SÉMANTIQUE TEXTUELLE 2

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1.1.4. Illustration de la composante TACTIQUE

a) Et je veux te serrer comme un arbre le lierre (F. Jammes)
Le chiasme est peu évident et doit être reconstruit : ce sont ici les connaissances encyclopédiques (c’est le lierre qui entoure l’arbre et non pas l’inverse) qui permettent la « bonne » interprétation et l’identification d’un chiasme de type syntaxique :

sujet (je)-objet (te)//objet (arbre)-sujet (lierre)

avec une représentation semi-symbolique, je : tu :: lierre : arbre , qui met en correspondance les dimensions //humain// et //végétal//.

On a une correspondance sémantico-syntaxique, de type analogique, qui fait partie de la configuration. Le plan sémantico-référentiel donne du sens (du contenu) à une construction syntaxique bizarre (correspondance de niveaux : le chiasme visualise le double rapport entourant/entouré) en donnant le pas à la cohésion sur une forme de cohérence.

b) Il s’agit du premier quatrain du sonnet de J. Laforgue intitulé « Veillée d’avril ». Je ne commenterai que le dernier vers de ce quatrain.

Il doit être minuit. Minuit moins cinq. On dort.
Chacun cueille sa fleur au vert jardin des rêves,
Et moi, las de subir mes vieux remords sans trêves
Je tords mon cœur pour qu’il s’égoutte en rimes d’or. 

Sur le plan thématique, on reconnaît un topos littéraire : la beauté naît du mal, de la souffrance (orientation - source dysphorique et but/résultat euphorique – interprétée par la syntaxe).

Sur le plan phonétique, on commence par repérer les syllabes accentuées. Si l’on admet que « tords » peut être porteur d’un accent contre-tonique (après le « je » atone initial et deux syllabes avant l’accent sur « cœur »), les syllabes accentuées, en fonction de ces choix, seraient : « tords », « cœur », « s’égoutte » et « d’or ». Dans un deuxième temps, on retient les consonnes qui ouvrent ces syllabes accentuées et qui ont donc une saillance particulière, soit  les phonèmes : /t/, /k/, /g/, /d/. Sur la base de relations d’identité et d’altérité de certains traits et eu égard à l’ordre dans lequel se manifestent ces traits, apparaissent deux formes rythmiques :
-aabb pour les traits non-voisé/voisé
-abba pour les points d’articulation (apico-dental et dorso-vélaire)

C’est, en fait, la thématique (plan du contenu) elle-même interprétée, en partie, par le topos, qui permet une interprétation de ces configurations sinon leur construction (qui est étayée par ailleurs de connaissances phonologiques et métriques). La configuration aabb (sourd/voisé) est ici dynamisée eu égard au plan du contenu qui évoque une transformation (de la dysphorie à l’euphorie), et cette succession est passage (de sourd à voisé) avec une correspondance entre deux niveaux : dysphorie : sourd :: euphorie : sonore. La configuration abba, toujours avec l’appui du contenu comme interprétant, met en scène cette transformation dans le cadre d’une réflexivité humoristiquement (cf. la métaphore in absentia) masochiste. Il faudrait probablement mettre cela en relation avec des unités proprement sémantiques et leur succession (lesquelles détailleraient davantage ce qui a été globalement présenté, sous le seul angle thymique, comme l’opposition dysphorie/euphorie), soit pour « je tords mon cœur » /contraction/ ou /concentration/, /centripète/, /violence/, /continu/ et, pour « s’égoutte en rimes d’or » /dispersion/, /centrifuge/, /douceur/, /discontinu/. Peut-être que les valences d’extensité et d’intensité (désormais notées E et I), concepts de la sémiotique pour étudier la valeur de la valeur, seraient utiles ici : au moins en fin de vers on trouverait l’association d’une extensité faible (« s’égoutte ») et d’une intensité forte (« rimes d’or), soit la combinaison [E-,I+] définitoire des valeurs d’absolu ; la valence E- est à commenter/interpréter philosophalement et linguistiquement (« s’égoutter » vs « dégouliner ») ; il n’est pas exclu que « tordre », dans ce sens-là, exprime à la fois [E+, I+], violence d’une action menée à son terme. Ce jeu des valences, dynamisant, contribue aussi probablement au rythme.

En somme, c’est peut-être la composante thématique globale du vers (rythmée elle aussi) qui permettrait de dynamiser, de rythmer et de sémantiser les configurations phonologiques ; de plus, cette opposition entre /centripète/ (de l’extérieur vers l’intérieur dans « tords ») et /centrifuge/ (de l’intérieur vers l’extérieur dans « s’égoutte ») supporte aussi une analogie : de [t] à [k] le point d’articulation recule  et de [g] à [d] il avance. Cette transmutation est aussi visible dans l’unique reprise du complexe accentué [or] aux extrêmes du vers et dans des termes aux valeurs opposées. La métaphore vient compliquer les choses : « normalement », dans la structure comparé/comparant, le comparant est situé plus haut dans l’échelle de la valeur ; or, ici, le cœur (où gît le génie, l’inspiration) est comparé à un linge que l’on essore… Si l’on monte vers des valeurs d’absolu dans un sens, avec cette métaphore « décadente », on a plutôt un effet de chute.

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