COMPTE RENDU

Jacques GUILHAUMOU
C.N.R.S. / Ecole Normale Supérieure de Lyon

(Paru dans la revue Mots, novembre 2004, n°76, p. 139-142)

Le " retour à Saussure " mêle de façon inextricable le retour aux idées de Saussure connues depuis la première édition du Cours de linguistique générale en 1915 par Charles Bally et Albert Sechehaye, et le retour à des textes manuscrits longtemps inédits, mais désormais disponibles grâce aux travaux pionniers de Rudolf Engler et Simon Bouquet dans le volume intitulé Ecrits de linguistique générale (ELG).

Il convient d'abord d'écarter l'idée que la publication des manuscrits relève d'un simple exercice philologique à valeur de complément, voire de correction, du Cours de linguistique générale, qui continuerait à rendre compte de la pensée " achevée " de Saussure. Selon l'heureuse expression de François Rastier dans son importante contribution (" Le silence de Saussure ou l'ontologie refusée ") au récent Cahiers de l'Herne (2002) sur Saussure, la lecture des écrits saussuriens posthumes suppose " une herméneutique de l'esquisse manuscrite " qui nous ouvre à la connaissance d'un corpus d'énoncés ayant valeur d'états possibles d'une pensée d'un égal intérêt et non réductibles à une théorie " finale ". Il n'en reste pas moins qu'une lecture de l'ensemble du Cours de linguistique générale, soit dans sa cohérence propre (Claudine Normand, Saussure, Les Belles Lettres, 2000), soit en matière d'ontologie du signe, et présentement dans une perspective nominaliste avec André Huglo, s'avère tout aussi indispensable.

Dans cet ensemble de textes saussuriens,  particulièrement enchevêtré, il n'est pas sans intérêt de distinguer, ainsi que le fait Simon Bouquet dans la suite de son ouvrage sur l'Introduction à la lecture de Saussure (Paris, Payot, 1997), trois champs de savoir : en premier lieu une réflexion sur les principes, les conditions de possibilité d'une science de la langue, sous la modalité d'une épistémologie de la grammaire comparée ; en second lieu une réflexion prospective sur une discipline à venir, sous la forme d'un pari épistémologique relatif à l'importance de la linguistique ; en troisième lieu, une réflexion sur le fait même de la signification linguistique dans la perspective d'une métaphysique du langage.

L'apport le plus original ce cette réflexion d'ensemble sur la pensée de Saussure nous semble provenir essentiellement de la mise à jour d'une relation nouvelle entre l'épistémologie de la linguistique et sa métaphysique propre. A condition bien sûr d'en finir avec toute approche substantialiste du sujet parlant, avec toute considération dualiste sur le lien entre la pensée et le langage et avec tout lien représentationnel entre la langue comme système de signes et " les rapports véritables entre les choses ". Nous pouvons alors suivre, avec un grand bonheur de lecture, la façon dont Saussure montre que " la langue s'avance et se meut à l'aide de la formidable marche de ses catégories négatives, véritablement dégagées de tout fait concret " (ELG, 76).

Précisons plus avant ce qu'il en est, pour  Saussure, du fait qu'un signe n'est limité que négativement, par la présence même d'autres signes. Après avoir écrit que " la langue est formée par un certain nombre d'objets extérieurs que l'esprit utilise comme signes " (ELG, 213), ce linguiste rend compte de ce qu'il en est de  la double existence du signe, présent à la fois dans l'esprit et dans la vie matérielle :

- D'une part, le signe existe, hors de l'historicité des formes, par association faite par l'esprit avec une idée, sans pour autant correspondre à une unité mentale, à un terme déterminé a priori dans son contenu. Du point de vue de l'existence mécanique des signes, Saussure peut ainsi affirmé qu' " il n'y a rien de commun, dans l'esprit, entre un signe et ce qu'il signifie " (ELG, 20). Cette première existence du signe renvoie à " la faculté de notre esprit de s'attacher à un terme en soi nul (ELG, 109). -

- D'autre part, le signe, appréhendé dans son déploiement historique, est tout autant dénué de signification a priori parce qu'il n'est pas délimité en soi. Si " toute chose matérielle est pour nous un signe (ELG, 115), donc si le langage existe hors de nous et de l'esprit (ELG, 64), l'objet matériel n'existe pas, pour le linguiste,  comme une chose en soi. Le signe est partie d'une somme de signes, il n'est, dans cette seconde existence matérielle, que la résultante de différences, et d'oppositions.

Dans les deux cas, la présentation des signes est purement négative : il n'y a pas d' " êtres linguistiques donnés en soi ", donc de termes positifs, mais que des différences entre les signes issues de la combinaison de la forme et du sens perçu. Saussure en conclut que " la langue ne s'alimente dans son essence que d'oppositions, d'un ensemble de valeurs parfaitement négatives " (ELG, 71).

D'autre formules, en particulier " la langue est sociale, ou bien n'existe pas " (ELG, 298), " la langue court entre les hommes, elle est sociale " (ELG, 94), et une note courte, mais fort suggestive sur le discours (ELG, 275) nous interpelle de façon concomitante sur le langage comme institution humaine, mais d'un genre particulier : il s'agit en effet d' " une institution pure sans analogue " (ELG, 211), par son absence de fondation sur un principe final inscrit dans l'ordre naturel des choses et son lien à principe " primitif " et unique condensé dans l'expression " la langue est un système de signes ", par " le pur fait négatif de l'opposition des valeurs " (ELG, 77).

Ainsi, Saussure situe le surgissement individuel dans le circuit de la parole, du fait que " toute la langue entre d'abord dans notre esprit par le discursif ". Il parle alors de " langue discursive ", donc de ce qui la caractérise, le discursif (ELG, 117-118). Il aborde ainsi la sphère du langage où règne " le tourbillon des signes " dans l'histoire, donc singularise ce qui la constitue, le lien social. Dans la langue, le discursif et le social ne sont pas des réalités distinctes : ils sont deux manières de caractériser la même chose, le système de signes constitutif de la langue. Le signe existe à la fois dans notre esprit et par le lien social du fait même de la constitution de la langue.

Le fait social de la langue existe, un donné linguistique est attesté dans la combinaison sociale de la diversité mécanique des idées et de la diversité organique des signes (ELG, 51). Ce qui importe donc, en matière d'identité linguistique, c'est l'appréhension conjointe de la diversité et de l'unité de la langue, dans son déploiement historique, c'est-à-dire l'association d'éléments hétérogènes, par l'union d'une diversité de faits de langue dans un fait linguistique complexe (ELG, 18).  Certes les signes sont abandonnés à leur vie matérielle, sociale, faute de connexité naturelle entre un terme et une idée. Mais du chaos de la diversité des signes et des idées, de l'accidentalité des faits linguistiques sort, par le seul fait du rapport, l'identité sociale de  la langue.  La langue fait lien social: l'ordre de la langue et l'ordre social sont les deux faces d'une même réalité.

De l'approche de la langue en tant qu'institution sociale ressort en fin de compte l'existence d'événements linguistiques, selon la propre expression de Saussure, qu'il définit de la façon suivante : " Toute langue a en elle-même une histoire qui se déroule perpétuellement, qui est faite d'une succession d'événements linguistiques, lesquels n'ont point eu de retentissement au-dehors et n'ont jamais été inscrits par le célèbre burin de l'histoire " (ELG, 150).

A vrai dire, la spécificité de l'espace/temps de l'intercommunication humaine, marqué par le caractère empirique de la langue, est la présence en son sein de singularités événementielles sous la double conjonction de l'existence de quelque chose, la langue, et du dit de quelqu'un, le sujet parlant. Cette événementialisation " originaire " de la langue relève d'un " ensemble vide " de significations, mais qui désigne ce qui peut être dit dans le discours, donc pose ses conditions de possibilité. Ainsi il convient de particulariser " les événements de langue ", qui n'ont d'autre effet que de modifier un état de langue - nous disons plutôt un état d'hyperlangue en référence à l'espace/temps de communication  - et non " les systèmes de la langue " élaborés par le linguiste. Ces événements ont la particularité de constituer les éléments de la langue empirique dans un espace/temps de communication, mais pour autant, ils ne réalisent que des éléments " isolés " de la langue, des singularités distinctes des actes de discours qu'elles engendrent. Ainsi Saussure précise, dans sa note sur le discours, que " la langue ne fait préalablement que réaliser des concepts isolés, qui attendent d'être mis en rapport entre eux pour qu'il y ait signification de pensée " (ELG, 275) : le discours est alors ce lieu où l'individu humain peut et doit donner une signification, dans son rapport à un autre individu, à ce quelque chose qui existe au sein des unités " primitives " de la langue.

La lecture nominaliste du Cours de linguistique générale, proposée par André Huglo, précise ce qu'il en est d'un tel renouvellement saussurien de la perspective ontologique sur la signification linguistique. Soucieux de montrer la relation, au sein de la " théorie " saussurienne, entre une conception essentiellement négative de la valeur linguistique et une théorie de la référence, André Huglo fait un long détour par la théorie ockhamiste du signe. Certes Saussure ne conserve pas le nominisme naturaliste d'Ockham, mais il n'en rejette pas pour autant une approche nominaliste du signe et de ce qu'il signifie, dans son souci très philosophique d'articuler l'épistémologie de la linguistique et la métaphysique du langage, par une sorte de requalification de la métaphysique au contact de la connaissance scientifique de la langue.

Le point de vue nominalisme considère en effet l'existence des seules entités individuelles : il évite ainsi la confusion entre les êtres du discours et les êtres-objets et introduit de même un principe d'économie des signes, base d'une réflexion critique sur la multiplication d'entités sans nécessité, soit de manière substantialiste, soit de manière dualiste. Saussure en retient l'existence des seuls entités concrètes de la langue, signes à double face (signifiant/signifié) construits et reconstruits en permanence par les sujets parlants. D'une part "  ce qu'on nomme signifié d'un signe n'est qu'une façon de parler, une manière particulière et arbitraire de signifier, et de pouvoir supposer personnellement pour quelque chose de non linguistique " (Huglo, 297), d'autre part " le signifiant n'est pas une entité réellement distincte de la phonie, mais d'une certaine façon de l'entendre, en se focalisant sur certains traits déterminés de celle-ci, en fonction d'une tradition arbitraire " (id., 317). Ainsi le rapport signifiant/signifié est (re)construit en permanence par les manières de parler des sujets de la langue tant dans la production des signes que dans leur interprétation. Saussure insiste bien  sur le principe nominaliste de distinction entre les unités discernables de la langue :" les signes n'ont d'autre mission, essence, que d'être distincts " (ELG, 263). Il considère donc que tout terme de la langue tient lieu de quelque chose qui n'est pas de l'ordre du discours, mais sans préjuger de quelle sorte de chose il s'agit, seul le discours pouvant donner une signification à cette chose.

D'une certaine manière, la dé-ontologisation de la linguistique, marquée par l'insistance saussurienne sur la valeur différentielle des signes, s'accompagne d'une ré-ontologisation, de nature foncièrement nominaliste, qui requalifie ainsi la métaphysique du langage au plus près de l'épistémologie de la linguistique.  


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©  mars 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : GUILHAUMOU, Jacques. Compte rendu de Saussure, "Ecrits de linguistique générale" ; Huglo, "Approche nominaliste de Saussure". Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Parutions/CR/Guilhaumou_Saussure.html>. (Consultée le ...).