COMPTE RENDU

Par François-Charles GAUDARD
Université Toulouse II-Le Mirail


L’excellent livre de François Rastier pose à l’évidence un problème de classement aux libraires, puisqu’au lieu de figurer dans les « Essais littéraires », Ulysse à Auschwitzse trouve soit dans les rayons des « langues » - « italien » - soit dans ceux de « linguistique » - « sémiotique ». Pourtant l’auteur, dont on sait la qualité de sémanticien, avait été clair dès la première page du premier chapitre :

Le succès de ce livre remarquable pourrait et devrait être encore amplifié : il ne peut en effet que susciter l’admiration et la reconnaissance, tant ses qualités sont grandes. Il serait erroné de penser qu’il ne s’inscrit pas dans la suite logique des travaux scientifiques de François Rastier [1] ; il constitue au contraire une forme d’aboutissement dans l’itinéraire du chercheur CNRS, qu’il s’agisse de préoccupations théoriques, d’analyse de corpus, de parcours interprétatif, ou, tout simplement, d’un intérêt personnel pour l’œuvre de Primo Levi et la « littérature de l’extermination » :

L’un des soucis majeurs qui a motivé l’écriture de cet essai est à l’évidence celui de donner à l’œuvre littéraire de Primo Levi et à son témoignage toutes leurs portées. Il est vrai que la personnalité même de l’ingénieur chimiste, ancien déporté d’Auschwitz, a d’elle-même suscité des ambiguïtés ou des incompréhensions, et son suicide en 1987 a contribué également à brouiller la réception d’une œuvre, assurément connue, mais de manière restrictive, et non dans sa diversité [2] et dans ses liaisons internes et externes.

Si c’est un homme est devenu une sorte de « classique » européen, essentiellement par le biais de l’institution scolaire, après avoir été un échec lors de sa première publication en 1947. Devenu « best-seller », il reste souvent le seul ouvrage, lu, connu et reconnu de Primo Levi. De manière paradoxale, ce dernier ne se considérait pas comme un écrivain, (c’était « le métier des Autres »), et s’il refusait le « poétique » dans l’écriture, il avait à l’évidence un goût prononcé pour la poésie, dont il pensait qu’ « elle est inscrite, semble-t-il, dans notre patrimoine génétique » :

Après avoir retraduit les poèmes de Primo Levi [3], sans pouvoir les publier [4], F. Rastier se livre à une confrontation systématique des « proses » et des « poésies », selon une perspective herméneutique rigoureuse, qui interroge prioritairement la « figure du survivant », à la lumière dominante de Si c’est un homme [5], et plus particulièrement du chapitre 11 « Le Chant d’Ulysse ». Figure majeure de L’Odyssée, Ulysse est devenu un témoin emblématique, et à ce titre a pu servir de référence non seulement aux témoignages des camps, mais aussi, malheureusement, aux courants négationnistes [6]. Le départ vers les lointains hasardeux et mystérieux ainsi que le voyage du retour, ses difficultés, ses possibilités et ses impossibilités, ont nourri une mythologie abondante. Dans l’œuvre de Primo Levi, « si l’Enfer de Dante affleure partout », c’est sans doute parce que l’expérience des camps impose à l’être humain un voyage initiatique à l’envers dont la finalité logique est celle du sans retour, la dépossession de soi, à tous les sens du terme, étant orientée vers l’anéantissement ; celui qui traverse les épreuves de ce voyage initiatique est au-delà des frontières de la vie ou de la mort, condamné à ne plus être que l’ombre du vivant : « la figure du survivant ». Si c’est un homme est ainsi traversé de références, d’allusions, voire d’intertextes bibliques de L’Ancien comme du Nouveau Testament. Dans le chapitre 8 de Si c’est un homme, intitulé judicieusement « Les élus et les damnés », Henri constitue une sorte d’archange négatif, voisin de « l’Antéchrist » : il est « dur, lointain, enfermé dans sa cuirasse, ennemi de tous et de chacun, aussi fuyant et incompréhensible que le Serpent de la Genèse ». [7]

François Rastier se livre d’abord à une analyse approfondie des poèmes, signalant l’antériorité de certains par rapport à des textes en prose plus connus ; il revient à la rigueur de l’étude philologique des textes, trouvant dans la diachronie et dans la confrontation des indices de lecture interprétative irremplaçables : ainsi se dessinent à la lecture, sous nos yeux, un parcours interprétatif de l’œuvre de Primo Levi resté en grande partie inexploré ; ainsi s’établit la pertinence littéraire d’un ensemble dont la cohérence et la portée n’ont pas toujours été véritablement saisies ; ainsi la figure de l’écrivain, enfin dressée sur son socle légitime, parvient-elle à concilier « raison » et « émotions », « science et littérature », « prose du témoignage » et « poésie de la hantise ». La prise en compte de l’intratextualité comme celle de l’intertextualité est ici remarquable : « Les lignées effectives entre les textes s’ordonnent dans un drame qui se joue entre les images de leurs auteurs » (Rastier, p. 34). Le destinataire « lecteur » est mis à sa juste place de « personnage » du « drame » ou du « récit » : « celui du témoignage lit pour apprendre et imaginer, celui du poème pour comprendre et ressentir. » (Ibidem).

Même si Primo Levi atteste la dimension judiciaire du témoignage dans Si c’était un homme,

François Rastier ne manque pas de souligner à quel point « la relation du témoin » est inséparable de « l’angoisse du narrateur », de même que dans l’œuvre sont inséparables « la prose du témoignage » et « les poèmes de la hantise ». La mission de témoigner se révèle de fait extrêmement complexe, tant dans ses motivations que dans ses modalités. Et les enjeux de l’écriture font survivre l’écrivain revenu des Enfers sans pouvoir revenir à la Vie. F. Rastier note que :

François Rastier constate, en relisant le premier recueil de poèmes paru en 1975 en même temps que Le système périodique [8], que l’écriture même reste problématique, que ce soit dans sa fonction testimoniale ou dans celle du « maintenir en vie », et dans les possibilités mêmes de la « survie ». Telle est la citation qu’il retient de l’ouvrage de Primo Levi :

La parabole rejoint l’intertexte de l’Enfer de Dante, si important dans l’œuvre de Primo Levi qu’il constitue un « pré programme » d’écriture du témoignage. François Rastier remarque avec pertinence que « les grands livres du Lager reprennent sa division spatiale en un dessous vu par le narrateur qui y descend et un dessus remémoré par les damnés qui sont au fond » (Rastier, p. 63). Dans l’histoire de l’atome de carbone du Système périodique, nous retrouvons le double mouvement vers le haut et vers le bas, qui « évoque le retour du survivant remontant de l’Enfer, et sa chute ultime » ainsi que l’écriture de l’œuvre, le travail, impulsif et impulsé, de la main sur le papier, qui s’achève par le point final du livre, terminal de l’œuvre et de soi-même. Comme le dit François Rastier, « Dans la mort, la narration rejoint et peut-être authentifie le récit ; le survivant rejoint le témoin. » et « […] l’écriture joue le rôle de médiatrice entre le monde vivant du témoin et le monde mort du survivant. » (Rastier, pp. 74-75).

François Rastier, qui poursuit avec intelligence et obstination, son parcours interprétatif de l’ensemble de l’œuvre de Primo Levi, dans ses manifestations et dans toutes les dimensions de sa généalogie, s’intéresse aux « Montagnes » du poète et de l’écrivain, à son « œuvre sur la montagne » restée non écrite, « hormis deux nouvelles et deux poèmes », citant un essai de François Vaucluse, paru dans la revue Ecritures en 2000 :

La montagne, qui peut revêtir la blancheur de la page, pose la question des temps et des lieux, et celle de l’accessible et de l’inaccessible. L’obsédante « zone grise » occupe à nouveau l’espace et la page, puisque « le but ultime du témoignage, celui qu’il n’atteint jamais, reste de rendre vie aux compagnons assassinés » (Rastier, p. 80). François Rastier se souvient que « le monde gris » nous vient de l’antique tradition du séjour des morts, où descendirent Ulysse et Orphée, que Primo Levi « décolore et évide ». Dans son œuvre, « le monde des engloutis », « fait d’absence et de deuil »,

Ne pouvant faire revenir les disparus, la « littérature, notamment la poésie, leur donne la parole » (Rastier, p. 97). François Rastier souligne l’importance stylistique, éthique et poétique, de la prosopopée dans les poèmes de Primo Levi, où « la voix propre du narrateur en général s’efface » afin que « l’englouti, véritable témoin, [puisse] ainsi déposer lui aussi. »

Dès l’instant où l’on situe les motivations de l’écriture dans toutes les dimensions discursives de l’acte communicationnel, se posent les questions des « sujets », - qui parle ?, au nom de qui ?, de quoi ?, et pour qui ? -, du lyrisme et du non lyrisme, de la vérité et du littéraire, ou si l’on préfère du rationnel et de l’irrationnel, et celle de l’ethos et du pathos. Difficiles questions, d’autant que les réponses sont brouillées par l’histoire d’une réception souvent problématique, au plan social comme au plan individuel. François Rastier a l’immense mérite de ne pas éluder ces questions, sans avoir l’ambition de leur apporter des réponses péremptoires et définitives, mais avec le souci constant de rechercher la vérité en exposant des arguments toujours soigneusement pesés et évalués. La visée est loin d’être polémique, comme peut le croire un lecteur un peu trop pressé à la lecture de débats parfaitement fondés. C’est la recherche de la vérité et l’affirmation d’une conviction savamment construite qui légitiment constamment le propos.

A l’habituelle opposition entre « science, objectivité, vérité » et « littérature, subjectivité, imagination », François Rastier répond par le titre même d’un chapitre ; « L’art du témoignage », soulignant l’évolution même de Primo Levi, qui « suggère que, pour une éthique de la responsabilité, le témoignage n’a plus à cacher sa valeur littéraire » (Rastier, p. 110). Dans l’analyse de Si c’est un homme, constatant avec Philippe Mesnard que « les références et allusions », limitées dans l’édition de 1947 au chapitre intitulé « Le Chant d’Ulysse » se sont multipliées dans celle de 1958, et confrontant l’ensemble des textes et poèmes, il finit par établir que « le chant d’Ulysse » « apparaît comme une matrice génétique de l’œuvre » (Rastier, p. 115).

Dans la fonction testimoniale, les textes requièrent non seulement un lecteur public, mais également un lecteur juré. Dès lors pour des raisons aussi bien éthiques qu’esthétiques l’écriture exige précision et simplicité. Primo Levi édictait les règles suivantes pour son propre usage :

Les récits et les poèmes de Primo Levi, selon des formes et des voies différentes, sont toujours orientés du côté de « l’instruire ». Poursuivant sa réflexion sur la science et l’art du langage, François Rastier note à propos de la littérature de l’extermination :

La poésie témoigne elle aussi, mais de manière oblique, en unissant « le survivant et le témoin » :

Les pages qui suivent renvoient à des débats dont les concepts sont aujourd’hui à la mode, ceux d’« Après-culture et de Posthumanité », et renvoient à des écrits plus ou moins connus concernant la seconde guerre mondiale et plus particulièrement l’extermination. C’est une véritable histoire évaluative des écrits concernant les camps et le fascisme nazi, sans parti pris, qui se dessine sous nos yeux, dont les implications sont loin d’être purement stylistiques, - même s’il est parfois question de « grand style » -, et qui concerne sans doute chacun d’entre nous, non seulement parce que certains philosophes et écrivains se sont autorisés à prendre la parole dans une posture d’écriture qui est celle de l’imposture, mais parce que la littérature de l’extermination nous implique dans notre histoire, nos valeurs et nos propres représentations. Par ailleurs le fait que « victimes » et « bourreaux » appartiennent nécessairement à une même humanité dans une relation aux inconciliables valeurs nous conduit à formuler d’autres exigences, qu’il s’agisse des corpus sur lesquels nous travaillons :

ou de nos relations au monde et aux autres qui exigent aujourd’hui « un humanisme de la survie », fait de « prévention » et de « préservation », « dont la figure centrale n’est plus le savant ou le philosophe, mais la victime. » (Rastier, pp. 190-191).

C’est la valeur universelle de la victime qui « unifie l’œuvre de Levi », affirme François Rastier :

Nous réservons une place de choix dans notre bibliothèque à l’ouvrage de François Rastier sur l’œuvre de Primo Levi, non seulement pour la qualité de l’intelligence critique qu’il manifeste, dans un parcours interprétatif de très haute tenue, et de très haute exigence pour ce qui est de l’information et de la méthode, mais aussi parce qu’Ulysse à Auschwitz nous permet de comprendre l’importance de la figure de l’écrivain dans la littérature de l’extermination. Primo Levi parvient à unifier récits et poèmes, et finalement toute son œuvre, au-delà des contradictions de surface, d’une part, en dialoguant constamment avec « les classiques », d’autre part en faisant dialoguer le rationnel et l’irrationnel dans l’ensemble de ses textes, et souvent dans chacun d’eux. L’art et la science se trouvent conciliés, plus que réconciliés. Ulysse à Auschwitznous délivre encore un message que n’aurait pas désapprouvé Primo Levi, celui de l’admonestation à la vigilance : l’être humain doit certes rendre hommage aux victimes, mais, victime potentielle, il doit aussi répondre à toute forme d’extermination, et ne pas rester démuni.

La rigueur scientifique a conduit François Rastier à une littérature engagée qui ne peut laisser indifférent, tant elle parvient à montrer efficacement que l’esthétique et l’éthique de la littérature de l’extermination, et plus particulièrement l’œuvre de Primo Levi, inclut aujourd’hui les leçons de l’expérience, rationnellement et poétiquement, dans la question de la survie de notre humanité.

Ce compte rendu a été publié dans Champs du signe, 2006, n°21, Toulouse, p. 173-180.


NOTES

1 Citons pour mémoire, entre autres :
Sémantique interprétative,
Paris, PUF, 1987 ; seconde édition augmentée, 1996
Sens et Textualité,
Paris, Hachette, 1989. Réédition, pdf, 2002.
Sémantique et recherches cognitives,
Paris, PUF, 1991 ; seconde édition augmentée, 2001.
Arts et Sciences du Texte,
Paris, PUF, 2001.
Une introduction aux sciences de la culture,
Paris, PUF, 2002.

2 Nouvelles, romans, articles, entretiens, traductions et poèmes (dont le volume reste cependant mineur : Primo Levi n’a publié qu’un seul recueil de poèmes, Ad ora incerta, « A une heure incertaine »).

3 Rastier, Ulysse à Auschwitz, p. 8 : « Genre critique comme le commentaire, la traduction le dépasse par la brièveté qu’elle recherche et le souci de se tenir au plus près de la création. ».

4 La société Gallimard dispose d’un droit d’exclusivité en ce qui concerne les traductions.

5 Se questo è un uomo.

6 P. Rassinier, Le Mensonge d’Ulysse, 1950, par exemple, mais aussi P. Marais, R. Faurisson…

7 Fin du chapitre.

8 Sorte d’autobiographie en forme de parabole, dans laquelle l’histoire de l’atome d’  « un atome de carbone » a particulièrement retenu l’attention de F. Rastier.

9 Rastier, pages 97 et 98. Voir également les pages 85 à 90, et Voici de Primo Levi.

10 Cité par Rastier, p. 125. Primo Levi, Se vada a pezzi, 2002, Page 241.


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© mars 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : GAUDARD, François-Charles. Compte rendu de Rastier, "Ulysse à Auschwitz : Primo Levi, le survivant". Texto ! [en ligne], mars 2006, vol. XI, n°1. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Parutions/CR/Gaudard_CR.html>. (Consultée le ...).