SÉMANTIQUE TEXTUELLE 1

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1.2.2. Concepts de base de la linguistique structurale

*langue/parole : Le langage est une faculté, alors que la langue est définie par Saussure comme un produit social, une convention adoptée par les membres d’une communauté linguistique. L’acte individuel de parole est incompréhensible si je ne postule pas que les individus en présence possèdent en commun un système d’association et de coordination des sons avec les sens, ce que Saussure nomme la langue et que l’on peut définir comme un pur objet social, un ensemble systématique des conventions indispensables à la communication. Séparer la langue de la parole revient à séparer le social de l’individuel, l’essentiel du contingent, le virtuel de la réalisation. Il s’agit de l’opposition entre un code universel à l’intérieur d’une communauté linguistique, indépendant des utilisateurs, et l’acte libre d’utilisation par les sujets, du code. Cette présentation est assez sommaire et devrait être affinée et précisée (voire critiquée), mais par cette séparation, Saussure garantit l’autonomie de la linguistique et permet l’étude de la langue comme système fermé de signes et de valeurs, ce qui rend possibles les démarches formalisantes. Cependant, en postulant un système idéal, distinct des mécanismes réels d’utilisation, on donne à la linguistique comme objet d’étude un code idéal, neutre (dont le lien à la réalité sociale devient problématique) et on ne conçoit le rapport des sujets au langage que sous l’angle individuel. C’est oublier aussi le caractère différentiel de la réalité sociale et de ses traces dans le langage. De nouvelles disciplines (psycholinguistique, sociolinguistique, analyse de discours au sens large) couvrent aujourd’hui le terrain laissé vierge par Saussure et la linguistique structurale (linguistique de la parole) à partir d’une remise en question de la dichotomie langue/parole, qui avait une valeur méthodologique.

*synchronie/diachronie : Le mot de synchronie désigne un état de langue considéré dans son fonctionnement à un moment donné du temps, le mot de diachronie une phase d’évolution de la langue. C’est une différence de points de vue : soit j’adopte un point de vue synchronique sur la langue, c’est-à-dire que je m’applique à décrire des rapports entre éléments simultanés, soit j’adopte un point de vue diachronique, c’est-à-dire que j’essaie de considérer des éléments dans leur successivité, j’essaie d’expliquer les changements survenus dans la langue par exemple.

Pour illustrer cette autonomie, Saussure emploie la célèbre comparaison du jeu d’échecs : de la même façon que je n’ai pas besoin, pour comprendre la partie qui se joue devant moi, de savoir quels coups ont été joués précédemment, il ne me sert à rien, pour saisir les mécanismes d’un système linguistique tels qu’ils fonctionnent dans la conscience des sujets parlants ici et maintenant, de connaître les phases d’évolution (diachronie) de la langue en question. Là aussi il faudrait nuancer fortement (cette vision est plus valide pour la phonologie que pour la sémantique…), mais cette opposition a encore une fois, pour Saussure, une valeur méthodologique ; elle n’existe pas dans les faits : « à chaque instant, le langage implique à la fois un système établi et une évolution » (Cours de Linguistique Générale, Payot, p. 24) ; toutefois, il est impossible de faire une étude diachronique sans considérer le fonctionnement global du système, car les changements de certains éléments de la langue (changements phonétiques, changement de sens des mots…) mènent à une configuration différente du système ; ainsi, on ne peut pas assimiler la linguistique synchronique de Saussure à l’ancienne linguistique historique, puisque l’histoire d’une langue est toujours l’histoire d’un système linguistique ; autrement dit, on doit considérer la diachronie comme une succession de synchronies.

Avec L. Hjelmslev, la structure devient « une entité autonome de dépendances internes » et si « derrière tout procès on doit trouver un système », le processus n’est que le passage d’un système à un autre, en vertu d’interactions purement synchroniques. Le système consiste en lois d’équilibre qui retentissent sur ses éléments et qui dépendent de la synchronie ; ainsi, l’ensemble des significations forme un système à base de distinctions et d’oppositions puisque ces significations sont relatives les unes aux autres, et un système synchronique, puisque ces relations sont interdépendantes : par exemple, il y a une relation étroite entre passé simple (inaccompli) et passé antérieur (accompli) ; le passé simple ayant disparu dans certaines formes de narration et ayant été remplacé, avec la même valeur, par le passé composé, il a entraîné dans sa chute le passé antérieur, ce qui a provoqué, par rééquilibrage des éléments de ce micro-système, la création d’une forme d’accompli originale : le passé surcomposé (du type « il a eu fini », forme non enregistrée par les grammaires normatives et pourtant attestée chez de grands écrivains !). Il s’agit donc de privilégier les lois d’équilibre par rapport aux lois de développement et de se libérer des éléments étrangers à la linguistique pour s’en tenir aux caractères immanents du système.

Le structuralisme linguistique, qui peut paraître descriptif et statique, a pris (depuis Z. Harris et N. Chomsky) une orientation nettement génératrice sur le terrain de la structure des syntaxes (structuralisme transformationnel) : sont mis en valeur l’aspect créateur du langage (de la parole vs la langue) et l’idée que la grammaire plonge ses racines dans une raison « innée » (énoncés dérivés tirés d’énoncés-noyaux stables référés à la logique : sujet + prédicat par exemple). La méthode générative est authentiquement structuraliste puisqu’elle dégage un système cohérent de transformations.

Pour Saussure, la langue est un système de signes : ces deux notions sont indissociables.

*Le signe linguistique : Dans sa structure, le signe (= le mot, très approximativement cf. plus bas) est « une entité double qui unit non pas une chose et un nom mais un concept et une image acoustique » (définition de Saussure). Cette définition, d’abord, implique un rejet du référent (la « chose », objet désigné par le signe) hors du champ linguistique et une autonomie de la langue comme système formel par rapport aux substances – idées, sons – quelle organise. Ensuite, le concept et l’image acoustique sont inséparables comme le recto et le verso d ‘une feuille de papier : ils s’impliquent l’un l’autre et leur différence est interne au signe lui-même. Soit le signe « sœur » : l’idée de ‘sœur’ constitue le concept ou, bien mieux, le signifié et la représentation matérielle (des sons ici) constitue le signifiant.

La notion d’arbitraire du signe doit être expliquée : une explication répandue consiste à dire qu’il n’y a aucun rapport de motivation entre l’idée de ‘sœur’ et la suite de sons qui lui sert de signifiant. Est-ce dans la nature des choses que tel signifiant soit apparié à tel signifié ? Non, à preuve la diversité des langues : le signifié ‘bœuf’, dit Saussure, a pour signifiant /bœf/ en France et /oks/ en Allemagne. Cependant, E. Benveniste a montré (Problèmes de linguistique générale, « nature du signe linguistique ») que dans cette interprétation on confond le signifié et la réalité de cette notion (voire le concept). « Entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire ; au contraire, il est nécessaire. Le concept (« signifié ») ‘bœuf’ est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble phonique /bœf/. Comment en serait-il autrement ? Ensemble les deux ont été imprimés dans mon esprit ; ensemble ils s’évoquent en toute circonstance ». Ce qui est arbitraire à la rigueur c’est que tel signe et non tel autre soit appliqué à tel élément de la réalité et non à tel autre. Le concept ou la représentation en général est à distinguer du signifié, propre à telle langue, et qui s’analyse en éléments constituants (sémèmes et sèmes, cf. plus bas). En fait, cette notion d’arbitraire du signe sera mieux comprise si on la relie à celles de système et de valeur.

*Système/valeur : Il s’agit en effet de ruiner une certaine conception de la langue comme nomenclature, conception selon laquelle la langue ne serait rien d’autre qu’une liste de termes correspondant à autant de « choses » et qui suppose des idées toutes faites préexistant aux mots, c’est-à-dire l’antériorité de la pensée sur la langue. Or, avant l’apparition de la langue, il n’y a pas d’idées préétablies, la pensée n’est qu’une « masse amorphe et indistincte » ; c’est la langue qui donne forme à la substance du sens, comme elle découpe la réalité ; chaque langue peut avoir une manière différente d’articuler le réel, d’organiser les données de l’expérience. On sait bien qu’apprendre une langue étrangère ne saurait consister à acquérir une nouvelle liste de termes…

Saussure insiste longuement sur la définition de la langue comme forme. De la même façon que la pensée sans la langue n’est qu’une « nébuleuse », les sons ne constituent pas des unités délimitées d’avance : c’est la langue qui introduit un ordre dans ce chaos ; elle articule l’une sur l’autre ces deux masses amorphes, en les découpant d’une manière arbitraire en éléments distincts.

Quand Saussure évoque l’importance primordiale du principe de l’arbitraire, il pense plus à celui du système qu’à celui du signe : les signes ne sont délimités par rien d’autre que par leurs relations mutuelles dans la langue (notion de système). Avec la théorie de la valeur linguistique fondée sur ce dernier arbitraire, on peut comprendre l’indissociabilité des notions de signe et de système.

Qu’est-ce que la valeur d’un signe ? Envisageons le problème des identités et des différences dans la langue : « messieurs ! » peut être prononcé avec toutes sortes d’intonations, c’est toujours le même mot. Ce mot peut se charger de nuances de sens différentes, sans que son identité soit compromise. Le sentiment de l’identité de ce terme, de sa prononciation et de sa signification provient de différences qui existent avec d’autres prononciations, d’autres significations possibles (d’autres mots). La réalité d’un signe linguistique est inséparable de sa situation dans le système : la valeur d’un signe résulte du réseau de ressemblances et de différences qui situe ce signe par rapport à d’autres signes ; dans le jeu d’échecs, une pièce, isolément, ne représente rien ; elle n’acquiert sa valeur que dans le cadre du système (règle de fonctionnement du jeu) ; on peut remplacer une pièce par n’importe quoi, pourvu que l’on conserve le même mode de fonctionnement. On ne peut identifier, délimiter les signes qu’après avoir reconnu le caractère systématique de la langue : la définition du signe doit être rapportée à celle du système, puisque le propre du signe est d’être différent d’un autre signe. Saussure définit la langue comme un système de différences. Considérer la langue comme un système de valeurs a été la condition de possibilité du développement de la linguistique structurale.

Est ainsi affirmée la primauté des rapports entre éléments sur les éléments eux-mêmes, qu’il s’agisse des signes, des signifiants ou des signifiés.

Par exemple, deux langues peuvent ne pas faire les mêmes distinctions dans le spectre des couleurs ; c’est ce que montre le schéma ci-dessous qui illustre la différence de découpage lexical en français et en gallois : ainsi, « glas » correspond en français à « bleu », mais aussi en partie à « vert » et en partie à « gris » (ce qu’indique la non-concordance des frontières) ; le lexique français fait des distinctions que ne fait pas le lexique gallois ; à l’inverse, le « gris » du français est rapporté soit au « glas » soit au « llwydd » (le lexique gallois fait une distinction que ne fait pas le lexique français :
 

 

 

gwyrdd

 

 

vert

 

 

 

 

 

 

français

bleu

glas

gallois

 

 

 

 

 

gris

 

 

 

 

llwyd

 

 

brun

 

 

Fig. 1 Les couleurs

D’autres zones lexicales sont concernées par ce phénomène, abondamment décrit dans la littérature linguistique. Par exemple, l’anglais dispose de deux termes « mutton » (viande de mouton ) et « sheep » (l’animal), là où le français n’use que du seul mot « mouton ». L’anglais utilise donc un micro-système comportant deux unités et le français un micro-système ne comportant qu’une unité. La signification de « mutton » ne dépend pas seulement du lien qui l’attache à la réalité extralinguistique, mais aussi, et surtout, des rapports qu’il entretient avec « sheep ». La signification de « mutton » dépend donc de l’existence de « sheep » et inversement : « mutton » et « sheep » n’ont pas la même valeur (cf. la différence entre « pez » et « pescado » pour les hispanophones).

A partir de telles constatations, il ne faut pas évidemment généraliser à outrance, sinon on conclurait à l’impossibilité de la traduction ! or la traduction est largement possible, même si elle est parfois malaisée…

Plus que l’idée que les langues découpent différemment la réalité, ce qu’il faut retenir c’est le caractère relatif (au sens de relationnel) des unités linguistiques.

Ces constatations sont valables évidemment pour le signifiant (cf. l’analyse phonologique) mais aussi pour le signifié. Pour la sémantique structurale, les signifiés aussi sont différentiels : si on compare « espérer » et « craindre », du point de vue du signifié, ces verbes ont en commun, notamment, l’idée de /sentiment/ (mais qui ne se comprend que relativement à d’autres idées, celles de /pensée/ ou d’/action/ par exemple, et qu’on trouverait dans d’autres mots), celle de /relatif au futur/ (mais qui ne se comprend que par opposition à /relatif au passé/ qu’on trouverait par exemple dans « regretter ») ; enfin, ces termes se différencient notamment par l’opposition /euphorie/ vs /dysphorie/, dont les termes sont relatifs (l’un à l’autre). Ces éléments de sens entre barres obliques portent le nom de sèmes. B. Pottier a essayé d’analyser ainsi la signification d’un certain nombre de termes appartenant à l’ensemble des « sièges » à l’aide de semblables traits différentiels (le « fauteuil » se différencie ainsi de la « chaise » grâce au trait /avec accoudoir/). On y reviendra.

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