Baudelaire : L'Albatros

Lecture méthodique de ce poème extrait des Fleurs du Mal

Absent de l'édition de 1857, ce poème occupait la deuxième place dans l'édition de 1861. S'il reflète peut-être quelque lointain souvenir du voyage exotique effectué par Baudelaire dans sa jeunesse, l'oiseau est ouvertement allégorique dans le dernier quatrain en remplaçant le champ lexical maritime par celui de la difficile "marche sur le sol", terrestre et dénuée de toute fluidité. Une telle solidification qui a commencé dès le deuxième quatrain instaure donc une dégradation.

De ces 4 quatrains on ne retient souvent que le dernier où est énoncée, en conclusion, la thèse romantique de l'exclusion : en généralisant la difficile condition du poète au XIXè s., Baudelaire a la conscience douloureuse d'une marginalité subie, d'une mise au ban de la société (cf. sa biographie), de l'être infirme et bancal. Dans ce cas il "est semblable" à l'Albatros livré aux railleries des marins grossiers et brutaux. Cela implique une lecture rétrospective du poème : ce qui apparaissait, de prime abord, comme une personnification de l'oiseau se comprend maintenant comme une métaphore animale du poète. Avec "nuées", "tempête", "ailes de géant" situés au-dessus de "sur le sol", "empêchent de marcher", le sentiment de supériorité de cet oiseau pur incompris par le monde d'ici-bas est très perceptible.

Il s'agit là d'un traumatisme sociologique certes primordial, mais le poème ne se réduit pas à cette dénonciation. Etudions-en d'autres aspects, hormis cette position romantique qui se justifie encore avec l'expression voyageur ailé : elle est un souvenir du Pélican voyageur de Musset, qui était plus macabre que, chez Baudelaire, le très valorisé "roi de l'azur", "prince des nuées", "géant qui se rit de l'archer". Comme chez Musset, la souffrance et le mépris des hommes constituent un signe d'élection pour le poète qui en tire la matière de son oeuvre, car sans le danger (de la tempête, de l'archer, des marins, et allégoriquement des mauvais sentiments humains) que l'Albatros côtoie, il n'aurait pas eu de valeur poétique. Toutes ces qualités qui indiquent sa supériorité (beau, virtuose, mais aussi "compagnon" fidèle) ne peuvent qu'injustement faire l'objet d'humiliation et de sadisme de la part de l'homme : plus dure sera la chute... et plus touchante la poésie de ce sort tragique.

Le récit que contient le poème est marqué par la répétition : dès le premier mot, l'adverbe "souvent", suivi de présents d'habitude (et de passé composé : "A peine les ont-ils déposés"), donnent à la narration une allure de vérité générale, ce qui rend d'autant plus insupportables les tortures infligées à un innocent.

L'expression "indolents compagnons de voyage" (calme + complicité de l'oiseau) met en évidence l'injustice du sort que leur réservent "les hommes d'équipage". C'est pourquoi après les 3 premiers alexandrins positifs, le quatrième fait une chute négative de la phrase-quatrain avec "gouffres amers" : on a là un jeu sur le sens de l'amertume de la mer, concrète (sel) et abstraite (lieu de torture d'un innocent) ; quant au gouffre, il reprend l'image traditionnelle de l'abîme des flots célébré par Hugo (autre Romantique) ; au sens abstrait, la chute morale de ces marins, vraiment indignes d'agir comme ils le font.

Antithèses : opposition saisissante

- entre la majesté de l'oiseau déployé en l'air et ses ailes repliées en "avirons", "piteusement", "sur les planches" ;
- entre "voyageur ailé" et "Exilé sur le sol";
- entre "naguère si beau" et maintenant "comique et laid" ; ce rôle ainsi que "mime" et "sur les planches" introduit localement la métaphore filée du ridicule théâtral qui contraste avec la situation pahétique;
- dans "l'infirme \ qui volait" (comme "naguère", l'imparfait renvoie à un passé nostalgique) ; les rimes - croisées dans ce poème - rapprochent habilement des mots : "volait" du
passé positif céleste répond à "est laid" du présent négatif terrestre ("les planches" qui deviendront "le sol"), de la même façon que "nuées" par rapport à "huées" (= exclusion sociale).

Le troisième quatrain change de rythme (maintenant plus saccadé) et de ponctuation (exclamations) : si un marin "mime en boitant", c'est qu'il se moque ; si bien que les deux premiers vers sont prononcés par ces tortionnaires (Baudelaire dirait le contraire de "qu'il est comique et laid !") ; il s'agit donc d'un discours indirect libre , qui prolonge la dévalorisation amorcée dès "gouffres amers", et tout au long du deuxième quatrain.

Voilà donc ce qu'il convenait de rappeler pour ne pas réduire le poème au dernier quatrain, où s'opère l'identification entre l'oiseau-martyr et "le Poète" exclu de la société. Il s'agissait donc de dépasser le cliché du "Poète maudit".