L'ENGAGEMENT DE PAUL CELAN

Werner WÖGERBAUER
Universitéde Nantes / CNRS

(Texte publié dans Etudes germaniques, 2000, vol. 55, n°3, p. 595-613)

I.

Dans quelle mesure un texte est il déterminé par une réalité extérieure, et dans quelle mesure cette détermination externe est elle relayée et relevée dans la logique interne des poèmes ? La question, plus qu'une autre féconde, a été posée par Peter Szondi en 1971 [1]. Il pensait alors aux références biographiques et livresques qui, dans la mesure où le poème les suppose et fait reconnaître, forment un préalable à l'interprétation — dont l'enjeu serait précisément de montrer leur intégration dans la continuité d'un projet d'écriture.

L'extériorité peut être comprise différemment si l'on considère l'interaction entre le poème et ses conséquences sociales et politiques. Elle serait, non pas antérieure, mais postérieure à la rédaction, et concernerait donc non pas une origine du poème, mais lui attribuerait une visée située en dehors de la langue. C'est l'exigence formulée de l'action poétique, d'une intervention dans les débats politiques contemporains et quotidiens. Celan n'a pas prêté sa voix à des interventions de ce genre. Peut être faudrait il dire que ses interventions se sont produites dans la matière même des poèmes, comme autant de prises de position, fermes et dures, impliquant une actualité, mais formulées dans le repli sur sa situation à la fois personnelle et poétique.

Un poème de Atemwende permet de saisir ce principe d'une identification qui fait coïncider la lutte que Celan menait au sein de la langue et la lutte contre les répressions, passées et présentes, dont il se sentait solidaire :
 

Mit den Verfolgten in spätem, un-
verschwiegenem,
strahlendem
Bund.

Das Morgen-Lot, übergoldet,
heftet sich dir an die mit-
schwörende, mit-
schürfende, mit-
schreibende
Ferse.
[2]

Un double rythme ternaire donne à ses strophes un élan définitionnel. Les triades traduisent ici moins les différentes étapes d'une analyse qu'un mouvement d'intensification et d'orchestration, à l'intérieur de deux unités, un même crescendo portant chacun à son point culminant. Les deux aboutissements sont d'ailleurs mis en relief par la disposition typographique, par la diminution progressive de la longueur des vers dans chaque strophe, comme par une inversion de la loi des membres croissants de l'ancienne rhétorique ; le dernier vers est formé chaque fois par un mot : “ Bund ”, puis “ Ferse ”, où l'on perçoit l'alternance des rimes masculines et féminines, constitutive d'un rythme Heinéen.

Le “ je ” et le “ tu ”, si présents, si importants pour la compréhension non seulement des poèmes de Atemkristall, ne sont pas nommés par la première strophe ; mais il se pourrait bien que le poème les situe, tous deux, dans une alliance avec les victimes des persécutions. On est tenté, et sans doute obligé, de rapporter le mot “ Verfolgte ” aux “ Verfolgungen ”, qui définissaient, dans le vocabulaire de l'après guerre, la répression mise en œuvre par les nazis. La désignation resitue le modèle des persécutions religieuses (“ Christenverfolgungen ”, puis “ Judenverfolgungen ”) dans un ordre politique. Le sigle administratif VdN (“ Verfolgte des Naziregimes ”) était en usage en Allemagne de l'Ouest, et avait son abréviation homologue à l'Est (OdF — “ Opfer des Faschismus ”).

L'alliance (“ Bund ”) est qualifiée trois fois : “ spät ”, elle a la vérité de ce qui vient tard, en second — les occurrences sont nombreuses dans l’œuvre ; “ un verschwiegen ”, c'est d'abord dire qu'elle se donne à reconnaître, à la manière d'une profession de foi publique ; “ strahlend ”, elle brille de sa luminosité seconde, plus encore, elle irradie l'ensemble de la création verbale. L'œuvre en est traversée, la solidarité jamais absente. L'accent d'une confirmation que l'on perçoit dans le poème est fréquent dans ce cycle de Atemwende, comme si ces poèmes avaient tous pour but la vérification d'un non dysfonctionnement. Oui, la parole reste ajustée aux événements qu'elle s'obstine à dire (“ Ein Aug [...] wird all dem gerecht ” [3]) ; oui, le poète a cette fermeté qui lui permet de fouiller la tradition de la langue, avec tous les chants qui s'y sont déposés : “ Du bist der liedfeste Wimpel ” (“ liedfest ”, comme on dit “ bibelfest ”, proprement “ incollable ” dans le domaine du chant). Partout, c'est la réussite ; oui, le transfert est accompli : “ Die [...] Fähre : // sie setzt / Wundgelesenes über ”, dans le poème qui précède immédiatement Mit den Verfolgten. On est ainsi amené à comprendre que l'alliance proclamée forme un préalable de plus, une condition première de sa poésie, un élément constitutif dont la présence et la validité sont ici réaffirmées.

La deuxième strophe, après ce rappel, distingue davantage les rôles. L'engagement historique est d'abord l'affaire de la personne, avant d'être celui du poète. Celui ci reçoit les attributs, les insignes d'une utopie profondément transformée. “ Morgen Lot ” en effet, condense dans sa matière verbale, un faisceau de significations. Comme souvent, une paronomase complexe s'établit avec un autre mot, attendu et appelé par le contexte. Il est dit et refusé à la fois, contredit par un autre qui s'y substitue et qui en est l'analyse : si “ Morgen Lot ” s'est imposé en lieu et place de “ Morgenrot ”, c'est d'abord parce que l'utopie d'une “ aube ” a été brisée ; la place du drapeau rouge est prise par l'aplomb d'une sonde plongée dans les profondeurs. L'avenir, pour le poète, est devenu l'avenir de ce passé-là, où les meurtres ne sont pas moins présents que les morts eux-mêmes. “ Morgen ” est en consonance avec “ Morden ”, et le mot peut en outre être étymologisé par le français “ morgue ”, si bien qu'un espace proprement mortuaire s'ouvre à l'exploration. C'est, dans les termes d'un poème de Die Niemandsrose, “ diese / zuweilen mit dir / in die Stunde gesenkte / Schwere ” [4], un poids destinal (là aussi, on pourrait faire intervenir le français : c'est son “ lot ”, la tâche qui lui incombe). Les manuscrits montrent que Celan avait d'abord écrit : “ das unauslotbare Morgen ” [5], ce qui montre bien que le mot “ Lot ” reste déterminé par l'illimité de l'abîme. La tâche est sans fin.

La sonde a l'abondance de l'or, qui a en même temps recouvert sa couleur d'origine (“ übergoldet ” [6]). L'or, obtenu dans l'alchimie du verbe par la transformation du silence, pourrait désigner dans ce contexte la parole poétique refaite, produite par l'alliance de la première strophe. C'est comme si la verticale de la parole refaite, réunissant l'abîme et l'or qui en surgit, accompagnait le poète partout, selon le sens courant du tour “ sich an jemandes Fersen heften ” : le suivre sans relâche, s'attacher à ses talons. Pourtant, ce sens courant est subverti, ne serait ce que par le passage au singulier dans “ Ferse ”, démétaphorisé et en même temps affecté d'une valeur abstraite nouvelle ; il désigne de nouveau une partie du corps, mais dans une redistribution entièrement libre, où le “ talon ” peut devenir un organe de la parole, comme le sont d'ordinaire la “ bouche ” ou la “ main ”. Le talon qui représente la main écrivant, c'est aussi, par le biais du talon d'Achille, la blessure à laquelle cette verticale indéfectible se rattache [7].

Là encore, la matière verbale prépare par l'homophonie du talon (“ Ferse ”) et des vers (“ Verse ”) la transformation, qui par une sorte de “ versification ” du membre scelle son intégration dans le domaine de l'écriture. Le talon s'oppose, il produit un renversement (versus) ; aussi peut-il être qualifié dans cette adéquation : comme “ mit schwörend ”, “ mit schürfend ” et “ mit schreibend ”. La promesse qui soutient l'œuvre entière [8] conduit, par un travail de fouille de la langue allemande [9], à une parole libre. Les plus petites parcelles de langage concourent à la resémantisation ; même le consonantisme des verbes conduit à des rapprochements signifiants : “ schwör ” et “ schwer ”, le serment et lourdeur, après “ unverschwiegen ” dans la première strophe ; “ schürf ” et “ schür ”, la fouille qui passe par une écorchure constamment avivée. Aucun de ces stades, enfin, ne se départit de son ancrage dans une finitude que font entendre avec insistance les syllabes terminales des participes : “  ende ”. De toute évidence, “ mit ”, placé trois fois en fin de vers, répond au “ mit ” de l'incipit. La préposition devient quasi théma­tique : c'est trois fois “ mit den Verfolgten ”, si bien que la triple alli­tération du serment, de la fouille et de l'écriture pourraient bien circonscrire l'“ alliance ” du vers 4.

Les persécutés, dans la logique esquissée, ce sont d'abord les morts de l'histoire [10]. Le poète peut reconstruire leur généalogie, leur restituer une lignée dans le texte, où, par un renversement, ils deviennent “ verfolgbar ”, selon un sens nouveau : on peut suivre leur trace à rebours des persécutions, en se laissant guider par elles : “ mit / der auf Hyänenspur rückwärts, / aufwärts verfolgbaren / Ahnen  / reihe Derer- / vom Namen und Seiner  / Rundschlucht ” [11]. Peut être la situation biographique, les attaques dont Celan fut l'objet, et la suspicion clinique d'un délire paranoïaque (“ Verfolgungswahn ”, le délire de persécution) permettent ils de saisir ici les raisons d'une identification approfondie : il assumait et retournait le reproche, en se servant du délire, pour poursuivre (“ verfolgen ”), à coup de sonde, l'exploration du néant.

II.

La dimension politique de l'œuvre n'a pas été perçue, loin de là, au moment où les premiers recueils de Celan ont paru. Dans les années cinquante, Celan a parfois été assimilé à l'idée qu'on se faisait de la poésie française en Allemagne et qui se résumait le plus souvent à quelques idées reçues sur le surréalisme et le symbolisme, amalgamés sous le signe de la gratuité et du renoncement à toute signification [12]. Ces préjugés appartenaient d'abord aux tenants d'une poésie inspirée, Hans Egon Holthusen ou Erhart Kästner. On ne parvenait pas à isoler dans la poésie de Celan un “ message ” transmis par l'“ esprit de la langue ” (“ Sprachgeist ”), comme on pouvait encore le faire chez Rilke. En déplorant cette carence, la critique révélait son refus des positions expérimentales de Celan. L'incompréhension frappait en fait un genre du lyrisme, la poésie “ ïambique ” et sa verve subversive et satirique, polémiquement dirigée contre la poésie antérieure, et se référant à la guerre. D'autres, en revanche, ont soutenu une filiation symboliste pour mieux dénoncer la sacralisation et le retrait de la sphère politique. Là encore, le reproche portait sur l'absence d'un message, plus précisément d'un contremessage, opposé à celui des traditionalistes ; attendu et requis, il devait mettre la poésie aux prises avec la société. Ainsi, dès la première apparition de Celan au sein du Groupe 47, en 1952 à Niendorf, la controverse eut ces deux pôles : la “ poésie pure ”, en français dans le texte, et la poésie engagée [13]. Au “ message ” des traditionalistes était opposé le “ contre message ”, qui conduisait à un infléchissement vers la réalité sociale et politique.

Des travaux récents permettent de mieux cerner la place ou le “ non lieu ” de Celan dans le Groupe 47 ; les mécanismes d'exclusion, que le noyau du groupe avait su mettre en œuvre, pouvaient, ce fut le cas de Celan, prendre la forme d'une intégration superficielle. Dans l'esprit de certains membres, le réexamen de la langue et des formes artistiques devait rester l'affaire des Allemands; c'était un programme d'auto purification [14].

La suspicion à l'égard de Celan visait une continuité supposée, formelle aussi bien que thématique. Le Groupe 47 à cet égard ne se distinguait qu'en apparence d'autres horizons, plus autrichiens par exemple, comme la Wiener Gruppe, dont l'un de principaux représentants, et en même temps l'historien attitré, Gerhard Rühm, écrivait encore en 1964, dans un livre où il fait l'histoire de la mouvance : “ allerdings, was als postsurrealismus (paul celan) eben in mode kam, lehnten wir als symbolistisch verpanschten aufguss ab — das war drauf und dran, eine neue mythisierung einzurichten ” [15]. L'attaque était particulièrement violente ; depuis, le jugement ne semble pas avoir été révisé [16]. Rühm présente la poésie de Celan comme une production secondaire et affadie, un mélange trafiqué de modèles d'avant guerre. En même temps, le reproche d'une remythification traduit la méconnaissance du geste fondateur de la poésie de Celan, qui reproduit la tradition pour la destituer. La réutilisation de la haute poésie était jugée incompatible avec l'expérimentation poétique, dont, à la différence du Groupe 47, les Viennois se prévalaient.

Il s'agit, des deux côtés, de la même non reconnaissance des ruptures que Celan introduit dans la poésie. On la considérait et la rejetait, comme la continuation d'une poésie atemporelle, et dépolitisée. A l'occasion, Celan pouvait même devenir l'emblème du refus de l'actualité ou de l'actualisation. On tient un témoignage de cette véritable assignation dans le poème Goldener Schnittmusterbogen zur poetischen Wiederaufrüstung de Hans Magnus Enzensberger : “ patron de couture doré pour le réarmement poétique ” [17]. En 1957, dans son premier recueil, Enzensberger recense les attitudes de ce qu'il prend pour un conservatisme littéraire ; il l'accuse de vouloir renouer avec un lyrisme éternel (“ Das Unvergängliche ”) et d'exclure de son champ de vision les violences sociales. Enzensberger dénonce la soumission au pouvoir, un art voué au divertissement et propageant la bêtise (“ Stiftet lieber, was bleibet : die Dummheit  ”). Sa diatribe n'épargne pas les formes désabusées de la modernité. On reconnaît des allusions à Benn et Eich (“ auch Urin und Gebärmutterkrebs sind erlaubt ”). L'opposition initiale s'établit cependant entre, d'une part, un lexique cru et réaliste, historique et social, et d'autre part, le vocabulaire d'un lyrisme poétisant et immuable  [18] :

Abschußrampen, Armeebischöfe, Security risks,
leider: Vokabeln ohne Aroma, keineswegs holzfrei,
kaum zum Goldschaum der Kantilene zu schlagen,
kaum für Trobadore geeignet.

Asphodelen
viellieber,
Mohn und Metaphysik, auch Urin
und Gebärmutterkrebs sind eher noch erlaubt,
wenn schon Moderne, […]

“ Mohn und Metaphysik ”, l'exemple d'un titre de recueil qu'Enzensberger signale comme pouvant résumer la position traditionaliste, parodie bien entendu le premier recueil de Celan, Mohn und Gedächtnis. Enzensberger substitue la “ métaphysique ”, entendue polémiquement comme un domaine trop éloignée du réel, à la “ mémoire ”. L’une est abusivement confondue avec l'autre. Celan devait comprendre l'attaque comme une négation franche de l'effort de remémoration qui est au centre de sa poésie. On en contestait la référence constante à l'histoire. La déformation polémique fournit peut être une explication à l'hostilité constante et croissante de Celan à l'égard de Enzensberger  [19], malgré les témoignages de reconnaissance qui celui-ci a pu donner par la suite [20] Il a poétiquement répliqué.

Le conflit culmine au cours de l'année 1962, lorsque le Groupe 47, pour fêter les quinze ans de son existence, prépare un volume rétrospectif, destiné avant tout à mettre en relief son propre rôle dans la vie littéraire d'après guerre. Malgré les réticences de Hans Werner Richter et après un certain nombre de tergiversations, Celan est finalement invité à donner une contribution. Il accepte d'abord, puis revient sur son accord ; mais alors les éditeurs ne veulent plus retirer les textes [21]. La même année, une présentation du lyrisme allemand d'après guerre par Peter Rühmkorf, commanditée par Richter, ne fera pas mention de Celan et mettra au sommet la triade Grass, Enzensberger et... Rühmkorf lui même [22].

Celan décline ensuite l'invitation à la rencontre annuelle du Groupe 47 en octobre 1962, expliquant dans une lettre à Richter les raisons objectives de son empêchement, sans revenir dans la correspondance sur le différend qui les opposait [23]. Celui ci se fait jour avec une violence plus ouverte que jamais, dans Huhediblu [24], dont les premières strophes prennent un relief particulier quand on sait que la rencontre de 1962 eut lieu à Berlin Wannsee, vingt ans exactement après la conférence de janvier 1942 qui devait planifier l'extermination des juifs d'Europe.

La lourdeur (Schwere), produite par une mélancolie (Schwermut), est chez Celan la condition de le lévitation [25]. Le poème Les Globes dans Die Niemandsrose réaffirme la capacité de faire s'envoler les pesanteurs extrêmes. Huhediblu, le poème suivant, débute par un nouveau coup de sonde, une nouvelle prise d'aplomb. Une triple invocation, à la manière d'une formule magique, cerne la matière à transformer qu'il rencontre dans le domaine de la langue, sur ses “ chemins ” et sur ses “ laies ” :

Schwer-, Schwer-, Schwer-
fälliges auf
Wortwegen und -schneisen.

Ce n'est pas tout. La matière linguistique s'enrichit — c'est la circonstance particulière de ce poème ci — d'un bruit chuchoté, produit par des poètes, par les “ rejetons des poètes proscripteurs ”. C'est un langage produit par une conspiration d'ennemis — une langue pervertie, reptilienne et batracienne, un coassement fait de viscères ; la “ main ” et le “ doigt ”, organes du poète, ne produisent que cette excroissance, un “ mésentère ” de l'horreur :

Und —ja—
die Bälge der Feme-Poeten
lurchen und vespern und wispern und vipern,
episteln.
Geunktes, aus
Hand- und Fingergekröse, darüber
schriftfern eines
Propheten Name spurt, als
An- und Bei- und Afterschrift, unterm
Datum des Nimmermenschtags im September —:

Le nom du prophète, qui court à l'état de trace au dessus de cette production, semble être celui de Samuel, le prénom du fondateur de la maison d'édition de Celan, le “ S. Fischer Verlag ”, où il reste présent sous forme d'abréviation [26]. Le “ nom ”, qui désigne d'ordinaire le mot ajusté, serait ici projeté dans une forme d'aliénation, comme égaré, servant de caution à ce qu'il n'est pas; il est installé dans la soumission, selon le double sens de “ spuren ” : écriture altérée, il se prête et obéit. La corrélation entre “ darüber ” et “ unterm Datum ” pourrait indiquer que ni le nom du prophète, ni la date ne sont à leur place. La date en effet est une date “ en septembre ” ; le nom du mois contient le chiffre “ sept ”, réunissant la saison tardive, la judéité de la ménorah (“ Siebenleuchter ”) et une notion de plénitude, selon le vers “ Sieben Rosen spâter rauscht der Brunnen ” du poème Kristall [27]. “ Nimmermenschtag ” pourrait ainsi s'entendre comme la date fondatrice de l'extermination, le “ dernier jour de l'humanité ”, doublement : le jour où l'humanité se serait dépouillée de ses qualités humaines en décidant l'anéantissement des “ hommes ”. Le 20 janvier, la date de la conférence de Wannsee, qui selon le Méridien est au centre de la poésie de Celan, aura ainsi été tranféré au mois de septembre qui désigne l'accomplissement de la poésie. C'est une proximité insoutenable, qui fait ressortir la contradiction entre le bruissement de la fontaine et les coassements des ennemis.

Les strophes 3 à 5 confirment que Celan se réfère bien à cette date historique. Le nom du lieu est réinterprété, il fournit les éléments d'une interrogation sur le temps des floraisons adéquates et sur le lien entre poésie et horreur :

Wann,
wann blühen, wann,
wann blühen die, hühendiblüh,
huhediblu, ja sie, die September-
rosen?

Hüh — on tue… Ja wann?

Wann, wannwann,
Wahnwann, ja Wahn, —
Bruder
Geblendet, Bruder
Erloschen, du liest,
dies hier, dies:
Dis-
parates —: Wann
blüht es, das Wann,

[…]

Le développement de la strophe 3 est arrêté à plusieurs reprises, il surmonte une résistance. La floraison n'est dite qu'après un passage par la décomposition syllabique de “ blühen die ”, varié d'abord en “ hühendiblüh ” puis en “ huhediblu ”, où l'on perçoit les cris (“ hu ”, “ he ”) accompagnant les persécutions. Ils annoncent les interjections d'un cocher commandant son attelage “ hüh ”, dans la strophe suivante, et “ hott ”, à la fin du poème ; c'est l'écho des “ hep ! hep ! ” railleurs des auteurs des pogromes [28]. La deuxième moitié, “ diblu ” prépare en revanche une nouvelle “ fleur ”, comme dans le poème “ Blume ”. La langue des persécuteurs est présente dans celle qui conduit aux floraisons adéquates. Décomposée et recomposée, elle permet de vaincre la résistance : “ ja sie ”, et d'aboutir aux “ roses de septembre ” que sont les poèmes.

La strophe 5 approfondit ce mouvement réflexif, comparable à celui qui dans Eine Gauner  und Ganovenweise, conduit de “ Mandelbaum ” à “ aum ” en passant par le chandelier de la ménora [29] : le redoublement fait apparaître la dualité du “ wann ” : à la fois retour sur un passé, sur un événement qui a sa date, qui s'est inscrit dans le lieu où il a eu lieu, et interrogation sur la re production d'une floraison qui dit le retour de cet événement. Le délire est de la partie, lui aussi est double. A la folie des meurtriers s'oppose une folie poétique, qui s'appuie sur le délire de la persécution. La paranoïa parfois reprochée à Celan est investie en un autre délire, créateur et pleinement assumé : “ ja Wahn ” [30].

Celan s'adjoint ensuite un allié, frère en poésie. L'“ aveuglement ” et l'“ extinction ” font de lui un “ tu ”, un poète. Il est appelé à lire cela même que la décomposition des particules du langage a préparé : une matière dissociée, une dissonance plus juste (“ Dis  ”), qui nourrit la réplique et offre les possibilités d'une “ parade ” — la possibilité de parer les coups. Ainsi il peut contrer ce qui dans sa langue est accueilli, le transformer, et le conduire dans un lointain à lui, qui est marqué par la poésie française. La question de la strophe 3 est en effet la traduction allemande d'un vers de Verlaine : “ Ah quand refleuriront les roses de septembre ”, qui sera repris, en français, cette fois ci, et transformé, à la fin de Huhediblu :

Oh quand refleuriront, oh roses, vos septembres ?

La charge contre les écrivains du Groupe 47 est violente. Celan désigne en eux les fils spirituels des écrivains nazis, de ceux qui livrèrent les juifs et leurs adversaires à la vindicte des tueurs. Il sont à la fois “ rejetons ” et, selon un autre sens du mot “ Balg ”, les “ soufflets ”, instruments producteurs d'un souffle dénaturé. La “ Feme ”, le tribunal de la Sainte Vehme, n'agit pas à découvert, elle cherche à atteindre ses victimes en gardant le secret de ses délibérations. Comme “ Feme ” pourrait aussi être rapproché du latin “ fama ”, ce mot dénonce les diffamations qui cherchaient à atteindre la “ réputation ” de Celan à travers l'accusation de plagiat. Le poème s'inscrit donc clairement dans le contexte de l'affaire Goll, que Celan analysait de fait comme un signe de la continuité du nazisme et de sa résurgence.

Il se convainc de parler sans retenue : oui (“ ja ”, au vers 4), ces gens là peuvent être assimilés à des nazis ; oui, on entend, dans leur messes basses, la langue vipérine d'un Will Vesper, représentant éminent, s'il en fût, de la poésie militante du Troisième Reich. Ainsi, sans nul doute, Huhediblu se distingue au sein de l'œuvre par la virulence du propos ; il faudrait dire aussitôt que la veine sarcastique affleure ici plus qu'ailleurs mais qu'elle n'est pas absente des autres poèmes, quels qu'aient été les efforts déployés pour passer sous silence leur contenu polémique et blasphématoire.

La charge est foncièrement anti germanique, d’autant que, selon la leçon des ébauches du poème, la série des alliés français et russes — Verlaine, Apollinaire et Ossip Mandelstam — accueille aussi deux écrivains allemands qui sont juifs : Kafka et Arnold Zweig. Le titre envisagé un temps par Celan: ... à l'allemande, désignait une poésie qui se rend complice des meurtres en fournissant aux meurtriers un supplément d'âme. Il s'agit d'une citation du poème Schinderhannes d'Apollinaire, que Celan avait traduit [31]. Dans les dernières strophes de Huhediblu, ce thème est rapproché d'un poème d'Enzensberger, Call it love [32]. Le sarcasme fait d'un mot d'amour un mot guillotine ; il dénonce le masque d'une fausse sympathie, d'une solidarité affichée par l'adversaire. Call it love : “ On peut appeler cela de l'amour — si l'on veut. ” Enzensberger assistait à la rencontre de Berlin-Wannsee en octobre 1962.

III.

La relation entre Celan et Enzensberger peut se décrire comme une relation agonale fondé sur un désaccord profond. La poésie de Celan se constitue comme un livre qui absorbe tous les autres, qui accueille et rejette, qui s'approprie aussi la parole adverse pour la redresser, et du même coup défendre la sienne propre; mais elle s'expose aussi, de la sorte, au péril d'une dénaturation impossible à maîtriser.

Dans Blindenschrift, Enzensberger avait publié un poème sur la guerre du Vietnam :

Abendnachrichten

Massaker um eine Handvoll Reis,
höre ich, für jeden an jedem Tag
eine Handvoll Reis: Trommelfeuer
auf dünnen Hütten, undeutlich
höre ich es, beim Abendessen.

Auf den glasierten Ziegeln
höre ich Reiskörner tanzen,
eine Handvoll, beim Abendessen,
Reiskörner auf meinem Dach:
den ersten Märzregen, deutlich.

Le recueil d'Enzensberger avait d'abord paru en 1964; il a été réédité en livre de poche en 1967 [33]. La même année, Celan écrit Einem Bruder in Asien qui est une reprise du poème d'Enzensberger.

EINEM BRUDER IN ASIEN

Die selbstverklärten
Geschütze
fahren gen Himmel,

zehn
Bomber gähnen,

ein Schnellfeuer blüht,
so gewiß wie der Frieden,

eine Handvoll Reis
erstirbt als dein Freund.
[34]

La relation entre les deux textes fait que la référence à la guerre du Vietnam s'établit par une médiation déjà poétique et critique. Chez Enzensberger, les grains de riz figurent la violence des armes, la mitraille. Les quatre mouvements du poème de Celan, en revanche, n'entrent pas dans un tableau évocateur des bombardements de rizières, comme on pourrait le supposer à première vue. Ils concernent des éléments de la poésie, et mêlent le vrai et le faux, le propre et l'hostile. L'ascension et le départ pour l'aventure s'inscrivent dans l'épopée de la langue : “ Wohin gings ? Gen Unverklungen ” [35]. Les pièces d'artillerie (“ Geschütze ”) sont à rapprocher de l'autoportrait de Celan en archer (“ Schütze ”) ; le préfixe collectif (“ Ge  ”) traduit en même temps une forte connotation péjorative. Le passage de “ selbsterklärt ” (“ autoproclamé ”) à “ selbstverklärt ” concerne l'autonomie d'un langage qui s'est “ sublimé ” par ses propres forces pour forger les armes du poète ; mais il dénonce aussi une prétention. “ Dix ” est le nombre requis pour la prière, nécessaire pour former une communauté juive, comme dans Oben, geräuschlos : “ Unten, nach allem, wir, / zehn an der Zahl, das Sandvolk ” [36]. La floraison, depuis les poèmes Blume et surtout Psalm, est étroitement liée à la poésie. Qu'elle soit ici celle d'une rafale d'armes automatiques (“ Schnellfeuer ”) indique que l'on a affaire à une verticale dénaturée, non moins forte cependant que celle que l'on appelle de ses vœux : “ so gewiß wie der Frieden ”. Le sens militaire du composé “ Schnellfeuer ” s'enrichit ici d'une autre valeur, celle d'un feu “ bâclé ”. La langue de Celan opère avec le monstrueux ; la réfection, de son côté, peut produire des monstruosités, une fausse assurance dans la parole qui s'élance (“ fahren gen Himmel ”) et qui pourtant s'avilit au point d'être assimilée à un “ baillement ” de bombardiers, une fausse béance à côté de l'abîme constitutif.

Le contre point positif à cette dénaturation est fourni dans l'œuvre de Celan dans un poème de Grille de langage de 1959, où le “ plat de riz ” et le “ vin ” composent le festin de la poésie :

EINE HAND

Der Tisch, aus Stundenholz, mit
dem Reisgericht und dem Wein.
Es wird
geschwiegen, gegessen, getrunken.

Eine Hand, die ich küßte,
leuchtet den Mündern.
[37]

Le festin est décliné dans les stades du silence, de la nourriture et de l'ivresse, selon un rythme ternaire : la “ table ” à laquelle il écrit est faite d'un bois particulier, celui des “ heures ” qui rythment le temps propre des poèmes. Elle est dressée avec la matière offerte à la recomposition et avec l'agent d'une exaltation : les grains de riz, qui ont la blancheur de l'adéquation, comme les molécules du langage refait, et le vin, qui a recueilli les larmes (sur “ Weinen ” [38]). Sans doute faut il tenir compte du double sens de “ Gericht ” : c'est le mets proposé, mais aussi un tribunal. Le repas s'accompagne d'un jugement, prononcé ou à prononcer, sur la matière ainsi offerte. L'extinction, dans le silence (“ geschwiegen ”), crée l'abîme ; la matière, la langue allemande tout entière, est ingérée (“ gegessen ”) ; on se libère dans l'extase (“ getrunken ”). La main, qui écrit, reçoit le baiser en signe de l'élection du poète, non pas d'une muse, mais de la personne, de la part du “ je ”.

Le “ plat de riz ” préfigure sans doute la “ poignée de riz ” de Einem Bruder in Asien, dans une stratification extraordinaire. La référence à un événement réel et politique — ici la guerre du Vietnam — se fait à travers le texte d'Enzensberger, dont il s'emploie à montrer la fausseté. Cependant, cette double référence est elle même médiatisée par une troisième référence encore, qui est une réflexion interne à l'œuvre. La reprise du texte antérieur plus ancien fait l'analyse d'un projet poétique propre. La cohérence des poèmes ne peut être saisie qu'à ce niveau d'auto réflexion.

C'est une utopie conçue dans le langage qui se meurt “ en ami ”, dans une solidarité qui s'exprime à partir d'un hic et nunc, qui est celui d'une aventure poétique, et qui est adressée “ à un frère en Asie ”, traçant ainsi un “ méridien ” qui relie les lieux et les destins particuliers. La guerre du Vietnam n'est pas un thème, mais elle fournit la matière d'une homologie, semblable à celle qui peut s'établir entre un poème et un paysage ou entre un autre poème et un texte de référence. La distance qui s'établit ainsi dans l'appariement d'une référence historique et d'un événement de la langue poétique a été perçue confusément par Peter Horst Neumann. Il y voit un manque, le signe de l'échec. Il suppose que le projet poétique d'écrire un poème sur la guerre du Vietnam n'a pas abouti : “ Impossible d'imaginer un poème plus inactuel que ce poème sur l'actualité ” [39]. L'inactualité résulte du fait que le poème se préoccupe d'abord de lui-même, en s'opposant du même coup à une poésie qui parle faussement de l'événement. La solidarité qu'exprime l'envoi dans le titre procède de l'auto référentialité qui forme le fond.

IV.

L'université lisait sensiblement selon les mêmes préalables que l'institution littéraire, à ceci près que les rapports de force étaient différents. La même absence supposée de références historiques conduisait à une appropriation enthousiaste, chez les critiques heideggeriens et dans une germanistique marquée par des catégories atemporelles, se considérant elle même comme apolitique. Dans l'herméneutique traditionnelle, la prise en compte de l'enracinement historique de l'œuvre portait atteinte à son rang poétique. Même un poème si ouvertement accusateur que Tenebrae [40] était vidé de son contenu en vue de sa réinsertion dans un système de valeurs éternelles [41]. Contre ces occultations, une tendance plus moderne, plus politique aussi, s'est manifestée dans les années soixante dix, insistant sur ce que les poèmes supposaient d'engagements et de prises de position.

Il n'est guère indispensable de disposer de renseignements biographiques pour constater que ni la difficulté ni l'hermétisme particulier de Celan ne peuvent être pris pour des signes d'un repli ésotérique. Le parti est pris, et de longue date ; Celan se tient du côté de la “ Zwillingsröte / in Wien und Madrid ” [42], qui unit la révolte des ouvriers viennois de février 1934 et la révolution espagnole de juillet 1936. La longue filiation des soulèvements est encore perceptible dans In eins [43] écrit quelques jours après l'enterrement des victimes de Charonne en 1962, dont la date est rappelée au premier vers ; il s'y établit une convergence, entre, d'une part, des événements qui ont marqué la jeunesse de Celan, l'insurrection ouvrière de Vienne et la Guerre d'Espagne, et d'autre part, la Commune de Paris et la révolution d'Octobre. Hinausgekrönt, le poème suivant, nomme avec la Varsovienne un des plus célèbres chants du mouvement ouvrier. On ne peut guère, pour autant, transformer les poèmes en profession de foi militante, au profit de quelque chose qui leur serait extérieur : ces éléments, citations et références, comme tous les autres, répondent à un projet poétique ; passant par la “ grille de langage ”, ils tirent de ce cadre leur cohérence et leur adéquation. Comment, dès lors, tenir compte de ces nombreux “ signaux ” émis dans les poèmes sans les instrumentaliser, et surtout, sans les isoler au sein de l'œuvre ?

Marlies Janz [44] a cherché à résoudre cette difficulté. Se réfèrant au “ caractère double de l'art ”, selon Adorno, elle donne cependant un sens plus directement politique à ce qui chez celui-ci est regroupé sous le terme relativement général de “ relations à la société ” [45], et se propose de “ démontrer en quoi le poème absolu, selon ses propres lois constitutives, est politiquement engagé ” [46]. Avec Adorno, Marlies Janz récuse la distinction communément établie entre autonomie poétique et littérature engagée et se propose de mettre en évidence la dimension sociale (“ gesellschaftlicher Gehalt ”) d'une poésie hermétique, avec Celan pour paradigme. Elle prend clairement le contrepied de la critique qui rattachait Celan à une lignée “ pontificale ” au sein de la modernité [47], mais aussi de celle, s'exprimant à gauche, qui reprochait à Celan de fuir le réel [48] .

L'“ autonomie ” de la poésie de Celan provient selon Marlies Janz du refus opposé à l'usage ordinaire de la langue, c'est à dire à sa fonction communicative [49]. La poésie de Celan, tout en étant marquée par un “ absolutisme esthétique ”, dans la mesure où chaque poème est une “ œuvre d'art qui ne se fait pas l'instrument d'une chose qui lui serait extérieure ” [50], “ prend parti pour ceux auxquels on a refusé, et refuse toujours, le droit à l'autonomie et à l'épanouissement personnels, les menaçant dans des cas extrêmes jusque dans leur existence physique ” [51].

L'engagement ainsi attribué à Celan est en réalité un retrait circonstanciel, un pis aller : l'utopie doit rester le cas normal, selon l'impératif qu'il faut “ changer le monde ”. Dans les conditions de la société “ post fasciste ”, l'art de Celan ne peut être utopique que quia absurdum, en reflétant la situation de l'époque. D'où son ambivalence : à la fois critique et utopique, le mot clé de “ pierre ”, par exemple, signifie tout à la fois les conditions de vie dans un monde inhospitalier, et leur dépassement vers un monde plus humain [52]. D'un autre côté, comme la langue est censée signaler et symboliser la liberté, elle ne peut y réussir qu'en se refusant à toute application utilitaire (“ Nur in ihrer Unverwertbarkeit für praktische Maßnahmen kann sie Freiheit symbolisieren ” [53]), dans un présent où les forces hostiles ont acquis une supériorité si écrasante qu'aucune proposition positive ne peut être émise sans trahir l'idéal même que l'on se propose d'atteindre. Le changement est différé ; l'autonomie, qui n'est dans bien des aspects pour Marlies Janz que l'effet d'une contrainte, correspond à ce délai historique : “ Il devient alors manifeste que la conception d'un lyrisme autonome chez Celan doit aussi être rattachée à son scepticisme quant aux possibilités actuelles d'un changement de société ” [54].

Somme toute, l'autonomie poétique est rapportée par Marlies Janz au manque de perspectives politiques ; la poésie, si elle demeure utopique en dépit de l'horizon obstrué, devient autonome par dépit. L'immédiateté est la même, il n'y a pas chez elle non plus de médiation artistique. Comme elle ne parvient pas à une lecture positive, elle privilégie le côté de la répression.

Sous ce constat désabusé, les reproches affleurent : si Marlies Janz écarte de son étude le recueil De seuil en seuil, c’est pour l'absence d'une “ critique constructive ” [55]. L'objection peut surprendre, de la part d'un auteur qui par ailleurs se réclame du dernier Adorno, dont l'effort philosophique, dans Dialectique négative, mais aussi dans la Théorie esthétique, visait pourtant à établir le droit à une négativité pure. Elle élimine l'élitisme ; ce faisant, elle élimine l'art : ce ne sera ni l'art élitiste et exclusif en soi, ni la position forcée de Celan. À la non reconnaissance, à gauche, de l'enracinement historique de l'œuvre et à son rejet au nom d'une littérature engagée, a ainsi succédé, devant l'horizon des mouvements contestataires, une réaction attristée, acceptant malgré elle le constat d'un déficit d'espérance. L'expression d'une attente déçue a parfois déterminé la réception du poème Fadensonnen dans Atemwende. Les derniers vers : “ es sind / noch Lieder zu singen jenseits / der Menschen ” ont été lus comme le témoignage d'un refus du monde, d'un retrait au profit d'une transcendance, qu'elle fût religieuse ou utopique, ou encore comme le témoignage d'une perte de l'attachement social, et d'une résignation politique. À ce titre, la phrase, prise dans un sens gnomique, a notamment suscité un commentaire critique d'Erich Fried [56]. Le poème Fadensonnen pourtant, dans l'ordre du recueil, fait immédiatement suite à Mit den Verfolgten, dans une même tonalité programmatique et affirmative. Les deux textes ont d'ailleurs été écrits le même jour [57]. Le fait compositionnel et la date démontrent clairement qu'il ne pouvait s'agir, pour Celan, de résilier, de quelque manière que ce fût, sa solidarité avec une humanité opprimée.

Dans ses interprétations, Marlies Janz ne se préoccupe pas de la langue propre des poèmes, qui seule peut fournir les clés du déchiffrement. Ainsi, lorsqu'elle commente les dernières strophes du poème Die Rauchschwalbe (GW II, p. 216), où il est question d'un “ Inca vivant ” recraché par un “ requin ”, Marlies Janz donne un sens positif à la conquête (“ Landnahme ”). C'est sans doute vrai ; mais les attendus sont pour le moins surprenants. “ Landnahme ” ne se réfère pas, dit elle, comme s'il fallait justifier le mot, à une entreprise d'inspiration “ impérialiste ”, mais doit être lu comme une métaphore de l'émancipation du genre humain. À l'appui de sa démonstration, et parce qu'elle ressent visiblement le besoin de défendre Celan contre un soupçon, elle fait intervenir une analyse socio économique de la civilisation des incas : le fait que “ leur économie primitive ne connaissait ni l'échange ni la circulation des marchandises ” et que par conséquent, “ les conditions d'une aliénation n'étaient pas encore remplies ” [58].

Est ce à dire que si la civilisation des Incas avait distingué entre valeur d'usage et valeur d'échange, Celan se serait compromis comme un apologiste des conquêtes territoriales et de la barbarie guerrière des conquistadores ? On peut démontrer que la signification du mot “ Land ” doit être trouvée dans la langue, qu'elle est intimement liée à la langue poétique et ses explorations. En outre, le composé “ Landnahme Zeit ” se réfère, là encore, de toute évidence au poème Landnahme de Enzensberger [59]. “ Landnahme Zeit ” : notion positive, certes, mais qui ne peut être rapportée ni à un Grand Soir quelconque, ni à la reconquête du réel comme à une problématique généralisée de l'homme moderne. Le mot, qui lui appartenait déjà en propre, est repris à une poésie rivale et négatrice de la sienne.


NOTES

[1] Peter Szondi : Schriften, vol. II, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1978, p. 395.

[2] Paul Celan : Gesammelte Werke, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1983, vol. II, p. 25 (= GW II, p. 25).

[3] GW II, p. 19.

[4] Es ist nicht mehr (GW I, p. 238).

[5] Paul Celan : Werke. Historisch kritische Ausgabe, I, vol. 7, 2 : Atemwende. Apparat, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1990, p. 80 81.

[6] Cf. “ rabenüberschwärzte Weizenwoge ”, dans Unter ein Bild (GW I, p. 155).

[7] Cf. “ wunder Gewinn / einer Welt ”, dans Fahlstimmig (GW II, p. 307).

[8] Elle est au centre du poème Schwarze Flocken de 1943 (GW III, p. 25).

[9] Ce sont les trésors que récèle le sol de la langue (“ Bodenschätze ”), dans Die fleißigen (GW II, p. 151).

[10] Cf. “ unsterblich von soviel / auf Morgenwegen gestorbenen Toden ”, dans Hinausgekrönt (GW I, p. 272).

[11] Und mit dem Buch aus Tarussa (GW I, p. 287).

[12] Werner Wögerbauer : L'apprenti sorcier. A propos d'un poème de Paul Celan, in : Revue germanique internationale, n° 4, 1995, p. 157 177.

[13] Klaus Briegleb : Ingeborg Bachmann, Paul Celan. Ihr (Nicht) Ort in der Gruppe 47 (1952 1964/65). Eine Skizze, in : Ingeborg Bachmann und Paul Celan. Poetische Korrespondenzen, sous la direction de Bernhard Böschenstein et Sigrid Weigel, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1997, p. 29 81.

[14] Cf. la phrase de Peter Rühmkorf : “ Unsere NS Schulden begleichen wir selber ”, citée par Briegleb (note 13), p. 65.

[15] Gerhard Rühm (dir.) : Die Wiener Gruppe, Reinbek : Rowohlt, 21985, p. 9.

[16] Comme le montre la reprise identique du passage dans la seconde édition.

[17] Hans Magnus Enzensberger : Verteidigung der Wölfe [1957], Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1999, p. 85 86.

[18] La division arbitraire du lexique en vocabulaire réaliste et vocabulaire poétisant, qui vise les deux premiers recueils de Celan, montre la distance qui sépare les deux esthétiques. Elle serait de toute manière inadéquate pour les recueils postérieurs où les mots techniques et scientifiques abondent, notamment les composés. Un mot comme “ Abschußrampe ” n'y déparerait pas. Par ailleurs, le contre terme choisi par Enzensberger pour désigner une poésie anhistorique, “ Asphodelen ”, apparaîtra dans un poème de Fadensonnen (1968) “ Die Ewigkeit altert : in / Cerveteri die / Asphodelen / fragen einander weiß. // Mit mummelnder Kelle, / aus den Totenkesseln, / übern Stein, übern Stein, / löffeln sie Suppen / in alle Betten / und Lager. ” (GW II, p. 177). C'est une descente dans un royaume des morts refaçonné par les camps. Le caractère mortuaire de la fleur était déjà préparé par le rôle qu'elle tient dans la mythologie grecque : elle pousse sur les prés de l'Hadès.

[19] Jean Bollack se souvient que lors d'une conférence d'Enzensberger à Paris, organisée par le Goethe Institut au Musée des Arts Appliquées, dans une aile du Louvre, Celan, outré, avait tenu à quitter la salle. Cf. aussi J. Bollack : Histoire d'une lutte [sur la correspondance Paul Celan — Nelly Sachs], in : Lignes, n° 21 (janvier 1994), p. 205 220.

[20] Hans Magnus Enzensberger : Die Steine der Freiheit, in : H.M.E. : Einzelheiten, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1999, p. 246 252. Dans ce texte, qui est une présentation de Nelly Sachs, Celan est avec Erich Fried cité pour illustrer l'existence des poètes “ aujourd'hui ” (p. 246). Voir aussi les mots ajoutés par Enzensberger dans une lettre de Nelly Sachs à Celan du 21 mars 1961 (“ Hans Magnus Enzensberger fügt dem Brief noch einige grüßende Sätze hinzu. ” Paul Celan / Nelly Sachs : Briefwechsel, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1993, p. 129) et sa prise de position dans l'affaire Goll (Hans Magnus Enzensberger : Was zum Fall Celan zu sagen ist: Zwei Stimmen, in : Die Welt, 16 décembre 1960).

[21] Briegleb (note 13), p. 59 64.

[22] Peter Rühmkorf : Das lyrische Weltbild der Nachkriegsdeutschen, in : Bestandsaufnahme. Eine deutsche Bilanz 1962, sous la direction de Hans Werner Richter, München 1962, p. 447.

[23] Briegleb (note 13), p. 58.

[24] GW I, p. 275 277.

[25] Cf. “ Zu schwer befunden. / Schwerer werden. Leichter sein. ” dans Was geschah ? (GW I, p. 269).

[26] Paul Celan : Die Niemandsrose. Vorstufen, Textgenese, Varianten, Tübinger Celan-Ausgabe, éd. par Heino Schmull et Jürgen Wertheimer, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1996, p. 116 119.

[27] Kristall (GW I, p. 52).

[28] Cf. le chapitre sur les “ Hep hep Pogrome ” dans Michael A. Meyer (dir.) : Deutsch Jüdische Geschichte in der Neuzeit, vol. II : Emanzipation und Akkulturation, München : Beck, 1996, p. 43 45.

[29] GW I, p. 229 230.

[30] Jean Bollack : Délires. Le bouleversement des limites dans l'œuvre de Paul Celan, in : Barca !, 1997, n° 1, p. 7 32.

[31] GW IV, p. 786 787.

[32] Hans Magnus Enzensberger : Verteidigung der Wölfe (note 17), p. 19.

[33] Hans Magnus Enzensberger : Blindenschrift [1960], Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1999, p. 11.

[34] GW II, p. 259.

[35] Was geschah ? (GW I, p. 269).

[36] GW I, p. 188.

[37] GW I, p. 181.

[38] Die Winzer (GW I, p. 140).

[39] “ Unzeitgemäßer kann kein Zeitgedicht sein. ” Peter Horst Neumann : Zur Lyrik Paul Celans, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1968, p. 69.

[40]GW I, p. 163.

[41] Cf. Hans Georg Gadamer : Sinn und Sinnverhüllung, dargestellt an Paul Celans Gedicht Tenebrae, in : Zeitwende, 46 (1975), p. 321 329.

[42] Schibboleth (GW I, p. 131).

[43] GW I, p. 270.

[44] Marlies Janz : Vom Engagement absoluter Poesie. Zur Lyrik und Ästhetik Paul Celans, Frankfurt am Main, 11976 (Königstein/ Ts., 21984).

[45] Theodor W. Adorno : Ästhetische Theorie, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1970, p. 337.

[46] Marlies Janz (note 44), p. 11 “ (...) das absolute Gedicht wird seinem eigenen Konstitutionsgesetz nach als politisch engagiertes ausgewiesen ”.

[47] L'expression “ pontifikale Linie ”, qui renvoie à une distinction opérée par Brecht (où elle s'oppose à une lignée “ profane ”), a été appliquée à Celan dans une notice nécrologique parue après la mort de Beda Allemann. Walter Hinck : Hölderlin, Rilke, Benn und Celan. Auf den Spuren der absoluten Poesie, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 août 1991.

[48] Parmi les premières réactions de ce type, voir le compte rendu de Tournant de souffle dans la Frankfurter Rundschau, 23 mars 1968.

[49] “ Eine Sprache, die sich nicht erschöpft in ihrer Zeichenfunktion ”, M. Janz (note 44), p. 11.

[50] “ Kunstwerk, das sich selbst nicht zum Instrument für anderes macht ” , ibid.

[51] “ Parteinahme für diejenigen, denen das Recht auf Selbstbestimmung und Selbstverwirklichung, im äußersten Fall auch die physische Existenz verweigert worden ist und immer noch wird ”, ibid.

[52] Janz (note 44), p. 15 : “ lebensfeindliche Verhältnisse ”, puis “ deren Aufhebung um der Humanität willen ”.

[53] Janz (note 44), p. 163 (“ Elle ne peut être symbole de liberté que si elle se soustrait à toute forme d'utilisation pratique ”).

[54] “ So wird nun [dans La Rose de Personne] evident, daß Celans Theorie autonomer Lyrik auch im Zusammenhang zu sehen ist mit dem Zweifel an der aktuellen Möglichkeit von Veränderung ”, ibid.

[55] “ Keine konstruktive Gegenposition ”, ibid., p. 19.

[56] Erich Fried : Beim Wiederlesen eines Gedichts von Paul Celan, in : E.F. : Die Freiheit den Mund aufzumachen. 48 Gedichte, Berlin 1972, p. 33.

[57] Le 27 novembre 1963. Paul Celan, Werke (note 5), 1, 7.2, p. 80 81.

[58] “ Bei den Inkas gab es kein Privateigentum an Grund und Boden. Ihre vollständig abgeschlossene Naturalwirtschaft kannte weder Tauschhandel noch Warenzirkulation — die Bedingungen von Entfremdung waren noch nicht vorhanden. ” M. Janz (note 44), p. 175.

[59] Hans Magnus Enzensberger : Landnahme, in : H.M.E. : Landessprache [1960], Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1999, p. 76 77.


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©  septembre 2005 pour la publication electronique.

Référence bibliographique : WÖGERBAUER, Werner. L'engagement de Paul Celan. Texto ! Septembre 2005 [en ligne], vol. 10, n°3. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Lettre/Wogerbauer_Celan.html>. (Consultée le ...).