SÉMANTIQUE TEXTUELLE 2

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2.3. Les opérations interprétatives

C’est le texte qui détermine le sens des mots – à partir certes de leur signification en langue, mais en l’élaborant, en l’enrichissant et/ou la restreignant par l’action de normes génériques et situationnelles. Les significations répertoriées en langue ne sont que des virtualités. « La langue propose, le texte dispose » (FR 94, p. 68) ! C’est cette élaboration du sens en contexte que tentent de décrire les opérations interprétatives.

Il y a d’abord deux lois fondamentales (utilisées depuis longtemps dans d’autres domaines de la linguistique, la phonétique par exemple) ; ce sont les lois d’assimilation et de dissimilation, mais appliquées au contenu cette fois-ci. La dissimilation se produit lorsqu’on est en présence de contrastes sémantiques faibles, dont l’exemple le plus flagrant est la pseudo-tautologie du type « un sou est un sou » ou « une femme est une femme » ; on peut avoir l’impression que l’on dit la même chose (contraste sémantique faible) ; pour interpréter correctement, il faut donner un sens différent à la seconde occurrence de « sou » et de « femme » ; on est là dans un cas de dissimilation. L’assimilation se produit en présence de contrastes sémantiques forts, contradiction, coq-à-l’âne, des contrastes assez fortement ressentis ; par exemple, dans la suite « des fous, des femmes et des fainéants », le second terme contraste fortement avec les termes à valeur nettement péjorative qui l’entourent et dont il va prendre ce sémantisme négatif ; on est là dans un cas d’assimilation.

Ces lois gouvernent les opérations interprétatives que l’on va détailler. Rappelons qu’il y a deux statuts des sèmes qui caractérisent leur mode d’actualisation (qu’ils soient génériques ou spécifiques) : les sèmes inhérents et les sèmes afférents et que, parmi ces derniers, on distingue les sèmes afférents socialement normés (sasn) et les sèmes afférents contextuels (sac).

D’une façon générale, que l’on va préciser plus bas, l’actualisation est l’opération interprétative permettant d’identifier un sème en contexte ; quand il s’agit de traits inhérents, on parle d’héritage, quand il s’agit de traits socialement normés (fondés sur des topoï externes : un topos externe est un axiome normatif sous-tendant une afférence socialisée, du type si « femme », alors « faiblesse » !), on parle d’activation, quand il s’agit de traits afférents en contexte, on parle de propagation (par prédication et/ou qualification).

Les opérations peuvent jouer sur les différents paliers ; on en restera ici aux paliers du syntagme et de la phrase.


a) les sèmes inhérents : ces sèmes peuvent être hérités du type par l’occurrence, si le contexte ne l’interdit pas (ex. de /noir/ pour ‘corbeau’ dans le texte de Giono cf. infra) ; mais ils peuvent également être virtualisés. La virtualisation est la neutralisation d’un sème en contexte : quand il s’agit de traits inhérents, on parle d’inhibition (mais l’affaire est plus complexe, à suivre…). L’inhibition empêche l’actualisation de sèmes inhérents qui sont alors virtualisés et cette inhibition (virtualisation) peut avoir lieu par assimilation ou par dissimilation.

- par assimilation : dans « le chevalier Bayard monte au créneau », l’expression « monte au créneau » comprend les sèmes inhérents /spatialité/, /architecture/, /verticalité/, /guerre/ ; ils sont actualisés (hérités) dans « le chevalier Bayard monte au créneau » ; en revanche, ils sont virtualisés dans « Rocard monte au créneau » ; leur saillance perceptive est diminuée. Le contenu ‘Rocard’ relève du domaine //politique// et induit une allotopie générique avec le domaine //guerre// présent dans la première phrase (allotopie : « relation de disjonction exclusive entre deux sémèmes (ou deux complexes sémiques) comprenant des sèmes incompatibles ; par extension, rupture d’isotopie », FR 01). La lecture inhibe certains sèmes qui indexent l’expression dans le domaine //guerre// pour mettre en relief ceux qui sont compatibles avec //politique// : on est là dans un cas d’assimilation (présence d’un contraste sémantique fort). S’il y a violence, elle restera verbale (usage phraséologique de l’expression). Cependant, dans notre société, les domaines //guerre// et //politique// sont traditionnellement comparés et le sème /guerrier/ peut être réactivé à tout moment (sauf si l’expression devient tout à fait figée et lexicalisée de telle façon que son sens « premier » soit complètement oublié). C’est pourquoi on peut aussi considérer que dans cet exemple nous avons affaire à un cas de propagation (cf. point c) ci-dessous) où le trait /guerrier/ est propagé sur ‘Rocard’ à titre de sème afférent contextuel (autre cas d’assimilation)

- par dissimilation : la dissimilation (présence de contrastes sémantiques faibles) peut inhiber l’actualisation de sèmes. Soit les deux énoncés que l’on peut relever dans des menus de restaurants : « fromage ou dessert » et « fromage ou fromage blanc » ; dans le premier énoncé, le sémème ‘fromage’ aura aussi bien les traits inhérents /fermenté/ que /non fermenté/ ce dernier étant caractéristique des « fromages blancs » ; dans le second énoncé, les traits inhérents spécifiques de ‘fromage blanc’, du fait de la présence de ce syntagme, sont inhibés dans ‘fromage’ qui signifie alors, contrastivement, « fromage fermenté ». On pourrait aussi parler de mise en saillance du sème inhérent /fermenté/ par dissimilation. 


b) les sèmes afférents socialement normés : ces sèmes doivent être activés par le contexte  
- par assimilation : soit la phrase de Zola « Guillaume était la femme du ménage, l’être faible qui obéit, qui subit les influences de chair et d’esprit » (Madeleine Férat). Le trait /faiblesse/ n’est pas un sème  inhérent de ‘femme’, il fait partie d’une certaine conception socioculturelle de la femme (« norme ») et sa présence est liée à une actualisation par le contexte ; c’est le cas ici où « l’être faible… et d’esprit » permet d’activer sur ‘femme’ le trait /faiblesse/. Ce trait, d’ailleurs, se propage (cf. point suivant) sur « Guillaume », le trait inhérent de /sexe féminin/ de ‘femme’, quant à lui, étant exclu (inhibé) puisque Guillaume est un homme.
- par dissimilation : cela peut intéresser certaines figures classiques de rhétorique. Dans le vers de Racine :

« Un père en punissant, Madame, est toujours père »

on constate deux occurrences de « père » ; du fait du contexte, les sens de ces occurrences se dissimilent : en effet, le contexte « en punissant » active sur la première occurrence le sens de /éducateur/ tandis que la fin du vers active sur la seconde occurrence le sens de /bienveillant/. C’est là ce que l’on appelle l’antanaclase (acceptions différentes de deux occurrences d’un même terme). Dans cet autre exemple, tiré de La Fontaine :

« Tout père frappe à côté »

le syntagme verbal, assez complexe, permet d’activer simultanément sur ‘père’ les sèmes afférents /éducateur/ (« frappe ») et /bienveillant/ (« à côté »). On parle de syllepse, lorsqu’on a deux acceptions contrastées d’une même occurrence.


c) les sèmes afférents contextuels : ces sèmes sont actualisés par propagation et leur rôle est primordial dans la dynamique du sens textuel. Soit l’énoncé de J. Gracq évoquant les littérateurs :

« Ecrivain ou plumitif, percheron ou pur-sang » (Lettrines, II)

Cet exemple est assez complexe et on présentera une interprétation simplifiée suffisante pour les besoins actuels. Ce petit texte d’abord est construit sur un parallèle de deux énoncés disjonctifs (cf. le « ou »). Ensuite, ‘plumitif’ et ‘pur-sang’ contiennent de façon inhérente, et respectivement, les traits /péjoratif/ (un « plumitif » est un mauvais écrivain) et /mélioratif/, ce qui n’est pas le cas de ‘écrivain’ et de ‘percheron’. La structure disjonctive permet l’afférence (propagation) de /mélioratif/ sur ‘écrivain’ et de /péjoratif/ sur ‘percheron’. Il se produit ainsi une dissimilation entre les termes de chaque paire et une assimilation entre, d’un côté, ‘écrivain’ et ‘pur-sang’ et, de l’autre, entre ‘percheron’ et ‘plumitif’.

Ce fonctionnement peut s’appliquer à certaines métaphores. Dans le vers d’Apollinaire (« Zone » in Alcools) :

« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »

la tour Eiffel est comparée à une bergère (la métaphore se justifiant d’une autre métaphore avec « le troupeau des ponts » !) ; ‘bergère’ est en quelque sorte un prédicat de ‘tour Eiffel’ ; de ce fait les traits /animé/ (dimension) et /gardienne/ (domaine), voire /rural/ sont propagés sur ‘tour Eiffel’ (sans d’ailleurs que celle-ci perde ses traits /inanimé/ et /urbain/).

La qualification et la prédication sont les moyens privilégiés des afférences contextuelles. Si, dans un roman par exemple, un personnage se trouve doté, par le texte, de sèmes afférents contextuels, il les conservera sauf modification (par défaut donc) dans toutes ses occurrences ultérieures. C’est une caractéristique de la textualité, qui permet ainsi la construction d’acteurs (composante dialectique).

On voit que l’actualisation de tous les sèmes (inhérents et afférents) dépend du contexte. Même les sèmes inhérents peuvent être virtualisés par le contexte. Le rôle du contexte est donc :
-de permettre ou d’interdire (ce mot est un peu trop fort) l’actualisation de sèmes inhérents
-de prescrire l’actualisation de sèmes afférents socialement normés
-de propager d’occurrence en occurrence des sèmes afférents contextuels
L’actualisation des uns comme des autres dépend donc du contexte, soit qu’il la prescrive, soit qu’il ne l’interdise pas (par défaut).

L’interprétation est donc l’assignation de sens à une suite linguistique et elle est conditionnée par une suite d’opérations cognitives ou parcours interprétatif. Ces derniers se fondent sur des interprétants (interprétant : « unité du contexte linguistique ou sémiotique permettant d’établir une relation sémantique pertinente  entre des unités reliées par un parcours interprétatif », FR 01).

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