Diderot : Le Rêve de d'Alembert

Tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban du père Castel… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… Donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non… Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point… Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle ; mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avec l’imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme… Et les espèces ? Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ? La vie une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules… Je ne meurs donc point ? Non, sans doute, je ne meurs donc point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes…

Lecture méthodique de cette réflexion

Critiquant les notions philosophiques d'Individu et d'Essence (= ce qui fait qu'un être est), ce passage de 1769, témoignant de l'impact de la BIOLOGIE sur la pensée des Lumières, nous présente les propos de d'Alembert, rêveur dont les incertitudes et les hésitations sont autant de signes d'une pensée en pleine élaboration. Le côté frondeur et paradoxal du texte vient de sa remise en cause de préjugés ; une remise en cause d'autant plus gênante qu'elle se développe en une démonstration convaincante, dont la thèse centrale plaide en faveur de l'unité de la matière.

Avec "circulent" et "flux perpétuel", le mouvement et la durée refusent les frontières entre chaque strate du vivant et font percevoir la solidarité générale de tous les organismes.

"Tout animal est + ou - homme ; tout minéral est + ou - plante ; toute plante est + ou - animal." : cette juxtaposition des "espèces" se convertit en une perméabilité universelle de la matière qui assimile les êtres dans un unique mouvement de régénération et de transformation permanente. Il y a là quelque chose de BAROQUE qui ruine la stabilité CLASSIQUE. Et c'est une apologie de l'indétermination qu'il s'agit, quand d'Alembert fusionne les 4 règnes (minéral, végétal, animal) et les 4 éléments (terre, eau, air, feu) qui divisaient normalement la matière.
L'évocation du ruban coloré que produit la machine du père Castel (jésuite qui avait inventé pour les sourds un clavecin oculaire où les notes correspondaient aux sept couleurs primitives) est utilisée afin de montrer que deux réalités, les couleurs et les sons, se substituent l'une à l'autre, tout en conservant la même fonction, ce qui montre que chacune n'a rien de spécifique : "rien n'est de l'essence d'un être particulier".
Cet exemple sert à introduire la
critique radicale de la notion d'individu à laquelle se livre ensuite le rêveur. Passage difficile à expliquer au milieu du texte : nous serions victimes de l'illusion qui nous fait croire que dès qu'un être possède certaines "qualités" précises, il en a le monopole et l'exclusivité. A cela d'Alembert oppose l'idée que rien n'est indivisible (= on peut tout diviser en éléments de même matière), et que par conséquent l'individu n'a qu'une proportion de telle ou telle qualité, et doit être fragmenté.
A partir de ces arguments sur la diversité et la continuité des éléments de la matière (aucun "atome n'est semblable à un autre" ; "tout tient en nature, il est impossible qu'il y ait un vide dans la chaîne"), le raisonnement aboutit à l'idée que le seul individu que l'on puisse concevoir est l'univers dans sa totalité, car il est le seul à rassembler les atomes, divers et associés.
Et pour dénoncer l'absurdité de la notion classique d'individu, qui illustre l'illusion de prendre la partie pour le tout (une illusion métonymique, donc), le rêveur prend l'exemple de l'oiseau, dont pas plus l'aile que la plume n'a quelque chose d'individuel.
Enfin, la conclusion consiste à démolir la notion d'Essence d'une espèce ou d'un individu en invoquant la multiplicité des états par lesquels tout être passe au cours de son existence.
Rien n'est immuable ni éternel ; d'où l'interpellation des philosophes qui croient en la thèse contraire : "voyez votre première origine et votre fin dernière"… vous verrez que "tout est en un flux perpétuel…"
Bref, cet extrait d’un rêve où la ponctuation hésitante (points de suspension) mime le débit haché et monotone d’une parole dictée par l’inconscient est à l’opposé du délire et traduit une vérité philosophique qui n’est « une folie » que pour l’auditrice, Mlle de Lespinasse (dans la fiction de Diderot, auprès du docteur Bordeu), laquelle incarne la DOXA (c’est-à-dire l’opinion communément admise à l’époque) ne pouvant admettre un discours si en contradiction avec elle. Par ses remises en questions radicales, touchant à la science et la métaphysique, le Rêve est subversif dans la société du XVIIIème s.