LA CONTRE-POESIE DE PAUL CELAN
            Denis THOUARD
CNRS 
/ Université Charles-de-Gaulle Lille 3
(Compte rendu inédit)
BOLLACK, Jean. Poésie contre poésie. Celan et la littérature. Paris : Presses Universitaires de France, 2001.
Dans ce livre, le lecteur rencontrera en fait trois livres : un livre sur la poésie et d'une certaine façon une poétique ; un livre sur Celan, savant et argumenté ; un livre enfin qui vient prendre place dans l'œuvre propre de son auteur, marquant une étape dans sa réflexion philologique et critique. Il réunit en effet les témoignages d'un parcours de lecture d'une des œuvres les plus résistantes de l'art moderne, aventure à laquelle Jean Bollack s'est décidé il y a un peu plus de quinze ans, après qu'un délai presque aussi long l'ait séparé du poète, mort en 1970, qui fut son ami, mais qu'il n'avait pas encore appris à lire. Les vingt " lectures " qui constituent le corps de ce nouveau livre nous introduisent dans ce travail de déchiffrement ; s'ils nous facilitent la tâche, c'est toujours en nous faisant palper la difficulté de la compréhension, ses apories, ses échecs, ses bonheurs aussi. Mais ce parcours de lecture est aussi une construction, une œuvre au sens plein. Enfin, ce livre n'est pas apparu seul : par le titre, il indique un lien étroit avec le recueil d'entretiens publié l'an passé, Sens contre sens. Comment lit-on ? (avec Patrick Llored, La passe du vent, Lyon, 2000), qui visait à clarifier les différentes " disputes sur le sens " marquant le champ des sciences humaines : comme si la poésie de Celan avait accompli dans son ordre un projet similaire à celui de la philologie de Jean Bollack ; par son objet, il est inséparable de son cousin germain, Paul Celan, Poetik der Fremdheit (Vienne, Zsolnay, 2000), une poétique (de l'étrangeté, selon le titre allemand) dans Celan dont le texte original français, L'Ecrit, n'est pas encore paru, et qui constitue comme un " journal de bord " (un " journal de mon bord " plus exactement, pour reprendre à Reverdy son titre finalement très bollackien) de ces années de lecture, dont il rassemble les réflexions théoriques suscitées par la difficulté même des poèmes ou par les types d'incompréhension qu'ils suscitent, de dévoiement dont ils font l'objet, par l'enjeu qu'on veut y voir et par celui qu'ils représentent effectivement.
La thèse 
            du livre est que la poésie de Celan se développe non 
            seulement comme une " contre-langue ", selon une expression 
            du Méridien (Gegen-Wort) maintenant mieux comprise et acceptée 
            que naguère (mais on peut toujours lire ici ou là que 
            la langue allemande aurait été aux yeux de Celan plutôt 
            meurtrie par ses mésusages nazis que meurtrière et complice, 
            ou qu'elle serait dans tous les cas le dépôt d'une Allemagne 
            humaniste qu'il conviendrait de sauver contre les barbares), mais 
            aussi comme une " contre-poésie ", une " contre-littérature 
            " qui prendrait la mesure de l'ensemble des chefs d'œuvres 
            littéraires et entreprendrait de les passer au crible d'un 
            jugement sans concession. Un tel jugement n'est pas hors de l'écriture 
            des poèmes : il s'accomplit comme lecture, comme correction, 
            récriture de la tradition littéraire, dans un rapport 
            critique directement mis en pratique. L'héritage est évalué, 
            jugé, défait, puis refait.
            Le corps du livre, articulé en cinq sections, est encadré 
            par un " avant " et un " après ". L'introduction, 
            " Une histoire de la poésie ", fixe le rapport de 
            la poésie passée à l'actualité. L'événement 
            de la guerre et de l'extermination sont pris dans une totalité 
            culturelle et politique qui à rendu celle-ci possible. Une 
            telle conscience interdit tout rapport anhistorique ou naïf à 
            la littérature allemande. Choisir d'être poète 
            dans et contre la langue allemande, c'était, pour Celan, s'engager 
            à une confrontation avec les formes d'expression et les contenus 
            poétiques, finalement avec toute une tradition qui se trouvait 
            ainsi interrogée. Le rapport à la tradition littéraire 
            n'est pas une préciosité liée à la " 
            poésie savante " ou à " l'hermétisme 
            " prêté à Celan. Il exprime au contraire 
            une interrogation critique, liée au présent, sur les 
            conditions culturelles qui ont rendu possible l'événement 
            ; celui-ci est sans doute contingent, mais son monde avec lui. Il 
            faut s'attacher à comprendre, selon Celan, la compossibilité 
            d'un monde culturel et politique déterminé jusque dans 
            ses conséquences mortifères. Le philologue Bollack, 
            l'helléniste, ne semble pas croire que Celan aurait pu, comme 
            Elias Canetti, se raccrocher à une " langue sauvée 
            " : comment sauver la langue, alors qu'on a pas pu sauver les 
            hommes ?
Le point de vue 
            est ainsi posé : il ne s'agira pas de la relation directe du 
            poète à la tradition lyrique, qui serait un thème 
            d'histoire littéraire ou de " littérature comparée 
            ", mais d'une relation à trois termes. Celan examine la 
            littérature à l'aune de ses possibles responsabilités 
            historiques, de sa co-implication dans la barbarie. 
            Une conclusion fait pendant à cette introduction, " Celan 
            et nous ", qui introduit une autre question d'actualité, 
            à savoir la nôtre. Comment réagissons-nous maintenant 
            à ce combat poétique ? Comment le comprendre dans son 
            temps propre et pour notre présent ? Le dernier mot du livre 
            est significatif : vérité. De quelle sorte de vérité 
            s'agit-il ? Que nous dit cette forme d'art bien particulière 
            qui est qualifiée de " mineur " en référence 
            à Baudelaire, à la modernité et au refus du " 
            sublime ", qui a tant coûté (du côté 
            du crime) qu'on ne peut plus guère se le permettre (avant d'écrire, 
            une instance, le " je " selon Bollack, dans l'histoire, 
            contrôle ce que fait le poète, le " tu ", qui 
            est responsable) ? Lisons cette dernière phrase : " L'invention se suffit ; elle se fait voir, se montre en acte 
            comme un art pur, purement art, au service de personne, toujours rivée 
            aux expériences particulières, reproduisant leur unique 
            vérité. " (p. 327).
Comment se rapporter à cette " unique vérité ", liée à la particularité ? Comment le poème défend-il une telle vérité, poétique, mais aussi politique et morale, et cependant singulière, sans que cette singularité de son inscription ne la rende opaque ou contingente ? C'est sans doute au travail du lecteur qu'il faut alors en appeler, qu'il relise ce que redit le poème en prenant position et parole dans le brouhaha d'un monde et d'une littérature.
La composition du livre est manifeste, si les vingt chapitres qui en composent le corps central sont de taille variées, les unes brèves, certaines assez étendues, et de registres différents, allant de l'esquisse d'une compréhension qui n'aspire pas à l'exhaustivité mais met le lecteur sur la voie à l'étude savante où le poème est expliqué, compris et interprété avec la minutie philologique et le sens herméneutique propre à l'auteur, en même temps que sont discutées les différentes interprétations auxquels ils ont parfois donné lieu. Nous sommes en présence d'une diversité d'approches, comme si le philologue avait réglé chaque fois différemment sa loupe, multipliant les accès pour son lecteur.Les cinq séquences qui composent le livre : " L'événement ", " La contradiction ", " Poésie contre poésie " (dont la reprise dans le titre indique la position centrale à tous égards), " Les rencontres " et enfin " L'art mineur ". Une simple description du contenu fait clairement apparaître le principe d'organisation du volume.
La première 
            section porte sur quelques poèmes qui se rapportent plus directement 
            ou plus thématiquement que d'autres à l'événement 
            : le poème Fugue de la mort, célèbre au point 
            qu'il a souvent masqué la compréhension de l'œuvre, 
            et de lui-même par conséquent ; Radix, matrix de la Rose 
            de personne et Flocons noirs du Sable des urnes, le premier recueil 
            de Celan. Il s'agit du porche d'entrée du livre - comme de 
            l'œuvre de Celan - en même temps que l'occasion d'un premier 
            apprentissage de la lecture. Le référent biographique 
            y est, dans ces poèmes, thématisé, sans que cette 
            particularité leur confère ipso facto une quelconque 
            immédiateté ou une plus grande " lisibilité 
            ". Est lisible ce qui est lu. Avec ces textes faussement faciles 
            commence l'apprentissage du lecteur qui est d'abord un chemin de la 
            désillusion. Ce que l'on pensait connaître et comprendre 
            s'efface devant des questions simples mais insistantes sur les mots 
            et la formation d'un vocabulaire propre, sur la syntaxe et la constitution 
            d'une langue, les rudiments du " célanien ". Dans 
            ces poèmes s'affirme en engagement : à soi, pour soi, 
            et pour eux. Une fidélité à la mémoire 
            de la mort des parents dans un camp de Transnistrie, d'où surgit 
            en réponse et réplique la décision d'être 
            poète, d'être ce poète-là, dans cette langue-là. 
            Le poétique et le politique sont ici solidaires (et politique 
            sans doute avant que moral, car il ne s'agit pas premièrement 
            de blâmer le crime, mais de régir à ce crime-là) 
            ; le particulier et la poésie vont de pair. Les autres poèmes, 
            la plupart, ne renverront plus de façon si obvie à la 
            destruction : elle sera passée dans l'écriture même, 
            dans le regard que porte celle-ci sur les choses. Une poésie 
            ainsi trempée n'en parlera plus, mais cela parlera en elle.
            La seconde section porte sur la contradiction des idiomes et des identités. 
            Comment, l'événement ayant eu lieu, tourné de 
            façon spécifique contre les juifs, comment y répondre 
            quand on est, que l'on se veut soi-même, poète juif en 
            allemand ? Deux chapitres indiquent la voie à suivre : " 
            circoncire l'allemand ", c'est-à-dire le subvertir et 
            le contredire pour le regagner, le rejudaïser contre sa folie 
            de purification. A l'encontre de certaines interprétations 
            tentées de retrouver dans une telle poésie une " 
            théologie cachée " en raison des références 
            au judaïsme, Jean Bollack insiste sur l'idée qu'il s'agit 
            d'une lutte dans la langue, avant tout d'une affaire de langue. Un 
            chapitre fait intervenir Maître Eckhart et son invocation de 
            la Jérusalem d'Isaïe - mais c'est en nous restituant l'épaisseur 
            idéologique terrifiante de l'intense nazification du mystique 
            rhénan, transformé avant et après 1933 en grand 
            ancêtre de la pensée allemande, en inspirateur de la 
            " profondeur spéculative ". Bollack montre ou plutôt 
            démontre comment Celan lit Eckhart lecteur de la Bible à 
            travers les lectures politiques d'Eckhart. La complexité des 
            médiations est analysée avec précision, comme 
            on le voit également dans l'étude sur Benjamin en 1968, 
            d'une violente ironie, ou à travers la confrontation à 
            Nelly Sachs. 
            La section centrale est le pivot du livre, avec deux études 
            consacrées, selon des perspectives différentes, à 
            des monuments de la poésie allemande : Hölderlin et Rilke. 
            Pour le premier, c'est à travers l'étude du poème 
            " Tübingen, Jänner " que la distance entre les 
            deux poétiques est analysée, Celan opérant une 
            " réduction des hymnes " qui décompose et 
            reformule les enjeux de la poésie. Ce poème de la Rose 
            de personne ayant été l'un des plus commentés 
            (c'est une des pièces que l'on versait au supposé attrait 
            heideggerien de Celan), l'analyse comprend un examen détaillé 
            des différentes options de lecture présentes dans la 
            critique, souvent marquées par le heideggerisme, mais pas seulement. 
            Le triangle Hölderlin-Heidegger-Celan est essentiel pour comprendre 
            la configuration spécifique qui a déterminé nombre 
            des interprétations de la poésie depuis les années 
            60, mais aussi des œuvres poétiques elles-mêmes. 
            L'alliance d'archaïsme, de proximité à l'événement 
            de l'être, et de " modernité ", de posture 
            critique de la poésie, qui constitue l'un des présupposés 
            parmi les moins explicités mais les plus partagés de 
            l'approche contemporaine de la poésie est analysé clairement 
            à l'occasion de cette triangulation. La reconstitution du champ 
            des options interprétatives fait apparaître à 
            quel point elles tendent le plus souvent à produire une confirmation 
            de leur précompréhension au lieu de s'interroger sur 
            la réinterprétation critique de Hölderlin accomplie 
            par le poème. 
            Avec Rilke, la démarche est différente : il s'agit cette 
            fois d'une reconstruction de la fonction de la poésie rilkéenne 
            pour la constitution de la langue poétique de Celan. Celle-ci 
            s'opère selon la dialectique suivante : Celan n'est pas possible 
            sans Rilke qui, plus qu'un autre sans doute, a participé à 
            sa découverte de la poésie et donc à sa décision 
            d'être poète ; mais Celan n'est pas possible non plus 
            avec Rilke, tellement ses options fondamentales contreviennent au 
            type même du lyrisme rilkéen ; enfin, avec Celan, Rilke 
            n'est plus possible, au sens où " rilkéiser " 
            n'est plus une solution poétique, une certaine alliance d'innocence 
            et de chevalerie guerrière, un usage ontologique des figures 
            mythologiques, un culte des héros et une proximité dévoyée 
            à la poésie religieuse, bien au-delà du Livre 
            d'Heures, tout cela est mis en crise par une poésie autrement 
            consciente, linguistiquement et politiquement. Celan retournera, dans 
            sa langue, la poésie rilkéenne contre elle-même.
Cet ensemble, qui pourrait accueillir virtuellement l'ensemble de la tradition lyrique, fait également une place à un poète français, Eluard, avec lequel la confrontation n'est pas moins politique, mais autrement. A un moindre degré qu'on ne peut le dire pour Rilke, il est manifeste que Celan a su s'approprier le fonds poétique du Surréalisme, et d'abord comme une libération formelle d'une tradition lyrique nettement plus pesante et compromise avec l'hymnique guerrière. Mais il n'a pas embrassé sa cause, ni poétiquement, ni politiquement, recherchant toujours une forme exigeante d'adéquation du dire particulier du poème à sa vérité singulière. Les compromissions d'Eluard, exposées à sa mort à l'occasion du cas tchèque, dans le poème In memoriam Paul Eluard, indiquent bien que la vigilance poétique, aux yeux de Celan, s'adresse universellement. L'étude des traductions que Celan fit d'Eluard montrent aussi à quel point le " poète-traducteur " continuait d'exercer son office critique, travaillant de la main gauche à la constitution de sa langue, faisant passer un pan de la littérature mondiale dans son univers.
Les deux dernières 
            sections donnent l'occasion d'une réflexion approfondie sur 
            la fabrique même de la poésie celanienne. " Les 
            Rencontres " introduit la question de l'ordinaire de quoi sont 
            aussi fait les poèmes, au plus loin d'un simple dialogue entre 
            cimes attestées de la tradition lyrique. L'ordinaire est toujours 
            singulier ici, lié à une expérience particulière, 
            qui passe en partie dans les poèmes et en partie ne passe pas. 
            A côté des " références " identifiables, 
            un nom propre, une ville, un événement, une date, il 
            y a la foule des micro-expériences qui sont reprises dans les 
            poèmes, produisant tout d'abord un effet d'énigme. Des 
            détails purement contingents peuvent nous demeurer obscurs, 
            certains peuvent être parfois identifiés, mais toujours, 
            ils sont repris dans la " grille " du poème : telle 
            rencontre, tel lieu, telle lecture ne font pas sens en eux-mêmes, 
            mais sens dans le poème où ils ont été 
            choisis comme témoins, comme la part des realia qui rappellent 
            l'insubstituable. A travers les relations du poétique et du 
            biographique, pour lesquelles le rapport à Ingeborg Bachmann 
            est exemplaire, puisque la relation est ici aussi forte dans l'amour 
            vécu que dans le dialogue poétique, c'est le mode de 
            composition des poèmes qui est abordé dans sa précision 
            complexe. 
            La dernière section, enfin, " L'art mineur ", donne 
            de brefs commentaires de poèmes, surtout tardifs. C'est aussi 
            qu'en lisant ce livre, le lecteur a appris à lire la poésie. 
            En la replaçant dans son rapport essentiel à la langue 
            et à la littérature, il peut désormais apprécier 
            le projet d'une " art mineur ", économe sans être 
            obscur, ayant renoncé aux élans du lyrisme, abstrait 
            et quotidien indissociablement, d'autant plus " poétique 
            " qu'il ne poétise pas.Sans pouvoir évoquer tous 
            les aspects de ce livre, complétée par la bibliographie 
            finale qui indique le travail d'ensemble, en partie publié 
            en revues, sur le fond duquel se détache Poésie contre 
            poésie, on peut tenter d'en signaler un certains nombre de 
            traits remarquables. 
L'auteur fut contemporain de l'œuvre, mais n'a commencé à la livre véritablement, c'est-à-dire avec l'insistance que suppose la volonté de la comprendre, que dans un autre temps. Son travail sur les poèmes exclut tout accès direct, tout privilège dans la compréhension ; il les regarde bien plutôt comme s'il s'agissait d'objets étranges, clos sur eux-mêmes, quelque écrit de Sophocle ou de Parménide. L'historisation, qui est essentielle, est seconde : on ne passe pas de la vie à la vie, mais la vie est dans l'écrit que l'on apprend à lire. La confrontation est d'abord au poème. La première objectivation est donnée dans les mots, la syntaxe, la construction. L'historisation est double : avec le secours de la critique, des connaissances réunies par les germanistes ou les témoins d'époque, et très exceptionnellement par ses propres souvenirs, on prend connaissance d'une situation, un tel contexte étant évidemment, connu fragmentairement et par nature, étant culturel et souvent littéraire, indéfini ; les interventions de la critique elles-mêmes, comme participant d'une " histoire de la réception ", fût-elle récente et quasiment contemporaine, sont mises en perspectives dans leurs préalables propres. Pour autant, la mise entre parenthèses de la relation biographique particulière entre le philologue lecteur et le poète n'exclut pas, à un autre niveau, un fort engagement personnel de l'interprète quant à la portée de cette poésie. Cette part personnelle concerne plus la signification de ce livre dans l'œuvre du philologue Jean Bollack que la manière même dont il a cherché à comprendre et faire comprendre les poèmes de Celan. Ayant constamment entrepris de proposer des lectures complètes de poèmes pris dans leur intégralité, ayant pris connaissance de " l'état de la question " et discuté les interprétations divergentes, la charge de la preuve incombe désormais à qui voudrait proposer une lecture radicalement différente. Quand même certaines interprétations devraient être reprises ou contestées en plusieurs points, le niveau de discussion requis sur la poésie de Celan est désormais établi par Poésie contre poésie.
Une autre question 
            décisive posée par ce livre est exprimée dans 
            le sous-titre : Celan et la littérature. Il ne s'agit pas, 
            on l'aura compris, d'un programme d'intertextualité généralisée 
            (la critique doit au contraire établir les distances déterminées 
            entre les œuvres) ni d'une démonstration érudite 
            du savoir convoqué dans les poèmes (chaque lecteur étant 
            limité par sa propre culture, il faut nécessairement 
            s'en remettre à la coopération de tous pour repérer 
            les possibles allusions). Il s'agit bien, en revanche, d'une thèse 
            sur la poésie de Celan : celle-ci ne se constituerait pas seulement 
            en " contre-langue ", mise à l'épreuve de 
            la langue même où elle s'écrit, mais en jugement 
            de la tradition poétique allemande dans son ensemble, des Nibelung 
            aux contemporains les mieux intentionnés, voire à l'ensemble 
            de la culture dont la littérature n'est qu'une expression, 
            d'Eckhart à Benjamin. La poésie s'instaure en jugement. 
            Il s'étend en fait à la littérature universelle, 
            la Weltliteratur n'étant-elle pas elle-même une invention 
            allemande pour sortir de l'étroitesse de l'Allemagne, aux yeux 
            de Goethe ? Au-delà de cette " Divine comédie littéraire 
            et historique ", Celan et la littérature nous introduit 
            dans un projet quasiment mallarméen de constitution du " 
            Livre des livres ", la littérature étant conçue 
            comme réflexion du monde et d'elle-même. Jean Bollack 
            laisse apercevoir dans les poèmes de Celan le dessin du Livre 
            conçu comme réflexion critique. Quelques étoiles 
            émergent sans doute, alliés dans la nuit, un Kafka ou 
            un Mandelstam. Les temps et les langues les plus diverses se retrouvent, 
            parties prenantes, dans cette poésie de la réplique, 
            reduplication condensée de la tradition et sa contestation 
            radicale : sa défaite et sa réfection. 
            L'extension cosmique de ce projet recomposé s'accomplit dans 
            la minutie d'un art mineur, fait de la poussière du quotidien, 
            des instantanés particuliers que le poème saisit. Poésie 
            contre poésie nous introduit au croisement incessant de ces 
            perspectives, entre la grande littérature (l'art) et la préservation 
            du particulier (le ton mineur) dans lesquels Celan a su fondre la 
            contingence d'un journal et l'autonomie d'un idiome en constante reformation 
            de lui-même, l'ordinaire des jours et l'abstraction poétique, 
            l'écriture poétique et la critique. 
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