s’appuie au contraire nécessairement sur elle. L’herméneutique a la lettre pour objet en tant qu’en elle se signifie une distance. On peut appeler cette réflexion « subjectivité ».

Ce qui distingue un texte comme interprétable est ainsi sa constitution fondamentalement herméneutique. L’interpretandum est à cet égard toujours de soi interpretans. C’est l’ interprétation du texte (au génitif subjectif, comme réflexion inscrite en lui) qui rend possible l’interprétation du texte (comme tentative de reconstitution de cette première réflexion). La subjectivité qui rend le texte interprétable et non directement explicable en vertu d’un schéma transcendant ou d’un cadre causal général est précisément ce à quoi peut être rapporté l’écart de la réflexion. Parmi les « préjugés » qui fournissent effectivement un accès positif à la compréhension du texte, on considère ordinairement soit les préjugés de l’interprète (Gadamer), soit les préjugés dont le texte porte la trace, qu’il faut alors lever (Habermas) ; il convient d’être plus attentif au préjugé du texte en tant que jugement dont le texte témoigne et qui le constitue en subjectivité, sans pour autant réduire toute manifestation textuelle relevant de l’interprétation à une littérature critique ou faire de cette réflexion comprise comme signifiance la visée première de l’interprétation. La visée de ce jugement du texte et dans le texte permet une reprise non psychologisante du concept d’intentio auctoris, renvoyant dès lors à cette subjectivité que l’interprétation ne peut pas ne pas supposer. L’herméneutique critique l’est ainsi doublement : en tant qu’elle exerce un jugement et distingue entre les interprétations ; en tant qu’elle répond à un jugement de l’œuvre.

La situation d’une herméneutique moderne philologique et critique part d’une inégalité fondamentale entre les deux formes de subjectivité engagées dans l’acte interprétatif, que négligent tant les démarches objectivantes, qui veulent ne voir dans le texte qu’un ensemble de rapports objectifs entre signifiants, que les herméneutiques « philosophiques », qui font du texte le lieu d’une expérience ontologique de la langue ou d’un « dialogue » avec « l’autre ». Si la dimension subjective du texte est une partie constitutive que doit rappeler l’interprète, la fiction d’un « dialogue herméneutique » est égarante [90], dans la mesure où l’un des partenaires ne « répond » que par ce qui est déjà inscrit dans le texte, alors que le « lecteur » coïncide, mais lui seul, avec son « travail », le processus interprétatif. La reconstitution de la logique créatrice part nécessairement du texte tel qu’il est transmis. Le dialogue est asymétrique. Le « tu » de l’œuvre s’est tu ; il ne parle plus qu’à travers elle. C’est l’interprète qui « essaye » les réponses, tenu par une responsabilité envers la subjectivité du texte. C’est cette structure complexe qu’il convient de démêler, sans s’abandonner à des métaphores vides. Si la relation interprétative comporte une dimension « éthique », c’est dans la mesure où l’interprète se sait responsable à l’égard de la subjectivité singulière du texte, en tant qu’il est interprétable. C’est la question : « Mais qu’as-tu voulu dire ? » posée à l’autre dans le texte.

Subjectivation et individuation sont ainsi considérées dans leur solidarité. Si un texte (ou toute œuvre ou expression singularisée) peut devenir objet de l’interprétation, c’est dans la mesure où il atteste une subjectivité. La particularité dans une expression est susceptible d’être interprétée pour autant qu’elle a pris forme individuelle. La signification et la composition sont ainsi équivalents dans le texte.

S’il en va ainsi, qu’est-ce qui distingue cette conception du « dialogue herméneutique » de Gadamer ? Un dialogue suppose que les partenaires soient présents, car on a, dans le cas contraire, comme le déplore Platon dans le Phèdre, un monologue devant le texte et non un dialogue (à moins que l’on n’accorde à l’auteur des propriétés particulières, comme dans le cas d’un texte inspiré, ce qui est un cas très singulier de l’interprétation et non la règle).

Il semble plus juste de reconnaître qu’il s’agit, dans un tel dialogue herméneutique, de deux conceptions très différentes, voire incompatibles, des interlocuteurs. La subjectivité dans le texte ne peut « répondre » que par le texte tel qu’il est fixé. La subjectivité du texte ne constitue plus un « tu » qui pourrait faire face au « je » interprétant. L’autre dont il est question n’est que dans le texte.

3.5. Bilans et perspectives

Il reste à élaborer sur le plan théorique et méthodologique une réflexion herméneutique susceptible de se laisser enseigner par les pratiques interprétatives et de leur apporter une orientation. Une distinction des niveaux de pratique et de légitimation requis par l’interprétation alliée à une redétermination des catégories herméneutiques principales est à cet égard nécessaire. Plus encore, une telle herméneutique « critique » se doit d’articuler les différents niveaux évoqués ici dans un ensemble théorique. Elle s’inspirera sans doute de la première leçon de la philologie, la critique textuelle, avec une prédilection pour la recension au détriment de la conjecture, autrement dit, en laissant se déployer un fort scepticisme à l’endroit du sens trop vite reconnu. Cette négativité repose dans le savoir-faire le plus ordinaire de la philologie, il suffit de la mettre en œuvre non seulement pour les tâches traditionnelles de constitution des corpus et d’évaluation des leçons, mais en étendant ces tâches aux divers vecteurs de l’expression articulée. La suspension du jugement appelée par l’attention privilégiée à la forme constitutive du sens n’est pas exclusive de l’exercice second d’un jugement ; elle en est même la condition. Le jugement critique intervient aussi bien pour évaluer l’œuvre elle-même dans la distance que celle-ci instaure par rapport à ses conditions que pour l’apprécier par rapport à son contexte. La première tâche renvoie à l’objet même de l’herméneutique : l’interprétation suppose une subjectivité de l’œuvre. La seconde, en revanche, ne rapporte plus l’œuvre à elle-même, mais à un contexte dans lequel celle-ci prend position : dans quelle mesure cette inscription dans un rapport produit-elle une succession sensée ? Peut-on reconstituer la logique, même fragmentaire, de telles séquences ? Telles sont les questions qui occupent l’herméneutique qui ne comprend pas seulement les œuvres à partir des différents contextes, mais entend reconstituer le contexte formé par les œuvres à partir de celles-ci. Lié à ce problème, un troisième aspect de la critique est convoqué : l’analyse des préjugés de lecture et des conditionnements idéologiques dont la tradition interprétative mais aussi les œuvres portent la trace. Ce travail, en partie extérieur à l’herméneutique proprement dite, est nécessaire à son auto-réflexion : les préjugés ne sont ni seulement les conditions positives de toute compréhension, selon une thèse que l’on peut partiellement concéder à Gadamer ; ils ne sont pas systématiquement une distorsion du sens et le signe de l’intervention sournoise du pouvoir, mais peuvent fort bien l’être, comme on doit l’accorder à la tradition francfortoise : ils sont des constituants du sens parmi d’autres, dont la spécificité et la difficulté propre est d’être le plus souvent inexprimés. Une herméneutique critique s’emploie à les expliciter.

L’herméneutique que je vise entend rendre intelligible l’articulation entre la reconnaissance de la singularité des œuvres (la lettre) et l’affirmation de procédures universalisables et communicables (en tant que science), mais aussi entre des modèles holistes et analytiques, « compréhensifs » et « explicatifs ». Elle vise à intégrer le moment d’adhésion de l’herméneutique, sa dimension pratique et participative, au sens où Wittgenstein indique que comprendre un jeu de langage, c’est l’effectuer (LU § 71), et le moment de distanciation et de l’objectivation propre à la critique. Elle pourrait ainsi prendre en compte les spécificités de la démarche des « sciences de la culture » comme interprétatives tout en maintenant leur exigence cognitive (relevant de critères) et tâche pratique pour l’orientation du citoyen – à savoir du sujet en société de droit présupposé libre.


NOTES

[1] Dans son séminaire berlinois sur l’histoire de la pensée du langage, Jürgen Trabant insistait régulièrement sur cette formulation lockienne. La méfiance vis-à-vis du langage allait de pair, chez Locke, avec le projet d’une sémiotique renouvelée, esquissé à la fin de l’Essay.

[2] Voir J. Bollack, « Le comment-faire », dans L’Œdipe-roi de Sophocle. Le texte et ses interprétations, Lille, PUL, 1990, 4 vol.,

[3] Voir les travaux de J. Bollack et les leçons de P. Szondi par lui éditées chez Suhrkamp avec des élèves de Szondi ; M. Bollack/H. Wismann (éds.), Philologie et herméneutique au XIXe siècle, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1983 ; A. Laks/A. Neschke (éds.), La Naissance du paradigme herméneutique, Lille, 1990, J. Glucker/A. Laks, Jacob Bernays. Un philologue juif en Allemagne, Lille, P. U. Septentrion, 1996.

[4] Les premières années avec P. Simon Nahum.

[5] Il y eut pourtant de belles controverses au sujet de Descartes ou de Fichte, en particulier.

[6] J’ai ainsi rédigé les commentaires d’ « Erratisch » (I, 235), « Wohin mir das Wort » (I, 273) et partiellement de « Und mit dem Buch aus Tarussa » (I, 287) ; voir le recueil joint L’art comme critique.

[7] J’ai examiné en particulier cet aspect dans le cas de Gadamer et de Derrida.

[8] Les seuls véritables bonheurs de traduction, c’est sans doute au travail infini sur les textes d’Ernst Meister, entrepris avec Françoise Lartillot, que je les dois, qui ont abouti en 1993 à la publication de deux volumes. Diverses occasion nous ont été données de poursuivre cette collaboration.

[9] J.F. Courtine, L’extase de la raison. Essai sur Schelling, Paris, Galilée, 1990.

[10] P. Ricoeur, Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, p. 350-351.

[11] O. R. Scholz, Verstehen und Rationalität, Francfort, Klostermann, 1999. Voir aussi en France J. M. Salanskis, F. Rastier, R. Scheps (éds.), Herméneutique : textes, sciences, Paris, PUF, 1997, qui présentent des éléments concordants.

[12] Voir sur ce point les analyses de W. Lepenies, Les trois cultures, Paris, MSH Editions, 1995. L’alternance entre la scientificité et son rejet dans les sciences de la culture trouve une illustration remarquable dans le débat entre Lévi-Strauss et Sartre dans les années 50.

[13] Pour G. Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale, 11 vol., Paris, Payot, 1977-84 (l’ouvrage, en raison de sa nature encyclopédique, pèche par l’utilisation de sources souvent secondaires, mais il garde un intérêt statistique et contient des intuitions suggestives).

[14] C’est la période de référence aussi bien chez Dilthey, L’édification du monde historique (1911) que chez M. Foucault, Les mots et les choses (1966).

[15] Les mots et les choses, Paris, 1966, pp. 256 sq.

[16] L'ordre du discours, Paris, 1971, p. 53.

[17] Ernst Behler en a fait la démonstration, abondamment corroborée depuis, dans son article « Nietzsche et la philosophie romantique du langage », Philosophie 1988.

[18] Voir respectivement : Heidegger, Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1967 (Acheminements vers la parole, Paris, Gallimard, 1976; K. Jaspers, Philosophie, 1931; B. Liebrucks, Sprache und Bewusstsein, Frankfurt am Main : Akad. Verl.-Ges. 1964-1979, ; K. O. Apel, Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante bis Vico, Bonn, Bouvier, 1963; W. Benjamin, « Sur le langage en général et le langage humain » et « La tâche du traducteur », dans Œuvres I, éd. par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000 ; H. G. Gadamer, Vérité et méthode, traduit par P. Fruchon et alii, Paris, Seuil, 1996 ; H. Blumenberg, Arbeit am Mythos, Francfort sur le Main, 1979.

[19] Louis Marin, Opacité de la peinture. Essai sur la représentation au Quattrocento, Paris, Usher, 1989.

[20] N Chomsky, Structures syntaxiques, Paris, Seuil, 1966.

[21] Voir F. Rastier, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987, p. 231 et sq. Pour une discussion, voir la section « La linguistique herméneutique de F. Rastier », dans J. M. Salanskis, Herméneutique et cognition, Lille, Septentrion, 2002, pp. 164-190. Pour une position récente du problème, F. Rastier, « Linguistique et sémantique des textes », dans Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001, pp. 13-50.

[22] Il y aurait trop à citer ici. Contentons-nous de quelques titres récents : C. Hagège, Halte à la mort des langues, Paris, O. Jacob, 2000 ; J. Trabant, Mithridates im Paradies. Kleine Geschichte des Sprachdenkens, Munich, Beck, 2003; et sur les aspects plus délibérément idéologiques, P. Caussat, M. Crépon, D. Adamski, La langue source de la nation. Messianismes séculiers en Europe centrale et orientale, Liège, Mardaga, 1996, et P. Sériot, Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris, PUF, 1999.

[23] Voir , “L'ermeneutica di J.G. Hamann e il problema dello stile”, Prospettive sull'estetica del Settecento, Pratica filosofica 7, Milan, 1995, pp. 107-125.

[24] Voir « Le centaure et le cyclope. Réflexions sur Nietzsche et la philologie », in M. Crépon (éd.), Cahiers de l'Herne F. Nietzsche, Paris, L'Herne, 2000, pp. 159-178.

[25] J’ai cherché à rassembler mes perplexités sur la question du statut du discours philosophique, pris entre la tentation sans doute trop naïve d’une vaste « popularité » et l’arrogance injustifiée de l’obscurité, dans le livre consacré à La forme de la philosophie.

[26] Voir Günter Abel, Interpretationswelten. Gegenwartsphilosophie jenseits von Essentialismus und Relativismus, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1993; Sprache, Zeichen, Interpretation, ibid., 1999.

[27] Voir Josef Simon, Philosophie des Zeichens, Berlin, NY, W. de Gruyter, 1989. Voir ma présentation au volume sous presse Josef Simon, Signe et interprétation, Lille, P. U. Septentrion, et mon étude « Langage et subjectivité » sur J. Simon, Kant. Die fremde Vernunft und die Sprache der Philosophie, Berlin, NY, W. de Gruyter, 2003. Et pour les „philosophies de l’interprétation », les œuvres de Hans Lenk, Günter Abel ou encore Werner Stegmaier.

[28] On peut considérer que c’est ce que s’efforcent de faire des philosophes aussi différents entre eux que Peirce, Dilthey ou Cassirer.

[29] Schleiermacher, Glaubenslehre § 4-6 (j’ai analysé en détail ces paragraphes dans ma thèse Le sentiment du sujet, 2e partie, 3e section).

[30] Herder, Über den Ursprung der Sprache, 1772, I, 3.

[31] Georges Perec, Penser/classer, Paris, Hachette, 1985, p. 174-176.

[32] J’ai exposé cette dialectique dans « Entre le concept et le sujet. Une petite histoire de la philosophie française » (colloque de Lille, 23-24 mai 2003, inédit).

[33] Globalement, cette « réception » a davantage accueilli le Heidegger plus tardif (des Holzwege et des textes sur Hölderlin et la poésie) au détriment de l’auteur d’Etre et temps (ce dernier livre ne connaissant une « traduction » que près de soixante ans après sa parution, si le terme de « traduction » est approprié pour qualifier la version autorisée de 1986). Sur toutes ces péripéties, nous disposons maintenant d’un remarquable « récit » par D. Janicaud, Heidegger en France I et II, Paris, Albin Michel, 2000.

[34] On en vint à parler ainsi du « cancer du sujet », selon une rhétorique habituellement réservée à l’extrême droite, comme Ph. Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Paris, Bourgois, 1986, p. 24.

[35] M. Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, et P. Macherey, « Foucault : éthique et subjectivité », in J. Message/J. Roman/E. Tassin (dir.), À quoi pensent les philosophes, Autrement 102, 1988, pp. 92-103.

[36] Voir J. F. Lyotard, La Confession d’Augustin, Paris, Galilée, 1998 ; voir également le livre posthume de M. Foucault, Herméneutique du sujet, Paris, Seuil-Gallimard, 2000. Dans le même esprit d’une regain d’intérêt pour le « sujet » chez un de ses adversaires théoriques (en l’occurrence L. Althusser), on peut évoquer le travail d’E. Balibar sur « l’invention de la conscience » chez Locke (Paris, Seuil, 1998).

[37] M. Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1986. Voir l’ensemble des articles réunis en quatre volumes sous le titre général De la subjectivité, Paris, PUF, 2003.

[38] En particulier par J.-L. Marion, Questions cartésiennes I, Paris, PUF, 1991.

[39] En particulier avec C. Lévi-Strauss et J. A. Greimas, voir dans Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969.

[40] Voir « Subjectivité et identité », dans le recueil joint Subjectivités.

[41] Publié à Francfort, Suhrkamp en 1976 ; réédité en 1996.

[42] Voir Dieter Henrich, „Selbstbewußtsein. Kritische Einleitung in eine Theorie“, in R. Bubner/K. Cramer/R. Wiehl (éds.), Hermeneutik und Dialektik I, pp. 257-284. J’ai discuté sa position dans « Subjectivité ou individualité. La destination de l'homme selon Fichte et Schleiermacher », précédé de la tr. de F. Schleiermacher, « La Destination de l'homme de Fichte », Philosophie 61, pp. 3-39.

[43] Henrich s’appuyait en cela sur Dilthey, Weltanschauung und Analyse des Menschen seit Renaissance und Reformation, GS II, 315 sq. ; traduction française, Œuvres IV.

[44] C’est sans doute pour cela que l’on peut avec profit rapprocher les pensées de B. Constant, Coleridge et Schleiermacher ; voir , « Religione e soggetività in Schleiermacher e in Benjamin Constant », in S. Sorrentino (éd.), Religione e religioni a partire dai 'Discorsi' di Schleiermacher, Assise, Cittadella, 2000, pp. 261-294.

[45] Voir Le sentiment du sujet, pp. 188-192. J’y évoque en particulier Jean de la Croix, Eckhart, Silesius, et la Querelle du pur amour déclenchée autour des thèses de Fénelon, montrant comment, via Leibniz et Shaftesbury, les concepts discutés en celle-ci passent au régime esthétique.

[46] Voir « Kant et Lucrèce », in A. Monet (éd.), Le Jardin romain. Epicurisme et poésie à Rome. Mélanges offerts à M. Bollack, Lille, Editions de l’Université de Lille3, 2003, pp. 265-280. Entre-temps est paru le livre d’Alain Boyer qui insiste, lui aussi, sur la caractère privilégié de la confrontation de Kant à Epicure, voir A. Boyer, Kant et l’épicurisme, Paris, PUF, 2003.

[47] Voir « Pietro Verri entre Locke et Kant. Subjectivité et popularité dans les Lumières milanaises », dans les Actes du colloque de la SIES La philosophie italienne, éd. par Yves Panafieu, Publications du Lurpi, Rennes, 2001, pp. 95-110 et les traductions faites avec Fosca Mariani Zini de Cesare Beccaria, Alessandro et Pietro Verri, Textes du Caffè (1764-1766): C. Beccaria, "Les plaisirs de l'imagination" (pp. 183-195); P. Verri, "Quelques pensées sur l'origine des erreurs" (pp. 69-72), "La bonne compagnie" (pp. 143-150); A. Verri, "Quelques pensées" (pp. 73-74), "Digressions sur l'homme aimable, l'ennui et l'amour-propre" (pp. 151-156), in R. Abbrugiati (éd.), Le café, Fontenay, ENS édition, 1997.

[48] Pour Dilthey en effet, le sujet connaissant kantien n’a en guise de « sang » que de la « sève délayée de raison », Introduction aux sciences de l’esprit (1883), traduit par S. Mesure, Paris, Cerf, 1989, p. 149. Au XXe siècle, de telles critiques abonderont depuis les rangs de la philosophie de la vie, de l’existentialisme ou de la phénoménologie (encore dans la Généalogie de la psychanalyse de M. Henrycité plus haut).

[49] Comme Le Laboureur, défenseur acharné de la thèse voyant dans le français la langue correspondant à « l‘ordre naturel des pensées » ; sur ces controverses, voir U.Ricken, Grammaire et philosophie au siècle des lumières, Lille, PUL, 1978.

[50] Voir « Une philosophie de la grammaire d'après Kant: la Sprachlehre d'A. F. Bernhardi », Archives de philosophie 55, 3, 1992 (pp. 409-435) et « De la grammaire générale à l’étude comparée des langues : Bernhardi et Humboldt » (sous presse), ainsi que les autres textes réunis dans le volume joint Philosophie du langage. Voir également sur le grammairien Adelung, « Dalla grammatica allo stile. Schleiermacher e Adelung. Riflessioni sull'individuazione nel linguaggio », Lingua e stile XXIX, 1994 ( pp. 373-393) ; et pour un persiflage des théories du langage au Siècle de Lumières, voir « Hamann et la langue des philosophes », Rue Descartes 26, 1999, pp. 93-105.

[51] J’ai rapporté pour le Dictionnaire des œuvres des PUF (1992) les tentatives de J. A. Eberhard et de K. L. Reinhold, qui comptent parmi les ancêtres du projet logiciste de la Begriffsschrift, mais dans les limitations d’un traitement purement lexical de la langue, contrepartie de l’abstraction grammairienne.

[52] Voir « Un tour du monde en 80 langues », dans mon volume W. von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, traduits, présentés et commentés, Paris, Seuil, "Points", 2000 ? 

[53] Voir en particulier : « Humboldt et la question de la comparaison » in ibid. ; « Humboldt, Abel-Rémusat et le chinois : la recherche de la correspondance », in J. Rousseau/D. Thouard (éds.), Lettres édifiantes et curieuses sur la langue chinoise. Wilhelm von Humboldt/Jean-Pierre Abel Rémusat (1820/1831). Un débat philosophico-grammatical, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d'Ascq, 1999 ; « Goethe, Humboldt : poétique et herméneutique de la traduction », in J. L. Chiff/G. Dessons (éds.), La force du langage. Rythme - Discours - Traduction, Paris, Champion, 2000 (pp. 197-215) ; « La difficulté de Humboldt », dans A.-M. Chabrolle-Cerretini (éd.), Editer et lire Humboldt, Les Dossiers de HEL 1, Paris, SHEL, 2002 ( http://htl.linguist.jussieu.fr/dosHEL.htm); « La situation des traductions de Humboldt en langue française », à paraître dans K. Müller-Vollmer, B. Schütz et B. Hurch (éds.), Humboldts Sprachwissenschaft. Wissenschaftsgeschichtliche Kontexte und Probleme der Edition, Paderborn, Schöningh.

[54] Voir Jean Quillien, L’anthropologie philosophique de Guillaume de Humboldt, Lille, PUL, 1991, et Michel Espagne, « Variantes, anthropologie et linguistique », dans De l’archive au texte. Recherches d’histoire génétique, Paris, PUF,1998, pp. 93-108.

[55] Voir son discours académique « Sur l’idée leibnizienne, encore inaccomplie, d’une langue philosophique universelle », traduit par C. Berner dans Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire, Paris, Seuil, 1999.

[56] F. Schleiermacher, Herméneutique, tr. C. Berner, Paris/Lille, Cerf/PUL, 1989.

[57] « Technique » renvoie davantage à l'individualité dans la langue, qui se traduit par le style compris comme combinaison singulière d'éléments linguistiques; « psychologique », qui a pu prêter à confusions, renvoie à l'activité de la pensée reconstruite depuis le langage (texte ou discours proféré), par approximation, comparaison et hypothèse (la « divination » herméneutique consiste à deviner, sans empathie, la signification individuelle visée par l'acception singulière du discours).

[58] F. Ast a bien tenté de réunir « grammaire, herméneutique et critique » comme auxiliaires de la philologie, mais sa présentation idéaliste de la grammaire est caricaturale, voir F. Ast, Grundlinien der Grammatik, Hermeneutik und Kritik, Landshut, 1808. Les auteurs du début du XIXe siècle se réfèrent à la grammaire générale de leur temps, et les grammairiens confortent cette séparation des tâches en laissant à la philologie la dimension historique et individuelle du langage (la « parole » ou le « discours »). Ainsi A. F. Bernhardi dédie-t-il sa Sprachlehre (Berlin, 1801-1803) à son « très cher maître » F. A. Wolf.

[59] Bien que les utilisations de l'oeuvre de Humboldt se soient le plus souvent efforcées de le scinder en un spéculateur brumeux et un relativiste empirique, il n'était ni l'un ni l'autre : ni linguiste, ni philosophe, parce que l'un et l'autre.

[60] Voir ma synthèse « F. Schlegel de la philologie à la philosophie (1795-1800) » (pp. 17-66), « avant propos » (pp. 9-15), « F. Schlegel et la philosophie : une bibliographie 1980-2000 » (pp. 203-216) dans Symphilosophie. F. Schlegel à Iéna, Paris, Vrin, 2002 ; le livre Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 1996 (avec bibliographie pp. 61-65), ainsi qu’à mes études suivantes: “De la difficulté qu’il y a à se faire entendre du public. Friedrich Schlegel et l’incompréhension”, Idéalisme et romantisme, Cahiers de Fontenay 73/74, 1994, pp. 39-66; (avec A. Lagny), “Schlegel lecteur de Lessing. Réflexions sur la construction d’un classique”, Etudes germaniques 53, 1997, pp. 609-627; “La Grèce de Friedrich Schlegel entre Homère et Platon”, in D. Montet/F. Fischbach (éds.), La Grèce au miroir de l’Allemagne, Kairos 16, 2000, pp. 59-84; “L’invention du romantisme dans la philologie classique: Schlegel et Wolf”, Proceedings of the International society for the classical tradition, (inédit, repris dans Symphilosophie).

[61] Il faudrait cependant observer que les philosophes n’ont pas été si naïfs qu’une telle présentation le laisserait penser : Leibniz considère que la connaissance adéquate n’est pas pour nous, sauf peut-être quand nous pensons avec des nombres (Méditation sur la connaissance, la vérité et les idées, 1784) ; Kant, pour sa part, sait bien ce qui distingue la connaissance mathématique, où l’on peut « construire » des concepts, et la connaissance philosophique, où ceux-ci doivent être gagnés sur et contre le langage courant, et de toute façon doivent être « sensibilisés », c’est-à-dire « schématisés » pour être employés. Josef Simon insiste à juste titre sur les implications de ces restrictions (Kant. Die fremde Vernunft und die Sprache der Philosophie, Berlin, NY, Walter de Gruyter, 2003), mais on peut considérer que l’ensemble des commentateurs y a été moins attentif.

[62] Dans « Kant et l’herméneutique », Archives de philosophie, 61, 1998, pp. 629-658.

[63] Eichhorn précise bien la différence entre la démarche kantienne et l’interprétation : « Jusqu'à présent, l'interprétation (Auslegung) voulait dire présentation du sens (Darstellung des Sinns) que l'écrivain a attaché à ses mots; celui qui privilégie un sens moral, qui n'est pas dans les mots de l'écrivain d'après la langue et le contexte, par rapport au résultat de l'explication grammaticale, cesse d'être un interprète (Ausleger) », « Über die kantische Hermeneutik », Allgemeine Bibliothek der biblischen Literatur VI/1, 1794, p. 53.

[64] C’est ce que l’on peut alléguer pour défendre la tentative de Werner Alexander d’en proposer un « portrait-type » sur deux siècles, nonobstant les saut importants et les différenciations à faire entre les doctrines, voir son Hermeneutica generalis, Stuttgart, M & P, 1993.

[65] Quant à Ast, il feint de partir de la non-compréhension, mais c’est pour aussitôt se doter d’un « esprit » permettant de retrouver l’identité métaphysique du sujet et de l’objet. Voir mon introduction à Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, dont la dernière partie a été retravaillée à l’occasion du colloque de Cerisy « Herméneutique : textes, sciences » de 1994 en « Les trois possibilités de l’herméneutique après Kant » [F. Rastier, J.-M. Salanskis & R. Scheps, Herméneutique : textes, sciences , PUF, coll. "philosophie d'aujourd'hui", 1997 (pp. 33-55)], dans Critique et herméneutique, ch. 3, -« De la difficulté qu'il y a à se faire entendre du public. F. Schlegel et l'incompréhension », Idéalisme et romantisme, Cahiers de Fontenay 1994., (pp.39-66), et „Verstehen im Nichtverstehen. Zum Problem der Hermeneutik bei Humboldt“, Kodikas/Code 21, Tübingen, 1998,pp. 271-285 (inséré dans le recueil Philosophie du langage).

[66] Voir Critique et herméneutique, ch. 1.

[67] Voir dans Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, Lille, PUS, 1996, p. 250.

[68] Schleiermacher, Herméneutique Twesten 1809-1810, § 1 Herméneutique, tr. Chr. Berner, Cerf-PUL, 1989, p. 73.

[69] Ibid., 1805, p. 11.

[70] Ibid., p. 13.

[71] Voir „Verstehen im Nichtverstehen. Zum Problem der Hermeneutik bei Humboldt“, Kodikas/Code 21, Tübingen, 1998, pp. 271-285 (inséré dans Philosophie du langage).

[72] J’ai cherché à le montrer en introduisant à Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand ainsi que dans « Les trois possibilités de l'herméneutique après Kant », in Herméneutique : textes, sciences, op. cit.

[73] C’est notamment le cas de l’herméneutique de Gadamer qui, 1) bien qu’il insiste sur la finitude du sujet qui ne peut être que « porté », voire « emporté » par le flux de la tradition se manifestant, et 2) bien qu’il plaide pour un apparent libéralisme de la multiplicité des interprétations, l’interprétation étant « différente » en tant qu’elle fait apparaître un aspect nouveau de « l’être » qui « en tant qu’il peut être compris » est « langage », semble acquis à l’idée (tant dans sa pratique herméneutique que dans sa théorie) que l’interprétation aboutit toujours à un sens suffisamment bon eu égard aux circonstances, et même aussi bon qu’un autre.

[74] Voir Schleiermacher, Dialectique, traduit et présenté par C. Berner et D. Thouard, Paris, Cerf, 1997 ; ainsi que mon étude „Gefühl und Urteil in Schleiermachers Dialektik“, in Chr. Kranich/Chr. Helmer/B. Rehme-Iffert (éds.), Schleiermachers Dialektik. Die Liebe zum Wissen in Philosophie und Theologie, Tübingen, Mohr-Siebeck, „Religion in Philosophy and Theology“, 2002, pp. 120-131.

[75] « De l’impossibilité de comprendre » (1800), traduit dans Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, op. cit.

[76] Comme le font Dilthey et Gadamer à leur façon, et comme le faisaient toutes les herméneutiques jusqu’au XIXe siècle, proposant soit sous forme de fréquents renvois à d’autres ouvrages pour des développements ou des justifications, soit par des introductions historico-bibliographiques, des éléments d’histoire critique de leur propre discipline. Ainsi Dannhauer et Ludwig Meyer évoquent Flacius Illyricus, Heumann Le Clerc et Robortello, les rééditions de Glassius ou l’Initio interpretis N. T. d’ Ernesti, qui sont des manuels, évoquent à peu près toute la littérature existante sur les questions qu’ils abordent, ou encore Griesbach fournit en bonne et due forme une histoire de l’herméneutique ; voir mon étude « Wie Flacius zum ersten Hermeneutiker der Moderne wurde. Dilthey, Twesten, Schleiermacher und die Historiographie der Hermeneutik“, in F. Vollhardt (éd.), Die Geschichte der Hermeneutik und die Methodik der textinterpretierenden Disziplinen, Tübingen, Niemeyer, „Dokumente und Studien zur frühzeitlichen Hermeneutik“ (à paraître).

[77] Dans son livre Verstehen und Rationalität cité plus haut, Oliver R. Scholz a établi une généalogie de ce concept central dans une conception rationaliste de l’herméneutique, dans le but de réhabiliter, à partir de la « préhistoire » méconnue de la philosophie analytique, la tradition « éclairée » de l’herméneutique générale. Scholz tient pour « invraisemblable » que Wilson ait eu connaissance de ses prédécesseurs et s’y soit référé intentionnellement, p. 89. Dans une autre perspective, Jean Greisch a rappelé l’apport de Meier, voir La raison herméneutique, Paris, Cerf, 1985 et Le cogito herméneutique, Paris, Vrin, 2000.

[78] Dans son Discours de métaphysique, Leibniz écrit « toutes les propositions contingentes ont des raisons pour être plutôt ainsi qu’autrement […] ces raisons ne sont fondées que sur le principe de la contingence ou de l’existence des choses, c’est-à-dire sur ce qui est ou qui paraîtle meilleur parmi plusieurs choses également possibles » (DM, § 13). Si l’on veut, comme Leibniz, « concilier le langage métaphysique avec la pratique » (§ 15), il faut distinguer ce qui émane de Dieu, à quoi l’on ne peut jamais attribuer trop d’ordre ou de sens, et ce qui concerne les hommes, pour éviter l’erreur de sur-interpréter les conduites et les discours, comme les « politiques outrés qui s’imaginent trop de raffinement dans les desseins des Princes, ou comme font des commentateurs qui cherchent trop d’érudition dans leur auteur » (§ 19). L’usage du principe de raison doit être adapté à son objet.

[79] Par exemple De Doctr chr III, 10-15, à propos de l’identification d’une expression figurée.

[80] F. Rastier ne manque jamais de rappeler ces « inspirations » perdues dans son livre sur le trivium, Arts et sciences du langage, Paris, PUF, 2000. Il suffit de consulter des ouvrages comme L’histoire de la linguistique des origines au XXe siècle de Georges Mounin (Paris, PUF, 31974, 230 p.) ou le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage d’Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov (Paris, Seuil, 1972) pour disposer d’un aperçu de l’auto-réflexion historique des sciences du langage dans les années 1970. Les travaux d’histoire de la linguistique menés sous l’impulsion de Jean-Claude Chevalier puis de Sylvain Auroux, non moins que la « redécouverte » de la rhétorique dans les années 1970 a depuis en partie changé la donne, mais l’innocence reste bien partagée.

[81] Je renvoie à mon étude de Nietzsche, « Le cyclope et le centaure. Nietzsche et la philologie entre mythe et critique », dans M. Crépon (éd.), Nietzsche, L’Herne, 2000, reprise dans le chapitre 4 de Critique et herméneutique, ainsi qu’au reste de ce chapitre, notamment à l’examen des réflexions d’Usener et de Dilthey.

[82] Par exemple Welcker, dès 1841, expliquait que la philologie était une discipline scolaire comme une autre et les philologues une corporation (ein Stand) comparable à celle des médecins. F. G. Welcker, "Über die Bedeutung der Philologie" (1841), in Kleine Schriften zur griechischen Literatur, Th. III, Bonn, Ed. Weber, 1861, pp. 1-16; sp. p. 12-13.

[83] Voir par exemple W. F. Otto, Essai sur le mythe, édition bilingue, Mauvezin, TER, 1987. R. Schlesier et R. Faber ont analysé à plusieurs reprises les philologues et mythologues d’inspiration nietzschéenne. Voir également la présentation d’ensemble des débats sur le mythe par Chr. Jamme, Gott an hat ein Gewand, Francfort, Suhrkamp, 1991, avec la bibliographie.

[84] Je renvoie aux chapitres correspondants de Critique et herméneutique : j’ai cherché à montrer comment, en matière d’herméneutique, Heidegger avait sélectionné dans l’héritage diltheyen les dimensions de finitude de l’expérience vécue au détriment du projet d’une connaissance appropriée au monde historique ; pour Gadamer, je me suis contenté d’en souligner le dogmatisme et l’incapacité à affronter véritablement un texte déterminé.

[85] K. O. Apel, Transformation der Philosophie, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1974.

[86] J’ai cherché à en donner un aperçu synthétique dans le numéro 129 de la revue Langages préparé en mars 1998 par Simon Bouquet, Diversité de la science du langage aujourd’hui. Figures, modèles et concepts épistémologiques : « Philologie et langage. A propos de Jean Bollack et du Centre de recherche philologique de Lille », pp. 64-75.

[87] Je m’appuie dans ce qui suit sur mon article « Qu’est-ce qu’une ‘herméneutique critique’ ? », Methodos 2, 2002 (pp. 289-312).

[88] Voir « Philologie et Langage », art. cit., p. 70-72.

[89] J’ai commenté en particulier le recueil d’études Poésie contre poésie. Celan et la littérature, Paris, PUF, 2001, dans « La contre-poésie de Paul Celan », La Polygraphe 20-21, 2001 (pp.269-274), et Sens contre sens, Aubenas, La passe du vent, 2000, dans « L’enjeu de la philologie », Critique 672, 2003, pp. 346-359.

[90] Chez Gadamer, un tel “dialogue” présuppose subrepticement une prosopopée de la tradition : c’est elle qui me parle à travers le texte.


BIBLIOGRAPHIE


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©  mars 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : THOUARD, Denis. Le sujet dans la langue. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Thouard_Sujet.html>. (Consultée le ...).