COMPTE RENDU CRITIQUE
DE
PIERRE CADIOT & YVES-MARIE VISETTI,
"POUR UNE THEORIE DES FORMES SEMANTIQUES : MOTIFS, PROFILS, THÈMES",
PUF, FORMES SEMIOTIQUES, 2001

Régis MISSIRE
CPST, Toulouse II

A bien des égards, l'ouvrage de Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti se situe à la croisée des chemins : (i) entre linguistique et sciences cognitives tout d'abord, puisqu'il prolonge, en les réévaluant, les travaux des linguistiques cognitives contemporaines qui visent à décrire et à expliquer “une communauté d'organisation liant intimement perception et langage” ; (ii) entre un imaginaire kantien critiqué — mais dont on ne se départit jamais totalement —, et une conception phénoménologique et gestaltiste de la perception ; (iii) entre le mot et le texte ensuite, car si l'attention des auteurs se porte principalement sur la sémantique lexicale, une sémantique des textes délimite l'horizon de leurs propositions ; (iv) entre les attendus légitimes des sémantiques cognitives, notamment regardant la question de la référence, et l'assomption du caractère différentiel de la signification linguistique. Loin que ces oppositions (on en trouverait d'autres) engagent les auteurs sur la voie moyenne de l'œcuménisme ou de l'éclectisme, on observera un penchant pour le second terme, avec le souci constant d'y reverser les problèmes soulevés par le premier.

Matériellement, l'ouvrage est divisé en quatre chapitres. Le premier procède à un examen critique du schématisme kantien et du rôle déterminant qu'il revêt dans l'économie des linguistiques cognitives ; sa légitimité est remise en cause dans le cadre d'une sémantique linguistique. Le deuxième chapitre présente alors les concepts de forme et de perception tels qu'ils ont été élaborés dans la psychologie des gestaltistes, et souligne les analogies avec la phénoménologie husserlienne. C'est ensuite le concept de champ thématique qui est détaillé à partir d'une lecture de Gurwitsch. Le troisième chapitre négocie les modalités d'une transposition adéquate de ces concepts dans une sémantique linguistique : le concept de forme se diversifie alors en motifs, profils et thèmes. Le dernier chapitre réexamine à cette aune des problèmes linguistiques classiques (motivation, affinités lexicales, polysémie, métaphore et sens figurés, formes schématiques et grammaire, dénomination).

S'il fallait qualifier le style épistémologique des auteurs, on le dirait volontiers de facture herméneutique : le lecteur ne trouvera en effet pas dans l'ouvrage une présentation de type axiomatique et déductif. Bien au contraire, le principe général qui veut que le global détermine le local est exemplairement illustré et l'un des effets concrets en est par exemple que si la dernière section du troisième et avant-dernier chapitre s'intitule Tentatives de définition (pour les concepts de motifs, profils et thèmes), les termes mêmes apparaissent dès le début du livre. A l'aspect programmatique de l'ouvrage sténographié par la préposition du titre, correspond ainsi sur le plan pratique une élaboration progressive des concepts, rythmée par des phases protensives et rétensives qui, pour être constitutives de toute lecture, n'en distinguent pas moins l'ouvrage au sein de son genre d'appartenance. A un autre niveau, cette spécificité semble une conséquence logique du statut privilégié accordé par les auteurs au concept d'instabilité : son effet immédiat est d'affaiblir significativement la possibilité d'un métalangage stabilisant et de favoriser la voie de la glose intralinguistique. Si cette économie générale est une réalisation en acte des positions théoriques, la brièveté d'un compte rendu dissuade toutefois d'emprunter le même parcours. On a donc choisi d'organiser la présentation de façon non linéaire autour d'une dialectique unification/diversification omniprésente dans l'ouvrage, et bien connue des linguistes : de l'instance sigma-parole chez Heger à la praxis énonciative des sémioticiens, en passant par l'espace des normes chez Coseriu ou Rastier, la dichotomie langue/parole léguée par Saussure n'a en effet cessé d'être creusée par les linguistes, sans doute à proportion de sa possible homologation avec d'autres couples philosophiques non moins célèbres. En l'occurrence, bien des discussions présentées par les auteurs semblent justiciables d'une telle reprise, avec cette spécificité que le primat ici accordé au concept d'activité sémantique déstabilise la relation généralement reconnue entre les termes aboutissants de la traditionnelle dyade pour les déployer comme corrélats d'une perception sémantique au sein de laquelle ils identifient des régimes de sens différenciés. La présentation procédera donc de l'unification vers la diversification, avant d'aborder leur dynamique et la reprise de problèmes linguistiques dans ce cadre.


1. Unification (motifs) 

Au titre de l'unification en langue, le propos des auteurs vise à débusquer le schématisme dont sont diversement empruntes les linguistiques cognitives contemporaines (le corpus convoqué concerne essentiellement Langacker, Talmy, et les linguistiques de l'énonciation d'inspiration culiolienne). Le parcours critique part du postulat fondamental des linguistiques cognitives (“l'enracinement perceptif et plus généralement sensori-moteur et kinesthésique de tout effet de sens”), pour aboutir à une mise en exergue des insuffisances théoriques inhérentes à ces conceptions. Regardant une problématique de l'unification, on retiendra la séparation forme/substance et son corrélat technique, la représentation essentiellement configurationnelle du niveau schématique (le terme de configurationnel a chez les auteurs une acception générique et désigne principalement le cadre nécessairement spatial du déploiement de la signification, qu'il soit explicité et modélisé géométriquement, diagrammatiquement ou encore topologiquement). Pour donner corps à cette critique, les auteurs mettent en évidence la filiation kantienne des linguistiques cognitives, qu'elle soit alléguée ou pas. Deux thèmes se dégagent de la discussion :

(i) La dimension conditionnelle du schématisme kantien reconduite dans les linguistiques cognitives : de même que les schèmes sont des conditions a priori assurant l'application des catégories de l'entendement aux objets qui se présentent dans l'intuition, les “catégories et schèmes les plus génériques d'une langue valent comme [...] conditions d'une énonciation réussie dans cette langue, ouvrant sur une expérience langagière spécifique, souvent conçue à la façon d'une scène.” (p.11) ;

(ii) une interprétation (trop ?) productive de la hiérarchie des catégories chez Kant, d'abord mathématiques (qualité et quantité) puis dynamiques (relation et modalité). Ainsi, à partir de l'axiome kantien “Tous les phénomènes, au point de vue de leur intuition, sont des grandeurs extensives” (Critique de la raison pure, p.164), une tradition interprétative, dont seraient tributaires les auteurs concernés, se serait crue fondée à dissocier d'une part un répertoire réduit de schèmes purs de l'imagination (que l'on trouvera transposé dans les linguistiques cognitives sous la forme de “schèmes formels configurant une intuition formelle-grammaticale, géométrisant ainsi une sorte d'espace-temps sémantiquement homogène” p.44), d'autre part “ une expérience faite d'objets en bonne et due forme : c'est-à-dire, dans les transpositions en linguistique, des syntagmes intégrant des valeurs dites lexicales, ou de contenu, autour de ces schèmes purement configurationnels.” (p. 45).

D'épistémique au sens foucaldien, la suite de la discussion devient proprement épistémologique, et les auteurs montrent que la reconduction des prémisses du schématisme kantien en linguistique engage une triple réduction du sémantique au grammatical, du grammatical au schématique, et de ce dernier au configurationnel, celui-là étant censé être traité indépendamment de la substance du contenu, de tout investissement "notionnel". Des modulations sont cependant apportées : si on trouve en effet un pur schématisme configurationnel chez Langacker (topologico-dynamique) , on note toutefois un certain investissement substantiel du schématisme dans d'autres modèles (p.ex., le concept de force chez Talmy, celui de contrôle chez Vandeloise). Pour autant, la question n'en reste pas moins posée : comment asseoir le répertoire des dimensions articulant et décrivant le niveau d'unification schématique ? Car soit l'imaginaire localiste l'emporte (Langacker) et, paradoxalement, se trouve soustraite au schématisme sa fonction constitutive qui est d'assurer une médiation, soit on introduit des "grandeurs substantielles" dans le schématisme, mais celles-ci procèdent d'ontologies (un espace physique perçu pour Talmy, un espace physique qualitatif de type aristotélicien chez Vandeloise) dont le primat est tout sauf acquis, a fortiori pour une sémantique linguistique.

Sans contrevenir à la recherche d'un principe d'unification en langue, l'obstacle du schématisme contraint les auteurs d'abdiquer la perspective schématisante (ainsi que le terme de schème) pour lui substituer une problématique de la perception sémiotique qui trouvera plutôt ses fondements dans la phénoménologie husserlienne et celle expérimentale des gestaltistes (principalement l'école de Berlin). Globalement, la recherche s'annonce comme une tentative de transposition des recherches en phénoménologie et en théories de la constitution des formes dans une sémantique linguistique (et non, les auteurs y insistent, une recherche de fondations).

Concernant le type de perception requise, elle doit, pour être qualifiée de sémiotique, être nécessairement “une perception qui se constitue comme relation à...., accès vers...,chemin pour..., une perception d'identités qualitatives et de valeurs, qui discerne corrélativement, comme sens incorporés à l'apparaître, des motifs d'agir et des mouvements expressifs [...] une perception [...] qui soit un accès immédiat à la médiation sémiotique.” (pp.63-64). Les auteurs mentionnent à cet égard la réduction fréquente de la perception gestaltiste à une simple perception de morphologies sensibles, alors qu'il faudrait concevoir une saisie solidaire des formes et des valeurs, dont l'effet immédiat est de grever sérieusement la séparation de la forme et du sens. Aussi, fidèles au principe de la requiredness chez Köhler, les auteurs insistent sur l'unité de la perception, de l'action et de l'expression (le raisin que je vois sur l'étal du maraîcher n'est pas que la saisie de la multiplicité floue des grains dans l'unité de la grappe : c'est la promesse d'une saveur éventuellement mnésique, d'une fonction peut-être roborative, une invitation à l'ivresse, etc.). La perception, outre son aspect proprement morphologique, devient donc d'emblée praxéologique et expressive et il faut alors prévoir une diversification radicale des dimensions articulant la description de la signification en langue. A titre indicatif les auteurs présentent quelques exemples de sémantique lexicale illustrant une telle différentiation des axes sémantiques : accès sur le mode de perception morphologique (visuelle) plus ou moins liée à   un cadre fonctionnel (de aiguille, flûte,... à bouche, boîte...) ; accès sur un mode d'interaction pratique et social (client, touriste,...) ; accès par la qualité de la sensation et/ou de l'évaluation (prison, ennui, fouillis..). Plus généralement, il importe de ne pas faire obstacle à la prolifération des axes sémantiques et les auteurs proposent de retenir (de manière non exhaustive) : “perception, action, fonction, propension, axiologie, sensibilité, expressivité, intériorité, spontanéité, passivité,...” (p.102). Sans opérer un retournement radical où la dimension configurationnelle n'aurait plus qu'une fonction ancillaire, cette approche relativise son importance et montre que sa considération dans notre aire culturelle, et dans les langues qui lui sont associées, a pu la faire passer pour une condition, voire une cause. Même pour les prépositions du français à emploi spatial (sur, sous, contre, dans, en, par, chez), a priori les moins rétives à la réduction configurationnelle, les analyses proposées dans le premier chapitre montrent que cette dimension doit bien souvent être secondarisée.

Les auteurs proposent d'appeler motif le principe d'unification de ces dimensions, et relèvent que l'on peut bien souvent en trouver trace au niveau du mot. Cependant, cette possibilité d'unification étant notamment redevable d'une gestalt forte sur le plan de l'expression, le mot, bien qu'ayant un statut privilégié, ne sera pas nécessairement la seule grandeur à présenter un principe unitaire sous forme de motif : on pourra aussi en percevoir au niveau des lexies, des syntagmes, voire d'unités plus étendues, pour peu qu'elles soient suffisamment stéréotypées. Pour ne donner qu'un exemple (lexical), le motif de école (analyse pp.108-112) pourra se décrire ainsi autour de trois pôles solidaires : “ a) télique : programme / projet / perspective de transmission ; b) configurationnel : agglomération, rassemblement ; c) sérialité, production conforme.” (p.111).

Au niveau des motifs, l'une des conséquences majeures de l'unité de la perception, de l'action et de l'expression, est l'indétermination constitutive des dimensions évoquées dans cette phase du sens : il faut concevoir une instabilité fondamentale à cet endroit où toute dimension est susceptible de valoir pour une autre, ne se différenciant — si l'on consent provisoirement une représentation étapiste —, que plus en aval. Cette coalescence nécessaire des motifs déstabilise une afférence (bien stabilisée) de l'unification vers la stabilisation et l'abstraction : les auteurs nous enjoignent en somme de surpasser ce qui pourrait apparaître comme un oxymoron en concevant une unification instable (conformes en cela à la perspective catastrophiste, les auteurs s'en éloignent néanmoins sur d'autres points (cf. infra)). Cet aspect détermine l'"ouverture morphémique" caractéristique de l'unité lexicale pour laquelle on aura pu déterminer un motif, ouverture qui ne se restreindra que dans d'autres régimes de sens, dont le plus immédiat est le profilage.


2. Différentiation et identification (profils/thèmes)

A ce titre, c'est la fonction du motif qui va être interrogée, toujours rapportée au rôle conféré à l'instance d'unification dans les linguistiques cognitives contemporaines. Car outre l'obstacle de la réduction configurationnelle, les auteurs notent également un problème lié directement au statut accordé aux schèmes quand les unités (le plus souvent lexématiques) qui leur correspondent sont mises en syntagme : c'est la question (largement débattue dans le cadre des études sur la polysémie) de la fonction déterminative des schèmes. En deux mots, on se trouve confronté à une double contrainte : l'aspect fonctionnellement déterminant des schèmes, envisagés comme des types délimitant des potentiels donnés en langue, ne peut se satisfaire par ailleurs de la sous-détermination d'emploi empiriquement attestée des mots. Plutôt donc que considérer la mise en syntagme comme une stabilisation d'un potentiel ou la déformation contextuelle d'un prototype donné en langue, les auteurs proposent d'envisager les motifs comme “les composants immédiats d'une dynamique constituante pour des sens à constituer, comme un principe dynamique qui peut trouver à s'appliquer, à se transposer immédiatement dans les dynamiques de constitution d'une infinité de domaines.” (p.13). C'est là un point théorique fondamental : il consomme la rupture avec un imaginaire kantien aprioristique et s'éloigne par là d'une épistémologie étapiste (du genre type/occurrence) en introduisant le concept gestaltiste de transposabilité des formes, soutenant ainsi une approche dynamique de l'activité de langage où la strate des motifs coexiste (dans une synchronie qualitative et différenciée) avec d'autres phases de production et d'interprétation linguistique. Leurs relations dépendent alors étroitement du concept de perception sémiotique et d'une théorie générale du champ (cf. infra). Les auteurs le formulent clairement : “C'est ainsi que nous tranchons le dilemme habituel : il y a bien, dans de nombreux cas , une unité invocable du mot, mais cette unité n'a pas le type de générativité qu'on lui prête, elle ne s'identifie pas à un potentiel interne déterminant a priori les modalités d'une stabilisation en syntagme.” (p.97)

S'il faut prévoir une instabilité sémantique constitutive au niveau des motifs, c'est dans le changement de phase qui mène aux profils que s'amorce un début de stabilisation corrélatif d'une différentiation des axes sémantiques. Cette déhiscence signale la prise en compte de la nature différentielle de la signification et de la problématique saussurienne de la valeur. C'est donc à ce niveau que les auteurs situent l'articulation des classes lexicales qui profilent chacune à leur manière les motifs, en eux-mêmes relativement indifférents à ces classes. C'est là une conséquence somme toute logique de l'unification de la perception, de l'action et de l'expression constitutive des motifs : à la nature relationnelle et transactionnelle de leur définition s'oppose celle différentielle des profilages, qui peut également s'interpréter comme une mise en saillance d'un nombre réduit de dimensions stabilisant partiellement le motif. Les auteurs y insistent, le profilage d'un motif par transposition sur des classes de définition ne doit pas se voir comme “ la stabilisation d'une collection de potentiels par mise en couplage, [mais comme] la mise en exergue, dans un champ, de formes et de dimensions d'appréciation qui résultent d'une cascade interprétative globale ou régionale, qui ne peuvent être la propriété des unités résultantes (qui n'en sont que des effets, ou des indices de déclenchement).” (p.131). Assomption de la nature différentielle de la signification sur le plan linguistique, le profilage engagera des remaniements des motifs par virtualisation ou enrichissement, et la répartition entre fond et forme en est la contrepartie sur le versant gestaltiste. Si, comme les auteurs le soulignent, les motifs ne vont pas sans évoquer les sèmes inhérents de la sémantique interprétative de F. Rastier, l'analogie s'arrête là où les premiers formulent une problématique de l'instabilité, alors que le second reprend la dichotomie type/occurrence. La distinction entre motifs et profils permet alors aux auteurs de reformuler l'opposition entre langue et lexique : “On opposera ainsi langue (au sens de noyau fonctionnel instable) et lexique (comme mémoire des chemins de stabilisation, organisant profils et anticipations thématiques.” (p.37). Car si le profilage doit d'entendre comme une "dynamique de caractérisation différentielle", ce n'est qu'à un autre niveau que l'on voit apparaître des grandeurs positives en l'espèce des thèmes.

Derniers membres de la triade, les thèmes se présentent comme le pendant molaire des profils, où ils s'intègrent et se stabilisent plus avant. C'est à ce niveau que s'articulent les grandeurs à valeur ontogonique qui préparent la sortie du langage sur le monde. On trouvera notamment la question de la référence reformulée dans ce cadre. L'opposition profil/thème peut sans doute se lire comme une autre guise ">  de ce que Saussure relevait déjà au sujet des deux aspects de la valeur, simile : similia (valeur systémique) et simile : dissimile (valeur interne du signe), que l’on retouve également dans le CLG sous la forme du distinguo différence/opposition. L'enrichissement ici provient de l'introduction des motifs, puisque l'on a désormais deux niveaux instanciant des grandeurs non différentielles et "encadrant" la strate des profils. On serait d'ailleurs tenté de voir dans le couple motif/thème deux niveaux qui accueillent chacun certaines caractéristiques généralement attribuées à la substance : aux motifs reviendraient le pendant notionnel (dans une opposition au formel), aux thèmes l'attribut de la permanence : la substance en effet, d'un réceptacle de contraires qui l'affectent sans entamer son identité à soi chez Aristote, à son schème chez Kant, conçu comme ce qui a de permanent et d'invariable dans les choses, présente régulièrement ce profil (ici enrichi d'une dimension 'fluctuante', affaiblissant sensiblement une permanence monolithique (cf. infra)). Les thèmes se caractérisent donc au niveau de l'identité et “cumulent les dimensions de l'accès et de l'existence, dans leur globalité et dans la durée, à travers la confrontation aux motifs et aux profils incidents.” (p.138). Un acteur par exemple s'identifie comme thème à la classe d'actants qui le profile. Caractériser plus finement les thèmes et les parcours thématiques nécessite préalablement de présenter synoptiquement la dynamique qui organise les relations entre les trois phases évoquées.


3. Activité de langage

Que l'on considère motifs, profils et thèmes comme des grandeurs objectivées ou comme des phases de l'activité perceptive (i.e perception sémantique), leur évolution, dans une théorie gestaltiste des formes, devrait être régie par un certain nombre de caractères généraux articulant l'économie du champ perceptif. Les principaux sont un “temps de constitution interne à la forme (intégration, stabilisation, présentation par enchaînements d'esquisses) impliquant une structure non ponctuelle du Présent [...] ; organisation par figures se détachant sur un fond ; caractère transposable des formes [...] transposition ne signifie pas ici opération en deux temps, allant d'un domaine A à un domaine B, mais renvoie à la disponibilité immédiate des schèmes dans une variété indéfinie de milieux ; type des unités : pas de type formel assurant la duplication des occurrences, mais un rapport schème/instance, respectant l'écart potentiel/actuel. Le cas échéant, évolution du potentiel à la faveur de ses actualisations.” (pp.53-54). La saisie concomitante des formes et des valeurs ne doit pas masquer en effet que toute perception de figure ne peut se faire que sur un fond, également sémantique. C'est là un point qui signale la distance que les auteurs prennent avec la plupart des modélisations catastrophistes : quand les fonds sont pris en compte, ce qui n'est pas toujours le cas, le passage du fond à la forme se conçoit comme la stabilisation d'un germe instable (par exemple passage de la généricité à la spécificité (cf. Piotrowski 1997)), et le parcours de stabilisation s'effectue alors au fil d'un temps formel inadéquat pour les auteurs qui se préoccupent davantage de processus productif et interprétatif, donc d'emblée confrontés à un temps historiquement et socialement normé. La relation fond/forme est alors creusée à partir d'un commentaire de la Théorie du champ de la conscience de Gurwitsch qui propose une lecture d'Husserl (en particulier de la théorie du noème perceptif) à l'aune des recherches gestaltistes. Sans entrer dans le détail, la confrontation permet de mesurer la lointaine analogie que les profils peuvent entretenir avec les esquisses husserliennes et les thèmes avec les noèmes perceptifs. Les auteurs abandonnent toutefois les concepts husserliens : là où les data hylétiques apparaissent encore comme une rémanence du dualisme perceptif et de l'élémentarisme, incongrues donc aux motifs qui bien qu'instables sont déjà organisés, la cohérence de gestalt forte (dans la reformulation gurwitschienne) des noèmes perceptifs s'accommode mal de la plasticité des thèmes relativement aux fonds sur lesquels ils se manifestent. C'est principalement la description de la structure du champ de conscience que les auteurs mettent à profit pour la dialectique fond/forme. Gurwitsch : “Nous trouvons un premier type de conjonctions dans celles qui lient les constituants du thème. Pour les conjonctions de ce type nous avons proposé le terme cohérence de forme. Nous apercevons un second type de conjonctions dans celles qui lient le thème et le champ thématique, ainsi que les éléments du champ thématique. Basées sur des relations entre les contenus matériels [comprendre ici les contenus noématiques] qu'elles lient, les conjonctions de ce type constituent l'unité de contexte ou l'unité par relevance.”(p.81 (Cadiot / Visetti)). Sommairement, le premier type de conjonction intéressera les relations internes à la forme, le second les relations fond/forme, et plus précisément le rôle instituant du champ thématique dans la stabilisation des formes. On peut sans doute interpréter l'unité par relevance comme une formulation phénoménologique du principe herméneutique qui veut que le global détermine le local. Les identités thématiques, et donc dans une certaine mesure les profilages, ne s'affirment qu'en relation avec le champ thématique : on pourrait dire avec les objectifs de la pratique en cours. C'est ce dernier aspect qui défend d'envisager les trois régimes de sens de façon étapiste ou déterministe mais impose au contraire une salutaire circularité. Les cycles particuliers au long desquels les changements de phases viennent s’inscrire sont plongés dans le bain du champ thématique : “La thématique obéit [...] surtout à des normes révocables : rhétoriques, tactiques, stylistiques, typiques de genre textuel, de domaines de discours, de pratiques socialement établies. Il ne s'agit pas là d'une herméneutique seconde, au sens où elle viendrait seulement 'après' les motifs et les profils : elle est toujours déjà là, en tant que condition, toujours renégociable, de la transaction en cours. En particulier, elle conditionne d'emblée les profilages, et ne se contente pas de les rectifier dans un après-coup (ce qui est aussi possible, naturellement).” (p.140, nous soulignons). Pour autre exemple de cette circularité, loin que les motifs soient des grandeurs conditionnelles et "ante-perceptives", il faut reconnaître aux locuteurs la capacité de leur saisie, “de perception de leur diversité interne.”(p.119). On pourra alors décrire les sens figurés comme des déploiements particuliers de motifs dans le champ thématique (et non comme des dérivations d'un type) ; à l'inverse on identifiera des types thématiques, c'est-à-dire des organisations qui condensent une thématique au travers d'un ensemble de profilages liés et cohérents susceptibles de reprises (ex : le type de Don Juan). Dans le champ thématique, la perception sémantique est ainsi l'objet de stratifications qualitatives entre les trois régimes de sens, que le sémanticien n'a pas à anticiper ou à générer a priori, mais qu'il peut tenter de décrire dans certaines de ses régularités. A cet égard, les auteurs caractérisent leur "style épistémologique" comme tel : “Nous ne cherchons pas des théories qui s'appliquent mécaniquement à un objet réduit, mais plutôt des théories qui définissent un type de thématique scientifique, une méthode générale de mise en forme de l'analyse, qu'il faut reprendre et transposer à chaque étude nouvelle.” (p. 188). La mise en place de ce cadre général permet de reprendre à nouveaux frais (en l'occurrence transposer) un certain nombre de problèmes classiques légués par la tradition linguistique.


4. Reprises et ouverture

Les sept sections du dernier chapitre s'intitulent respectivement : Motifs et motivations, affinités et anticipations lexicales, polysémie lexicale et méréonymies enchevêtrées, dénomination, formes schématiques et grammaire, motifs et sens figurés, mythe et métaphore. Faute de place, nous ne ferons que caractériser rapidement les analyses proposées dans le dernier chapitre de l'ouvrage (bien qu'elles représentent un quart de l'ouvrage et soient essentielles pour intégrer la portée des propositions).

La première entend la motivation dans le contexte d'une théorie des formes comme une dynamique de stabilisation au niveau des profilages et plus généralement comme “une relation unissant un motif linguistique aux profils et aux thèmes à la constitution desquels il est censé contribuer.” (p.156). Affinités et anticipations lexicales sont traitées comme des associations privilégiées existant dans les trois phases sémantiques : “affinités pour les motifs, horizons pour les profils, jusqu'au enchaînements et transformations structurant les formes proprement thématiques.” (p.163). Pour les deux grands types de polysémie généralement reconnues (transposition d'une forme sur des fonds distincts (gorge, aiguille, vague) et différentiation par esquisses selon des principes synecdochiques, méréonymiques ou aspectuels (école, livre, maison)), le traitement proposé tend vers une unification graduelle, distinguant les cas de figures en termes de dynamiques de profilages (notamment les diverses possibilités de répartition entre fond et forme à ce niveau) et de thématisation. Cette unification est rendue possible par le point de départ qui ne s'appuie pas sur une ontologie ad hoc. L'étude de la fonction dénominative permet justement de caractériser un mode d'activité de langage où la strate thématique semble toujours première et "boucler" sur elle-même, occasionnant un retrait relatif des motifs et profils. C'est l'occasion pour les auteurs de revenir sur la toujours lancinante question de la référence : “En résumé, la fonction dénominative consiste à étiqueter une identité, c'est-à-dire un ensemble de rapports qui nous lient d'emblée (même si nous n'y entrons pas effectivement) à un thème appréhendé dans un cadre thématique réputé originaire (i.e. reçu).” (p.181). La section intitulée Formes schématiques et grammaire prolonge le premier chapitre et propose de considérer la grammaire comme “l'ensemble des moyens et des formats les plus génériques de profilage, rendant possible le cycle entier du langage dans le champ de la parole.” (p.193). Les deux dernières sections (Motifs et sens figurés et Mythe et métaphore) se suivent logiquement. La première rapproche dans leurs principes sens figurés et polysémie, les distinguant qualitativement par la prégnance plus ou moins figurative des strates thématiques qu'investissent les motifs et la façon dont elles y font retour : “Ainsi pouvons-nous, passant à travers les sens figurés, les répartir selon leur type d'élaboration et d'exploitation des motifs : on ira ainsi de la condensation thématique encore figurative, toujours partiellement ancrée dans des thématiques originales, jusqu'au motif émancipé, en passe de gagner un statut générique, donc de se faire oublier dans une polysémie de bon aloi.” (p.198). Enfin, la dernière partie, prolongeant la compréhension des sens figurés, détaille à partir de la figure de la métaphore ce qui est non pas un cas particulier du fonctionnement sémantique mais ce qui se présente plutôt comme le point de départ de l'analyse : “Il faut renverser le sens de l'explication à donner : ce qui est à expliquer ce ne sont pas ces 'tropes' omniprésents, mais le fait que nous puissions avoir l'impression de leur absence. La sémantique linguistique doit rendre compte de leur blocage éventuel, et non justifier leur possibilité, qui lui arrive comme une donnée originaire.”(pp.168-169). Une reprise des travaux de P. Ricœur dans le cadre de la théorie des formes sémantiques permet de préciser deux aspects essentiels de la métaphore non thématisés dans La métaphore vive : (i) la question de la vérité métaphorique qui est reversée à la dimension mythique du langage, ">  entendue comme transgression confirmatrice des normes, décrites ou non, de profilage et de thématisation ; (ii) la dimension textuelle de la métaphore, et de son identification, qui rappelle les affinités entre la théorie des formes sémantiques proposée et la sémantique textuelle, en particulier celle que développe F. Rastier. Les allusions à la sémantique interprétative sont d'ailleurs fréquentes dans l'ouvrage et nous avons fait le choix de ne pas les mentionner systématiquement. Nous avons pris le parti de la spécificité, ne cherchant pas particulièrement à valoriser les homologations ou associations possibles : ce serait là un tout autre travail, qui excède largement le cadre d'un compte rendu. Nous conclurons toutefois sur deux brèves remarques qui, sans prétendre initier cette comparaison, ont peut-être valeur indicative. Ces deux remarques sont liées et intéressent le statut conféré au plan de l'expression.

La première concerne la question de la temporalisation des parcours thématiques. Les thèmes ne présentent en effet pas de cohérence de formes fortes (proprement gestaltistes) : ils sont fluctuants, “intuitivement approchables comme des entités mélodiques et rythmiques ouvertes, réalisant donc, par rapport aux cohérences de profils, une unité plus fluente, toujours susceptible de décompositions ou compositions, de requalifications imprévisibles.” (p.143). Cet "aspect" des thèmes interroge les auteurs, car si l'on distingue le thème de son parcours de constitution, il devient difficile de faire relever celui-ci d'une théorie des formes, sauf pour les thèmes "ponctuellement" donnés. De manière générale, “la notion de parcours thématique brouille les distinctions de type noèse/noème, ou procès sémantique/résultat du procès.” (p.147). Pour assurer le statut de forme aux thèmes, les auteurs admettent alors "que les thèmes s'identifient et se stabilisent socialement, dans la parole ou dans les textes, par la médiation de parcours normés, ou du moins privilégiés. Leur temps propre est, pour ce que la sémantique peut en dire, un temps normé, social et intersubjectif, et non le temps d'un sujet (serait-il celui de l'énonciation). [...] Par voie de conséquence, transcrite dans les termes d'une théorie des formes, cette notion de parcours comporte une indétermination originaire de sa répartition sur le versant "espaces" ou sur le versant "temps" des formes thématiques.” (p. 147). Pourtant, sans assimiler le sens linguistique au sens du vécu et le locuteur à un sujet philosophique, il semble qu'on puisse relativiser au moins partiellement cette indétermination des parcours thématiques. Au palier mésosémantique, on sait par exemple le rôle thématisant de la prosodie et de l'accentuation. Si les grandeurs sémantiques paraissent s'autonomiser au palier textuel, elles n'en restent pas moins justiciables a priori d'une description sans solution de continuité ( donc unifiée) avec le palier inférieur (la question de la concordance dans l'écriture versifiée classique par exemple montre bien l'interrelation de normes relevant de niveaux distincts).

Ce qui prépare la seconde remarque : si l'horizon de la théorie des formes sémantiques est celui d'une sémantique textuelle, il faut essayer de mesurer les conséquences qu'emporte la perspective sémasiologique corrélative de la sémantique lexicale qui est le point de départ des auteurs. Pour faire bref, est-ce que l'attention portée à l'aspect différentiel de la signification ne devrait pas mutatis mutandis être reportée également sur le plan de l'expression ? On sait le problème : une linguistique purement différentielle s'interdit tout simplement le concept de polysémie, et les linguistiques "structurales" qui ont voulu en traiter ont dû affaiblir la perspective différentielle, notamment en reconnaissant des identités sur le plan du signifiant (K. Baldinger par exemple), ou bien en la considérant comme un artefact du linguiste (F. Rastier). Si l'on autorise la transposition des concepts développés par les auteurs au plan de l'expression, on pourrait dire que le signifiant lexical est toujours déjà thématisé, ce qui lui assure son identité et sa cohérence de Gestalt forte : “Ainsi, bien que sémantiquement hétérogène, le mot serait quand même, de par la seule identité de son signifiant (tant qu'elle est reconnue et donc élaborée par le locuteur) un lieu critique d'unification tendancielle. ” (p.118). On pourrait cependant arguer à l'inverse que cette identité est problématique, doit être problématisée, ne serait-ce qu'à cause des facteurs prosodiques, et, comme le propose F. Rastier que les signifiants ne sont pas plus donnés que les signifiés, procédant les uns et les autres de discrétisations au cours de parcours interprétatifs qui sont (devraient être) hautement déterminés par le discours et le genre d'appartenance du texte considéré. Cette focalisation sur le signifiant permet alors de caractériser sémantiquement la recherche de motifs — et plus généralement d'unification—, comme une subsidence momentanée de l'ordre herméneutique qui va caractériser une inversion morphologique : le motif subodoré devient le fond sur lequel vont se succéder des formes domaniales et le motif s'élabore comme le modulo des transformations occasionnées par la traversée imaginaire de champs thématiques hétérogènes (ce rôle de l'imagination ne va d'ailleurs pas sans évoquer la variation husserlienne). L'opposition n'est peut-être pas irréductible pour autant, puisque d'une part la sémantique lexicale distingue la polysémie de l'homonymie, ce qui signale bien un rapprochement sémantiquement qualifié, et d'autre part une sémantique textuelle doit rendre compte de textes qui se caractérisent par une négation de l'appartenance générique, ou, formulé positivement, comme relevant de genres qui prescrivent l'indétermination des domaines sémantiques, et un attachement particulier au signifiant (du calembour au cratylisme sophistiqué d'un Renaud Camus). Rapporté à la dernière citation concernant l'identité du signifiant, on émettra donc quelques réserves sur le terme "reconnue" (qui présupposerait une identité) et on insistera sur le "élaborée" qui caractérise un affaiblissement local du thème différentiel corrélatif d'une assimilation sur le plan perceptif, d'une stratégie sur le plan herméneutique. Ainsi, centrées sur l'activité de langage, les propositions des auteurs permettent de redistribuer les rôles et statuts d'instances épistémologiques liées par une circularité qui faisait parfois voir l'une comme le point aveugle de l'autre. A un autre niveau, l'approche défendue permet de caractériser des modalités hétérogènes de la description linguistique, promouvant, en levant momentanément les fonds génériques identifiant divers cadres théoriques, un motif commun à la polysémie et à la syllepse.


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©  décembre 2002 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : MISSIRE, Régis. Compte rendu de Pierre Cadiot & Yves-Marie Visetti, "Pour une théorie des formes sémantiques: motifs, profils, thèmes. Texto ! décembre 2002 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Parutions/CR/Missire_CR.html>. (Consultée le ...).