Baudelaire : Les Chats

Commentaire composé de ce sonnet extrait des Fleurs du Mal

Ce sonnet de 1847 (et non 1857, date de parution du recueil), devenu célèbre par les études de linguistique moderne qui lui ont été appliquées, présente un animal domestique que Baudelaire rend étrange ; comment s'y prend-il ? C'est ce que nous montrerons, en suivant deux axes d'analyse.

I. Le mouvement de l'extériorité vers l'intériorité

Dans cette "maison", les "amoureux" et les "savants", repris avec insistance dès le premier vers du deuxième quatrain par "science" et "volupté", antithèse des niveaux intellectuel (intériorité) et sensuel (extériorité), apparaissent comme les propriétaires de chats dont ils partagent les qualités :
· Casaniers, volontiers à l'abri du froid : cf. la comparaison "comme eux frileux et comme eux sédentaires";
· Réciprocité du sentiment : ces humains - seulement dans leur "mûre saison" : il leur a fallu la maturité pour l'admettre - "aiment" les chats, qui eux aussi sont leurs "amis" : ambiance d'harmonie.
En outre ces animaux domestiques sont
· puissants, ce qui dans ce contexte renvoie à la puissance que confère la science ; le vers six nous apprend qu'ils sont des 'chercheurs'
· et doux, par allusion à la douceur de l'affection et de la caresse. La suite du poème nous les montre calmement ensommeillés ("s'endormir", "rêve", "sable" dans les yeux), conformément à l'image traditionnelle.
Conclusion : du décor minimal le poète a orienté vers les qualités intérieures des trois protagonistes, avec insistance : l'austérité caractérise le scientifique selon l'opinion commune du XIXè. s., et l'expression ultérieure "reins féconds" synthétise à la fois le dynamisme de "amoureux fervents" et "volupté".

D'autre part, le premier tercet s'attache à l'apparence extérieure de "prennent les attitudes" alors que le second sonde les "reins" et les "prunelles" de l'animal, qui elles aussi sont remplies (cf. "pleins de"). Cela illustre la duplicité communément admise du félin dont les poses ne trahissent pas les intentions. Ainsi l'adverbe "vaguement" laisse finalement planer une incertitude, qui concorde avec la description de chats ésotériques.

Quant au jeu sur les apparences trompeuses, il concerne non seulement l'opposition entre "semblent s'endormir" et l'éveil à la vie spirituelle intense que cache ce sommeil, mais, dans les propositions hypothétiques des vers sept et huit, l'erreur commise par la puissance des ténèbres, qui "eût pris" les chats pour ses serviteurs (par leur goût pour le monde nocturne, ou par leur puissance dont on a parlé), si elle ne se rendait compte qu'ils sont indomptables.

Conclusion : le mouvement de l'extériorité vers l'intériorité accroît l'ambiance de mystère qui auréole la description de ces animaux pourtant familiers. Dans les tercets on a l'impression que quelque chose d'essentiel se passe en eux, par contraste avec les quatrains où ils occupaient surtout le rôle d'objet. A la réclusion initiale succède une libération inverse.

II. Du monde banal, concret, au monde merveilleux, fantastique

L'évolution de qualités stéréotypées (que l'on peut juger comme normales, tels le côté casanier, le goût de la chaleur et de la nuit, la duplicité, etc.) vers l'extra-ordinaire se manifeste à la fin du vers six avec "horreur des ténèbres" qui rime avec les "coursiers funèbres" du monde des Enfers, puis que l'Erèbe, fils du Chaos et de na Nuit, se situe dans cette région. Voilà esquissée une mythologie grecque dont le côté négatif est accru par les rapports de force ("incliner au servage") qui affectent les chats. Leur recherche n'apparaît plus alors dirigée vers la science mais vers une autre austérité maléfique.

Mais c'est dans les tercets - unifiés par une seule phrase - qu'a lieu le dépaysement total, lors de la comparaison des chats avec ces "grands sphinx allongés" (monstre fabuleux, félin, lié au soleil, à l'énigme et à l'art - sculpture) : les "solitudes" où ils se trouvent évoquent bien sûr celle des déserts, confirmés au second tercet par le "sable fin" ; quant à la noblesse de leur port, de leur position redressée de puissants gardiens du temple, elle s'origine dans cet "orgueil de la maison" et cette "fierté" que l'on attribue volontiers à l'animal impossible à vraiment domestiquer (il conserve son indépendance). En outre, à l'exotisme du décor africain répond la mythologie égyptienne pour qui le chat était animal sacré : Baudelaire reprend là des idées et images communément admises au XIXè s. où le voyage oriental est à la mode (on comprend mieux le lien avec la science si l'on se réfère aux découvertes de Champollion). D'ailleurs le champ lexical de la religion se situe à des endroits stratégiques du sonnet avec le dernier mot "mystiques" (communion des yeux du chat avec le divin) qui fait écho à la ferveur du premier vers, voire à la pose hiératique faite de "silence".

Infini et absolu : voilà vers quoi tendent ces animaux métamorphosés, eux qui vivent dans un décor, comme leur "rêve, sans fin", fait de milliards de particules ; en effet le ternaire "étinc elles - parc elles - prun elles " les disperse en une myriade d'étoiles qui esquisse un mouvement de redressement jusqu'aux cieux. Si bien que par ce jaillissement "magique", la couleur "d'or" éclaire de façon cette fois heureuse les "ténèbres" mythologiques dont il était question (on peut dire que le monstrueux a subi une transmutation alchimique). Par cette vision rapprochée (zoom sur les yeux, englobant le monde sidéral qui n'est plus infernal), le poème se termine sur un "rêve" heureux.

Si l'étrangeté atteint son summum dans le dernier tercet, c'est aussi parce que celui-ci est le seul à contenir des métaphores, les strophes précédentes comportant des comparaisons.

En conclusion, on constate que la fécondité de l'animal, tel qu'il est ici décrit par un observateur qui se rapproche de lui et l'approfondit, est d'ordre à la fois sensuel et spirituel (notion qui regroupe la science, la mythologie et la religion). Mais aussi artistique, car le poète, pour créer, innover, doit être comme ces chats, c'est-à-dire sachant conjoindre divers domaines rationnels et irrationnels. L'identification à l'animal serait d'après cette interprétation, beaucoup plus subtile que pour l'Albatros.

On peut ajouter en guise d'épilogue que science et contemplation jouent un rôle médiateur dans le thème de l'union harmonieuse : (a) conjonction de l'amoureux avec son partenaire, (b) conjonction du savant avec l'univers, (c) conjonction du mystique avec son dieu, (d) conjonction enfin de l'animal sacré avec le sable et les astres.
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N. B. : Eléments de versification et de rhétorique :
1. les rimes en ABBA CDDC EEFGFG,
2. l'unité d'un alexandrin par l'allitération des nasales : Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin,
3. l'anaphore des deux derniers vers "Et des parcelles" / "Etoilent" qui souligne la liaison de ces éléments épars.