Vigny : La Mort du Loup (première partie)

Lecture méthodique de ce poème extrait des Destinées

On a procédé à plusieurs groupements réguliers de 8 et 10 alexandrins à rimes suivies dans ce célèbre poème (de 1864), en fonction des étapes du récit.
Procédons à une lecture à la fois linéaire et méthodique, en nous limitant aux quatre premiers épisodes.

V. 1-8 : Le décor tourmenté

La nature est en effet rendue insécurisante par la métaphore filée de la fumée (= nuages) au-dessus du feu (= lune). Ces 4 éléments forment un CHIASME saisissant sur les deux premiers vers (A/B/B/A).
Le jeu des couleurs se poursuit avec
· l’obscurité des bois qui suggèrent, dès avant les empreintes, la présence du terrible animal ;
· les bruyères tout aussi épaisses qui sont un refuge idéal du prédateur.
A ces végétaux s’ajoutent les « sapins » dont la précision « des Landes » montre que ce décor n’a rien d’extraordinaire ni d’exotique.
A cette invisibilité de l’animal aux yeux des randonneurs s’oppose la mise en valeur de « nous avons aperçu » par l’adverbe de temps relançant l’action « lorsque ». Ce verbe au passé composé rompt avec les imparfaits descriptifs précédents qui installaient l’ambiance. Voilà comment le poème narratif entretient l’intérêt du lecteur.
Enfin, à la personnification des « ongles » (au lieu des griffes) répond celle des « loups voyageurs » : ne sont-ils pas comme le narrateur qui lui aussi voyage en faisant partie d’une troupe de traqueurs ?

V. 9-16 : Aux aguets

Deuxième acte de perception : après la vue l’ouïe : « nous avons écouté ».
Quant au souffle retenu (pour ne pas trahir la présence), il n’est pas que celui des chasseurs, mais aussi du vent, car l’essentiel de cette partie est consacré de nouveau à la nature, qui est ainsi en harmonie avec les personnages.
Après la lune et les nuages, le poète en revient ainsi à la hauteur du ciel, dont l’agitation (« la girouette criait au firmament ») contraste avec le calme régnant « en bas », où de nouveau se manifeste une personnification, ici des « chênes » (coudes et sommeil) après les « pieds » du vent et le « soupir » de la plaine et du bois. Cela accentue l’unité entre mondes végétal et humain. N’est-ce pas le calme précédant la tempête ?
Cette partie coïncide avec la dimension d’une seule phrase, dont l’immensité sert à décrire cette harmonie des éléments naturels.

V. 17-26 : L’alerte

De nouveau par l’adverbe dramatisant « lorsque », le silence est interrompu par la parole du vieux chasseur, symbole de sagesse que la troupe écoute. L’étoile qui éclaire, dans cette obscurité, peut ainsi se prendre au sens figuré (guidé par la bonne étoile) comme au sens propre. Le mouvement mène ainsi du ciel, en haut, qui contraste avec « baissant la tête » vers « le sable ».
Son verdict de « griffes puissantes » confirme l’indice plus enfantin des « grands ongles » est écouté à la lettre ; si bien que devant l’annonce d’une famille de loups, se développe le champ lexical de la chasse : « préparé nos couteaux, fusils », « écartant les branches » signifie une poursuite à l’affût.
Aux lueurs précédentes de la lune enflammée et de l’étoile répond alors maintenant celle des armes que l’on cache pour ne pas se faire remarquer.

V. 27-36 : L’apparition

Pour la première fois depuis le début du récit,
· le présent narratif (« s’arrêtent, aperçois, vois ») rompt avec la scène au passé, comme pour insister sur le fait que soudain on atteint le moment crucial.
A ne pas confondre avec le présent de Vérité Générale (« comme font chaque jour, revient, se couche »)
· le narrateur présent dans l’histoire dit JE et se distingue de la troupe des chasseurs. Car il ne peut faire part que de SA vision, à laquelle le lecteur se trouve ainsi invité de participer, en l’occurrence celle d’une autre lueur, qui répond à l’incendie initial : « deux yeux qui flamboyaient ».
· la scène jusque là REALISTE le cède au registre FANTASTIQUE comme en témoigne ce ballet nocturne rappelant celui des sorcières : « quelques formes légères qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères » (après la répétition des lueurs, on note ici celle du végétal), mais la comparaison avec « les lévriers joyeux » lui ôte son aspect inquiétant. A noter, un nouveau CHIASME (A/B/B/A = allure / semblable / semblable / danse) insiste sur cette comparaison d’esthétique. Elle est accompagnée d’un retour à l’imparfait descriptif qui prolonge ce climat de détente heureuse avec l’évocation des jeux innocents des « enfants du loup » (nouvelle personnification, au lieu des précédents « louveteaux »).
A quoi bon cette scène ? Sans doute pour préparer le lecteur à l’injustice de la violence des chasseurs à l’égard de leur « Père » qui mourra dans la dignité (« Il nous regarde encore, ensuite il se recouche ») et le silence (« meurt sans jeter un cri. »), illustrant ainsi par cette célèbre allégorie de
La Mort du Loup , la morale STOÏCIENNE de Vigny, face au malheur.
Dans les deux derniers alexandrins qui anticipent la mort de l’animal : « Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. » on assiste à une inversion des rôles puisque c’est l’homme – mis en relief grammaticalement par une inversion du sujet – qui est rabaissé par son attitude de vaincu (couché) et d’agresseur (c’est lui et non plus le loup qui est agresseur : la mythologie – puisqu’il en est question avec la Louve romaine – de cet animal traditionnellement redouté est ainsi contredite par le poète qui le revalorise, au détriment de l’Homme, chasseur impitoyable).