Par-delà
l'escalier des roides Cordillères,
Par-delà les brouillards hantés des aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs
Où bout le flux sanglant des laves familières,
L'envergure pendante et rouge par endroits,
Le vaste Oiseau, tout plein d'une morne indolence,
Regarde l'Amérique et l'espace en silence,
Et le sombre soleil qui meurt dans ses yeux froids.
La nuit roule de l'est, où les pampas sauvages
Sous les monts étagés s'élargissent sans fin ;
Elle endort le Chili, les villes, les rivages,
Et la mer Pacifique, et l'horizon divin ;
Du continent muet elle s'est emparée :
Des sables aux coteaux, des gorges aux versants,
De cime en cime, elle enfle, en tourbillons
croissants,
Le lourd débordement de sa haute marée.
Lui, comme un spectre, seul, au front du pic altier,
Baigné d'une lueur qui saigne sur la neige,
Il attend cette mer sinistre qui l'assiège :
Elle arrive, déferle, et le couvre en entier
Dans l'abîme sans fond la Croix australe allume
Sur les côtes du ciel son phare constellé.
Il râle de plaisir, il agite sa plume,
Il érige son cou musculeux et pelé,
Il s'enlève en fouettant l'âpre neige des Andes,
Dans un cri rauque il monte où n'atteint pas le vent,
Et, loin du globe noir, loin de l'astre vivant,
Il dort dans l'air glacé, les ailes toutes
grandes.
Lecture méthodique de ce poème extrait des Poèmes barbares
Ce noble
oiseau, décrit dans sa beauté parnassienne, nous transporte
dans un décor exotique dont le champ lexical disséminé dans le
texte se compose de "Cordillères", "Andes", "sommets creusés
en entonnoir" (= volcans), "Amérique", "pampas", "Chili", "Mer
Pacifique", "Croix australe".
On décèle 3 mouvements dans la description qui nous est
offerte :
V. 1-8 :
"Le vaste Oiseau" dans son décor gigantesque, comme lui
V. 9-22 : le déferlement de la nuit
V. 23-28 : la réaction du grand voilier
Partie 1
Les trois premiers alexandrins - mètre anoblissant -
insistent sur le mouvement ascendant par l'anaphore
"par-delà", le comparatif "plus haut" et "les sommets"
eux-mêmes auxquels on accède par "l'escalier".
Ils créent un suspense car ces 4 premiers vers ne sont que
des compléments circonstanciels de lieu qui retardent
l'arrivée du sujet de la phrase : le lecteur se demande qui
peut bien avoir accès à ces escarpements sauvages, si ce n'est
ces "aigles noirs". Or ceux-ci lancent une fausse piste du
fait qu'ils ne font que préparer l'arrivée de leur roi, dont
la couleur est différente : son plumage, "rouge par endroit",
est en harmonie avec le décor minéral : "le flux sanglant des
laves" qui lui sont donc "familières". Anticipons : cela sera
plus loin repris au v. 18 avec la couleur du couchant, lorsque
le "soleil meurt" (v. 8), dans le même contraste : "Baigné
d'une lueur qui saigne sur la neige", métaphore qui laisse
sous-entendre une souffrance mystérieuse : de quoi peut bien
souffrir ce condor qui règne dans son milieu ?
De même "les brouillards hantés" du v. 2 trouveront une
réponse au v. 17 : cet oiseau qui les hante est "comme un
spectre" aux "yeux froids" (v. 8) qui "attend "cette mer
sinistre qui l'assiège" (v. 19), ce qui développe dans ce
poème le thème menaçant de la mort. Si bien que ce roi
apparaît peu réjouissant.
Pour terminer l'étude de cette première section, on relèvera
le jeu du poète avec les contrastes : (a) blanc (neige) / noir
(aigle) /rouge ; (b) ascension / mouvement vers le bas :
"l'envergure pendante", regard plongeant de l'oiseau
dominateur (v. 7) ; (c) froideur / chaleur intense de la lave
liquide qui "bout" ; (d) oxymore du "sombre soleil" qui
n'éclaire déjà plus.
Avec le sentiment de "morne indolence" (v. 6) qui personnifie
le condor et suggère la personnalité cachée du poète, on
retrouve l'adjectif "indolents compagnons de voyage" qui
caractérisait déjà l'Albatros baudelairien ; cela confirmerait
qu'un sentiment d'exclusion de type Romantique est sous-jacent
à l'impassibilité parnassienne qu'illustre cet oiseau aussi
silencieux que le "continent muet" (v. 13) au moment du
crépuscule, et aussi "altier" que le pic qui l'environne (v.
17)
Partie 2
A sa passivité (puisqu'il "regarde" et ne produit pas
d'efforts) s'oppose l'arrivée de la nuit, celle-là même qu'il
"attend" (v. 19) sans s'effrayer.
Avec son expansion qui justifie la métaphore de la vague
marine qui "déferle" (v. 20) : "s'est emparée", "enfle, en
tourbillons croissants", "le lourd débordement de sa haute
marée", "mer qui l'assiège et le couvre en entier", la Nuit
apparaît comme l'agresseur de cet animal qu'elle semble noyer.
Lui, qui est dominateur, ne peut pourtant lui échapper. Cela
met un bémol à la toute-puissance que suggèrent sa hauteur et
son envergure.
On notera la présentation progressive des termes
géographiques pour signifier l'élargissement (v. 10) de la vue
: au premier plan les "cimes" de la Cordillère, puis, "sous
les monts les pampas sauvages", et, d'Est (= levant) en Ouest
(= couchant), de façon plus en plus éloignée, les villes, les
rivages et la "Mer Pacifique" (laquelle justifie la métaphore
marine de la nuit dont on a parlé).
Cette progression a un terme : "l'horizon divin" (. 12), qui
donne une âme surnaturelle au paysage froid et mort. On peut
se demander si l'Oiseau avec sa majuscule n'est pas ce dieu
vénéré : rappelons que dans les mythologies andines le Condor
intervient comme un avatar du soleil et fait l'objet d'un
culte.
Revenons à la Nuit : comme dans tout rêve poétique, elle
laisse finalement place au firmament, avec le monde étoilé de
"la Croix australe" rappelant que l'on est au Sud. On
observera que l'auteur file la métaphore marine : le ciel est
comparé à "l'abîme sans fond" de la mer nocturne qui a tout
envahi, et sur ses "côtes" la constellation "allume son phare"
(v. 21-22). Voilà comment la géographie réaliste devient
poétique.
Quant à la tonalité, elle est moins négative en cette fin de
section du fait que la lumière triomphe encore au sein des
ténèbres.
Partie 3
Revoici notre oiseau dont l'anaphore en "Il" et les actions
répétées au présent descriptif (v. 23-26 : "il râle, il agite,
il érige, il s'enlève, il monte") a un effet d'insistance : le
fait qu'il soit ainsi constamment au premier plan lui confère
le statut de héros EPIQUE du récit : il n'y en a que pour lui
et que sa grandeur, contre cette autre force qu'est la montée
de la nuit. Un indice de sa valorisation est la métonymie de
"sa plume" qui refuse le pluriel normal ici pour valoriser la
qualité, non la quantité. De même, il apparaît plus fort que
les éléments naturels en dépassant en altitude le vent
lui-même (v. 26).
Avec son "plaisir" et sa sauvagerie puissante ("cou musculeux
et pelé", "fouettant l'âpre neige", "cri rauque"), le condor
est totalement en harmonie avec le décor nocturne, et
nullement effrayé par "cette mer sinistre qui l'assiège".
L'anaphore revient au sein de l'avant-dernier alexandrin avec
"loin de" qui insiste sur la distance prise aussi bien par
rapport à la Terre maintenant nocturne ("globe noir"), qu'au
soleil couché ("astre vivant") ; si bien que le grand voilier,
le planeur déployé du dernier vers se situe dans une sphère
intermédiaire, un infini qui le rapproche du précédent
"horizon divin" : son côté spectral ne l'a-t-il pas fait
passer
de l'autre
côté
, c'est-à-dire du côté de l'au-delà des vivants, chez les
dieux andins ?
Le fait qu'il puisse dormir "dans l'air glacé" démontre la
persistance de l'harmonie avec un décor qui, pour le lecteur
étranger à ce monde exotique, demeure rude et hostile. Dans
son calme "sommeil" succédant au rude envol, il atteint une
plénitude que traduit la régularité du rythme coupé aux
hémistiches dans les deux derniers alexandrins
(6-6-6-6).